CHAPITRE XI

L'aube se leva, claire et brillante, et la terre fumait sous les rayons ardents du soleil matinal. À neuf heures, ils ne marchaient déjà plus dans la boue, le terrain était ferme bien qu'encore humide.

Ce même soir, Owen organisa la garde de manière à mettre Chavez avec Tilton, et Quade avec Smith. Lui-même prit son tour avec Matt qui avait insisté pour faire sa part de travail.

Au matin, Smith avait disparu. Il était encore là quand Scobey avait fait sa ronde, un peu avant l'aube, mais à l'heure du petit déjeuner il était resté introuvable. Owen jura entre ses dents.

— Est-ce que quelqu'un l'a vu ? demanda-t-il.

Quade, la bouche pleine de bœuf bouilli, fit un signe affirmatif.

— Je l'ai vu, moi. J'ai cru qu'il se dirigeait vers le troupeau. Il y est peut-être.

Tilton secoua la tête.

— J'en viens. Il n'y est pas.

— S'il a déserté un endroit, grogna Owen, il fallait s'attendre à ce qu'il en déserte un autre. Mais, par Dieu ! il fera bien de ne pas revenir.

Il finit son café et alla mettre sa tasse et son assiette dans la bassine à vaisselle du fourgon. Puis, se tournant vers Kate :

— Vous croyez pouvoir conduire le chariot ?

— Bien entendu.

Les yeux de la jeune fille s'attardèrent sur le visage d'Owen, et ses traits s'adoucirent.

— Vous avez l'air bien fatigué, dit-elle. Je regrette d'avoir insisté pour faire ce voyage.

Il passa sa main sur sa joue mal rasée.

— C'est un peu tard, répliqua-t-il.

Il n'avait pas plutôt prononcé ces mots qu'il eût voulu les rattraper. Il enchaîna vivement :

— Pourquoi dire ça ? Ce n'est pas à cause de vous, de toute façon.

— Quoi donc ?

— Ce n'est pas à cause de vous que je suis venu.

— Est-ce que nous pourrons nous passer de Smith ?

— Nous nous en passerons, Quade va prendre sa place auprès des chevaux.

Il la dévisagea un moment encore. Elle avait les traits tirés et paraissait plus âgée. Il la contempla jusqu'à ce qu'elle détournât les yeux, puis il s'en retourna vers le feu.

— Quade, dit-il, à partir de demain, c'est vous qui vous occuperez des chevaux. Miss Pryor peut conduire le fourgon toute seule.

Il se dirigea vers le troupeau et, comme il atteignait le sommet d'une petite éminence, il aperçut une colonne de cavaliers qui approchait, à une distance d'un mille environ.

Il comprit soudain la disparition de Smith. L'homme avait déjà dû voir les troupes, et il s'était camouflé pour les laisser passer. Il reparaîtrait probablement dès que les soldats se seraient éloignés. Owen avança à la rencontre du détachement.

Richards était à la tête, flanqué d'un de ses lieutenants. Une des jambes de son pantalon était déchirée, et on apercevait en dessous un pansement taché de sang. Le lieutenant avait le bras en écharpe et, parmi les soldats déguenillés et épuisés, certains portaient également des traces de blessures.

Owen salua. La colonne fit halte et tous mirent pied à terre. Les hommes ne jetèrent même pas un coup d'œil à Scobey, et la plupart d'entre eux se laissèrent tomber au sol.

— Vous avez l'air d'avoir essuyé un coup dur, mon capitaine, dit Owen.

Richards esquissa un sourire.

— Jetez aussi un coup d'œil sur vous, répliqua-t-il.

Scobey frotta son visage sale et barbu.

— Vous vous êtes empoignés avec eux, hein ?

— Vous pouvez le dire ! Mais nous les avons dispersés et nous avons chassé vers le nord tout ce qui restait de leur troupe. Je ne crois pas qu'ils reviennent de sitôt.

— À quelle distance d'ici cela s'est-il passé ?

— Une cinquantaine de milles.

Il soupira d'un air las.

— Nous n'avions pas assez d'hommes, et nous avons dû abandonner quelques-uns de nos fourgons. Et vous, Scobey ? Il me semble que vous avez fait une bonne partie du travail que vous vous étiez fixé.

Owen sourit d'un air triste.

— Nous marchons vers le nord, dit-il. Après ça, du diable si je sais ce qui va se passer. Nous n'avons pas assez d'hommes, nous non plus. Et, de plus, ils se bagarrent entre eux comme des chiens.

