L’Histoire du Cachet Noir

Il faut maintenant que j’entre dans les détails de mon histoire. Je suis la fille d’un ingénieur civil, Steven Lally, qui par malheur mourut subitement au début de sa carrière, sans avoir eu le temps de mettre de côté assez d’argent pour assurer l’avenir de sa femme et de ses deux enfants.

Ma mère trouva le moyen de faire vivre sa petite famille malgré l’incroyable modicité de ses ressources ; nous habitions à la campagne, dans un village isolé, parce que la vie y était moins chère qu’à la ville, mais malgré cela nous fûmes élevés dans des conditions de stricte économie. Mon père était un homme intelligent et instruit ; il avait laissé une bibliothèque contenant des livres peu nombreux mais bien choisis, les meilleurs classiques grecs, latins et anglais ; ils constituaient notre unique distraction. Mon frère, je m’en souviens, a appris le latin dans les Meditationes de Descartes ; quant à moi, au lieu des petites histoires dans lesquelles les enfants apprennent habituellement à lire, je n’avais rien à ma disposition de plus attrayant qu’une traduction des Gesta Romanorum. Nous avons grandi ainsi, en enfants sages et studieux ; avec le temps mon frère parvint à se suffire à lui-même, mais je continuai à vivre à la maison. Ma mère était devenue infirme et avait besoin de mes soins constants ; il y a environ deux ans, elle est morte à la suite d’une pénible maladie qui durait depuis de longs mois. Ma situation était tragique ; le mobilier délabré suffit à peine à payer les dettes que j’avais été obligée de contracter ; quant aux livres, je les avais envoyés à mon frère, sûre de lui faire un immense plaisir. J’étais absolument seule. Je partis pour Londres dans l’espoir de trouver un emploi. Il était convenu avec mon frère qu’il subviendrait à mes dépenses mais, sachant à quel point il était mal payé, je lui avais juré que ce ne serait que pour un mois. Si je ne parvenais pas dans ce délai à trouver du travail, je préférais mourir de faim plutôt que de le priver de quelques malheureuses livres mises de côté pour les mauvais jours. Je louai une petite chambre dans une banlieue lointaine, la moins chère que je pusse trouver ; je vivais de pain et de thé, mes journées passaient en vaines réponses aux petites annonces et en démarches non moins vaines aux adresses que j’y avais relevées. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines et je ne trouvais toujours rien ; jusqu’au moment où mon dernier trimestre de location vint à expiration et où je me trouvai devant la perspective sinistre de mourir lentement de faim. Ma propriétaire était bonne à sa façon : elle connaissant l’exiguïté de mes moyens et je suis persuadée maintenant qu’elle ne m’aurait jamais mise dehors ; il ne me restait cependant qu’à m’en aller et a essayé d’aller mourir dans un endroit tranquille. Nous étions en hiver, un épais brouillard blanc s’était amoncelé au début de l’après-midi et épaissi à mesure que la journée avançait. C’était dimanche, je m’en souviens, tout le monde était à l’église. Vers trois heures je me glissai au-dehors et me mis à marcher aussi vite que me le permettaient mes forces diminuées par les privations. Cette brume blanchâtre noyait les rues dans un silence ouaté, les branches dénudées des arbres s’étaient chargées d’un givre épais qui faisait aussi scintiller les barrières de bois ; le sol verglacé craquait sous mes pas avec un bruit sinistre. J’allais au hasard, tournant tantôt à gauche, tantôt à droite, sans me soucier de regarder le nom des rues ; les souvenirs que j’ai gardés de cet après-midi de dimanche ressemblent aux fragments décousus d’un mauvais rêve. Je n’y voyais que confusément, j’avançais en trébuchant dans des rues qui n’étaient ni la ville ni la campagne ; d’un côté les champs grisâtres se fondaient dans un univers de brume cotonneuse, de l’autre, c’étaient des villas confortables : je pouvais, en passant, voir se refléter sur les murs la clarté vacillante d’un bon feu mais l’ensemble me paraissait dénué de réalité. Des murs de briques rouges et des fenêtres illuminées, le contour imprécis des arbres, cette campagne éclairée d’une lumière incertaine, les réverbères commençant à percer les ombres blafardes comme autant d’étoiles, la voie ferrée s’enfonçant dans l’horizon, entre de hauts talus, les lueurs rouges et vertes des signaux, étaient pour mon cerveau épuisé et mes sens émoussés par la faim autant d’images fugitives. De temps en temps, j’entendais un pas rapide résonner sur la route macadamisée, des hommes, enfouis dans leur manteau au col relevé, se hâtaient pour se réchauffer, se réjouissant à coup sûr par avance de retrouver le feu brillant dans l’âtre, une pièce aux rideaux bien tirés et aux vitres recouvertes de givre, l’accueil chaleureux de leurs amis ; mais, à mesure que tombait le soir, les piétons se faisaient de plus en plus rares ; je fus bientôt seule dans les rues que j’enfilais les unes après les autres. Je continuais d’avancer de ce pas incertain, dans le silence ouaté, aussi attristée que si j’avais erré dans une ville morte. Je me sentais de plus en plus faible, à bout de forces, mon cœur se serrait comme à l’approche de la mort. Soudain, à l’instant où je tournais un coin de rue, quelqu’un m’accosta sous un réverbère et j’entendis une voix me demander avec courtoisie si j’aurais l’amabilité d’indiquer le chemin d’Avon Road. Sous l’influence du choc soudain causé par cette rencontre, ce qui me restait d’énergie m’abandonna tout d’un coup, je m’effondrai accablée, prostrée, sur le trottoir, je me mis à pleurer, à sangloter, à rire, en proie à une violente crise nerveuse. Un instant plus tôt, j’étais prête à mourir. En franchissant le seuil de la maison qui avait été pour moi un abri momentané, j’avais dit adieu à tous mes espoirs, à mes souvenirs ; la porte s’était refermée sur moi dans un fracas de tonnerre, c’était comme si un rideau de fer était retombé sur ce qui avait été ma brève existence et, désormais, j’avais un court chemin à faire dans un monde de ténèbres et de tristesse ; j’entrais en scène pour le premier acte de la tragédie de la mort. Puis cela avait été une marche sans but dans le brouillard, dans cette blancheur qui enveloppait tout, les rues vides, ce silence accablant ; jusqu’à l’instant où une voix s’était adressée à moi, comme si, étant morte, je venais de renaître à la vie. En quelques minutes, je pus reprendre mes esprits ; je me relevai et vis en face de moi un monsieur entre deux âges, d’un aspect agréable, très correctement vêtu. Il me regardait avec un air de grande compassion, mais, sans me laisser le temps de lui répondre en balbutiant que je ne connaissais pas le quartier, car je n’avais en vérité pas la moindre idée du lieu où je me trouvais, il prit la parole :

— Ma chère madame, vous semblez vous trouver dans une affreuse détresse. Vous ne pouvez savoir à quel point vous m’avez inquiété. Puis-je vous demander la cause de cet état, dans lequel je vous vois ? Je vous garantis que vous pouvez en toute sécurité vous confier à moi.

— Vous êtes trop bon, lui répondis-je, mais je crains bien qu’il n’y ait rien à faire. Ma situation semble désespérée.

— Ridicule ! Vous êtes bien trop jeune pour parler ainsi. Venez, marchons un peu, vous allez me raconter vos ennuis. Peut-être pourrai-je faire quelque chose pour vous.

Ses manières avaient un côté apaisant et persuasif. Tandis que nous marchions, je lui donnai un aperçu de mon histoire et lui dépeignis le désespoir qui m’avait étreint, en me donnant un avant-goût de la mort.

— Vous avez tort de renoncer aussi vite, me dit-il lorsque j’eus terminé. À Londres, il faut bien plus d’un mois pour se frayer un chemin. Londres, Mlle Lally, n’est pas une ville ouverte, sans défenseurs. C’est une place forte ceinte de fossés, de douves aux étranges ramifications. Comme cela se produit toujours dans les grandes villes, les conditions de vie sont devenues extrêmement artificielles ; pour s’opposer à un homme, à une femme, qui cherche à se tailler une place de haute lutte, il n’existe pas une simple palissade, mais des lignes serrées de dispositifs subtils, des mines, des chausse-trapes qu’il faut beaucoup d’habileté pour franchir. Vous vous étiez imaginé, dans votre candeur, qu’il suffisait de donner de la voix pour voir s’écrouler ces murailles, mais l’époque de ces victoires éclatantes est révolue. Reprenez courage, vous apprendrez sous peu le secret de la réussite.

— Hélas, monsieur, répondis-je, je ne doute pas que vos conclusions ne soient exactes, mais, pour le moment, je suis, me semble-t-il, très engagée sur la route qui mène droit à la mort d’inanition. Vous venez de parler d’un secret ; au nom du Ciel, pour peu que vous ayez pitié de ma détresse, dites-le-moi !

— C’est ici que réside l’étrangeté de tout cela, répondit-il en riant de bon cœur. Ceux qui détiennent le secret ne pourraient le confier, même s’ils le voulaient ; il est positivement aussi impossible à dévoiler que la doctrine de base de la franc-maçonnerie. Mais je puis vous dire une chose, c’est que vous avez déjà franchi au moins le premier stade de l’initiation. Et il repartit de son rire.

— S’il vous plaît, ne vous moquez pas de moi, répondis-je. Ce que j’ai fait, que sçais-je(10) ? Je suis ignorante au point de ne pas savoir en cet instant où je vais trouver de quoi faire mon prochain repas.

— Excusez-moi. Vous m’avez demandé ce que vous aviez fait : eh bien ! vous m’avez rencontré. Cessons cette escrime verbale. Je vois que vous jouissez d’une bonne éducation acquise par vous-même, la seule qui ne soit pas infiniment pernicieuse, et j’ai besoin d’une gouvernante pour mes deux enfants. Je suis veuf depuis quelques années, mon nom est Gregg. Je vous offre la situation en question, et voulez-vous que, pour ce qui est de votre traitement, nous disions cent livres par an ?

Je ne pus que bredouiller quelques paroles de remerciements. Il me glissa dans la main une carte portant son adresse et un billet à titre d’acompte. Puis il me dit au revoir en me demandant de lui rendre visite un ou deux jours plus tard.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance du professeur Gregg. Serez-vous étonné après cela si je vous dis qu’en me souvenant de ce moment de désespoir, du vent qui m’avait glacée, et qui semblait arriver directement des portes de la mort, je n’ai pas tardé à le considérer comme un second père ? Avant la fin de la semaine, je prenais mes nouvelles fonctions. Le professeur avait loué un vieux manoir construit en briques dans la banlieue ouest de Londres. C’est là, dans ce site entouré de belles pelouses et de vergers, adouci par le murmure des ormes centenaires qui se balançaient au-dessus du toit, que s’ouvrit un nouveau chapitre de ma vie. Vous qui savez quelles étaient les occupations du professeur, vous ne serez pas surpris d’apprendre que la maison était bourrée de livres, que des vitrines pleines d’objets étranges et même hideux, étaient accrochées à tous les endroits disponibles dans ces vastes pièces basses de plafond. Gregg était de ces hommes qui ne pensent qu’à la science et je ne fus pas longue à être gagnée par son enthousiasme et à faire des efforts pour partager sa passion de la recherche. En quelques mois j’étais peut-être devenue plutôt sa secrétaire que la gouvernante des deux enfants ; j’ai passé plus d’une soirée installée à une table, à la lumière d’une lampe voilée, pendant que lui, arpentant la pièce de long en large, me dictait le texte de son Manuel d’Ethnologie. Mais parmi ces études sérieuses et précises j’ai toujours senti un désir caché, une aspiration vers une chose à laquelle il ne faisait aucune allusion ; de temps en temps, il s’interrompait net et sombrait dans une rêverie hantée, me semblait-il, par la perspective lointaine de quelque découverte hardie. Le manuel se trouva enfin terminé ; nous commençâmes à en recevoir les épreuves ; il me fit confiance pour procéder à leur lecture, se réservant ensuite la révision finale. Sa lassitude à l’égard du travail qu’il avait entrepris ne faisait que s’accroître et ce fut avec les éclats de rire joyeux d’un collégien à la fin de l’année scolaire qu’il me tendit un jour un exemplaire du livre en me disant :

— Voilà, j’ai tenu parole. J’avais promis d’écrire cet ouvrage, c’est chose faite. Maintenant, me voici libre de vivre pour atteindre des objectifs plus particuliers ; je vais vous l’avouer, Mlle Lally, j’ambitionne la renommée de Christophe Colomb. J’espère que vous allez me voir dans le rôle de l’explorateur.

