L’histoire de la maison au trésor

— J’ai choisi votre appartement pour cette rencontre, de préférence au mien, pour plusieurs raisons. Principalement, peut-être, parce que je pense que l’homme sera plus à son aise en terrain neutre.

— J’avoue, Dyson, me sentir à la fois impatient et mal à l’aise, dit Phillipps. Vous connaissez mon point de vue : foncièrement terre à terre, du matérialisme, si vous voulez, sous sa forme la plus rudimentaire. Mais il y a quelque chose dans cette affaire Vivian qui me rend un peu nerveux. Et comment avez-vous décidé cet homme à venir ?

— Il a tendance à surestimer mes capacités. Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit à propos de la théorie de l’improbabilité ? Lorsqu’elle fonctionne, elle donne des résultats qui paraissent stupéfiants pour celui qui n’est pas au courant. C’est la sonnerie de huit heures, n’est-ce pas ? Ah ! voilà, on sonne à la porte.

Un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier ; la porte s’ouvrit peu après, et un homme d’une cinquantaine d’années, la tête courbée, barbu, les cheveux grisonnant au-dessus des oreilles, entra dans la pièce. Phillipps jeta un coup d’œil sur son visage, et y reconnut tous les symptômes de la terreur.

— Entrez, M. Selby, dit Dyson. Je vous présente mon ami intime, M. Phillipps, qui nous servira d’hôte pour ce soir. Voulez-vous boire quelque chose ? Il serait sans doute préférable que nous entendions votre histoire – une histoire tout à fait remarquable, je n’en doute pas.

L’homme prit la parole d’une voix creuse et mal assurée ; son regard fixe, immuable, semblait contempler une effroyable vision, une vision qui le hanterait jour et nuit jusqu’à la fin de sa vie.