Richards le scruta attentivement.

— Nous avons perdu un soldat, peu de temps après vous avoir quitté, Scobey. Un nommé Smith.

— Ah oui ? Vous pensez qu'il a déserté ou qu'il a été pris par quelque tribu d'Indiens ?

— Il a déserté, Scobey.

Les yeux de Richards étaient fixes et pénétrants. Owen soutint son regard, tout en sachant qu'il était stupide de protéger Smith. Mais il savait aussi qu'avec un homme en moins…

— C'est un vaurien qui sera traduit en conseil de guerre à notre retour.

Une expression de dégoût passa sur son visage, et il s'informa :

— Cette jeune fille, Miss Pryor, fait partie de votre expédition ?

Owen acquiesça d'un signe et se sentit soudain mal à l'aise.

— Dans ce cas, continua le capitaine, je crois que je ferais mieux de vous mettre au courant. Smith est accusé de meurtre et de viol. Si nous n'avions pas été tellement à court d'hommes, on ne lui aurait jamais permis de se joindre à nous.

Owen resta un instant silencieux avant de demander :

— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

— Absolument sûr. Il sera condamné et pendu. Il portait sur tout le visage des égratignures que lui avait infligées la jeune fille et son sang sur son uniforme.

Son expression de dégoût tourna à la répulsion.

— Elle n'avait que quatorze ans, ajouta-t-il.

— Il était avec nous jusqu'à ce matin, mon capitaine. Nous en avions besoin ; mais, après ce que vous venez de m'apprendre, ça m'arrangerait si vous le rattrapiez et l'emmeniez pour le pendre.

— J'avais dans l'idée qu'il était venu vers vous, car il n'y avait pas d'autre endroit où il pût se réfugier. Nous n'avons pas eu le temps de nous arrêter plus tôt pour nous lancer à sa poursuite. Et nous ne pouvons pas encore le faire. Mes hommes sont épuisés, et il faut que je les ramène au cantonnement où on pourra les soigner. Sinon, j'en perdrai une demi-douzaine parmi ceux qui sont le plus sérieusement blessés.

Owen éleva une protestation.

— Vous ne pouvez tout de même pas…

Richards sourit d'un air gêné et las.

— Je ne peux vraiment pas prendre le temps nécessaire à sa poursuite. Je ne puis que vous suggérer de le remettre aux autorités du Kansas qui nous le renverront.

— Et jusque-là ?

— Surveillez-le de très près.

Richards retourna à son cheval.

— Bonne chance, Mr Scobey.

Il fit un signe à son sergent qui se trouvait derrière lui, et on entendit la voix du sous-officier :

— À vos chevaux !

Richards sauta en selle, suivi de son lieutenant. Puis, baissant les yeux vers Owen :

— Nous avons démantelé la tribu principale des Indiens, dit-il. Mais il reste tout un tas de petits groupes qui peuvent vous causer des ennuis.

Le sergent rugit :

— En selle !

Owen fit un signe de tête chargé d'amertume.

— Bonne chance ! dit-il.

Il regarda le capitaine s'éloigner vers le sud, suivi de ses troupes débandées et harassées. Les fourgons à vivres, maintenant chargés de blessés, suivaient, soulevant une longue traînée de poussière sur le sol qui était tout récemment encore une mer de boue. Puis il s'en retourna vers le troupeau. Si Smith revenait tout de suite il pourrait encore rattraper le détachement pour le livrer. Mais il se doutait bien que l'homme ne reviendrait pas le jour même. Il ne les rejoindrait pas avant d'être sûr que Richards était assez loin.

Effectivement, il ne reparut pas ce jour-là ni le lendemain. Ce n'est que trois jours après la visite de Richards qu'il fit son apparition, le matin à l'aube. Owen le dévisagea d'un air sombre, chargé de colère et de mépris.

— Vous avez bien calculé votre coup, n'est-ce pas ? dit-il.

— J'ai essayé.

— Ce n'est pas parce que vous n'êtes pas reparti avec le capitaine Richards que vous échapperez à ce qui vous attend. Dès notre arrivée au Kansas, je vous livrerai aux autorités.

— Il vous a donc mis au courant ?

— Il m'a mis au courant, oui.

Smith l'observa un instant.

— Ce qu'il vous a dit est faux, dit-il enfin.

— Ah oui ? Et les égratignures ? Et le sang ?

— J'étais avec une femme, c'est vrai, avoua-t-il. Une femme mariée. Le mari est rentré au mauvais moment. Elle a fait comme si j'étais en train de la violer et s'est mise à me griffer. Alors le mari s'en est mêlé.