— À coup sûr, lui dis-je, il reste peu à explorer. Vous êtes né quelques siècles trop tard.

— Je crois que vous faites erreur, répondit-il ; il reste encore à explorer des pays bizarres, des continents étrangement vastes. Ah ! Mlle Lally, nous nous trouvons au sein de sacrements et de mystères redoutables et ce que nous deviendrons ne nous apparaît pas encore. La vie n’est pas une chose simple, elle ne se résume pas à un amas de veines et de muscles que le scalpel du chirurgien met à nu ; l’homme est le secret que je me propose de scruter, et avant d’être en mesure de le découvrir, je dois franchir des mers bouillonnantes, des océans et des brumes accumulées au cours de milliers d’années. Vous connaissez le mythe de l’Atlantide ; eh bien ! si ce n’était pas un mythe et si mon destin était précisément d’être connu de la postérité sous le nom d’explorateur de cette terre merveilleuse ?

Derrière ces mots, on le sentait bouillir d’excitation, son visage s’illuminait de la fièvre du chasseur ; devant moi j’avais un homme qui se croyait appelé à se mesurer avec l’inconnu. Je fus traversée d’un frisson d’allégresse à la perspective de participer à cette aventure ; à mon tour, je brûlais du désir de me lancer dans cette chasse sans m’arrêter à la pensée que je ne savais pas ce que nous devions mettre à jour.

Le lendemain matin, le professeur Gregg m’emmena dans son cabinet privé dont un mur était entièrement recouvert de casiers ; chaque tiroir était clairement étiqueté ; c’était, rangé en quelques mètres de superficie, le butin d’années de recherches.

— Ma vie est ici ; il y a les faits que j’ai rassemblés au prix de tant de peine, et cependant, ce n’est rien. Non, rien à côté de ce que je suis sur le point d’entreprendre. Regardez ceci, dit-il en me conduisant près d’un vieux secrétaire, un meuble extraordinaire et très patiné, qui se trouvait dans un coin. Il en ouvrit l’abattant et l’un des tiroirs.

« Quelques bouts de papier, continua-t-il, et un morceau de pierre noire portant de curieuses marques et comme des égratignures, voilà tout ce que contient ce tiroir. Vous voyez ici une vieille enveloppe portant ce timbre rouge foncé qui date de vingt ans, mais j’ai écrit au dos quelques lignes au crayon ; voici une feuille d’un manuscrit, et là quelques coupures extraites d’obscurs journaux locaux. Et si vous me demandez l’idée ayant présidé à cette collection, de quoi traitent ces articles, vous n’y verrez rien d’extraordinaire : une jeune bonne travaillant dans une ferme, qui disparut pour ne jamais reparaître, un enfant qui, suppose-t-on, serait tombé dans une carrière de montagne abandonnée, quelques inscriptions sibyllines sur un rocher, un homme assassiné à l’aide d’une arme étrangère ; telles sont les pistes que je dois suivre. Oui, je sais ce que vous allez dire. Il y a une explication toute prête pour chacun de ces faits : la jeune fille s’est enfuie à Londres, ou à Liverpool, à moins que ce ne soit à New York : l’enfant est peut-être au fond d’un puits abandonné, et les lettres tracées sur le rocher peuvent résulter du caprice de quelque vagabond. Oui, oui, j’admets tout cela : mais je sais que je détiens la clef véritable. Regardez ! Et il me tendait un morceau de papier jauni.

J’y lus ces mots : Inscriptions découvertes sur un rocher des Grey Hills. Suivait un mot qui s’était effacé, probablement le nom d’un comté et une date remontant à une quinzaine d’années. Au-dessous étaient tracés un certain nombre de caractères rudimentaires, ayant un peu la forme de coins ou de poignards, aussi étranges et incongrus que s’ils avaient appartenu à l’alphabet hébreu.

— Maintenant, le cachet, dit le professeur Gregg en me tendant la pierre noire. Un objet d’environ cinq centimètres de long, ressemblant à un bourre-pipe, en plus grand.

Je le tins à la lumière et constatai avec surprise que les caractères tracés sur le papier se retrouvaient sur le cachet.

— Oui, dit le professeur, ils sont identiques. Les inscriptions ont été faites sur le rocher il y a quinze ans, au moyen d’une substance rouge. Les caractères du cachet datent d’au moins quatre mille ans, peut-être davantage.

— Est-ce une supercherie ? demandai-je.

— Non, mais je l’ai cru tout d’abord. Je n’avais pas envie de consacrer ma vie à une plaisanterie. J’ai vérifié très soigneusement. À part moi, il n’y a qu’une seule personne qui connaisse l’existence de ce cachet noir. En outre, il y a d’autres raisons dans le détail desquelles je ne puis entrer en ce moment.

— Mais que veut dire tout cela ? dis-je. Je ne comprends pas à quelle conclusion cela conduit.

— Ma chère Mlle Lally, voilà une question que je préférerais laisser pour le moment sans réponse. Peut-être ne serai-je jamais capable de dire quels sont les secrets dont la solution se trouve contenue dans tout cela : quelques vagues indices, les grandes lignes de tragédies villageoises, quelques marques tracées avec de l’argile sur un rocher, et un cachet ancien. Curieux assemblage de documents à utiliser comme point de départ ! Une demi-douzaine de témoignages, et vingt ans avant de pouvoir seulement les rassembler ; et qui sait quel mirage, quelle terra incognita se trouve au-delà ? Je regarde par-dessus des eaux profondes, Mlle Lally, et après tout la terre qui se trouve au-delà n’est peut-être qu’une brume légère. Mais je continue à croire qu’il n’en est rien et dans peu de mois nous saurons si j’ai tort ou raison.

Il me laissa et, une fois seule, je m’efforçai de sonder le mystère, de me demander à quel résultat pouvait bien mener un aussi bizarre faisceau de choses disparates. Je n’étais pas, pour ma part, complètement dépourvue d’imagination et j’avais toutes les raisons de respecter l’intelligence solide du professeur ; cependant je ne voyais dans le contenu de ce tiroir que des éléments rassemblés par pure fantaisie, et j’essayais vainement d’imaginer la théorie que l’on pouvait fonder sur les fragments qui m’avaient été montrés. À dire vrai, je ne pouvais envisager ce que j’avais entendu et vu que comme le premier chapitre d’une histoire extravagante ; et cependant je brûlais au fond de moi-même de curiosité ; jour après jour, je scrutais le visage du professeur Gregg pour y lire quelque symptôme de ce qui allait se produire.

Ce fut un soir après dîner que le mot décisif fut prononcé.

— J’espère que vous pourrez faire vos préparatifs sans trop de difficultés, me dit-il sans autre préambule. Nous partons dans une semaine.

— Vraiment ? demandai-je tout étonnée. Et où allons-nous ?

— J’ai loué une maison de campagne dans l’ouest de l’Angleterre, non loin de Caermaen, une petite ville tranquille, qui fut autrefois une cité importante, et où se trouvait le quartier général d’une légion romaine. C’est un endroit très triste, mais la campagne est jolie et l’air excellent.

Je crus remarquer une lueur dans ses yeux et devinai que cette brusque décision avait un rapport avec la conversation que nous avions eue quelques jours auparavant.

— Je prends avec moi tout juste quelques livres, dit le professeur Gregg. Le reste attendra ici notre retour. J’ai des vacances, poursuivit-il avec un sourire, et je ne serai pas fâché d’abandonner pour un temps mes vieux ossements, mes pierres et toutes ces saletés. Savez-vous que voilà trente ans que je peine sur des faits ? Il est temps de passer aux fantaisies.

Les jours s’écoulèrent vite ; je pouvais voir le professeur frissonner de nervosité contenue et, devant son expression d’impatience et de joie anticipée au moment où nous laissions le vieux manoir derrière nous pour entamer notre voyage, j’avais peine à en croire mes yeux. Nous nous mîmes en route à midi et le soir nous parvînmes dans une petite gare de campagne. J’étais fatiguée, énervée, le parcours au long des chemins me fit l’effet d’un rêve. Ce furent d’abord les rues désertes d’un village oublié où nous sommes passés pendant que j’entendais le professeur Gregg évoquer les légions d’Auguste, le cliquetis des armes, la pompe impressionnante du cortège qui suivait les aigles ; puis le large fleuve atteignant son plus haut niveau tandis que le dernier rayon de soleil brillait faiblement dans ses eaux jaunâtres, les prairies sans fin, les champs de blé en train de mûrir, le chemin creux serpentant sur la pente entre les collines et l’eau. À la fin, nous nous mîmes à monter et l’air parut se raréfier. Je regardai vers le bas et je vis une brume blanchâtre épouser les méandres de la rivière comme un linceul, une campagne au tracé imprécis noyé par l’ombre, les formes fantastiques que l’imagination faisait apparaître dans les collines arrondies et les bois accrochés aux pentes, les contours à peine ébauchés des tertres moins élevés, et, dans le lointain, un brasier allumé sur le sommet de la montagne qui, alternativement, lançait une colonne de flammes éblouissantes ou s’éteignait jusqu’à n’être plus qu’un point d’un rouge incandescent. Nous montions à pas lents par un large sentier, je sentais le souffle frais qui m’apportait les secrets du bois situé au-dessus de nous ; j’avais l’impression d’errer à l’aventure ; au plus profond de ses taillis, il y avait le murmure de l’eau s’écoulant doucement, la senteur des feuilles fraîches, la respiration de la nuit d’été. La voiture finit par s’arrêter ; je pouvais à peine discerner la forme de la maison ; j’attendis un moment près du porche à colonnes. Le reste de la soirée s’écoula comme un rêve peuplé de visions étranges, en ce lieu où je me sentais prisonnière du bois profondément silencieux, de la vallée et de la rivière.

Le lendemain, à mon réveil, en regardant par la large fenêtre de la vaste chambre meublée à l’ancienne mode que j’occupais, j’aperçus sous un ciel gris cette campagne qui restait pour moi un mystère insondable. Une longue et ravissante vallée avec une rivière qui serpentait et qui en sortait plus bas, était franchie par un pont médiéval que j’entrevoyais, avec son arche et ses contreforts ; au-delà le terrain s’élevait nettement et les bois que je n’avais fait qu’entrevoir la veille au soir dans l’obscurité, avaient à présent quelque chose d’enchanté ; le léger souffle d’air qui pénétrait comme un soupir par la fenêtre ouverte ne ressemblait à aucun autre vent. Je regardai de l’autre côté de la vallée et, au-delà, les collines se succédant comme des vagues ; ici, une colonne de fumée bleuâtre s’élevait tout droit dans l’air calme du matin, sortant de la cheminée d’une vieille ferme en pierre grise, puis il y avait un sommet découpé couronné de fougères sombres ; au loin, je voyais le ruban blanc d’une route qui grimpait la pente pour disparaître dans quelque pays impossible à imaginer. Mais tout cela était limité par une grande muraille de montagnes, très étendue vers l’ouest et se terminant comme une forteresse par une pente raide et un tumulus arrondi qui se profilait nettement sur le ciel.

Je vis le professeur Gregg arpenter la terrasse sous mes fenêtres ; il savourait évidemment cette impression de liberté, et la pensée d’avoir pu dire pour un temps adieu à son travail habituel. Je le rejoignis et, avec de l’exultation dans la voix, il me désigna les pentes de la vallée et la rivière qui serpentait au pied de ces ravissantes collines.

— Oui, dit-il, cette région est étrangement belle ; et pour moi, elle me paraît chargée de mystère. Vous n’avez pas oublié ce tiroir que je vous ai montré, Mlle Lally ? Non, et vous avez deviné que ce n’est pas uniquement pour le bon air et la santé des enfants que je suis venu ici ?

— Je crois en effet l’avoir deviné, répondis-je, mais vous vous rappellerez que je ne connais rien de vos recherches, même pas leur nature ; quant au rapport qu’elles peuvent avoir avec cette magnifique vallée, je ne me sens pas capable de le soupçonner.

Il eut un sourire étrange.