— Vous m’épargnerez, j’en suis sûr, les préliminaires, commença-t-il ; il est préférable que mon récit soit bref. Je vous dirai simplement que je suis né dans une région isolée de l’ouest de l’Angleterre, où les contours des bois et des collines, les méandres des ruisseaux au creux des vallées, sont susceptibles d’imprégner de mystère un esprit particulièrement imaginatif. Lorsque j’étais encore enfant, la vaste étendue de certaines collines arrondies, la profondeur de certains bois suspendus et de vallées secrètes encerclées de toutes parts, me remplissaient d’imaginations dépassant toute expression rationnelle ; en grandissant et en commençant à feuilleter les livres de mon père, j’étais instinctivement attiré, comme l’abeille, par tout ce qui pourrait nourrir mon imagination. C’est ainsi que, nourri par des lectures obscures et occultes, et par certaines légendes étranges auxquelles les vieillards croyaient encore en secret, je devins fermement convaincu qu’il existait un trésor caché sous les collines, le butin d’une race disparue depuis des siècles ; et toutes mes pensées se concentraient sur la découverte de ces monceaux d’or que j’imaginais enfouis à quelques pieds à peine sous le gazon vert. Un endroit surtout m’attirait comme par enchantement ; c’était un tumulus, le dôme funéraire de quelque peuple oublié, couronnant la crête d’une grande chaîne montagneuse ; et je m’y suis souvent attardé les soirs d’été, m’asseyant au sommet sur le grand bloc de calcaire, et regardant au loin, par-delà la mer jaune, en direction de la côte du Devonshire. Un jour, alors que j’arrachais machinalement, de la pointe de ma canne, les mousses et les lichens qui tapissaient la pierre, mon regard fut attiré par ce qui paraissait être un dessin sous la couche de mousse ; on pouvait distinguer une ligne courbe, et des marques qui ne semblaient pas être l’œuvre de la nature. Je crus tout d’abord avoir découvert un fossile particulièrement rare ; je sortis mon canif et grattai la pierre, enlevant la mousse sur un pied carré de surface. Je découvris alors deux signes qui me firent tressaillir ; d’abord, une main fermée, tournée vers le bas, dont le pouce dépassait entre les doigts, puis, juste en dessous, une volute ou spirale gravée avec une précision exquise à la surface du rocher. Je me persuadai qu’il s’agissait d’une indication pour le grand secret, mais j’eus un frisson en me rappelant que certains amateurs d’antiquités avaient percé des galeries dans le tumulus et qu’ils avaient été très surpris de ne pas même y découvrir une pointe de flèche. Cela impliquait manifestement que les signes gravés sur le calcaire n’avaient aucune signification locale ; il ne me restait donc plus qu’à chercher plus loin. Tout à fait par hasard, je réussis jusqu’à un certain point dans ma quête. En me promenant près d’une chaumière, je rencontrai des enfants en train de jouer au bord de la route ; l’un d’eux levait un objet en l’air, tandis que les autres exécutaient l’une des nombreuses formes de ces simulacres compliqués qui composent une grande partie du mystère de la vie enfantine. Quelque chose dans l’objet que tenait le petit garçon éveilla mon attention, et je demandai à le voir. Le jouet de ces enfants était constitué d’une tablette oblongue de pierre noire, sur laquelle était gravée la main qui pointait vers le bas, identique à celle que j’avais vue sur le rocher, tandis qu’en dessous, réparties sur la tablette, se trouvaient un certain nombre de volutes et de spirales qui me parurent gravées avec un soin et une précision remarquables. J’achetai le jouet pour deux ou trois shillings ; la femme de la maison m’apprit que la tablette traînait là depuis des années. Elle croyait se souvenir que son mari l’avait trouvée un jour dans le lit du ruisseau qui coulait en face de la chaumière ; c’était un été très chaud, le ruisseau était presque à sec, et il l’avait aperçue parmi les pierres. Ce jour-là, je remontai le cours du ruisseau jusqu’à une source qui jaillissait, froide et limpide, en haut d’une vallée encaissée, isolée dans la montagne. Cela remonte à vingt ans, et je n’ai réussi à déchiffrer la mystérieuse inscription qu’au mois d’août dernier. Je vous épargnerai les détails de mon existence ; il me suffit de dire que je fus obligé, comme tant d’autres, de quitter ma vieille maison et de venir m’installer à Londres. Ayant fort peu d’argent, je fus heureux de trouver une chambre bon marché dans une rue sordide, adjacente à Gray’s Inn Road. À cette époque, le défunt Sir Thomas Vivian était encore plus pauvre et plus misérable que moi ; il louait une mansarde dans la même maison ; en quelques mois à peine, nous étions devenus des amis intimes et je lui avais confié le but de ma vie. J’eus tout d’abord beaucoup de mal à le persuader que je ne consacrais pas mes jours et mes nuits à la vaine poursuite d’une chimère ; mais lorsqu’il fut convaincu, il se montra encore plus enthousiaste que moi, et s’enflammait en songeant aux richesses qui seraient le prix d’un peu d’ingéniosité et de patience. Je l’aimais énormément et le plaignais de tout cœur ; il rêvait d’entrer dans la carrière médicale, sans avoir les moyens de payer les moindres frais de scolarité ; et plus d’une fois, il se trouva bien souvent à deux doigts de mourir de faim. Je lui promis solennellement, du fond du cœur, que, quoiqu’il arrive, il aurait sa part dans cette fortune amoncelée qui me reviendrait un jour, et cette promesse faite à quelqu’un qui n’avait jamais connu que l’indigence, mais qui était assoiffé de richesses et de plaisirs à un point dont je n’avais aucune idée, constituait la plus forte des motivations.

