L’ÉTRANGE AVENTURE DU MONT NEPHIN

La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, je disais, je crois, que j’entendis un jour X dire à Y : « Vous avez appris, j’imagine, que Confucius est venu » – et n’en crus pas un mot. Pas un mot hier, et pas davantage aujourd’hui. Mais si l’on y songe, il me serait difficile de justifier de mon incrédulité sur des bases strictement rationnelles. Qui sommes-nous pour prétendre comprendre les lois du royaume de l’invisible ? De l’aveu général, et de façon démontrable, nous méconnaissons chaque jour, oui, nous méconnaissons hideusement les lois de notre propre monde. Nous condamnons des innocents, nous acquittons des coupables. Nous lapidons prophètes et poètes ; nous applaudissons, nous couronnons des imposteurs et d’horribles charlatans. L’Allemagne s’assure une victoire incroyable, puis succombe aux chagrins les plus terribles. Et les parieurs défendent des chevaux, des « coups sûrs » qui cependant passeront la course à se traîner en bout de piste. De toute évidence, nous savons bien peu des choses visibles, et nous voudrions considérer l’invisible du haut de nos dogmes ? Quel droit avais-je d’accueillir avec incrédulité, avec dérision, les manifestations supposées du grand sage chinois ?

Aucun, si j’avais pris la proposition – « Confucius est venu » – simplement pour ce qu’elle est. Je ne sais rien de l’état présent de l’esprit de Confucius, ni de ses capacités ; et je n’ai aucun droit de soutenir quelque opinion que ce soit à ce sujet. Je défendrai ainsi ma réaction : ces propos ont été prononcés par un spirite. Une longue expérience m’a enseigné que les spirites sont gens fort crédules, qu’on les a trompés, escroqués et roulés sans cesse, et qu’ils n’y ont jamais gagné ni prudence, ni esprit critique. On démasque le médium à l’ardoise truquée ; lui succède le médium à la photographie truquée ; et le photographe des esprits, une fois dénoncé, fait place au manipulateur d’ectoplasme – ectoplasme qui, en temps et en heure, se révèle n’être qu’un morceau de gaze. De sorte qu’au total, je crois pouvoir me justifier. On peut encore m’amener à croire à une manifestation quelconque, à une apparition de Confucius, mais point sur des bases spirites. Très franchement, ce que le spirite dit lorsqu’il traite de son sujet ne prouve rien. Mais lorsqu’il parle de chimie, d’échecs ou de culture des roses, il peut être l’homme le plus digne de confiance.

 

Voilà pour les fondements de l’incrédulité ; maintenant, suit un sujet plus difficile : les fondements de la croyance en une des histoires les plus étranges que j’aie jamais entendues. Je m’empresse d’ajouter que je l’ai lue l’an dernier dans Light, qui est le grand magazine spirite d’Angleterre, et que, d’après ce que j’en connais, la narratrice elle-même pourrait fort bien être de ce bord-là. Il y a une chose que je sais : elle était fort peu désireuse de publier le récit de cette expérience, de peur qu’on ne la prît pour une imbécile. Et l’on peut remarquer de surcroît que, quelle que soit l’opinion que l’on se fasse de cette histoire, elle n’est certainement pas spirite. Son ambiance n’a absolument rien à voir avec celle d’une séance.

Bon. Parlons maintenant de l’aventure. Le 20 juillet 1929, ou une date approchante, un groupe de six personnes partit gravir le mont Nephin, au-dessus du Lough Conn, dans le comté de Mayo, en Irlande. Il y avait trois hommes et trois femmes, et l’une des femmes, qui s’était blessée au genou, renonça après une heure de marche et convint d’attendre ses compagnons à la ferme où le groupe avait laissé sa voiture. La journée était claire et ensoleillée. La randonnée commença à onze heures ; ils atteignirent le sommet à trois heures moins le quart et à trois heures commencèrent à redescendre. « Nous reprîmes le chemin du retour isolément, ou en petit groupe ; mon mari seul, F.H., James et moi ensemble et l’autre homme assez loin devant nous. Soudain F.H. s’écarta de nous et disparut derrière le contrefort de la colline. Personne n’y trouva vraiment à redire, car dans nos randonnées estivales en montagne, elle descendait souvent en suivant son propre itinéraire. James et moi continuâmes un moment notre chemin, puis nous nous regardâmes bientôt l’un l’autre en nous disant : « Il est arrivé quelque chose à F.H. ! » Nous en étions tellement persuadés que nous appelâmes les deux autres messieurs, qui nous rejoignirent. Nous décidâmes qu’ils devaient retourner à la montagne, à l’endroit où nous avions vu F.H. pour la dernière fois, et se mettre à sa recherche, tandis que je finirais la descente et les attendrais à la ferme. »

