L’incident de la lettre

Environ un mois après le mystérieux et extraordinaire meurtre de Sir Thomas Vivian, le spécialiste incontesté des maladies de cœur, M. Dyson, rendit de nouveau visite à son ami, M. Phillipps. Contrairement à son habitude, il le trouva en train de se prélasser dans son fauteuil, alors que d’ordinaire il était absorbé dans de pénibles études. Phillipps accueillit cordialement Dyson.

— Je suis ravi de votre visite, commença-t-il ; je pensais justement à passer vous voir. Cette fois, l’affaire est résolue.

— Vous voulez parler de l’affaire Sir Thomas Vivian ?

— Oh non, pas du tout. Je faisais allusion au problème des pointes de harpons. Tout à fait entre nous, je me suis montré un peu trop sûr de moi lors de votre dernière visite, mais des éléments nouveaux se sont présentés depuis ; et j’ai enfin reçu hier une lettre d’un membre éminent de la Société Royale qui règle définitivement la question. J’ai longuement réfléchi à mes prochaines recherches, et je suis porté à croire qu’il reste beaucoup à faire dans le domaine des inscriptions prétendument indéchiffrables.

— Votre cadre d’étude me plaît, dit Dyson ; je pense qu’il peut s’avérer utile. Mais, en attendant, l’affaire Sir Thomas Vivian présente indéniablement certains aspects extrêmement mystérieux.

— Je ne le crois pas. J’admets avoir cédé à l’affolement ce soir-là ; mais, assurément, les faits peuvent s’expliquer de façon relativement banale.

— Vraiment ? Et quelle est donc votre théorie ?

— Eh bien, j’imagine que Vivian s’est trouvé impliqué, à une certaine période de sa vie, dans une affaire peu recommandable, et qu’il a été assassiné au cours d’un règlement de comptes avec l’Italien qu’il avait lésé.

— Pourquoi un Italien ?

— À cause de la main, le signe de la mano in fica. Ce signe, de nos jours, n’est plus utilisé que par les Italiens. Vous voyez donc que ce qui semblait constituer l’élément le plus mystérieux de cette affaire se trouve au contraire en être le plus lumineux.

— Admettons. Et le couteau de silex ?

— C’est très simple. L’homme a découvert l’objet en Italie, à moins qu’il ne l’ait dérobé dans un musée. Allez au plus simple, mon ami, et vous verrez qu’il n’y a pas besoin de faire surgir un homme primitif de son tombeau séculaire au-dessous des collines.

— Je reconnais que vos hypothèses sont assez pertinentes, dit Dyson. Si je vous comprends bien, vous pensez donc que votre Italien, après avoir assassiné Vivian, a eu la délicatesse de dessiner cette main à la craie pour fournir une piste à Scotland Yard ?

— Pourquoi pas ? N’oubliez pas qu’un meurtrier est toujours un déséquilibré. Dans les neuf-dixièmes des cas, il pourra concevoir et élaborer son intrigue avec l’ingéniosité et la maîtrise d’un joueur d’échecs ou d’un pur mathématicien ; mais tôt ou tard sa clairvoyance lui fera défaut et il agira à la manière d’un fou. Vous devez, par ailleurs, tenir compte de la vanité ou de l’orgueil insensé du criminel ; il aime, en quelque sorte, laisser sa signature sur son ouvrage.

— Oui, tout cela me paraît extrêmement ingénieux ; mais avez-vous pris connaissance des procès-verbaux de l’enquête ?

— Non, pas du tout. Je me suis contenté de faire ma déposition, et j’ai chassé cette histoire de mes pensées, dès que je suis sorti du tribunal.

— Très bien. Dans ce cas, si vous n’y voyez pas d’objection, j’aimerais vous rappeler les faits. J’ai étudié assez attentivement cette affaire, et j’avoue qu’elle m’intéresse au plus haut point.

— D’accord ; mais je vous préviens que le mystère, j’en ai pardessus la tête. Nous devons nous en tenir exclusivement aux faits.