« Il s’attela à la tâche avec passion, déployant une intelligence aiguë et une patience infatigable au service du déchiffrage des caractères de la tablette. Pour ma part, comme d’autres jeunes gens ingénieux, j’éprouvais un vif intérêt pour l’écriture, et j’avais inventé ou adapté un script bizarre dont je me servais parfois, et qui passionna tellement Vivian qu’il se donna beaucoup de mal pour l’imiter. Il fut arrêté entre nous que si nous étions séparés un jour et avions l’occasion de correspondre à propos de l’affaire qui nous tenait tant à cœur, il nous faudrait employer cette écriture étrange de mon invention ; nous élaborâmes également un semi-chiffre pour le même usage. Pendant ce temps, nous nous épuisions dans nos efforts à percer la clef du mystère et, au bout de deux années, je pus m’apercevoir que Vivian commençait à donner quelques signes de découragement ; enfin, un soir, il m’avoua d’une voix troublée qu’il craignait que nos vies ne soient en train de se consumer dans une entreprise aussi vaine que désespérée. Quelques mois plus tard, il eut la chance de recevoir un héritage considérable d’un parent éloigné, âgé, dont il avait presque oublié jusqu’à l’existence ; une fois l’argent à la banque, il devint aussitôt un étranger pour moi. Il avait passé son examen préliminaire quelques années auparavant ; il décida d’entrer à l’hôpital Saint-Thomas, et il m’annonça qu’il devait chercher un logement plus commode. À l’instant de nous séparer, je lui rappelai la promesse que je lui avais faite, et la renouvelai solennellement ; mais Vivian se contenta de rire et, au moment où il me remerciait, je crus déceler un mélange de pitié et de mépris dans sa voix et dans son expression. Je ne m’étendrai pas sur la longue lutte et la misère de mon existence, à présent doublement solitaire ; je ne me suis jamais découragé, et n’ai jamais douté du succès final. Chaque jour me voyait à l’ouvrage, la tablette devant moi, et je ne sortais qu’à la tombée du jour pour ma promenade quotidienne le long d’Oxford Street, qui m’attirait, je crois, par le bruit, le mouvement et le scintillement des lampes.

« Cette promenade devint pour moi une habitude ; tous les soirs, par tous les temps, je traversais Gray’s Inn Road et prenait vers l’ouest, choisissant quelquefois une voie nord, par Euston Street et Tottenham Court Road, passant parfois par Holborn, et d’autres fois encore par Great Russel Street. Tous les soirs, j’arpentais pendant une heure le trottoir nord d’Oxford Street, et l’histoire de De Quincey et le surnom qu’il avait donné à cette rue, « marâtre au cœur de pierre » me revenaient souvent à la mémoire. Je retournais ensuite à ma tanière sordide et passais des heures encore, dans une interminable analyse, à essayer de résoudre l’énigme qui se trouvait devant moi.