— Ne croyez pas que je fasse du mystère pour le plaisir. Je n’explique rien jusqu’ici parce qu’il n’y a rien dont on puisse parler, rien de précis, je veux dire, qu’on puisse mettre noir sur blanc, qui soit ennuyeux, certain, irréfutable comme un rapport administratif. J’ai encore une autre raison : il y a des années, un entrefilet paru dans un journal attira par hasard mon attention et fit, en un instant, prendre corps à des pensées capricieuses et des imaginations presque sans forme qui avaient hanté bien des heures de rêverie et de réflexion, pour en faire une hypothèse qui se tenait. Je vis immédiatement que je m’avançais sur un terrain fragile ; ma théorie était extravagante, fantastique à l’extrême et je n’aurais voulu pour rien au monde y faire même allusion dans un texte destiné à la publication. Mais j’ai pensé qu’en compagnie de scientifiques comme moi, de gens qui connaissent les démarches conduisant à la découverte, qui savent que l’existence même du gaz d’éclairage dont s’illumine et resplendit aujourd’hui le moindre débit de boissons, était, il fut un temps, considérée comme une hypothèse hasardeuse, j’ai pensé, dis-je, que devant de tels hommes je pouvais m’aventurer à exposer l’objet de ma rêverie – appelons-le l’Atlantide, la pierre philosophale, enfin, du nom que vous voudrez – sans courir le risque de paraître ridicule. J’ai découvert que je m’étais lourdement trompé ; mes amis m’ont considéré d’un air consterné, puis se sont regardés entre eux, et j’ai pu voir à la fois de la pitié et du mépris insolent, dans les coups d’œil qu’ils ont échangés. L’un d’eux vint me voir le lendemain, et insinua que je devais souffrir de surmenage et d’épuisement cérébral. « Pour parler franc, lui dis-je, vous pensez que je deviens fou. Moi, je ne le crois pas ». Et je l’ai reconduit avec une certaine froideur. Depuis ce jour, je me suis juré de ne jamais souffler mot à âme qui vive du principe de ma théorie ; vous êtes la seule à qui j’aie jamais montré le contenu de ce tiroir. Après tout, je poursuis peut-être un mirage ; j’ai peut-être été trompé par le jeu des coïncidences ; mais quand je me trouve ici dans cette atmosphère de paix, de silence chargé de mystère, je suis plus que jamais sûr de me trouver sur la bonne piste. Venez, il est grand temps de rentrer.

Dans tout cela, il y avait pour moi matière à excitation et à émerveillement, tout à la fois ; je savais comment dans le travail courant le professeur avait l’habitude d’avancer pas à pas, en vérifiant tout point par point, en ne risquant jamais une affirmation sans preuve irréfutable. Je devinais cependant, plus par son regard et son ton chaleureux que par les paroles réellement prononcées, qu’il avait perpétuellement présente à l’esprit la vision de quelque chose de presque incroyable ; et moi qui, tout en étant douée d’une certaine imagination étais cependant plutôt sceptique, défiante à l’égard de la moindre trace de merveilleux, je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il n’était pas atteint de monomanie, et si, sur ce sujet en particulier, il ne laissait pas de côté la méthode scientifique qui était sa ligne de conduite dans la vie courante.

Cependant, avec ces images mystérieuses hantant mes pensées, je m’abandonnais entièrement au charme de la région. Sur le versant de la colline, au-dessus de la maison qui s’estompait, commençait la forêt : vue des collines d’en face, c’était une longue ligne sombre franchissant la rivière sur bien des kilomètres du nord au sud et se dirigeant au nord vers une contrée encore plus sauvage des collines stériles, des landes broussailleuses, un territoire étrange et inexploré, plus ignoré des Anglais que le cœur de l’Afrique. Seuls deux champs en pente rapide séparaient la maison des bois, les enfants étaient ravis de me suivre dans les sentiers ménagés au cœur des broussailles, entre deux murs unis de hêtres enchevêtrés aux troncs brillants, jusqu’au point culminant d’où l’on pouvait apercevoir d’un côté, au-dessus de la rivière, les ondulations du terrain déferlant à l’ouest pour aboutir à un grand mur de montagnes ; de l’autre côté, par-dessus la cime de milliers d’arbres. La vue portait au-dessus de prairies unies, jusqu’à la côte embrumée le long de laquelle miroitait une mer jaunâtre. J’avais pris l’habitude de m’asseoir sur le gazon doucement réchauffé par le soleil qui marquait le point où passait la voie romaine, tandis que les deux enfants couraient à la recherche des airelles qui poussaient sur les talus. Là, sous le ciel bleu foncé parcouru de gros nuages, comme de vieux galions aux voiles gonflées par le vent, de la mer aux collines, tandis que j’écoutais le murmure envoûtant du grand bois centenaire, je vivais uniquement pour le plaisir du moment, et ne me souvenais de ces choses étranges que lorsque nous étions rentrés à la maison pour trouver le professeur Gregg ou bien enfermé dans la petite pièce dont il avait fait son cabinet, ou bien arpentant la terrasse dans l’attitude patiente et enthousiaste du chercheur opiniâtre.

Un matin, environ huit ou neuf jours après notre arrivée, je regardais à ma fenêtre quand je vis le paysage se transformer complètement sous mes yeux. Les nuages étaient descendus bas et cachaient les montagnes à l’ouest ; le vent du sud rabattait la pluie en trombes auxquelles il faisait remonter la vallée, le petit ruisseau qui jaillissait de la colline au-dessous de la maison, à présent déchaîné, était devenu un torrent furieux se précipitant vers la rivière. Nous fûmes bien obligés de rester cloîtrés à l’intérieur ; quand j’en eus terminé avec mes élèves, je m’assis dans le petit salon où les vestiges d’une bibliothèque étaient entassés dans un meuble à l’ancienne mode. J’en avais une ou deux fois inspecté les rayons, mais les titres ne m’avaient guère attirée ; ils se limitaient à des sermons du XVIIIe siècle, à un vieux livre sur l’art vétérinaire, un recueil de poèmes écrits par des personnes de qualité la Connection de Prideaux, un volume dépareillé de Pope ; il ne semblait pas douteux que tout ce qui pouvait être de quelque valeur ou présenter le moindre intérêt avait été retiré. Cependant, de guerre lasse, je me mis à examiner à nouveau les reliures de mouton et de veau et je découvris, à ma grande joie, un bel in quarto ancien imprimé par les Stephani et contenant les trois livres de Pomponius Mela, De Situ Orbis, et d’autres œuvres de géographes anciens. Je savais assez de latin pour me débrouiller dans une phrase courante et je ne fus pas longue à me plonger dans ce curieux mélange de faits et de fantaisie – une lueur éclairant une petite partie du monde et au-delà, la brume, l’obscurité, les formes terrifiantes. En parcourant ces pages bien imprimées, j’eus mon attention attirée par le titre d’un chapitre de l’œuvre de Solinus :

 

MIRA DE INTIMIS GENTIBUS LIBYAE,

DE LAPIDE HEXECONTALITHO

 

c’est-à-dire : « Choses remarquables sur le peuple qui habite l’intérieur de la Libye et sur une pierre appelée Hexalithe. »

Ce titre étrange attira mon attention et je lus ce qui suit :

Gens ista avia et secreta habitat, in montibus horrendis fœda mysteria celebrat. De hominibus nihil aliud illi praeferunt quant figuram, ab humano ritu prorsus exulant, oderunt deum lucis. Stridunt potius quam loquuntur ; vox absona nec sine horrore auditur. Lapide quodam gloriantur, quem Hexecontalithon votant ; dicunt enim hunc lapidem sexaginta notas ostendere. Cujus lapidis nomen secretum ineffabile colunt : quod Ixaxar.

Ce que je traduisis en ces termes :

« Ce peuple habite des endroits écartés et secrets ; il célèbre sur les collines sauvages des cérémonies odieuses. Il n’a rien de commun avec l’homme, à part le visage, les mœurs de l’humanité lui sont totalement étrangères ; et il déteste le soleil. Ces êtres sifflent plutôt qu’ils ne parlent ; leurs voix sont rauques et l’on ne peut les entendre sans avoir peur. Ils se glorifient de la possession d’une certaine pierre qu’ils appellent Hexalithe car, d’après eux, elle porte soixante caractères. Et cette pierre a un nom qu’on ne peut prononcer et qui est Ixaxar. »

L’étrange incohérence de ce texte me fit rire ; je pensais qu’il était fait pour Sinbad le Marin ou tout autre conte des Mille et Une Nuits. Quand je vis le professeur Gregg dans le courant de la journée, je lui fis part de ma trouvaille et de ce texte fantasmagorique que j’avais lu. À ma grande surprise il me regarda avec une expression de profond intérêt.

— Vraiment très curieux, dit-il. Je n’avais jamais pensé que cela valût la peine d’aller voir dans les ouvrages des géographes anciens et je dois avouer que j’y ai perdu énormément. Tel est donc ce passage ? C’est probablement très vilain de vous priver de votre distraction, mais je crois que je dois emporter ce livre.

Le lendemain, le professeur m’appela dans son cabinet. Je le trouvai assis devant une table dans la pleine lumière venant de la fenêtre en train d’examiner quelque chose très attentivement à l’aide d’une loupe.

— Ah ! Mlle Lally, commença-t-il, j’ai besoin de vos yeux. Cette loupe est assez bonne, mais elle ne vaut pas la vieille que j’ai laissée à Londres. Cela ne vous ferait-il rien de regarder vous-même et de me dire combien de caractères sont gravés ici ?

Il me tendait l’objet. Je reconnus le cachet noir qu’il m’avait montré à Londres ; mon cœur se mit à battre à la perspective d’apprendre peut-être quelque chose. Je pris le cachet, je le tins en pleine lumière et vérifiai un par un les caractères étranges en forme d’épée.

— J’en trouve soixante-deux, dis-je au bout d’un moment.

— Soixante-deux ? Ridicule ; c’est impossible. Ah ! je vois ce que vous avez fait, vous avez compté ceci et cela. Et il désignait deux marques que j’avais certainement prises pour des lettres comme le reste.

— Oui, oui, continua le professeur Gregg, mais il s’agit là d’égratignures, faites accidentellement ; je l’ai vu tout de suite. Oui, dans ce cas, c’est correct. Merci beaucoup, Mlle Lally.

Je m’éloignais, assez déçue de n’avoir été appelée que pour compter des marques sur le cachet noir, quand ce que j’avais lu le matin traversa soudain mon esprit.

— Mais, professeur Gregg, m’écriai-je, le souffle coupé, le cachet, le cachet… Eh bien ! c’est la pierre Hexalithe dont parle Solinus. C’est Ixaxar.

— Oui, dit-il, je le suppose aussi. Ou bien il s’agit peut-être d’une simple coïncidence. Il ne faut jamais être trop sûr, dans ce genre de questions.

Je m’éloignai, intriguée par ce que je venais d’entendre et plus éloignée que jamais de découvrir un fil conducteur dans ce labyrinthe de faits étranges. Le mauvais temps dura trois jours, avec des alternatives de pluie battante et de brouillard intense se transformant en bruine ; nous avions l’impression d’être prisonniers d’un nuage blanc qui nous bouchait toute vue sur le monde extérieur. Pendant ce temps, le professeur Gregg se cloîtrait dans sa chambre, tenant apparemment à ne se laisser entraîner à aucune confidence ni dans une conversation quelconque. Je l’entendais marcher de long en large d’un pas rapide dénotant l’impatience, comme s’il avait été en quelque sorte las de demeurer inactif. Le matin de quatrième jour, il faisait beau et, au moment du petit déjeuner, le professeur dit à brûle-pourpoint :

— Nous avons besoin d’une personne en plus pour le service : un garçon de quinze à seize ans. Il y a un tas de petits travaux qui font perdre du temps aux femmes de chambre et dont un garçon s’acquitterait beaucoup mieux qu’elles.

— Elles ne se sont plaintes de rien de ce genre, répondis-je. Anne a même dit qu’il y avait beaucoup moins de travail qu’à Londres du fait qu’il y a très peu de poussière ici.

— Ah oui ! elles sont très gentilles. Mais je crois que nous y arriverions beaucoup mieux avec un petit domestique. En réalité, c’était ce qui me préoccupait depuis deux jours.

— Vous préoccupait ? dis-je, étonnée, car en réalité le professeur ne manifestait jamais le moindre intérêt pour les travaux ménagers.

— Oui, dit-il, le temps, vous comprenez. Je ne pouvais absolument pas sortir dans ce brouillard écossais ; je ne connais pas très bien le pays et je me serais perdu. Mais je vais aller chercher ce garçon ce matin.

— Comment pouvez-vous savoir qu’il y en a par ici comme celui que vous cherchez ?

— Oh ! je n’ai aucun doute là-dessus. Je devrai peut-être faire à pied un ou deux kilomètres, mais je suis sûr de trouver exactement ce qu’il me faut.

