CHAPITRE XIII

Chavez revint au milieu de la matinée pour reprendre son travail. Owen fronça les sourcils en le voyant arriver.

— Qu'est-ce qui vous a donc retenu si longtemps ? lui demanda-t-il d'un ton irrité.

Chavez haussa les épaules, et son visage ne laissa rien transparaître de ses pensées. Il grommela quelques paroles inintelligibles, et Scobey comprit que c'était là tout ce qu'il pourrait en tirer. Il rejoignit Quade.

— Sale race ! grommela-t-il. Je parie qu'il a laissé cet Indien ficelé quelque part à un piquet avec la langue arrachée.

— Fort probablement.

— Et si on le découvre…

Il n'acheva pas sa phrase. Toute la matinée il avait aperçu des traces de passage laissées par les Indiens. Peut-être Richards avait-il chassé vers le nord la plus grande partie des Comanches, mais il restait encore dans les parages un certain nombre de petits groupes. Et c'étaient des tribus guerrières, puisque celui qu'il avait tué avait le visage peint.

— Remplacez Matt à l'arrière du troupeau, dit-il, et dites-lui d'aller dormir un peu dans le fourgon.

Quade s'éloigna. Owen le vit parler à Matt et poursuivre jusqu'au fourgon qui se trouvait à un demi-mille sur le flanc droit du troupeau. Il observa ensuite pendant un long moment le jeune garçon qui continuait sa tâche, aveuglé par la poussière. Scobey savait à quel point il était fatigué. Il le savait prêt à flancher, et cependant le gamin avait refusé d'aller se reposer. Cet orgueil émut le cœur d'Owen qui se sentit lui-même moins fatigué et moins irritable. Ses préoccupations, par contre, ne le quittaient pas, car il avait l'impression qu'il se préparait un coup dur avant qu'ils ne fussent parvenus au Kansas. Si les Indiens ne se regroupaient pas pour attaquer le troupeau, les ennuis viendraient des membres de l'expédition eux-mêmes, car tous semblaient sur le point de lâcher.

Vers quatre heures de l'après-midi, ils atteignirent une vallée encaissée entre deux hautes falaises de grès. L'herbe y poussait drue, et un étroit cours d'eau y coulait. Des souches d'arbres pouvaient servir pour faire du feu. C'était l'endroit rêvé pour s'arrêter deux ou trois jours. Deux hommes suffiraient à garder toutes les bêtes, et les autres pourraient se reposer et dormir.

Scobey rattrapa Chavez qui était en tête pour lui dire de faire demi-tour, puis il galopa vers le fourgon pour ordonner à Quade de stopper.

— Quade, dit-il alors, vous prendrez le premier tour de garde avec Smith, l'un à chaque extrémité de la vallée. Nous allons rester ici deux jours et nous reposer un peu.

Matt aida Kate à faire du feu et à mettre le souper en train. Les trois autres, accroupis sur le sol, attendaient. Il y avait en eux une sorte d'irascibilité qui, du moins Scobey l'espérait-il, leur passerait quand ils auraient dormi.

Tilton le regarda de ses yeux rougis où s'allumait la colère.

— Scobey, dit-il, ôtez-moi ce vieux crétin de derrière moi, sinon je vais finir par le tuer, ce fils de chienne. J'en ai assez de lui.

— Je vais lui parler.

— Vous feriez mieux d'agir au lieu de parler. C'est sérieux. J'ai supporté de sa part tout ce que je suis capable d'encaisser.

— Par le diable, s'écria Owen, je vous dis que je vais lui parler. Et maintenant, fermez-la.

— C'est à moi que vous dites de la fermer, sale bâtard ?

Ce disant, il se dressa soudain. Son visage n'était qu'un masque crasseux barbouillé de poussière et de sueur. Ses lèvres étaient noires et sa bouche tellement étirée qu'on voyait ses dents. Sa main droite se crispait comme une griffe sur la crosse de son revolver.

— Asseyez-vous et taisez-vous ! ordonna encore Scobey.

— Le diable vous emporte ! rétorqua l'autre en élevant la voix. Levez-vous, au contraire. Parce que j'en ai marre de vous aussi.