« La solution me vint une nuit, il y a quelques semaines ; elle me traversa tout à coup l’esprit, comme une illumination ; je déchiffrai l’inscription et je compris alors qu’après tout je n’avais pas perdu mon temps. « L’emplacement du trésor de ceux qui habitent en dessous » furent les premiers mots que je parvins à déchiffrer ; puis suivaient des indications détaillées sur le lieu où, dans ma région, les magnifiques objets d’or devaient être conservées à jamais. Il fallait suivre telle piste, éviter tel piège ; ici le chemin se resserrait jusqu’à se réduire à un terrier de renard, là il s’élargissait, et on finirait par atteindre la salle. Je résolus de vérifier ma découverte sans perdre un instant ; je ne doutais pas qu’elle soit d’une importance capitale, mais je ne voulais pas courir le risque de décevoir mon vieil ami Vivian, devenu un homme riche et prospère. Je pris le train de l’ouest et, carte en main, je retrouvai une nuit le passage des collines ; je m’y engageai, même si profondément que j’aperçus devant moi le miroitement de l’or. Ne voulant pas continuer sans Vivian, je me contentai de rapporter un curieux couteau de silex que j’avais trouvé sur le chemin, comme confirmation de mon récit. Je revins à Londres, où j’eus alors la contrariété de découvrir que la tablette de pierre avait disparu de mon appartement. Ma logeuse, une ivrogne invétérée, prétendit ne rien savoir, mais il était probable qu’elle l’avait volée par amour du verre de whisky qu’elle pourrait en tirer. Pourtant, comme je savais par cœur ce qui était inscrit sur la tablette, et que j’avais également pris soin de faire un fac-similé des caractères, sa perte ne tirait pas à conséquence. Une seule chose m’ennuyait : dès que j’étais entré en possession de la pierre, j’avais collé un bout de papier au dos, sur lequel j’avais noté la date et le lieu de sa découverte, et j’y avais griffonné plus tard un mot ou deux, un sentiment insignifiant, le nom de ma rue, et des crayonnages de ce genre. Ces souvenirs de jours qui paraissaient alors si sombres m’étaient précieux : j’avais pensé qu’ils m’aideraient à me rappeler, à l’avenir, ces heures où j’avais gardé espoir, envers et contre tout. Cela ne m’empêcha pas d’écrire aussitôt à Sir Thomas Vivian, en utilisant l’écriture dont je vous ai parlé et le semi-chiffre que nous avions mis au point. Je lui fis part de mon succès ; après lui avoir signalé la disparition de la tablette, je l’informai que j’avais gardé une copie de l’inscription, et lui rappelai une nouvelle fois ma promesse, en le priant d’écrire ou de passer me voir. Il me fixa un rendez-vous dans un passage obscur de Clerkenwell qui nous était autrefois familier, et je m’y rendis un soir, à sept heures. En faisant les cent pas, je remarquai à l’angle de ce passage écarté les dessins à demi effacés d’un artiste des rues, et je ramassai machinalement un morceau de craie qu’il avait oublié derrière lui. J’arpentais la ruelle, en me demandant anxieusement, comme vous pouvez l’imaginer, quel genre d’homme j’allais retrouver après tant d’années de séparation, et je marchais machinalement, les yeux fixés sur le sol, perdu dans les souvenirs qui m’affluaient à l’esprit. Je fus brusquement tiré de ma rêverie ; une voix furieuse m’interpella brutalement, en me demandant ce que je faisais de ce côté-ci du trottoir ; je constatai alors, en relevant les yeux, que je me trouvais en présence d’un gentleman prospère et important, qui toisait ma piètre apparence avec beaucoup de mépris et de dégoût. Je reconnus aussitôt mon vieux camarade ; lorsque je me rappelai à lui, il s’excusa avec une pointe de regret, puis se mit à me remercier de mon amabilité, en hésitant, comme s’il craignait de se compromettre, et avec l’ombre d’un doute sur ma santé mentale, à ce que je crus comprendre. J’aurais voulu évoquer tout d’abord les souvenirs de notre amitié, mais Sir Thomas semblait considérer cette période avec répugnance et se contentait de répondre poliment à mes remarques, ramenant sans cesse la conversation sur « les questions d’affaires » comme il les appelait. Je changeai donc de sujet et lui fis le récit détaillé de ce que je vous ai dit. Son attitude changea alors brusquement ; quand je sortis le couteau de silex pour lui prouver que j’étais bien allé sur la face cachée de la lune comme nous l’appelions dans notre jargon, il fut soudain suffoqué par une sorte de cupidité fébrile. Les traits de son visage s’altérèrent, et je crus remarquer en lui une succession de sentiments qui me laissa perplexe : un frémissement d’horreur, une résolution grandissante et un violent effort sur lui-même. J’eus ensuite besoin de me montrer plus explicite ; comme il faisait encore assez jour, je me rappelai que j’avais une craie dans la poche et commençai à dessiner la main sur le mur. « Vous voyez, voici la main, dis-je, en lui expliquant sa véritable signification, notez bien que c’est entre le premier et le deuxième doigt que le pouce dépasse… » J’allais poursuivre mes explications, et j’avais déjà appliqué la craie sur le mur pour continuer mon schéma, quand à ma grande surprise Vivian abaissa ma main. « Non, non, dit-il, ce n’est pas la peine. Et d’ailleurs, cet endroit est trop exposé ; continuons de marcher, et vous m’exposerez tout cela en détail. » J’y consentis assez volontiers, et il m’entraîna à sa suite, en choisissant les chemins les moins fréquentés, pendant que je lui détaillais point par point le plan de la cachette secrète. Une ou deux fois, en levant les yeux, je le surpris à regarder bizarrement autour de lui. Il paraissait jeter de rapides coups d’œil à la ronde, et inspecter les maisons ; et son air sournois et inquiétant ne me disait rien qui vaille. « Continuons à marcher vers le nord, dit-il enfin, nous finirons bien par arriver dans quelques ruelles agréables où nous pourrons traiter de ces questions plus discrètement ; ma nuit est à votre disposition. » Je refusai, sous prétexte que je ne pouvais me passer de ma visite à Oxford Street, mais poursuivis néanmoins mes explications jusqu’à ce qu’il connût aussi bien que moi chaque embranchement, chaque tour et chaque détour du parcours à suivre. Nous étions revenus sur nos pas, et nous nous trouvions de nouveau dans le passage sinistre, à l’endroit même où j’avais dessiné la main rouge sur le mur, car je reconnus la silhouette confuse des arbres dont les branches nous surplombaient. « Nous voilà revenus à notre point de départ, dis-je ; je pourrais presque retrouver le mur où j’ai dessiné la main. Et je suis sûr que, vous aussi, vous sauriez retrouver la main mystérieuse dans les collines. Souvenez-vous, entre le ruisseau et la pierre… »