La narratrice continue donc son chemin vers la vallée, et garde un œil attentif à la recherche de F.H. disparue. Elle s’assied, et entend « un drôle de gémissement » derrière elle, le gémissement d’un enfant égaré. Elle regarde autour d’elle et voit une silhouette qu’elle croit être celle de James lui faisant signe. Elle se dirige vers la silhouette : il n’y a personne. Elle se rassied, admire la vue, et « quelqu’un rit » juste derrière elle. Cette silhouette qui semble être celle de James apparaît et disparaît de nouveau, et la narratrice enfin arrive à la ferme, pensant y trouver la jeune fille au genou blessé. « Les gens de la ferme me dirent qu’elle n’avait pas été là de toute l’après-midi. À ce moment-là, elle rentra, très en colère, me disant qu’au début de l’après-midi, j’étais redescendue de la montagne et lui avais fait signe, mais que je n’avais pas attendu qu’elle me rejoigne. (Elle n’était pas allée bien loin : elle avait trébuché dans une fondrière et trouvé la marche trop pénible.) Je n’avais bien évidemment rien fait de tel. »

À sept heures et demie, les messieurs reviennent. Ils n’ont pas trouvé la moindre trace de la jeune femme disparue, F.H. L’un d’eux, James, a, par deux fois, vu du coin de l’œil un gourdin s’abattre en tournoyant sur lui, et à chaque fois il a dû bondir pour l’éviter. La disparition de F.H. inquiète fort le groupe, et la narratrice commence à questionner l’homme de la ferme. Y a-t-il des gouffres ou des carrières dans la montagne, où l’on pourrait tomber ? En aucune sorte. Y a-t-il des enfants dans la montagne ? Tous les enfants sont à l’école. Puis :

« Et le Petit Peuple ? Son visage se ferma complètement, et il se tourna vers la porte, en disant : « On ne parle pas de cela. »

Et la malheureuse F.H., la disparue ? Ils finissent par la retrouver dans un poste de police, au pied de la montagne. Et elle raconte une histoire très singulière. « Elle ne sait pas, dit la narratrice, elle est dans l’incapacité la plus complète d’imaginer ce qui a pu lui arriver. Tout ce qu’elle peut dire, c’est qu’il lui semblait être tombé dans un état de complète inconscience, où elle continuait cependant à penser qu’elle marchait près de nous. En réalité, elle était partie loin de nous. Elle ne sait ce qui l’a soudainement « saisie » ; elle raconte que pendant un moment, le temps était aboli, et qu’une force étrange la tirait en avant. Puis elle s’est rendue compte que nous n’étions plus là, et a entendu gémir une voix. Elle est allée dans la direction d’où provenait cette voix, pensant trouver quelqu’un. Elle a traversé un ravin ; elle entendait encore la voix, et aussi quelqu’un qui jouait du cor, mais elle n’a vu personne. Puis elle a cru voir une personne de petite taille, un peu plus loin et en contrebas de l’endroit où elle se trouvait, un enfant peut-être ; elle est descendue vers cet endroit, a traversé un autre ravin et n’a trouvé personne, bien que les voix se fassent encore entendre. Après quoi, elle s’est rendue compte qu’elle s’était perdue, et s’est dirigée vers la route blanche, au-dessous du chemin ; elle a marché près d’une douzaine de kilomètres jusqu’à un poste de police, où nous l’avons retrouvée un peu plus tard. »

Cette étrange histoire, je la crois vraie du premier jusqu’au dernier mot. Mais il m’est difficile, ou plutôt impossible, d’expliquer les fondements de ma croyance. Parfois, nous pouvons nous reposer sur la personnalité du narrateur ou de la narratrice : mais je ne sais rien de cette dame qui écrivit cette aventure du mont Nephin. Elle est, ou était à l’époque, maître de conférences à l’Université ; et l’on peut insister sur le fait que les maîtres de conférences d’université passent rarement leur temps à concocter de scandaleuses fariboles. Voilà une proposition très certainement exacte ; mais elle n’est, loin s’en faut, guère de nature à prouver la véracité de notre histoire. Je puis seulement dire qu’en ce qui me concerne, je trouve criante de vérité toute cette narration ; je suis persuadé que les personnages de l’histoire ont vraiment ressenti les impressions, les sensations dont ils parlent.

Et qu’est-ce donc, ou qui est-ce, qui causa ces impressions, ces sensations ? Ici, je dois me contenter de sympathiser avec F.H., qui perdit son chemin : « Elle ne sait pas, elle est dans l’incapacité la plus complète d’imaginer ce qui a pu lui arriver. » Je ne sais pas non plus, ni ne puis élucider les causes de ce qui arriva à ce groupe de randonneurs. Furent-ils tourmentés, égarés et trompés par le Petit Peuple, Daione Sidhe, les Fées ? En cela je suis comme « l’homme de la ferme » ; je n’en parle pas – parce que je n’y connais rien. La tradition, même incroyable, est souvent tout à fait digne de confiance : je pourrais avancer bien des exemples pour étayer cette proposition. Mais les traditions originales du Petit Peuple ont été irrémédiablement corrompues par l’invention littéraire ; les fées de Shakespeare, de Herrick et des autres Élisabéthains ont quitté depuis bien longtemps leurs collines, leurs landes natales. Je ne puis affirmer que les gens qui gravirent le mont Nephin en juillet 1929 furent assaillis par les fées ; mais je crois que nous pouvons dire que des expériences semblables à la leur furent à l’origine de nos premières connaissances sur les fées.

 

Traduction de Anne-Sylvie Homassel