J’ai cru que le professeur plaisantait, mais, tout en prenant un air dégagé, il avait une expression tendue et sévère qui m’intrigua. Il saisit sa canne et resta à la porte en regardant droit devant lui d’un air pensif, puis, comme je traversais l’entrée, il m’appela :

— À propos, Mlle Lally, il y a une chose dont je voulais vous entretenir. Je pense que vous avez peut-être entendu dire que certains garçons du comté ne sont pas particulièrement intelligents : « idiots » serait peut-être, pour les désigner, un terme un peu sévère et on les qualifie habituellement de « simples d’esprit » quelque chose comme cela. J’espère que cela ne vous fera rien si le garçon que je vais engager ne se révèle pas d’une intelligence très vive : il sera bien entendu tout à fait inoffensif ; du reste, cirer des souliers n’exige pas un tel effort intellectuel.

Sur ce il était parti en remontant la route vers le bois et j’étais restée frappée de stupeur : pour la première fois, à mon étonnement se mêlait soudain une peur tout à fait inexplicable, dont je ne comprenais pas l’origine, ce qui ne m’empêchait pas d’éprouver un serrement de cœur, un frisson mortel et cette crainte vague de l’inconnu qui est pire que le trépas. J’essayai de puiser quelque réconfort dans la brise douce qui venait de la mer et dans le rayon de soleil qui avait succédé à la pluie, mais les forêts mystérieuses m’environnaient de ténèbres ; et la vue de la rivière serpentant entre les roseaux, le gris d’argent du vieux pont se transformaient dans mon esprit en symboles vaguement redoutables, comme l’esprit d’un enfant fait de choses inoffensives et familières des objets terrifiants.

Deux heures plus tard, le professeur Gregg revenait. Je le rencontrai au moment où il descendait la route et lui demandai tranquillement s’il avait pu trouver quelqu’un.

— Oui, répondit-il. Cela a été assez facile. Il s’appelle Jervase Cradock et je pense qu’il nous sera très utile. Son père est mort depuis pas mal d’années et sa mère, que j’ai vue, a paru très contente à la perspective de recevoir quelques shillings supplémentaires chaque samedi. Comme je m’y attendais, il n’est pas trop malin, il a parfois des crises, d’après ce que sa mère m’a dit ; mais comme on ne lui confiera pas la porcelaine, quelle importance cela a-t-il ? Il n’est en aucune façon dangereux, soyez-en sûre, simplement un peu faible d’esprit.

— Quand vient-il ?

— Demain matin à huit heures. Anne lui montrera ce qu’il aura à faire, et comment il doit s’y prendre. Au début, il rentrera chez lui tous les soirs, mais peut-être que par la suite il se révélera plus commode de le faire coucher ici et de ne l’envoyer chez lui que le dimanche.

Je ne voyais rien à répondre à tout cela. Le professeur Gregg parlait avec calme, en homme pratique, sur un ton adapté aux circonstances ; et pourtant je ne pouvais réprimer la sensation de stupeur que me causait toute cette histoire. Je savais qu’en réalité il n’y avait aucun besoin de main-d’œuvre supplémentaire et la prédiction du professeur selon laquelle le garçon qu’il engagerait pourrait se révéler un peu « simple », prédiction qui s’était immédiatement réalisée, me frappait comme extrêmement bizarre. Le lendemain matin, j’appris de la femme de chambre que le jeune Cradock était arrivé à huit heures et qu’elle avait essayé de l’utiliser à quelque chose. « Il n’a pas l’air d’être tout à fait là, c’est ce que je pense, Mademoiselle », tel fut son commentaire. Plus tard dans la journée, je l’aperçus en train d’aider le vieux jardinier. C’était un adolescent d’environ quatorze ans, avec des cheveux et des yeux noirs, un teint olivâtre. Je vis d’après le vide singulier de son regard que c’était un débile mental. Au moment où je passais, il se toucha le front d’un air empoté et je l’entendis répondre au jardinier d’une étrange voix rauque qui éveilla mon attention ; cette voix me donnait l’impression de sortir des profondeurs de la terre, on y remarquait une étrange sibilation, comme le crissement du saphir sur le rouleau d’un phonographe. On me dit qu’il paraissait désireux de faire son possible, il était tranquille, paisible et obéissant ; Morgan, le jardinier, qui connaissait sa mère, me le garantit comme parfaitement inoffensif. « Il a toujours été un peu drôle, me dit-il, cela n’a rien d’étonnant, quand on sait par où sa mère est passée avant sa naissance. Je connaissais bien son père, Thomas Cradock, un excellent ouvrier en vérité. Il a attrapé quelque chose de mauvais au poumon à force de travailler dans les bois humides, il ne s’est jamais rétabli et il est parti tout d’un coup. Et, d’après ce qu’on dit, Mme Cradock a tout à fait perdu la tête ; en tout cas c’est M. Hillyer de Ty Coch qui l’a trouvée, à quatre pattes sur le sol aux Grey Hills, là-bas, pleurant et hurlant comme une âme perdue. Et Jervase, il est né dans les huit mois après ça et, comme je disais, il a toujours été un peu drôle ; et on dit que dès qu’il a pu marcher, il s’est mis à effrayer les autres enfants jusqu’à leur donner des crises nerveuses avec les bruits qu’il faisait. »

Il y avait un mot dans ce récit qui éveillait en moi comme un souvenir et, avec une certaine curiosité, je demandai au vieux jardinier où se trouvaient les Grey Hills.

— Là-bas, en haut, dit-il en faisant le même geste qu’auparavant. Vous passez « le Renard et les Chiens » vous traversez la forêt en passant par les vieilles ruines. C’est à sept bons kilomètres, dans un drôle d’endroit. La terre la plus aride d’ici à Monmouth, d’après ce qu’on dit, bien que ce soit bon pour les moutons. Oui, c’était bien triste pour cette pauvre Mme Cradock.

Le vieil homme se remit au travail et je restai à flâner dans le sentier, entre les espaliers aux troncs noueux et tordus par l’âge, en réfléchissant à ce que je venais d’apprendre et en m’efforçant de retrouver ce qui dans ce récit avait pu éveiller en moi un souvenir. Je ne fus pas longue à trouver : j’avais vu les mots « Grey Hills » sur le bout de papier jauni que le professeur Gregg avait pris dans le tiroir de son meuble. J’étais de nouveau la proie de serrements de cœur causés par un mélange de curiosité et de frayeur ; je me rappelais les étranges caractères relevés sur le rocher, puis de nouveau le fait qu’ils étaient identiques à l’inscription gravée sur le vieux cachet, ainsi que les fables extravagantes du géographe latin. Je considérais comme certain que, à moins qu’une série de coïncidences n’eût créé cette mise en scène et arrangé ces bizarres événements avec un art étrange, j’allais assister à des événements bien éloignés de la routine habituelle et de la vie courante. Je notais jour par jour le comportement du professeur Gregg. Il suivait sa piste avec acharnement, il maigrissait à force d’ardeur passionnée. Le soir, tandis que le soleil se montrait encore au-dessus de la montagne, il arpentait la terrasse, les yeux rivés au sol ; pendant ce temps, la brume blanchissait dans la vallée, le calme du soir faisait paraître les voix plus rapprochées, une fumée bleue s’élevait en une colonne toute droite de la cheminée en losange de la ferme grise, comme je l’avais vu le matin du premier jour. Je vous ai dit que j’étais sceptique par tendance ; mais sans rien, ou presque rien comprendre, je me mis à avoir peur. Je repassais en vain les dogmes scientifiques cent fois répétés, aux termes desquels toute vie est matière, il n’y a pas de terre inexplorée dans l’univers des choses, même au-delà des étoiles les plus lointaines, où le surnaturel pourrait trouver sa place. Mais une autre pensée venait se greffer sur ces réflexions : la matière est en réalité aussi terrifiante et inconnue que l’esprit, la science en est encore à piétiner sur le seuil et ne fait guère qu’entrevoir les merveilles qui se trouvent à l’intérieur.

Il y a une journée qui se distingue dans mes souvenirs de toutes les autres, comme annonciatrice sinistre de tous les malheurs qui allaient survenir. J’étais assise sur un banc du jardin en train de regarder le jeune Cradock qui arrachait les mauvaises herbes quand je sursautai soudain : je venais d’entendre un son rauque et étranglé, rappelant le cri d’une bête sauvage apeurée. Spectacle affreux et indescriptible : je vis le malheureux garçon entièrement parcouru de tremblements et de secousses qui se succédaient à intervalles rapprochés comme si son corps avait été traversé de décharges électriques ; il grinçait des dents, de l’écume se montrait à ses lèvres, sa figure, gonflée et presque noire, n’était plus que la hideuse caricature d’un visage humain. Je poussai un cri aigu de terreur, le professeur Gregg accourut : je lui montrai Cradock : au même instant, celui-ci dans un sursaut convulsif, tombait le visage vers le sol ; il resta étendu sur la terre humide, à se débattre comme un ver coupé ; un invraisemblable gargouillement de sons s’échappait de ses lèvres ; des sons crépitants et sifflants. On eût dit qu’il s’exprimait dans un affreux jargon, composé de mots – ou de sons faisant penser à des mots – qui auraient pu appartenir à une langue disparue depuis des temps immémoriaux dont on aurait pu chercher la trace dans le limon du Nil, ou dans les profondeurs les plus reculées de la forêt mexicaine. Une pensée traversa un moment mon esprit, tandis que mes oreilles continuaient d’être déchirées par cette clameur abominable et se révoltaient : « C’est à coup sûr le langage de l’Enfer. » Puis je me remis à crier sans pouvoir m’arrêter et je m’enfuis, ébranlée jusqu’au plus profond de moi-même. J’avais eu le temps de voir l’expression du professeur Gregg au moment où il se penchait sur lui, pour le relever ; j’avais été atterrée par l’exultation qui s’était peinte sur ses traits. J’étais assise dans ma chambre, les stores baissés, les yeux cachés dans mes mains ; j’entendis au-dessous des pas pesants ; on me raconta ensuite que le professeur Gregg avait porté Cradock jusqu’à son cabinet de travail, et refermé la porte à clef. J’entendais un murmure de voix indistinct, je tremblais à la pensée de ce qui pouvait se passer à quelques mètres de moi. J’aurais eu envie de m’échapper vers le soleil, dans les bois et j’avais pourtant peur de ce que j’aurais pu rencontrer sur ma route. Finalement, tandis que je saisissais avec nervosité le bouton de la porte, j’entendis la voix du professeur Gregg qui m’appelait avec une intonation joyeuse et réconfortante :

— Tout va bien, maintenant, Mlle Lally, me disait-il. Le pauvre gosse s’en est sorti et j’ai pris des dispositions pour qu’il couche ici à partir de demain. Je pourrai peut-être faire quelque chose pour lui.

— Oui, me disait-il plus tard, c’était un spectacle très pénible et cela ne m’étonne pas que vous vous soyez inquiétée. Nous sommes en droit d’espérer qu’une bonne nourriture le remettra un peu d’aplomb, mais je crains qu’il ne puisse jamais vraiment guérir, dit-il en prenant l’air conventionnel que l’on adopte quand on parle d’une maladie incurable.

Cependant, je discernais sous cette attitude une certaine délectation qu’il s’appliquait à ne pas laisser paraître. C’était comme si l’on avait contemplé la surface unie d’une mer limpide et calme, et aperçu en profondeur des abîmes en furie et des tourbillons de lames déchaînées. C’était pour moi un problème désagréable, et même torturant de voir cet homme qui m’avait si généreusement sauvée d’une mort certaine, qui faisait preuve dans la vie courante de bonté et de pitié, qui avait, pour chacun, des attentions aimables, se ranger en cette occasion si manifestement du côté du démon et prendre un malin plaisir atroce à assister aux tourments d’un de ses semblables si douloureusement touché. Je me débattais en moi-même contre cette difficulté épineuse et faisais tous mes efforts pour en trouver la solution : mais en l’absence de tout indice, je restais prisonnière du mystère et des contradictions. Je ne voyais aucune aide à ma portée et je commençais à me demander si, après tout, je n’étais pas en train de payer bien cher l’avantage d’avoir été tirée de la brume blafarde des faubourgs. Je laissai entrevoir au professeur le sens de mes préoccupations ; j’en dis assez pour lui faire comprendre que je me trouvais en proie à la plus vive perplexité, mais, l’instant d’après, en voyant son visage défiguré par le chagrin, je regrettais de l’avoir fait.