« Je me baissais pour inspecter ce que je pensais devoir être mon dessin, lorsque j’entendis derrière moi le sifflement aigu d’une respiration. Je me levai d’un bond, et j’aperçus Vivian, le bras levé, un couteau à la main, la mort inscrite dans le regard. Dans un mouvement de légitime défense, je saisis l’arme de silex qui se trouvait dans ma poche et m’élançai sur lui pour sauver ma vie. L’instant d’après, il gisait mort sur le pavé.

« Je pense avoir tout raconté, reprit M. Selby après un moment de silence, et il ne me reste plus qu’à vous dire, M. Dyson, que je ne comprends toujours pas comment vous avez fait pour me retrouver.

— J’ai suivi diverses indications, dit Dyson ; je n’ai aucun mérite et je crains d’avoir manqué de perspicacité, car j’ai commis plusieurs erreurs d’appréciation. J’avoue n’avoir pas eu beaucoup de mal à résoudre votre chiffre céleste ; j’ai tout de suite vu qu’on avait substitué des termes d’astronomie à des mots communs et à des expressions. Vous aviez perdu quelque chose de noir, ou quelque chose de noir vous avait été volé ; un globe céleste étant une reproduction du ciel, j’ai su que vous vouliez dire que vous possédiez une copie de ce que vous aviez perdu. Tout naturellement, j’en ai alors conclu que vous aviez perdu un objet noir sur lequel étaient écrits ou gravés des caractères ou des symboles, car l’objet en question devait renfermer des informations précieuses, et toute information doit nécessairement être écrite ou représentée. « Notre ancienne orbite reste inchangée » ; il s’agit évidemment de notre trajectoire ou de nos dispositions antérieures. « Le nombre de mon signe » doit signifier le numéro de ma maison, par allusion aux chiffres du zodiaque. Il va sans dire que « la face cachée de la lune » ne peut désigner qu’un lieu où personne d’autre n’est jamais allé ; et « une autre » n’est un autre lieu de conjonction ou de rendez-vous, la « maison » étant le vieux terme « Maison du Ciel ». Mon étape suivante consistait à retrouver le « ciel noir » qui avait été dérobé, et, en procédant par élimination, j’y suis parvenu.

— Vous avez donc la tablette ?

— Certainement. Et au dos, sur le petit morceau de papier que vous avez mentionné, j’ai lu « inroad » ce qui m’a laissé extrêmement perplexe, jusqu’à ce que je fasse le rapprochement avec Gray’s Inn Road ; vous avez oublié le second N. « âtre… cœur de pierre » m’a immédiatement rappelé l’expression de De Quincey à laquelle vous avez fait allusion ; j’ai donc hasardé l’hypothèse, qui s’est vérifiée par la suite, que vous étiez un homme qui habitait à proximité de Gray’s Inn Road, et que vous aviez l’habitude de vous promener dans Oxford Street : vous vous souvenez combien le mangeur d’opium s’étend longuement sur ses errances douloureuses dans cette rue ? Suivant la théorie de l’improbabilité, que j’ai exposée à mon ami ici présent, j’en ai déduit qu’il vous arrivait, au moins de temps à autre, de passer par Guilford Street, Russel Square, et Great Russel Street, et je savais que je réussirais à vous voir, à condition de surveiller assez longtemps. Mais comment reconnaître mon homme ? Ayant remarqué le dessinateur à la craie en face de chez moi, je lui ai demandé de dessiner chaque jour, sur le mur derrière lui, une grande main, dans le geste qui nous était familier. Je pensais que, quand l’inconnu viendrait à passer, il se trahirait certainement en se trouvant brusquement confronté à ce signe, pour lui le plus terrible des symboles. Vous connaissez la suite. Ah ! vous attrapez une heure plus tard, c’était un raffinement de ma part, je l’avoue. Sachant que vous aviez occupé le même logement pendant si longtemps, dans un quartier, qui plus est, où les locataires sont extrêmement sujets au changement, j’en ai conclu que vous étiez un homme à habitudes fixes, et j’étais sûr qu’après avoir surmonté votre frayeur, vous iriez reprendre votre promenade le long d’Oxford Street. C’est ce que vous avez fait, en passant par New Oxford Street, à l’angle de laquelle je vous attendais.