Owen leva les yeux sur lui. Il sentait sa colère monter dangereusement, et il essayait sans succès de la maîtriser. Il comprenait soudain à quel point il haïssait cet homme qui, debout devant lui, le provoquait. Et il se rendait compte qu'il désirait intensément se mesurer avec lui. Il ne se souciait même plus de savoir comment la bagarre avait commencé. Il ne songeait pas non plus à la rapidité avec laquelle Tilton pourrait se servir de son arme. Il se dressa, prêt à tirer lui aussi son revolver.

Mais il entendit soudain la voix de Kate, épouvantée.

— Arrêtez ! Arrêtez, entendez-vous ?

Il lança un coup d'œil rapide à la jeune fille, vit ses yeux agrandis de frayeur et, derrière elle, le visage de Matt en proie lui aussi à la peur la plus intense. Il comprit alors que si Tilton et lui se servaient de leurs revolvers ils allaient probablement s'entre-tuer, ce qui vouerait l'expédition à l'échec et laisserait Kate et Matt sous la seule protection de Quade, vieux et usé, qui serait incapable de tenir tête à Chavez ou à Smith. Sur le point de tirer son arme, il changea d'avis. Il fallait s'attaquer à Tilton d'une autre manière.

Il plongea dans les jambes de son ennemi qu'il heurta d'un coup d'épaule au moment précis où l'autre déchargeait son revolver à quelques pouces seulement au-dessus de sa tête. L'homme chancela et tomba à la renverse. Owen se précipita sur lui, toutes griffes dehors, semblable à un animal sauvage, essayant de saisir et d'emprisonner dans ses doigts le poignet de Tilton qui tenait le revolver. Il le tordit avec la plus extrême brutalité, cherchant à lui casser le bras s'il le pouvait. Le tueur poussa un hurlement, lâcha l'arme et avança la main gauche vers le visage de Scobey avec l'intention de lui enfoncer les doigts dans les yeux. Celui-ci tourna la tête et, abandonnant le poignet de son adversaire, des deux mains il le saisit à la gorge. Tilton se replia sur lui-même et, de toutes ses forces, envoya son genou dans l'aine de Scobey qui en ressentit une douleur atroce dans tout le ventre. Il abandonna la gorge de Tilton et, de ses deux poings, martela le visage détesté de son ennemi. Un flot de sang jaillit de son nez et, au second coup qu'il porta, Owen sentit craquer des dents qui se brisaient.

Ils roulèrent plusieurs fois sur le sol, poussant des grognements inarticulés, déchaînés l'un et l'autre, plus semblables à des chiens qu'à des hommes. Ils glissèrent ainsi, dans cette lutte farouche, à travers la plus grande partie de la petite clairière pour aller finalement buter contre le chariot. Tilton saisit alors Owen aux cheveux et se mit à lui cogner la tête sur le sol jusqu'à la limite de l'évanouissement. Mais Scobey réussit à entourer à nouveau la gorge de son adversaire, les pouces profondément enfoncés dans son cou, cherchant à lui faire perdre le souffle. Abandonnant sa prise sur les cheveux d'Owen, il lui saisit les poignets à deux mains pour tenter de se dégager. Scobey roula sur lui-même, et ce fut à son tour de cogner la tête de Tilton contre le sol. Son visage maculé de poussière, de sueur et de sang, reflétait une intense fureur. Toutes les menaces de cet homme lui revenaient en mémoire avec le sentiment de peur et d'impuissance qu'il avait éprouvé.

Il relâcha son étreinte sur la gorge de son adversaire, et ses poings se remirent à lui marteler avec une affreuse régularité le visage congestionné et déformé par la rage. Il ne se rendait même pas compte que ses mouvements se ralentissaient. Il lui semblait frapper toujours aussi vite et aussi fort qu'au début, et pourtant ses bras étaient lourds comme du plomb et leur mouvement de plus en plus lent.