— Ma chère Mlle Lally, dit-il, vous n’avez sûrement pas envie de nous quitter ? Non, non, vous ne voudriez pas faire cela. Vous ne pouvez savoir à quel point je me repose sur vous ; avec quelle confiance je marche de l’avant, sachant que vous êtes là pour veiller sur mes enfants. Vous, Mlle Lally, vous êtes mon arrière-garde : car, laissez-moi vous dire que l’affaire dans laquelle je me suis engagé n’est pas exempte de périls. Vous n’avez pas oublié ce que je vous ai dit le matin du premier jour : je dois rester bouche close, pour me conformer à une résolution ancienne et inébranlable jusqu’au jour où je pourrai enfin parler pour énoncer non pas une hypothèse ingénieuse ou quelque vague conjecture, mais des faits indubitables, démontrés avec une rigueur mathématique. Réfléchissez, Mlle Lally ; je ne songerais pas un instant à essayer de vous retenir si votre instinct vous commandait une attitude contraire, et cependant, je vous déclare franchement que c’est ici, j’en suis persuadé, au cœur de ces forêts, que votre devoir vous commande de rester.

J’étais émue par tant d’éloquence, je me souvenais que, malgré tout, cet homme avait été à l’origine de mon salut et je lui tendis la main pour lui promettre de la servir loyalement et sans lui poser de questions. Quelques jours plus tard, le recteur de notre église – une petite église grise, sévère et bizarre qui se dressait sur la rive même du fleuve au point d’où l’on pouvait observer le flux et le reflux dus aux marées – vint nous rendre visite ; le professeur Gregg parvint aisément à le convaincre de rester dîner avec nous. M. Meyrick appartenait à une vieille famille de gentilshommes campagnards ; son vieux manoir se trouvait dans les collines à une dizaine de kilomètres. Ce recteur appartenait si intimement au terroir qu’il connaissait à fond les coutumes en voie de disparition et toutes les légendes de la région. Ses manières empreintes de bonne humeur, avec dans le fond une certaine bizarrerie conquirent le professeur Gregg ; quand on en arriva au fromage et qu’un bourgogne étrangement chaleureux eût fait jouer ses sortilèges, les deux hommes devinrent aussi rubiconds que ce vin et se mirent à parler philologie avec l’enthousiasme de bourgeois s’entretenant de la noblesse. Le pasteur était en train d’expliquer la façon de prononcer le double « l » gallois et produisait des sons rappelant le gargouillement des ruisseaux de son pays natal, quand le professeur Gregg l’interrompit :

— À propos, dit-il, il y a un mot très étrange que j’ai rencontré l’autre jour. Vous connaissez mon petit domestique, le pauvre Jervase Cradock ? Eh bien ! il a pris la mauvaise habitude de parler tout seul ; avant-hier, je marchais dans le jardin quand je l’ai entendu ; il ne se doutait évidemment pas de ma présence. Je ne pus rien comprendre à la plus grande partie de ce qu’il disait mais un seul mot me parvint distinctement et me frappa. C’était un son si étrange, moitié sifflant, moitié guttural, aussi particulier que ce double « l » sur lequel portait votre démonstration. Je ne sais pas si je pourrais vous donner une idée de ce son. « Ishakshar » est probablement ce que je puis trouver de plus approchant. Mais le k aurait dû être un chi grec ou une jota espagnol. Maintenant, qu’est-ce que ça veut dire en gallois ?

— En gallois ? demanda le pasteur. Il n’y a en gallois aucun mot comme cela, ni même lui ressemblant de loin. Je connais le gallois littéraire, comme on l’appelle et les dialectes parlés aussi bien que n’importe qui, mais il n’y a pas de mot de ce genre d’Anglesea à Usk. En outre, personne dans la famille Cradock ne parle gallois. Par ici, c’est un idiome en voie de disparition.

— Vraiment ? Vous m’intéressez beaucoup, M. Meyrick. Je dois reconnaître que ce mot ne m’avait pas frappé par une consonance galloise. Mais j’avais pensé à une corruption locale.

— Non, je n’ai jamais entendu un mot pareil, ni rien de ce genre. En vérité, ajouta-t-il avec un sourire étrange, s’il appartient à une langue quelconque, je dirais que ce doit être à celle des fées, le Tylwydd Têg, comme nous l’appelons.

La conversation dévia sur la découverte d’une villa romaine dans le voisinage, et peu après je sortis de la pièce et m’installai dans un coin, pour essayer de rassembler tous ces indices étranges. Tandis que le professeur prononçait ce mot curieux, j’avais surpris un clin d’œil dans ma direction ; et bien que la prononciation qu’il en avait donnée eût été parfaitement grotesque, j’avais reconnu le nom de la pierre aux soixante caractères mentionnée par Solinus, le cachet noir enfermé dans quelque tiroir secret du cabinet de travail, gravé par des hommes d’une race disparue de signes que personne ne savait plus lire, des symboles sous lesquels auraient pu, selon ce que j’en savais, se dissimuler des actes terribles perpétrés il y avait très longtemps et oubliés avant même que les collines eussent pris leur forme actuelle.

En descendant, le lendemain matin, je trouvai le professeur Gregg en train d’arpenter la terrasse, poursuivant son éternelle promenade.

— Regardez ce pont, dit-il dès qu’il m’aperçut, observez-en l’étrange forme gothique, les angles entre les arches, le gris argent de la pierre sous la lumière crue du matin. J’avoue qu’il me paraît symbolique ; il illustrerait bien une allégorie mystique du passage d’un monde dans un autre.

— Professeur Gregg, lui dis-je avec calme, il est temps pour moi de savoir quelque chose de ce qui est arrivé et de ce qui va s’ensuivre.

Sur le moment il éluda ma question, mais je la renouvelai dans la soirée et alors le professeur Gregg s’empourpra, en proie à une grande excitation.

— Vous n’avez donc pas encore compris ! s’écria-t-il. Mais je vous ai dit beaucoup de choses ; oui, et je vous en ai montré aussi pas mal. Vous avez entendu presque tout ce que j’ai entendu moi-même et vue ce que j’ai vu : au moins… (sa voix tremblait) assez pour rendre bien des choses claires comme le jour. Les domestiques vous ont dit, je n’en doute pas, que ce malheureux Cradock avait eu l’avant-dernière nuit une autre crise ; il m’a réveillé par des cris proférés de cette voix que vous avez entendue dans le jardin ; j’ai été près de lui, et que Dieu fasse que vous ne voyiez jamais ce que j’ai vu. Mais tout cela est inutile ; mon séjour ici touche à sa fin. Je dois être rentré à Londres dans trois semaines, car j’ai une série de conférences à préparer et il me faut tous mes livres à portée de la main. Dans très peu de jours, tout sera terminé, je n’aurai plus à parler à mots couverts, je ne me rendrai plus ridicule, je ne passerai plus pour un fou ou un charlatan. Non, je parlerai ouvertement, et l’on m’écoutera avec une émotion comme aucun homme n’en a peut-être jamais fait jaillir de la poitrine de ses contemporains.

Il marqua un temps ; il paraissait rayonnant de joie à la perspective de cette grande et magnifique découverte.

— Mais tout cela appartient encore à l’avenir, un avenir proche à coup sûr, cependant nous n’y sommes pas encore, finit-il par dire. Il reste quelque chose à faire. Je vous ai dit, vous vous en souviendrez, que mes recherches n’étaient pas tout à fait sans danger ? Eh bien oui ! il faut faire face à un péril ; quand j’ai abordé le sujet pour la première fois, je ne connaissais pas encore son étendue et jusqu’à un certain point je reste dans l’inconnu. Mais ce sera une étrange aventure, la dernière de toutes, l’ultime démonstration de la série.

Tout en parlant, il arpentait la pièce de long en large ; dans ses intonations se faisaient jour des sentiments contradictoires, exultation et découragement, ou peut-être devrais-je dire crainte, celle qu’éprouve un homme qui se risque sur des eaux inconnues, et je pensais à l’allusion qu’il avait faite à Christophe Colomb le soir où il m’avait montré son livre. La soirée était assez fraîche, un feu de bois avait été allumé dans le cabinet de travail où nous nous tenions ; la flamme et son reflet sautillant sur le mur me rappelaient le passé. J’étais assise dans un fauteuil au coin de l’âtre, je repassais silencieusement dans ma tête ce que j’avais entendu et je cherchais toujours, sans plus de résultats que précédemment, à découvrir les ressorts secrets dissimulés sous la fantasmagorie dont j’avais été le témoin, quand j’eus la sensation subite qu’un changement s’était opéré dans la pièce ; elle ne présentait plus son aspect habituel. Je restai quelque temps à regarder autour de moi, cherchant en vain à situer la modification qui, j’en étais sûre, s’était produite ; la table près de la fenêtre, les chaises, le divan aux couleurs fanées étaient bien tels que je les connaissais. Soudain, dans un éclair comme il s’en produit quand on fouille sa mémoire, je sus ce qui manquait. J’étais en face de la table de travail du professeur, placée de l’autre côté de la cheminée, et au-dessus de cette table se trouvait un buste poussiéreux de Pitt que je n’avais jamais vu à cet endroit. Je me rappelai alors la vraie place de cette œuvre d’art : dans l’autre coin, près de la porte, au sommet d’une vieille armoire encombrante, à plus de quatre mètres du sol ; sans aucun doute, il se trouvait là depuis le début du siècle et les couches de poussière s’y étaient accumulées.

J’étais stupéfaite et restai sans pouvoir dire un mot, un flot de pensées se pressait confusément dans mon esprit. Il n’y avait, à ma connaissance, ni échelle ni escabeau dans la maison car une fois, j’avais vainement réclamé cet accessoire pour arranger les rideaux de ma chambre ; d’autre part, un homme même très grand juché sur une chaise n’aurait pu atteindre le buste. Il se trouvait, non pas au bord de l’armoire, mais très au fond, contre le mur. Et sans aller plus loin, le professeur Gregg était d’une taille inférieure à la moyenne.

— Comment vous y êtes-vous donc pris pour descendre Pitt, ai-je fini par lui demander.

Le professeur me regarda avec curiosité et parut hésiter un instant.

— On a dû trouver un escabeau, ou peut-être le jardinier a-t-il apporté une petite échelle ? ai-je alors ajouté.

— Non, je n’ai jamais eu aucune échelle. Eh bien Mlle Lally, poursuivit-il en affectant de prendre une intonation étrangement ironique, voici pour vous un petit casse-tête dans le style inimitable de Sherlock Holmes : des faits, simples, évidents ; faites appel à votre perspicacité et résolvez le problème. Pour l’amour du ciel, s’écria-t-il alors d’une voix brisée, ne parlez plus de cela ! Je vous dis que je n’ai jamais touché à cet objet…

Il sortit, l’horreur peinte sur le visage, et d’une main tremblante il claqua la porte derrière lui.

Je parcourus la pièce d’un regard circulaire, légèrement surprise, mais je ne réalisais pas du tout ce qui s’était passé ; je taisais des conjectures sans résultat pour trouver une explication et je m’étonnais des remous causés par un simple mot et par un changement banal dans la décoration d’une pièce. « Ce doit être une manie, une lubie que j’ai contrariée, me dis-je à la réflexion. Le professeur s’attache peut-être à des riens de ce genre, par superstition, et la question que je lui ai posée aura réveillé en lui des craintes informulées ; c’est peut-être comme si j’avais tué une araignée ou renversé du sel sous les yeux d’une Écossaise superstitieuse. » J’étais aux prises avec ces soupçons un peu naïfs et je commençais à me glorifier d’être à l’abri de craintes pareilles quand la vérité fondit sur moi et je reconnus, glacée de terreur, que quelque force funeste avait joué. Le buste était tout simplement inaccessible ; sans échelle personne n’aurait pu l’atteindre.

J’allai à la cuisine et parlai à la femme de chambre avec tout le calme dont j’étais capable.

— Qui a retiré ce buste du haut de l’armoire, Anne ? lui demandai-je. Le professeur Gregg dit qu’il n’y a pas touché. Avez-vous trouvé une échelle dans les dépendances ?

La fille me regarda bouche bée.

— Jamais touché, dit-elle. Je l’ai trouvé là où il est l’autre matin en faisant le ménage. C’était mercredi, je m’en souviens à présent, parce que c’était le lendemain du soir où Cradock a été souffrant. Ma chambre est à côté de la sienne, Mademoiselle, continua-t-elle d’un air pitoyable, et c’était affreux de l’entendre crier et dire des mots que je ne pouvais pas comprendre. Ça m’a fait très peur ; alors notre maître est venu, je l’ai entendu parler, puis il a emmené Cradock dans son bureau et il lui a donné quelque chose.