— Entendu, ce sont des faits que je désire vous soumettre. Voici le premier : la police, en déplaçant le corps de Sir Thomas Vivian, a découvert sous son cadavre un couteau ouvert. C’était un couteau de sinistre apparence, comme celui des matelots, avec une lame à cran d’arrêt ouverte, luisante et prête à l’usage, sur laquelle on ne releva cependant aucune trace de sang. On découvrit que le couteau était neuf et qu’il n’avait encore jamais servi. On pourrait donc penser, à première vue, que votre Italien hypothétique est précisément l’homme à posséder une telle arme. Mais réfléchissons un instant. Serait-il vraisemblable qu’il achète un couteau neuf à seule fin de commettre un meurtre ? Et, deuxièmement, s’il possédait un tel couteau, pourquoi ne s’en est-il pas servi, au lieu d’utiliser cette étrange arme de silex ?

« Je vous dirai encore ceci. D’après vous, l’assassin a dessiné la main sur le mur, après son crime, comme une sorte de touche mélodramatique : « la Signature de l’Assassin Italien ». Passons sur la question de savoir si le véritable assassin a jamais fait une chose pareille ; je voudrais souligner que, d’après l’expertise médicale, la mort de Sir Thomas Vivian ne remontait pas à plus d’une heure, ce qui placerait le crime aux environs de dix heures moins le quart. Or, vous savez qu’il faisait nuit noire quand nous sommes sortis à neuf heures et demie. De plus, la ruelle était particulièrement sombre et mal éclairée ; la main était certes grossièrement dessinée, mais correctement, sans les maladresses du trait et les erreurs qui sont inévitables quand on cherche à dessiner dans l’obscurité ou les yeux fermés. Essayez seulement de tracer une figure aussi simple qu’un carré sans regarder le papier, et c’est uniquement après que vous me demanderez d’imaginer que votre Italien, alors qu’il risquait la corde, ait pu dessiner d’une main aussi ferme et d’une manière aussi fidèle la main sur le mur, dans les noires ténèbres de la ruelle. C’est absurde. Par conséquent, la main a été dessinée en début de soirée, bien avant que le meurtre ait été commis ; ou alors – notez bien ceci, Phillipps – elle a été dessinée par quelqu’un dont l’obscurité et les ténèbres constituaient le domaine habituel, par quelqu’un qui ignorait totalement la crainte ordinaire de la corde !

« Autre chose encore : on a découvert un curieux billet dans la poche de Sir Thomas Vivian. L’enveloppe et le papier étaient de fabrication courante, et le timbre portait le cachet de la West Central Post. Je reviendrai tout à l’heure sur sa teneur, mais c’est son écriture qui en forme l’élément le plus remarquable. L’adresse qui figurait sur l’enveloppe était rédigée avec soin, d’une petite écriture appliquée, mais la lettre elle-même aurait pu être écrite par un Persan ayant appris le script anglais. L’écriture était droite, mais les caractères étaient curieusement contournés, et présentaient une affectation dans les pleins et les déliés qui m’évoqua irrésistiblement un manuscrit oriental, tout en demeurant parfaitement lisible. Or, le problème, c’est qu’en fouillant les poches du gilet du mort, on a découvert un petit agenda, presque entièrement rempli de notes au crayon. Il renfermait essentiellement des informations personnelles, par opposition aux activités professionnelles : des rendez-vous avec des amis, des comptes rendus de premières théâtrales, l’adresse d’un bon hôtel à Tours, et le titre d’un nouveau roman – en tout cas, rien d’intime. Or, toutes ces notes étaient rédigées dans une écriture quasiment identique à celle du billet découvert dans la poche du veston de Sir Thomas Vivian ! Les deux écritures présentaient juste assez de différence pour permettre à l’expert d’attester qu’elles n’avaient pas été rédigées par la même personne. Je vais vous lire le passage de la déposition de Lady Vivian relatif à ce problème de l’écriture ; j’en ai une copie sur moi. Voici ce qu’elle a déclaré : « J’ai épousé mon défunt mari il y a sept ans ; à ma connaissance, il n’a jamais reçu aucune lettre dont l’écriture ressemblât à celle qui se trouve sur cette enveloppe, et je ne l’ai jamais vu employer une écriture semblable à celle de la lettre que j’ai sous les yeux. Je n’ai jamais vu mon mari utiliser cet agenda, mais je suis certaine qu’il devait le faire ; j’en suis persuadée car nous avons effectivement séjourné, en mai dernier, à l’hôtel du Faisan, rue Royale à Tours, dont l’adresse est mentionnée sur ce calepin ; je me souviens en effet qu’il a acheté le roman Une Sentinelle, il y a environ six semaines. Par ailleurs, Sir Thomas Vivian n’a jamais aimé manquer les premières au théâtre. Son écriture habituelle était totalement différente de celle qui est utilisée dans ce carnet. »