Dans un effort surhumain, Tilton réussit à se dégager et à se relever en s'agrippant à une roue du fourgon. Il fit alors face à Owen, haletant, la respiration sifflante et saccadée. Scobey s'était remis sur pied lui aussi et lui allongea un coup de pied dans le ventre qui le fit se courber en deux. Aussitôt un direct lui écrasa le visage. Il chancela et, au même instant, encaissa un dernier coup sur la nuque. Il s'effondra, la face dans la poussière, puis se remit à ramper, tandis qu'Owen l'observait en haletant, essayant de reprendre son souffle. Il ne comprit les intentions de Tilton que lorsque celui-ci atteignit sa selle et saisit la crosse de sa carabine.

Owen avait l'impression de vivre un cauchemar. Il se sentait les pieds de plomb, rivé au sol, incapable de bouger, incapable de rien faire d'autre que d'attendre la mort qui fonçait sur lui. Mais, au moment où Tilton tirait l'arme de son fourreau, Scobey, dans un brusque sursaut, fonça et lança son pied de toutes ses forces. Sa botte heurta la carabine et détourna le canon qui le menaçait. La culasse de l'arme vint frapper Tilton en pleine bouche. Owen lança un autre coup de pied, se rendant compte que s'il essayait de se baisser pour s'emparer de l'arme, il allait tomber en avant. Cette fois la pointe de sa chaussure alla s'écraser contre la gorge de Tilton. L'homme émit un hoquet, haleta, se plia en deux et, en essayant de se soutenir sur sa carabine, il tomba avec elle sur le sol. Scobey posa son pied sur l'arme et, de son autre pied, il asséna un coup dans les côtes de son ennemi qui poussa un grognement, lâcha l'arme et roula de côté.

— Chavez, dit Owen d'une voix faible, venez ramasser cette carabine.

Il jeta un coup d'œil à Tilton, étendu à demi inconscient sur le sol et s'éloigna, tandis que Chavez se baissait pour ramasser l'arme. Jamais encore il ne s'était senti si épuisé. Il sentit la présence de quelqu'un près de lui et vit Kate, un verre d'eau à la main. Il s'en saisit et but avidement, renversant la moitié du liquide sur son menton et sur sa poitrine. Il rendit le verre à la jeune fille et baissa les yeux sur elle.

Et alors il reçut un choc. Dans ces yeux qui le fixaient il lut de la pitié, mais aussi autre chose, ce n'était ni de l'approbation ni de l'amour. C'était de la confiance, de la foi en son jugement et en sa force. Il s'en fut en chancelant vers le fourgon, prit un seau qu'il plongea dans un baril ; puis, il l'éleva au-dessus de lui et lentement se versa l'eau sur la tête. La fraîcheur du liquide lui rendit aussitôt sa pleine conscience des choses. Il s'appuya contre le chariot, les genoux flageolants, et attendit que sa respiration fût redevenue normale.

Pendant ce temps, Tilton essayait de se relever. Il réussit à se hisser sur les genoux, mais il s'écroula à nouveau au sol où il resta complètement inerte. Sa respiration était rauque et bruyante, comme s'il était endormi.

Owen, assailli de crainte, se tourna alors vers Matt. Le petit garçon l'observait, les yeux fixes. Puis il jeta un coup d'œil vers l'homme inconscient qui gisait sur le sol, et Scobey lut dans son regard de la colère, de la pitié, de la déception aussi. Et lorsque les yeux de l'enfant se tournèrent à nouveau vers lui, ils n'exprimaient plus que de la colère.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-il. Aviez-vous besoin de le mettre dans cet état ?

— Il m'aurait tué, mon petit, dit doucement Owen.

Le visage de Matt se couvrit de confusion, et ses yeux se remplirent de larmes, tandis que ses lèvres tremblaient faiblement. Il fit demi-tour et s'en fut en courant. Avant qu'il n'eût disparu, Owen perçut le bruit des sanglots qui agitaient le petit garçon en proie au tourment. Certes, l'épuisement contribuait à ébranler ses nerfs, mais il n'y avait pas que cela. Matt avait donné à Tilton une partie de la confiance et du respect que, jusque-là, il n'avait accordés qu'à Owen. Il était maintenant déchiré entre les deux et le resterait jusqu'à ce que l'un des deux fût mort.