— Moi, je ne suis pas le conseil de guerre. C'est là-bas qu'il faudra raconter ça.

— Je le ferai, croyez-moi.

Les yeux d'Owen se firent soudain durs et froids comme pierre.

— En attendant, dit-il, si je vous attrape en train de parler à Miss Pryor ou même simplement en train de la regarder, je vous jure qu'il ne restera pas de vous un morceau assez gros pour qu'on puisse le pendre. Compris ?

— Je n'aime pas les menaces, Monsieur.

Il y avait de la férocité dans ses yeux, et sa bouche se déformait en un vilain rictus.

— Allez-y donc ! dit Scobey.

Les traits de Smith se détendirent.

— Pas maintenant, dit-il avec un sourire impudent. Quand nous serons un peu plus près du Kansas, nous verrons ça. D'ici, il pourrait être difficile à un homme tout seul d'y parvenir.

— Alors, en selle ! Et au boulot !

L'homme sauta à cheval et s'en alla en direction du troupeau. Les autres suivirent. Owen les regarda s'éloigner. Puis il se mit à aider Kate au nettoyage du camp et au chargement du fourgon.

La journée était chaude et calme. Les mouches bourdonnaient autour du camp. Le front de la jeune fille luisait de transpiration. Elle avait brossé ses cheveux, et ils brillaient comme de la soie. Owen harnacha les chevaux et les attela au chariot pour lui éviter du travail. Elle lui sourit d'un air las.

— Merci, dit-elle.

Il s'approcha et la regarda quelques instants, soucieux. Enfin il se décida à parler.

— Smith est un homme dangereux. Prenez garde à lui. L'armée l'avait arrêté pour meurtre et viol.

— Je serai prudente, dit-elle. Mais soyez-le aussi. Il vous tuera s'il le peut.

— Je sais.

Ils restèrent un long moment silencieux. Owen savait bien qu'il aurait dû monter à cheval et partir, mais il restait là.

— Kate ! murmura-t-il.

Elle leva les yeux vers lui. Il y avait dans son regard une expression impénétrable. Il tendit les bras, et elle s'y précipita en pleurant comme une enfant.

— Pardonnez-moi, dit-elle d'une voix sourde et étranglée. Je suis sotte… Mais je sens que nous n'arriverons jamais jusqu'au Kansas. Nous n'arriverons nulle part. Et c'est ma faute.

Doucement, il lui releva le visage. Ses joues étaient mouillées de larmes et ses lèvres tremblaient. Il se pencha et l'embrassa sur la bouche. Alors les bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou, et elle lui abandonna ses lèvres avides dans un baiser plein de passion. Quand leurs bouches se séparèrent, il la contempla comme si c'était la dernière fois qu'il dût la voir, comme s'il essayait de graver dans son esprit chacun des traits de son visage. Mais le sourire qu'il lui adressait était plein de joie et de réconfort.

— Nous y parviendrons, dit-il. Je vous le promets.

Elle fit « oui » de la tête, les yeux rivés sur le visage d'Owen. Puis elle s'arracha à ses bras et se hissa sur le siège du fourgon. Scobey sauta à cheval et s'éloigna.

Le troupeau se trouvait déjà à un demi-mille au nord, et Scobey chevauchait dans son sillage poussiéreux. Il se retourna une fois et aperçut Kate, toute petite et frêle, mais bien droite sur le siège du chariot grinçant qui serpentait à travers la plaine.

Il se sentait envahi par la colère. Rien de mal n'arriverait ni à Matt ni à Kate. Il tuerait plutôt tous les hommes de son équipe s'il le fallait, mais il n'arriverait rien ni à la jeune fille ni à l'enfant, il se le jurait.

Pendant ce temps, Matt poursuivait lentement sa route à l'arrière du troupeau. Les traits de son visage aussi étaient fatigués et tirés. Il regarda Owen qui le rejoignait et lui sourit.

— Ça va, mon petit ?

— Bien sûr.

Le petit garçon se redressa. Sa manière de se tenir en selle, le port de ses frêles épaules, sa façon de pencher légèrement la tête de côté, tout cela rappelait Tilton. Le visage de Scobey se rembrunit. Un garçon avait besoin d'un héros, de quelqu'un à admirer et à imiter. Un mois plus tôt, ce quelqu'un était Owen. Maintenant c'était Tilton. L'homme avait bien fait son travail : il avait réussi à se faire admirer de Matt.