L’artiste des rues

Malgré toutes ses réticences – en dépit du bon sens inébranlable dont il se faisait gloire et derrière lequel il se retranchait –, l’affaire Sir Thomas Vivian éveillait chez M. Phillipps une intense curiosité. Bien qu’il s’efforçât de faire bonne figure devant son ami, sa raison ne pouvait décemment pas s’opposer à la conclusion que Dyson avait formulée : toute cette affaire présentait en effet un aspect à la fois sinistre et mystérieux. Il y avait cette arme d’une race disparue qui avait sectionné les artères de Vivian ; il y avait encore cette main rouge, symbole d’une foi abominable, qui désignait le mort ; il y avait enfin la tablette que Dyson avait retrouvée, suivant ses propres prévisions, cette tablette portant l’empreinte ancestrale de la main maléfique, et une inscription auprès de laquelle les plus anciens cunéiformes semblaient dater d’hier. D’autres points encore le tourmentaient et le laissaient perplexe. Comment expliquer ce couteau ouvert, découvert sous le cadavre sans une tache de sang ? Et la pensée que la main rouge sur le mur avait été dessinée par quelqu’un qui avait toujours vécu dans les ténèbres le remplissait d’une vague et incommensurable épouvante. Phillipps attendait désormais la suite des événements avec une impatience grandissante, et, une dizaine de jours après lui avoir rapporté la tablette, il rendit une nouvelle visite à son ami, « l’homme du mystère » comme il le surnommait.

Une fois arrivé dans l’appartement austère et aéré de Great Russel Street, il constata que l’atmosphère des lieux avait subi une métamorphose. Toute l’irritation de Dyson était retombée, son front s’était déridé, et il était assis à une table près de la fenêtre, en observant fixement la rue. Il affichait un air de satisfaction sinistre, et une pile de livres et de papiers négligés s’entassait devant lui.

— Mon cher Phillipps, je suis enchanté de vous voir ! Vous voudrez bien m’excuser pour ce petit déménagement. Rapprochez votre chaise de la table et goûtez-moi cet admirable tabac.

— Merci, dit Phillipps ; à en juger par son arôme, je crains qu’il ne soit un peu fort à mon goût. Mais que diable signifie tout ceci ? Que regardez-vous ?

— Je suis à mon poste d’observation. Je vous assure que le temps passe vite à contempler cette rue agréable et la grâce classique du portique du Museum.

— Votre prédisposition aux extravagances est réellement stupéfiante, répliqua Phillipps, mais avez-vous réussi à déchiffrer la tablette ? Cela m’intéresse.

— Je n’y ai guère prêté attention ces derniers temps, dit Dyson. Je crois que les caractères spiraux peuvent attendre.

— Vraiment ? Et le meurtre de Vivian ?

— Tiens, vous vous intéressez donc à cette affaire ? On ne saurait nier, il est vrai, que c’est une affaire qui sort de l’ordinaire. Mais « meurtre » n’est-ce pas un terme un peu rude ? Incontestablement, cela sent son indicateur de police. Je suis peut-être un peu décadent sur les bords, mais je ne peux m’empêcher de préférer des mots plus harmonieux ; « sacrifice » par exemple, est sûrement beaucoup plus beau que « meurtre ».

— Je ne vous suis pas du tout, dit Phillipps. Je n’arrive même pas à imaginer le chemin que vous suivez dans ce labyrinthe.

— D’ici peu, toute cette affaire devrait nous paraître beaucoup plus claire, mais je doute fort que vous apprécierez de l’entendre.

Dyson ralluma sa pipe et se renversa dans son siège, sans pour autant relâcher sa surveillance. Après une pause assez longue, il poussa un profond soupir de soulagement, qui fit sursauter Phillipps, quitta sa chaise près de la fenêtre et se mit à marcher de long en large.

— C’est fini pour aujourd’hui, dit-il ; un peu de fatigue est légitime, après tout.

Phillipps jeta dans la rue un regard inquisiteur. Le soir s’assombrissait ; l’édifice du British Museum commençait à se fondre dans la pénombre, car on n’avait pas encore allumé les becs de gaz, mais les trottoirs restaient très passants. L’artiste à la craie, de l’autre côté de la rue, rassemblait son matériel et effaçait les coloris de ses dessins, et on entendait un peu plus bas le bruit métallique des volets qu’on baissait pour la nuit. Rien dans cette scène ne semblait justifier le revirement soudain de M. Dyson, et tous ces mystères commençaient à agacer un peu Phillipps.