— Et vous avez trouvé ce buste déplacé le lendemain matin ?

— Oui, mademoiselle. Quand je suis descendue pour ouvrir les fenêtres, j’ai senti une drôle d’odeur dans la pièce ; mauvaise, elle était, cette odeur, je me suis demandé ce que c’était. Vous savez, mademoiselle, il y a longtemps, j’ai été au Zoo de Londres avec mon cousin Thomas Barker, un après-midi de congé, quand j’étais en place chez Mme Prince à Stanhope Gate ; nous avons été voir les serpents et c’était juste le même genre d’odeur ; ça m’a rendue malade, je me rappelle, et j’ai demandé à Barker de m’emmener ailleurs. Et, comme je disais, dans le bureau, il y avait exactement le même genre d’odeur ; et je me demandais d’où ça pouvait bien venir quand j’ai vu ce buste avec Pitt gravé dessus, posé sur le bureau de monsieur et je me suis dit en moi-même : « Eh bien ! qui est-ce qui a fait ça ? Et comment y est-on arrivé ? » Quand je me suis mise à ôter la poussière, j’ai regardé le buste et j’ai vu dessus une grande marque ou la poussière était partie, car je ne crois pas qu’il avait été touché depuis des années et des années avec un chiffon ; c’était pas comme des marques de doigts, mais comme une grande tache, large et longue. J’ai passé la main dessus, sans penser à ce que je faisais et la tache était collante et visqueuse comme si un serpent y était passé. Pas ordinaire, n’est-ce pas, mademoiselle ? Je me demande qui a pu faire ça, qui a tout dérangé.

Le caquetage de la servante, qui disait bien ce qu’elle voulait dire, m’ébranla immédiatement. Je m’étendis sur mon lit, me mordis les lèvres pour ne pas crier, tant j’étais terrifiée et désorientée. À dire vrai, j’étais presque folle de terreur. Je crois que si l’on avait été en plein jour j’aurais pris mes jambes à mon cou, oubliant mon courage et ma dette de reconnaissance à l’égard du professeur Gregg, sans me soucier de mourir lentement de faim si tel devait être mon destin, dès l’instant où je pourrais échapper à cette terreur aveugle et panique dont j’étais prisonnière et qui resserrait son étreinte de jour en jour. Si j’avais su, me disais-je, ce que j’avais à craindre, j’aurais pu me défendre ; mais là, dans cette maison isolée, encerclée par ces bois centenaires et ces collines escarpées, la terreur se dégageait de tous les fourrés, les moindres murmures vous donnaient la chair de poule. C’était bien en vain que j’appelais à mon secours tout le scepticisme dont j’étais capable, que je m’efforçais par un bon sens glacial de fortifier ma croyance dans un monde régi par des lois naturelles, car l’air que je respirais par la fenêtre ouverte était chargé de mystère, dans l’obscurité je sentais le silence s’appesantir, devenir triste comme une messe de Requiem, et il me fallait écarter des images étranges qui se rassemblaient parmi les roseaux, au loin, près de l’endroit où clapotait la rivière.

Le matin, dès que j’entrai dans la salle à manger pour le petit déjeuner je sentis que le complot mystérieux allait aboutir à une crise ; le visage du professeur était énergique et fermé, il semblait à peine nous entendre quand nous lui adressions la parole.

— Je vais aller faire une assez longue marche, dit-il à la fin du repas. Il ne faut pas m’attendre, ni vous inquiéter si je ne suis pas de retour pour le dîner. Je me suis abruti ces derniers temps et je crois qu’un petit circuit à pied me fera du bien. Il est même possible que je passe la nuit dans une auberge si je trouve un endroit propre et confortable.

En entendant ces paroles, connaissant bien les manières du professeur Gregg, je sus que ce n’était ni une affaire courante ni un besoin de distraction qui le poussait à partir. J’étais loin de deviner de quel côté il se dirigeait, je n’avais pas la moindre idée de sa destination, mais je savais que je tremblerais toute la nuit s’il ne rentrait pas. La terreur éprouvée la nuit précédente revint à la surface. Il était là, sur la terrasse, souriant, prêt à partir ; je le suppliai de rester et d’oublier les rêves qu’il faisait de découvrir un continent inconnu.

— Non, non Mlle Lally, répondit-il sans cesser de sourire, il est trop tard maintenant. Vestigia nulla retrorsum, vous le savez, est la devise des vrais explorateurs ; j’espère toutefois qu’elle ne sera pas vraie au sens littéral dans mon cas. Mais, en vérité, vous avez tort de vous alarmer de la sorte ; je considère cette petite expédition comme tout à fait banale ; pas plus grave qu’une journée passée le marteau du géologue à la main. Il y a, bien entendu, des risques, mais l’excursion la plus courante n’en est pas exempte. Je peux me permettre de faire une petite balade ; je n’entreprends rien de plus hasardeux que le premier Anglais venu en vacances. Alors, prenez un air plus gai. Au revoir, et à demain au plus tard !

Il remonta l’allée d’un pas alerte, je le vis ouvrir la grille qui marquait l’entrée du bois et il disparut dans l’épaisseur des arbres.

La journée se passa dans une atmosphère lourde et sombre ; j’eus de nouveau l’impression d’être prisonnière de ces forêts séculaires, d’une contrée de mystère et de crainte, d’être oubliée depuis longtemps du reste du monde vivant. J’espérais et j’avais peur ; quand arriva l’heure du dîner, je m’attendais à entendre le pas du professeur dans l’antichambre et sa voix proclamant je ne savais quel triomphe. Je m’efforçai de paraître joyeuse pour l’accueillir, mais la nuit tombait et il ne vint pas.

Le matin, quand la femme de chambre frappa à ma porte, je l’appelai pour lui demander si son maître était de retour ; quand elle m’eut répondu que sa porte était ouverte et sa chambre vide, je sentis, de désespoir, mon cœur se serrer, le sang se glacer dans mes veines. Je me plaisais à imaginer encore qu’il avait trouvé des compagnons agréables, qu’il rentrerait pour le déjeuner, ou même dans l’après-midi, j’emmenai les enfants se promener dans la forêt, fis de mon mieux pour les faire rire et s’amuser, pour fermer la porte aux pensées mystérieuses et à ma sourde terreur. J’attendais, et d’heure en heure je m’assombrissais ; ce fut de nouveau la nuit, je guettais toujours ; à la fin, tandis que je me donnais beaucoup de mal pour finir mon dîner, j’entendis des pas au dehors et une voix d’homme. La femme de chambre entra et me regarda avec un drôle d’air.

— S’il vous plaît, mademoiselle, M. Morgan, le jardinier, il veut vous parler, juste une minute, si ça ne vous fait rien.

— Faites-le entrer, je vous prie, répondis-je, les lèvres serrées. Le vieil homme entra à pas lents. La femme de chambre referma la porte sur lui.

— Asseyez-vous, M. Morgan, dis-je. Que vouliez-vous me dire ?

— Eh bien, mademoiselle, M. Gregg m’a donné quelque chose pour vous hier matin, juste avant de partir ; et il m’a dit tout spécialement de ne pas le remettre avant huit heures ce soir exactement s’il se trouvait qu’il ne soit pas rentré à cette heure ; s’il revenait avant, je devais simplement le lui rendre à lui. Alors, vous voyez, M. Gregg n’est pas encore là, alors je suppose qu’il vaut mieux que je vous remette le paquet directement.

Il se leva à moitié et sortit de sa poche quelque chose qu’il me remit. Je le pris sans rien dire ; voyant que Morgan se demandait ce qu’il devait faire ensuite, je le remerciai, lui souhaitai bonne nuit, et il sortit. Je restai seule dans la pièce ; j’avais à la main le paquet enveloppé dans du papier, bien cacheté et portant mon nom, avec les recommandations que Morgan avait répétées, le tout de la grande écriture négligée du professeur. Le cœur battant, je brisai les cachets, trouvai à l’intérieur une enveloppe, portant encore mon adresse et je sortis la lettre.

« Ma chère Mlle Lally – la lettre débutait en ces termes – pour citer le vieux manuel de logique, si vous lisez cette lettre c’est que j’aurai fait quelque bêtise et, je le crains, une bêtise qui donnera à ces lignes le sens d’un adieu. Il est pratiquement sûr que ni vous ni personne ne me reverrez. J’ai fait mon testament en prévoyant cette éventualité et j’espère que vous voudrez bien accepter le petit souvenir que je vous destine et mes remerciements sincères pour la façon dont vous avez lié votre sort au mien. La fatalité dont je suis victime ne laisse pas de place à l’espoir : elle est plus terrible que tout ce que peut imaginer un homme dans ses cauchemars les plus insensés. Mais vous avez le droit de connaître mon destin – si vous le désirez. Ouvrez le tiroir de gauche de ma coiffeuse, vous y trouverez la clef du secrétaire ; dûment étiquetée. Dans le fond du secrétaire se trouve une grande enveloppe cachetée portant votre nom. Je vous donne le conseil de la jeter immédiatement au feu ; vous dormirez mieux ainsi. Mais si vous tenez à connaître l’historique de ce qui est arrivé, il s’y trouve consigné et vous n’avez qu’à le lire. »

Suivait sa signature tracée d’une main ferme. Je repris cette lettre et la relus mot à mot, terrifiée, blême, les mains glacées, anéantie. J’étais oppressée par le silence de mort régnant dans la pièce. La pensée des forêts sombres et des collines qui me tenaient prisonnière, sans recours, incapable de rien faire, ne sachant à qui demander conseil. Je finis par décider que même si ce que j’allais apprendre devait me hanter ma vie durant, il me fallait connaître la signification des étranges terreurs qui m’avaient si longtemps tourmentée, qui s’étaient dressées autour de moi, sombres, terribles, comme les ombres dans un bois au crépuscule. Je suivis scrupuleusement les instructions du professeur Gregg ; non sans quelque hésitation, je brisai le cachet de l’enveloppe et étalai devant moi les pages manuscrites. Elles ne m’ont jamais quittée depuis et je vois que je ne peux que me conformer à votre demande tacite et vous les lire. Voici donc ce que je lus ce soir-là, assise devant le bureau, à la lueur d’une lampe voilée d’un abat-jour.

La jeune femme qui avait pris le nom de Mlle Lally entreprit donc sa lecture.

 

DÉCLARATION DE WILLIAM GREGG, F.R.S., ETC.