« En dernier lieu, revenons-en à la note proprement dite. J’en ai ici un fac-similé. Je le dois à l’amabilité de l’inspecteur Cleeve, qui m’a fait l’honneur d’être amusé par ma curiosité d’amateur. Lisez-le, Phillipps ; vous prétendez vous intéresser aux inscriptions sibyllines, voici l’occasion d’exercer votre talent.

Malgré lui, M. Phillipps avait été captivé par les étranges circonstances évoquées par Dyson ; il saisit donc la feuille de papier et l’examina attentivement. L’écriture en était tout à fait surprenante, en effet ; ainsi que Dyson l’avait constaté, elle n’était pas sans rappeler l’écriture perse par la tournure générale de ses caractères, mais restait parfaitement lisible.

— Lisez-le à voix haute, insista Dyson ; et Phillipps lui obéit :

 

« La main n’a pas été pointée en vain. La signification des astres a cessé d’être obscure. Chose étrange, le ciel noir a disparu hier, ou a été dérobé, mais c’est sans importance, car j’ai un globe céleste. Notre ancienne orbite reste inchangée ; vous n’avez pas oublié le nombre de mon signe, ou préférez-vous me fixer une autre maison ? J’ai visité la face cachée de la lune, et je peux vous apporter quelque chose pour le prouver. »

 

— Qu’en pensez-vous ? demanda Dyson.

— Cela ne me paraît être que du charabia, dit Phillipps ; vous pensez vraiment que cela a une signification ?

— Oh, assurément. Ce mot a été posté trois jours avant le meurtre ; on l’a retrouvé dans la poche de l’homme assassiné ; il est rédigé dans cette écriture bizarre dont l’homme assassiné se servait lui-même pour ses notes personnelles. Il y a certainement un but derrière tout ceci et les circonstances de l’affaire Sir Thomas Vivian cachent, à mon avis, quelque chose d’assez vilain.

— Et quelle est votre théorie ?

— Oh, les théories me paraissent prématurées ; il est encore trop tôt pour énoncer des conclusions. Mais je pense avoir définitivement réglé son compte à votre Italien. Je vous le répète, Phillipps, toute cette affaire présente à mes yeux un aspect hideux. Je suis incapable d’agir comme vous le faites, et de me conforter avec des axiomes selon lesquels telle ou telle chose est impossible et n’est jamais arrivée. Vous remarquerez que les premiers mots de la lettre sont « la main ». Si on le rapproche de ce que nous savons de la main dessinée sur le mur, cela me semble suffisamment significatif ; et à la lumière de ce que vous m’avez appris sur l’histoire et la signification de ce symbole, sur ses liens avec une foi très ancienne et des croyances venues du fond des âges, toute cette affaire m’apparaîtra – pour moi, en tout cas – comme un témoignage du mal. Non, je m’en tiendrai à ce que je vous ai dit ce soir-là, en plaisantant à moitié, avant de sortir. Il existe autour de nous des sacrements du Mal, tout comme du Bien, et je crois que nous vivons et que nous nous déplaçons dans un monde inconnu, un lieu où il y a des cavernes, des ombres et des habitants tapis dans la pénombre. Je crois possible que l’homme puisse parfois régresser sur le chemin de l’évolution, et j’ai la conviction qu’une effroyable tradition n’est pas encore morte.

— Je ne peux vous suivre dans cette voie, dit Phillipps ; cela semble étrangement vous intéresser. Quelles sont vos intentions ?

— Mon cher Phillipps, répondit Dyson d’un ton plus enjoué, j’ai bien peur d’être obligé de descendre un peu dans le monde. J’ai une série de visites en perspective aux prêteurs sur gages, sans oublier les patrons de pub. Je dois cultiver mon penchant pour la bière ; pour ce qui est du tabac fort, je l’aime et le chéris déjà de tout mon cœur.