— Savez-vous comment je procède, Phillipps ? dit Dyson, en allant et venant tranquillement dans la pièce, je vais vous le dire. Je me fonde sur la théorie de l’improbabilité. Vous ne connaissez pas cette théorie ? Le principe en est le suivant. Supposons que je me tienne sur les marches de Saint-Paul et que j’attende qu’un homme aveugle, boitant de la jambe gauche, passe devant moi ; il est évidemment hautement improbable que je verrai une telle personne en attendant pendant une heure. Si j’attends deux heures, l’improbabilité diminue mais reste encore considérable, et une journée entière passée à attendre ne m’apporterait guère plus de probabilité de réussite. Mais supposons que j’adopte la même posture jour après jour, semaine après semaine, ne réalisez-vous pas que l’improbabilité se réduit constamment de jour en jour ? Ne voyez-vous pas que deux lignes non parallèles se rapprochent graduellement l’une de l’autre, convergeant peu à peu jusqu’à un point de jonction, jusqu’au moment où elles finissent effectivement par se croiser et où l’improbabilité s’est résorbée ? C’est ainsi que j’ai découvert la tablette noire : en m’appuyant sur la théorie de l’improbabilité. C’est le seul principe scientifique que je connaisse qui puisse permettre à quelqu’un d’identifier un inconnu au milieu de cinq millions de personnes.

— Et c’est grâce à cette méthode que vous espérez découvrir le traducteur de la tablette noire ?

— Parfaitement.

— Ainsi que le meurtrier de Sir Thomas Vivian ?

— Oui, c’est exactement de la même façon que je compte mettre la main sur la personne impliquée dans la mort de Sir Thomas Vivian.

Après le départ de Phillipps, Dyson consacra le reste de sa soirée à flâner dans les rues et, plus tard dans la nuit, à ses travaux littéraires ou à la chasse à l’expression, comme il l’appelait. Le lendemain matin, il reprit son poste derrière la fenêtre. Il se fit monter ses repas à la table et déjeuna les yeux rivés sur la rue. Ne se permettant que de très courtes pauses, grignotant à regret un morceau de temps à autre, il continua sa surveillance attentive pendant toute la journée, et ce fut seulement au crépuscule, quand on ferma les rideaux des devantures et que l’artiste des rues effaça impitoyablement son travail de la journée, un peu avant que les becs de gaz commencent à parsemer la pénombre d’étoiles, qu’il se sentit autorisé à quitter son poste. Jour après jour, il poursuivit inlassablement sa surveillance, à tel point que ce manège obstiné et gratuit finit par déconcerter sa logeuse.

Mais un soir enfin, alors que le jeu des lumières et des ombres débutait à peine, et que l’air pur et serein illuminait distinctement la scène, le moment tant attendu arriva. Un homme d’âge mûr, voûté et barbu, avec une mèche de cheveux gris au-dessus des oreilles, allait lentement le long du trottoir nord de Great Russel Street, en arrivant de l’extrémité est. En passant, il leva les yeux vers le Museum, et jeta un regard distrait sur l’art du dessinateur à la craie, puis sur l’artiste lui-même, assis à côté de ses dessins, un chapeau à la main. L’homme à la barbe s’immobilisa un instant, oscilla légèrement sur ses jambes, comme perdu dans ses pensées, et Dyson vit alors ses poings se serrer, son dos trembler, et la partie visible de son visage se contracter nerveusement et se convulser dans les affres indescriptibles annonçant une crise d’épilepsie. Dyson sortit un feutre mou de sa poche et, ouvrant précipitamment la porte, s’élança dans l’escalier.

Lorsqu’il arriva dans la rue, l’homme dont il avait remarqué l’agitation avait fait demi-tour, et, sans se soucier des regards, s’éloignait à toute allure vers Bloomsbury Square, tournant le dos à sa direction initiale.

M. Dyson s’avança jusqu’à l’artiste des rues et lui remit une petite somme d’argent, en annonçant tranquillement : « À présent, ce ne sera plus la peine de la dessiner ». Puis, faisant lui aussi demi-tour, il descendit nonchalamment la rue dans la direction opposée à celle qu’avait prise le fugitif. La distance séparant Dyson de l’homme à la tête courbée augmenta régulièrement.