« Il y a bien des années que la première lueur d’une théorie qui est à présent sinon complètement, du moins presque traduite en fait, commença à poindre dans mon esprit. La lecture de toutes sortes d’ouvrages variés et oubliés a beaucoup fait pour préparer la voie et plus tard, lorsque je devins une sorte de spécialiste, je me plongeai dans les études connues sous le nom d’ethnologiques, je fus de temps à autre frappé par des faits qui ne cadraient pas avec l’opinion scientifique orthodoxe, et par des découvertes laissant apparaître comme un indice sur des choses échappant complètement à nos recherches. D’une façon plus particulière, j’acquis la conviction que la plus grande partie du folklore n’est que le compte rendu exagéré d’événements réels et je fus spécialement amené à étudier les histoires de fées, des êtres bienfaisants pour les races celtiques. Ici, je pensais pouvoir déterminer la part d’exagération et d’enjolivement, l’habillement fantastique, le petit peuple vêtu de vert et d’or gambadant parmi les fleurs et je crus voir une nette analogie entre le nom donné à cette race (supposée imaginaire) et la description de son aspect et de son comportement. De même que nos ancêtres éloignés appelaient les êtres qu’ils redoutaient « beaux »(11) et « bons » précisément parce qu’ils les redoutaient, de même ils les avaient revêtus de formes charmantes en sachant que la vérité est exactement contraire. La littérature, de son côté, s’est mise au travail de bonne heure et a puissamment travaillé à cette transformation, si bien que les elfes joueurs de Shakespeare sont déjà éloignés de l’original, et l’horreur réelle est travestie en méfaits espiègles. Mais dans les contes plus anciens, dans les histoires qui faisaient se signer les hommes assemblés autour de l’âtre, nous parvenons à un stade différent. J’ai trouvé un état d’esprit nettement opposé dans certaines histoires relatant d’étranges disparitions d’enfants, d’hommes et de femmes. Un paysan les a aperçus dans les champs, se dirigeant vers un tertre verdoyant et arrondi et on ne les a plus revus ; il y a les histoires de mères qui ont laissé leur enfant paisiblement endormi, la porte de la chaumière solidement barricadée par une pièce de bois et qui en rentrant, au lieu d’un petit Saxon gras et rose, retrouvaient une créature mince et ratatinée, avec une peau terreuse et noire, des yeux perçants, un enfant d’une autre race. Alors, de nouveau, il y eut des mythes encore plus sombres ; la crainte de la sorcière et du magicien, la débauche satanique du Sabbat, et l’idée de démons qui s’accouplent aux filles des hommes. Mais en transformant ce terrible « monde des fées » en une bande d’elfes bienfaisants, bien que fantasques, nous avons dissimulé la sombre turpitude de la sorcière et de ses compagnons sous une diablerie(12) populaire de vieilles femmes enfourchant des manches à balais avec au bout un drôle de chat la queue dressée. C’est ainsi que les Grecs appelaient les hideuses furies « les bonnes dames » : les peuples septentrionaux ont fait de même. J’ai poursuivi mes recherches, en dérobant de temps en temps une heure à d’autres travaux auxquels j’étais astreint et je me suis posé cette question : en admettant que ces traditions soient exactes, où se trouvent les démons qui, d’après ce qu’on raconte, fréquentaient le Sabbat ? Je n’ai pas besoin de dire que je laissai de côté ce que je pourrais appeler l’hypothèse surnaturelle du Moyen Âge. Je suis arrivé à la conclusion que les fées et les diables avaient pour origine une seule et même race ; l’invention, sans doute, la fantaisie gothique du Moyen Âge, ont beaucoup fait dans le sens de l’exagération et de la déformation. Cependant, je crois fermement à l’existence d’un fond de sombre vérité sous toute cette imagerie. Quant à certains des phénomènes prétendus surnaturels, j’hésitais. J’éprouvais une suprême horreur à admettre seulement l’un des exemples avancés par le spiritisme moderne comme contenant même une infime parcelle de vérité, mais je n’étais pas complètement enclin à nier que le corps humain pût, de temps à autre, peut-être une fois sur dix millions de cas, receler des pouvoirs qui nous paraissent magiques – des pouvoirs qui, bien loin d’émaner des hommes en tête du mouvement, sont au contraire des survivances surgissant des profondeurs de l’être. L’amibe, le colimaçon ont des pouvoirs que nous ne possédons nullement : et je crois cette théorie du retour en arrière capable d’apporter une explication à des phénomènes qui nous semblent n’en pas avoir. Telle était ma position : je voyais de bonnes raisons de croire qu’une grande partie de cette immense tradition nous arrivant intacte des premiers temps et concernant les prétendues fées évoque des faits réels, et j’estimais que l’élément purement surnaturel qu’elle comporte doit être mis sur le compte de l’hypothèse suivante : une race disparue au cours de la grande marche de l’évolution pourrait avoir conservé, à titre de survivance, certains pouvoirs qui nous paraîtraient à nous totalement miraculeux. Telle était ma théorie, sous la forme qu’elle avait prise dans mon esprit. En travaillant dans ce sens, j’eus l’impression de rassembler de tous côtés des éléments de confirmation, depuis ceux qu’on découvrait dans les fouilles des tumulus et des tombeaux, jusqu’aux comptes rendus de journaux locaux sur des congrès d’archéologues, et ceux puisés dans la littérature de tous les genres. Parmi d’autres exemples, je me rappelle avoir été frappé par l’expression « hommes au langage articulé » employée par Homère, comme si le poète avait su directement ou par ouï-dire qu’il existât des hommes dont le parler était si rude qu’on pût à peine le qualifier de langage articulé : et dans mon hypothèse de survivants attardés d’une race disparue, je pouvais facilement concevoir que de tels êtres pussent parler un jargon très peu différent des bruits inarticulés proférés par les bêtes sauvages.

Je m’en tenais donc là, satisfait parce qu’il me semblait que mon hypothèse n’était pas très éloignée de la réalité, quand un entrefilet paru dans un journal local, attira par hasard mon attention. C’était le bref récit d’un drame banal comme il en arrive dans tous les villages : une jeune fille avait mystérieusement disparu ; des racontars malveillants s’étaient attaqués à sa réputation. Cependant il était facile de lire entre les lignes et de voir que tout ce scandale était purement hypothétique et probablement inventé pour tenter d’expliquer l’inexplicable. Une fugueuse à Londres ou à Liverpool, un corps gisant au fond d’une mare dans un coin perdu, au cœur d’une forêt, et qu’on n’avait pas retrouvé, ou peut-être un assassinat – telles étaient les théories échafaudées dans l’entourage de la malheureuse. Mais tandis que je parcourais cet article d’un œil distrait une pensée traversa mon esprit avec la violence d’une décharge électrique : que dire si l’obscure et affreuse race des collines avait survécu, hantait les lieux sauvages et les collines arides, renouvelait de temps à autre les forfaits rapportés par la légende gothique, aussi semblables à ce qu’ils étaient et aussi réfractaires à toute évolution que les Touraniens d’Irlande parlant le shelta, ou que les Basques d’Espagne ? J’ai dit que cette pensée m’était venue brutalement ; en vérité je dus reprendre ma respiration, serrer des deux mains les bras de mon fauteuil, aux prises avec un curieux mélange d’horreur et d’exaltation. C’était comme si l’un de mes confrères(13) en sciences naturelles avait été, en se promenant dans un paisible bois d’Angleterre, soudainement frappé de terreur à la vue d’un ichtyosaure visqueux et répugnant, préfiguration des affreux reptiles mis à mort par les valeureux chevaliers, ou avait subitement vu le ciel obscurci par le vol d’un ptérodactyle, le dragon de la tradition. Cependant, en ma qualité d’explorateur résolu de la connaissance, la pensée d’une telle découverte me comblait d’une joie passionnée : je découpai l’article et le plaçai dans un tiroir de mon vieux bureau, décidé à en faire la première pièce d’une collection qui prendrait la plus étrange signification. Ce soir-là, je restai longtemps éveillé à rêver aux conclusions que je pourrais tirer de ma trouvaille, et cette réflexion à tête reposée ne porta tout d’abord aucune atteinte à ma confiance. Cependant, tandis que je me mettais à envisager le cas en toute honnêteté, je vis qu’il s’appuyait peut-être sur des fondements instables ; il était possible que les faits fussent conformes à l’opinion locale, mais je considérais l’affaire avec une certaine tendance à la réserve. Cependant je décidai de rester attentif et je caressai la pensée d’être le seul en éveil, tandis que la grande masse des penseurs et des chercheurs resterait là insouciante et indifférente, laissant peut-être passer les faits les plus importants sans même les remarquer.

Bien des années passèrent avant qu’il me fût possible d’enrichir le contenu du tiroir ; le second apport n’avait pas de valeur réelle car il n’était qu’une répétition du premier et concernait seulement une autre localité éloignée. Il me fit cependant gagner un peu de terrain ; car dans le second cas, comme dans le premier, le drame s’était déroulé dans une région déserte et désolée, ce qui confirmait ma théorie. Mais le troisième apport était à mes yeux beaucoup plus décisif. De nouveau, au milieu de collines écartées, distantes de toute grande route, on avait trouvé le corps d’un homme avec, à côté de lui, l’instrument ayant servi à lui donner la mort. Dans ce cas il y eut, à dire vrai, bien des bavardages et des conjectures, car l’arme était une hache primitive en pierre, liée par un boyau à un manche de bois ; on se livra à des conjectures extravagantes et des moins vraisemblables. Cependant, comme je l’escomptais avec une sorte de jubilation, on se livra aux hypothèses les plus folles. Je pris la peine d’entrer en correspondance avec le médecin du lieu, qui avait été convoqué à l’enquête. Cet homme, doué d’une certaine perspicacité, restait confondu : « Il vaut mieux ne pas parler de cela à la campagne, m’écrivait-il, mais, franchement, il y a là un affreux mystère. J’ai été en possession de la hache de pierre et j’ai eu la curiosité de vérifier ses possibilités. Je l’ai emportée un dimanche après-midi dans mon jardin, alors que ma famille et tous les domestiques étaient sortis et là, à l’abri de rideaux de peupliers, j’ai procédé à mes expériences. J’ai trouvé que cet objet était impossible à manier ; ou bien il y a un équilibre particulier à trouver, quelque répartition convenable de poids exigeant une pratique régulière, ou bien un coup efficace ne peut être assené que grâce à une façon particulière d’utiliser sa force musculaire, je ne sais ; toujours est-il que, je puis vous l’assurer, je suis rentré chez moi avec une idée bien attristante de mes capacités athlétiques. Je me faisais penser à un homme totalement inexpérimenté essayant de « lancer le marteau ». L’effort exercé semblait se retourner contre l’opérateur et je me suis retrouvé en train de reculer violemment en arrière, tandis que la hache retombait sur le sol, sans avoir donné aucun résultat. Une autre fois, j’ai tenté l’expérience avec un bûcheron du lieu, très expert. Cet homme qui manie la hache depuis quarante ans, ne put rien tirer de cet engin de pierre et manqua tous ses coups d’une façon ridicule. Bref, si cela ne paraissait pas éminemment absurde, je dirai que depuis quatre mille ans, personne au monde ne peut plus assener un coup efficace avec l’arme qui a sans aucun doute été utilisée pour tuer ce vieil homme. » Ce témoignage, on l’imagine, était pour moi particulièrement précieux. Ensuite, quand j’entendis raconter l’histoire dans son ensemble, j’appris que ce malheureux vieillard avait bavardé sur ce qu’on pouvait voir la nuit au versant de certaines collines, laissant entrevoir des prodiges inouïs ; on l’avait trouvé mort un matin sur la colline en question. Mon exultation atteignit alors à son comble, car mes simples conjectures se trouvaient ainsi dépassées. Mais l’étape suivante fut d’une importance encore plus grande. J’étais depuis bien des années en possession d’un extraordinaire cachet – un morceau de pierre de couleur sombre, de cinq centimètres, manche compris ; l’extrémité portant le cachet était un hexagone de trois centimètres de diamètre environ. De plus, il avait en plus grand l’aspect d’un bourre-pipe à l’ancienne mode. Il m’avait été envoyé par l’un de mes correspondants en Orient qui m’avait fait savoir qu’il avait été découvert près de l’emplacement de l’ancienne Babylone. Mais les caractères qui s’y trouvaient gravés constituaient pour moi un casse-tête obsédant. Ils avaient quelque chose du type cunéiforme avec cependant des différences frappantes que je décelai à première vue, et tous les efforts pour déchiffrer l’inscription en supposant que les règles s’appliquent à ce type de caractères, se révélèrent inefficaces. Une pareille énigme piquait mon amour-propre et, à mes moments perdus, je sortais le Cachet Noir de son tiroir et je l’examinais avec une telle persévérance que chaque lettre m’était devenue familière et que j’aurais pu retracer l’inscription de mémoire sans faire la moindre erreur. Jugez alors de ma surprise quand je reçus un jour la lettre d’un correspondant de l’ouest de l’Angleterre contenant un document qui me laissa positivement médusé. J’y vis, soigneusement tracés sur un morceau de papier, les caractères mêmes du Cachet Noir, sans aucune modification, avec, au-dessus, cette inscription, de la main de mon ami : Inscription découverte sur un rocher des Grey Hills, Monmouthshire. Tracée avec une sorte d’argile rouge et très récente. Mon ami m’écrivait : « Je vous envoie l’inscription ci-incluse sous toutes réserves. Un berger, qui était passé à côté de ce rocher il y a une semaine, jure ses grands dieux qu’il n’y avait à ce moment aucune inscription. Les caractères, comme je l’ai noté, ont été obtenus en dessinant sur la pierre au moyen d’une sorte de terre rouge ; ils ont en moyenne deux à trois centimètres de haut. Ils ressemblent pour moi à une sorte d’écriture cunéiforme, très modifiée, mais, bien entendu, c’est impossible. Il s’agit peut-être d’une mystification ou bien, ce qui est plus probable, d’un griffonnage fait par des Bohémiens, qui sont très nombreux dans cette contrée sauvage. Ils utilisent, comme vous le savez bien, des hiéroglyphes pour communiquer entre eux. J’ai eu l’occasion d’aller voir ce rocher il y a deux jours à la suite d’un pénible incident qui s’est produit par ici. »