— Vos déductions sont admirables, dit M. Selby. Je vous avouerai que je suis allé faire un tour dans Oxford Street le soir même de la mort de Sir Thomas Vivian. Je pense en avoir terminé.

— Pas tout à fait, dit Dyson. Si vous nous parliez un peu du trésor ?

— Je préférerais ne pas en parler, dit M. Selby, dont les tempes se mirent soudain à blanchir.

— Oh, ne soyez pas stupide, nous ne sommes pas des maîtres chanteurs. Du reste, vous savez que vous êtes en notre pouvoir.

— Dans ce cas, si vous le prenez ainsi, M. Dyson, je dois vous dire que j’y suis retourné. J’ai poussé un peu plus loin que la première fois.

L’homme s’interrompit brusquement ; sa bouche se tordit nerveusement, ses lèvres furent agitées d’un tremblement convulsif, et il se mit à haleter bruyamment.

— Allons, allons, dit Dyson, j’imagine que vous avez réussi.

— Réussi, continua Selby, avec un effort pour se reprendre, oui, tellement bien réussi que les flammes de l’enfer me consument pour l’éternité. Je n’ai rapporté qu’un seul objet de cette effroyable maison à l’intérieur des collines ; je l’ai trouvé un peu au-delà de l’endroit où j’ai découvert le couteau de silex.

— Pourquoi n’en avoir pas rapporté davantage ?

Tout le corps du misérable se recroquevilla et s’affaissa visiblement ; son visage devint jaune comme du suif, et de la sueur perla sur son front. Le spectacle était à la fois révoltant et épouvantable, et quand la voix leur parvint, elle résonna comme le sifflement d’un serpent :

— Parce que les gardiens sont encore là, que je les ai vus, et à cause de ceci…, et il sortit un petit objet d’or curieusement ouvragé qu’il éleva en l’air.

— Ceci, dit-il, c’est le Supplice du Bouc.

Phillipps et Dyson poussèrent en même temps un cri d’horreur devant la révoltante obscénité de la chose.

— Éloignez cet objet ; pour l’amour de Dieu, cachez-le, cachez-le !

— J’ai rapporté cela avec moi ; c’est tout, dit-il. Vous ne vous étonnerez pas que je ne sois pas resté longtemps dans un lieu où ceux qui y vivent sont tout juste supérieurs aux animaux, et où la réalité est mille fois pire que ce que vous venez de voir.

— Prenez ceci, dit Dyson, je l’ai apportée avec moi au cas où elle aurait pu nous être utile ; il sortit la tablette noire, et la tendit à cet homme horrible et tremblant.

— À présent, ajouta Dyson, voulez-vous bien sortir ?

 

Les deux amis restèrent assis en silence un moment, face à face, le regard furtif, les lèvres frémissantes.

— J’aimerais pouvoir le croire, dit enfin Phillipps.

— Mon cher Phillipps, dit Dyson en ouvrant tout grand les fenêtres, en fin de compte, dans cette étrange affaire, mes hypothèses étaient peut-être hasardeuses mais elles n’étaient pas si absurdes que cela.

 

Traduction de Norbert Gaulard