II – Les nains ethniques

Machen offre ici un résumé d’une construction intellectuelle désignée de son temps comme la « Pygmy Theory ». L’année de parution de l’« Histoire du Cachet Noir » correspond à son apogée. Toutefois, son origine est beaucoup plus ancienne.

Dès la Renaissance, les érudits suédois et danois s’étaient interrogés sur l’identité des habitants primitifs de la Scandinavie. Plusieurs antiquaires supputaient que ces aborigènes pouvaient correspondre à certains peuples jugés fabuleux, tels que les Trolls. À l’époque de Charles XII, un historien suédois, Jacob Wilde, se livra à un réexamen des diverses pièces du dossier. Au cours de cette enquête, Wilde, l’un des premiers, offrait un contexte historique aux nains traditionnels. En effet, dans sa Sueciœ Historia Pragmatica (1731), l’historien écrit « qu’au nombre des Trolls, on classe encore les Dvergar, ou Pygmées. Ces petits êtres résideraient dans les montagnes. On les décrit comme des magiciens et des empoisonneurs »(18).

Au cours de son processus d’intégration au champ spéculatif de la culture savante, le nain ethnique n’a pas perdu ses associations numineuses.

Ces nébuleuses interrogations sur les origines auraient pu demeurer limitées au cercle des érudits nordiques. Un amateur allait leur offrir une plus vaste résonance.

Dès son premier ouvrage, les Poésies écossaises (1802), Walter Scott manifeste l’un des futurs traits dominants de ses curiosités intellectuelles, un vif intérêt envers les antiquités scandinaves. Dans un essai joint à ce recueil, les « Fées de la superstition populaire » l’écrivain écossais présente les « Dvergar » septentrionaux comme les prototypes des fées, en assignant à ces nains une origine ethnique. Il suggère en effet qu’il s’agissait de « Finnois » (Lapons), habitants primitifs de la Scandinavie, que les superstitions du vulgaire ont mués en êtres surnaturels. Scott ajoutait qu’en Écosse, le peuple a fait subir aux Pictes une transformation similaire(19).

Le romancier britannique peut légitimement être considéré comme le parrain de la thèse assimilant le Petit Peuple du folklore aux Lapons. Toutefois, ce modèle ne devait acquérir un relief tout particulier qu’à la faveur du bouillonnement spéculatif suscité par l’essor de jeunes disciplines comme la préhistoire ou l’ethnologie. Les fouilles archéologiques, notamment, allaient conduire certains esprits à réinterpréter divers éléments culturels dans une perspective évhémériste. Ainsi, dans ses Habitants primitifs de la Scandinavie (1838-1843), l’ethnologue suédois Sven Nilsson réinterprétait les sagas et les légendes au profit de sa thèse assimilant les « Dvergar » aux Lapons historiques. De telles spéculations devaient être adaptées au contexte écossais par le grand folkloriste victorien J.F. Campbell. Dans ses monumentaux Popular Tales of the West Highlands (1860-1862), Campbell extrayait du folklore une ethnologie conjecturale. Sous sa plume habile, les fées gardiennes des cerfs se muaient en Lapons accompagnés de leurs troupeaux de rennes. Il revenait dès lors à un autre Écossais de compléter ce tableau pastoral pour que les adeptes des nains ethniques bénéficient d’une véritable tranche d’histoire alternative. David Mac Ritchie donna à la théorie son manifeste avec l’essai The Testimony of Tradition (1890) partiellement publié un an plus tôt dans The Archeological Review. Machen doit sans doute l’essentiel des données concernant la « Pygmy Theory » à l’œuvre de Mac Ritchie.

Deux aspects des travaux du hardi théoricien ont dû retenir son attention.

D’abord, Mac Ritchie insistait beaucoup plus que ne l’avaient fait ses devanciers, sur la vie souterraine de ses nains, assimilés aux Pictes historiques. De nombreuses pages de The Testimony of Tradition reproduisaient les gravures et plans de forteresses ou d’hypogées pré-ou protohistoriques, présentées comme les demeures des anciens Lapons. Mac Ritchie conférait également une origine ethnique à la sorcellerie européenne, la reliant au « Seid » cette ancienne magie scandinave pratiquée surtout par des femmes d’origine finnoise. L’auteur présentait les sorcières médiévales comme les héritières de ce culte dont le caractère « maléfique » justifiait selon lui la répression qui le frappait. Ce passage de Mac Ritchie a pu fournir à Machen quelques éléments, l’aidant à concevoir les sabbats comme une survivance du sinistre culte d’aborigènes de petite taille(20).

Bien des facteurs pouvaient, en cette fin de siècle, contribuer à la crédibilisation de la construction fantaisiste machenienne. Dans le domaine de la préhistoire, par exemple, à la suite de son interprétation de vestiges d’hommes fossiles comme ceux de Pygmées néolithiques, un professeur d’anatomie de Bâle, Julius Kollmann, déniait au pithécanthrope son statut de chaînon manquant, le réservant pour un petit singe hypothétique, souche de Pygmées préhistoriques, véritables ancêtres de l’humanité. Sous une forme moins radicale, l’idée d’aborigènes de race asiatique était largement admise à l’époque victorienne tardive, comme l’atteste cet extrait du Cornbill Magazine de 1885, où le rédacteur évoquait l’époque lointaine, « il y a 60000 ou 70000 ans, lorsque des petits mongoloïdes au teint basané vivaient encore, sans être dérangés, en Grande-Bretagne(21) ». Voici bien notre Petit Peuple machenien aux yeux en amande ! L’idée de la survivance d’une colonie de nains jusqu’au XIXe siècle n’était-elle même pas propre à l’auteur de « La Pyramide de feu ». Vers 1892-1893, un original, l’Américain Robert Grant Haliburton, avait prêté l’oreille à une série de rumeurs localisant une communauté d’êtres de petite stature dans une vallée des Pyrénées espagnoles. Ces « Emamos » auraient constitué une ethnie particulière, aux individus caractérisés par leur teint cuivré, leurs cheveux laineux, leurs yeux « légèrement bridés » et par une taille d’un mètre à un mètre dix-sept de hauteur. Haliburton ne s’était pas rendu jusqu’au monde perdu abritant ses nains, le Val de Ribas, mais se flattait d’avoir rencontré une métisse d’« Emamos ». Les assertions de l’Américain furent âprement débattues dans la presse britannique. Mac Ritchie se rendit en personne dans la vallée espagnole, pour découvrir que la colonie n’était composée que de sujets atteints de nanisme pathologique. Il ne s’en cramponna pas moins à la thèse d’une origine raciale des « Emamos(22) ».

Ces derniers et les nains de Machen présentent suffisamment de points de convergence pour que l’on puisse supposer que l’écrivain gallois a transporté le Petit Peuple des Pyrénées dans les montagnes du Pays de Galles.