Comme on pense, j’écrivis immédiatement à cet ami, en le remerciant et en lui demandant sans insister de me raconter l’incident en question. En bref, une femme du nom de Cradock, qui avait perdu son mari la veille, s’était mise en route pour aller faire part de la triste nouvelle à une cousine habitant à quelques kilomètres. Elle avait pris un raccourci qui passe par les Grey Hills. Mme Cradock, qui était alors une toute jeune femme, ne parvint jamais à destination. Tard dans la nuit, un fermier, à la recherche de deux moutons, qui avaient, croyait-il, quitté le troupeau, traversait les Grey Hills, accompagné de son chien, muni d’une lanterne. Son attention avait été attirée par un bruit qu’il décrivit comme une sorte de gémissement lamentable et pitoyable ; guidé par le son, il avait trouvé l’infortunée Mme Cradock, écrasée sur le sol à côté du rocher, se tordant dans tous les sens, se lamentant, poussant des cris à fendre l’âme, à tel point que le fermier avait été tout d’abord obligé de se boucher les oreilles pour ne pas s’enfuir. La femme se laissa ramener chez elle et une voisine vint prendre soin d’elle. Pendant la nuit entière, elle ne cessa de hurler, en mêlant à ses lamentations des mots appartenant à un jargon inintelligible, et quand le docteur vint la voir, il la déclara folle. Elle resta couchée pendant une semaine, gémissant par moments comme une âme perdue et damnée pour l’éternité, selon les termes employés par les témoins, et sombrant ensuite dans le coma. On supposa que c’était la perte de son mari qui lui avait dérangé l’esprit et le médecin ne pensait pas qu’elle pût survivre. Inutile de dire que je fus profondément intéressé par cette histoire ; je priai mon ami de m’écrire régulièrement pour me donner des nouvelles. C’est ainsi que j’ai appris que dans un délai de six semaines la femme avait peu à peu recouvré l’usage de ses facultés ; quelques mois plus tard, elle donnait le jour à un fils qu’on appela Jervase et qui malheureusement se révéla simple d’esprit. C’étaient les faits tels qu’on les connaissait dans le village : mais, pour moi, tandis que je blêmissais à la pensée des affreuses monstruosités qui avaient sans aucun doute été commises, tout cela ne manquait pas d’emporter la conviction et j’eus l’imprudence de laisser entrevoir une partie de la vérité à des amis savants. À peine avais-je parlé que je me mis à le regretter amèrement ; c’est ainsi que j’ai révélé le grand secret de ma vie. Cependant avec un grand soulagement, auquel venait se mêler de l’indignation, je m’aperçus que mes craintes étaient déplacées car mes amis me rirent au nez et l’on me considéra comme un fou. J’éprouvais une colère légitime, ce qui ne m’empêchait pas de rire sous cape et je me sentais au milieu de ces cerveaux obtus dans une sécurité comparable à celle que j’aurais trouvée au milieu du désert.

À partir de là, parvenu à ce résultat, je résolus de tout savoir et j’appliquai mes efforts à déchiffrer l’inscription du Cachet Noir. Pendant bien des années, je fis de ce casse-tête le seul objectif de mes moments de loisir car la plus grande partie de mon temps était, bien entendu, vouée à d’autres occupations et ce n’était que de temps à autre que je pouvais disposer d’une semaine à consacrer entièrement à ces recherches. S’il me fallait raconter toute l’histoire de ces curieuses investigations, ce récit serait extrêmement lassant, car il consisterait simplement en une énumération de longs et fastidieux échecs. Parce que je connaissais déjà des inscriptions anciennes, j’étais armé pour cette chasse – nom que j’ai toujours donné en moi-même à ces recherches. J’avais des correspondants dans tous les milieux scientifiques d’Europe et à dire vrai, du monde entier ; je ne pouvais croire que de nos jours un caractère, aussi antique et embarrassant qu’il fût, pût longtemps se dérober à toutes les investigations que je pouvais entreprendre. C’est un fait, il me fallut bel et bien quatorze ans pour réussir. Chaque année, mes devoirs professionnels devenaient plus absorbants, le nombre de mes heures de loisir diminuait. Cela me retarda énormément, sans aucun doute. Et cependant, quand je me remémore les événements de ces longues années, je suis étonné de l’étendue de mes recherches à propos du Cachet Noir. J’avais fait de mon bureau un centre d’information et j’y rassemblais des manuscrits en écriture ancienne provenant de toutes les parties du monde, remontant à toutes les époques. Rien pour moi ne devait passer inaperçu. L’indice le plus fragile était accueilli avec empressement et exploité. Mais les documents ayant été sondés les uns après les autres sans résultat, les années passant, je commençai à désespérer et à me demander si le Cachet Noir n’était pas le seul témoignage de quelque race disparue qui n’aurait pas laissé d’autre trace de son passage, qui aurait péri, si l’on veut, comme on dit qu’ont péri les Atlantes, dans quelque cataclysme géant ; ses secrets seraient alors enfouis au fond de l’océan ou dans les profondeurs des collines. Mon enthousiasme s’en trouvait quelque peu refroidi et si je persévérais, ce n’était plus avec la même foi, la même certitude. Le hasard vint à mon secours. Je séjournais dans une très grande ville du nord de l’Angleterre ; je profitai de l’occasion pour rendre visite à un musée contenant des collections d’une valeur incontestable et qui venait d’y être créé. Le conservateur était l’un de mes correspondants. Tandis que nous examinions une vitrine contenant des collections de minéraux, mon attention fut attirée par un morceau de pierre noire d’environ dix centimètres carrés dont l’aspect me rappelait jusqu’à un certain point le Cachet Noir. Je le saisis sans trop y penser et le retournai dans ma main. Je vis alors, à mon grand étonnement, que la face inférieure portait une inscription. Je dis à mon ami, sans me départir de mon calme, que cet échantillon m’intéressait et que je lui serais très reconnaissant s’il voulait bien m’autoriser à l’emporter à mon hôtel pour deux jours. Il ne fit bien entendu aucune objection. Je me précipitai dans ma chambre. Dès le premier coup d’œil je vis que je n’allais pas être déçu. Il y avait deux inscriptions, l’une en caractères cunéiformes réguliers, une autre dans le caractère du Cachet Noir. J’ai compris que mon but était atteint. Je fis une copie exacte des deux inscriptions. En me retrouvant dans mon cabinet de Londres, avec le cachet devant moi, j’étais en mesure de m’attaquer sérieusement au grand problème. L’interprétation de l’inscription figurant sur l’échantillon du musée, bien que curieuse en elle-même, ne répondait pas à ce que je cherchais, mais la transcription me rendit maître du secret du Cachet Noir. La conjecture avait dû naturellement intervenir dans mes calculs ; il y avait par endroits un point qui restait incertain dans un idéogramme déterminé, et un signe revenant en plusieurs points sur le cachet me laissa déconcerté pendant plusieurs nuits consécutives. Mais, à la fin, le secret s’étala devant moi en toutes lettres et je déchiffrai la clef de l’affreuse transmutation qui s’était produite dans les collines. J’avais à peine écrit le dernier mot que, les doigts tremblants et hésitants, je déchirai le papier en fragments minuscules ; je les regardai brûler puis noircir dans le gouffre rougeoyant du feu, et réduisis ensuite les cendres en poudre fine. Depuis, je n’ai jamais écrit ces mots ; je n’écrirai jamais plus les phrases qui expliquent comment l’homme peut être réduit au limon d’où il est issu et être contraint de revêtir la peau d’un serpent ou d’un autre reptile. Il ne restait plus qu’une chose. Je savais, mais je voulais voir. Au bout de quelque temps, je fus en mesure de louer une maison dans le voisinage des Grey Hills, à proximité de la chaumière où habitaient Mme Cradock et son fils Jervase. Il est inutile que j’entre dans les détails des événements apparemment inexplicables qui sont survenus ici, en ce lieu où j’écris les lignes qu’on est en train de lire. Je savais trouver chez Jervase Cradock un peu du sang du « Petit Peuple » et j’ai découvert par la suite qu’il lui était arrivé de rencontrer des êtres de sa race dans des lieux déserts de ce pays désert. Un jour, on m’appela dans le jardin. Je l’ai trouvé en proie à une attaque et en train de prononcer, ou plutôt de laisser échapper dans un sifflement, le terrifiant jargon du Cachet Noir. Je crains que l’exultation n’ait alors pris dans mon esprit le pas sur la pitié. J’ai entendu jaillir de ses lèvres les secrets du monde inférieur et le mot qui sème la peur, « Ishakshar » dont on me pardonnera de ne pouvoir révéler la signification.

Mais il y a un incident que je ne puis passer sous silence. Au milieu de la nuit, je fus, une fois, réveillé par le son de ces syllabes sifflantes que je connaissais bien. Je me suis rendu dans la chambre du malheureux garçon, et je l’ai trouvé, agité de convulsions, l’écume aux lèvres, se débattant sur son lit comme s’il avait essayé d’échapper à l’étreinte des démons s’enroulant autour de son corps. Je l’emmenai chez moi et allumai la lampe ; il gisait sur le sol, contorsionné, conjurant le démon qui le possédait de le laisser en paix. J’ai vu son corps se gonfler, se distendre comme une vessie, son visage se mit à noircir sous mes yeux. Au point culminant de la crise je fis ce qu’il fallait faire suivant les directives gravées sur le cachet et, faisant abstraction de tout scrupule, je suis devenu l’homme de science qui se contente d’observer. Ce dont je dus être le témoin était cependant horrible ; cela dépassait tout ce que l’homme peut concevoir et les délires de l’imagination la plus débridée. Quelque chose sortit du corps qui gisait sur le sol, fit jaillir un tentacule onduleux et visqueux qui traversa la pièce, saisit le buste sur l’armoire et le déposa sur mon bureau.

Quand tout fut terminé, il ne me resta plus qu’à marcher de long en large jusqu’à la fin de la nuit, blême et tremblant, inondé de sueur froide et à essayer vainement de me raisonner. Je me dis, avec une certaine apparence de vérité que ce que j’avais vu ne présentait rien de surnaturel, qu’un escargot sortant ses cornes et les rentrant donnait à une échelle plus réduite un spectacle identique à celui auquel je venais d’assister. Cependant l’horreur triomphait de tous mes raisonnements ; je restai ébranlé et terrifié par la part que j’avais prise aux événements de la nuit.

J’ai peu de chose à ajouter. Je pars maintenant pour l’essai final et la dernière confrontation ; car j’ai décidé de ne rien laisser de côté et de rencontrer le « Petit Peuple » face à face. J’aurai pour m’aider le Cachet Noir et la connaissance de ses secrets ; si le malheur veut que je ne revienne pas de mon voyage, il n’est pas nécessaire d’évoquer ici le sort épouvantable qui m’aura été réservé. »

 

Mlle Lally marque un temps après la lecture de la déclaration du professeur Gregg, puis continua son récit en ces termes :

Telle est l’histoire presque incroyable que le professeur a laissée derrière lui. Quand j’eus fini de la lire, il était tard, mais, le lendemain matin, j’emmenai Morgan et nous nous mîmes à chercher dans les Grey Hills une trace quelconque du professeur. Je ne vous fatiguerai pas à vous décrire la désolation sauvage de cette région, entièrement déserte, composée de collines vertes dénudées avec çà et là des blocs de calcaire gris, érodés par le temps et ayant pris des formes fantastiques, rappelant des hommes et des animaux. Finalement, après bien des heures de recherches épuisantes, nous découvrîmes ce que je vous ai dit : sa montre avec sa chaîne, le porte-monnaie et la bague, enveloppés dans un morceau de parchemin grossier. Lorsque Morgan coupa le boyau qui fermait le paquet, et que je vis les objets personnels du professeur, je fondis en larmes, mais la vue des caractères maudits du Cachet Noir, reproduits sur le parchemin, me glaça de terreur et me coupa la parole ; je crois que je compris alors pour la première fois l’affreux destin de feu mon patron.

J’ajouterai simplement que l’avoué du professeur Gregg traita de conte de fée le récit que je lui fis et refusa de jeter même un coup d’œil sur les documents que je lui présentai. C’est lui qui porte la responsabilité du communiqué paru dans la presse, d’après lequel le professeur Gregg se serait noyé, et son corps aurait été entraîné jusqu’à la mer.

Mlle Lally s’arrêta et regarda M. Phillipps, d’un air légèrement interrogateur. Celui-ci était plongé dans une profonde rêverie. Quand il leva les yeux, ce fut pour assister à l’affairement que le soir déclenche sur la place, des hommes et des femmes se hâtant vers leur dîner, des foules assaillant déjà les music-halls, mais ce brouhaha et cette agitation de la vie quotidienne lui paraissaient irréels, lui faisaient l’effet d’une hallucination, d’un rêve poursuivi le matin après le réveil.

 

Traduction de Jacques Parsons