À la recherche du ciel disparu

Les jours qui suivirent sa discussion avec Phillipps, M. Dyson se conforma à la méthode de recherches qu’il avait adoptée. Une vive curiosité et une attirance innée pour l’inconnu étaient pour lui de puissantes motivations, à plus forte raison dans cette affaire de la mort de Sir Thomas Vivian (car Dyson commençait à hésiter un peu à employer le terme « assassinat »), où il lui semblait deviner un élément extraordinaire. Le symbole de la main rouge sur le mur, l’outil de silex ayant occasionné la mort, la quasi similitude entre l’écriture étrange de la lettre et celle que le docteur réservait pieusement, semblait-il, à des notes tout à fait insignifiantes, tous ces fils étranges et disparates se rejoignaient pour tisser dans son esprit un tableau bizarre et confus, rempli de formes effrayantes, menaçantes, implacables, et pourtant mal définies, comme des figures géantes oscillant dans une tapisserie ancienne. Il pensait être sur une piste qui lui permettrait de déchiffrer la lettre, et il arpentait obstinément, inlassablement, les ruelles et les rues obscures du centre de Londres, à la recherche du « ciel noir » disparu ; il était devenu une figure familière des prêteurs sur gages, et un habitué des cabarets sordides.

Longtemps ses recherches restèrent infructueuses, et il tremblait à la pensée que le « ciel noir » pût être dissimulé dans les solitudes sauvages de Peckham, ou se cacher peut-être au loin, à Willesden, mais l’improbabilité, dans laquelle il avait placé sa confiance, vint enfin à son secours. La nuit était noire et pluvieuse, balayée de violentes bourrasques qui semblaient déjà annoncer l’hiver ; Dyson, qui arpentait une rue étroite à proximité de Gray’s Inn Road, se réfugia dans un pub sordide et commanda une bière, oubliant un instant ses préoccupations, pour ne songer qu’aux rafales de vent soufflant sur les tuiles et au sifflement de la pluie à travers l’air noir et turbulent. La clientèle d’habitués se tenait au comptoir, les femmes négligées et les hommes en habits noirs et lustrés ; certains semblaient plongés dans des conciliabules secrets, d’autres s’enlisaient dans d’interminables disputes, et quelques buveurs solitaires se tenaient à l’écart, chacun savourant sa dose, et humant le parfum fort et âpre de l’alcool de mauvaise qualité. Dyson s’émerveillait de l’agrément de la scène, quand un brusque incident vint l’interrompre. La porte à deux battants s’ouvrit en ballottant, et une femme d’un certain âge se dirigea d’un pas chancelant vers le comptoir et s’agrippa au rebord d’étain, comme si elle marchait sur le pont d’un navire en pleine bourrasque. Dyson la considéra avec attention, comme un plaisant spécimen de sa classe ; elle était vêtue de noir, portait un sac de cuir noir passablement élimé, et elle était manifestement dans un état d’ébriété assez avancé. Elle titubait au comptoir, c’était évidemment tout ce qu’elle pouvait faire pour se tenir debout, et le barman, qui lui avait jeté un regard désapprobateur, hocha négativement la tête lorsqu’elle réclama à boire d’une voix pâteuse.

La femme lui lança un regard furieux et, en un instant, se changea en furie ; ses yeux s’injectèrent de sang et elle se mit à vomir un torrent d’imprécations, un flot de blasphèmes et de phraséologies d’anglais archaïque.

— Sortez d’ici immédiatement, dit l’homme ; bouclez-la et filez, ou j’appelle la police.

— La police, va te faire… ! brailla la femme. Je… j’vais te donner une bonne raison d’appeler la police ! et, plongeant rapidement la main dans son sac, elle en tira un objet qu’elle lança violemment à la tête du barman.

L’homme se baissa vivement ; le projectile, passant au-dessus de sa tête, fit voler une bouteille en éclats, tandis que la femme, avec un affreux éclat de rire, se ruait vers la porte ; et ils purent entendre ses pas s’éloigner précipitamment sur le pavé mouillé.

L’homme regarda piteusement autour de lui.

— Ça sert pas à grand-chose de lui courir après, dit-il, et je crois bien que ce qu’elle m’a laissé va pas me rembourser ma bouteille de whisky.

Il fouilla au milieu des bris de verre, et en sortit quelque chose de sombre, apparemment une espèce de pierre carrée, qu’il leva en l’air.

— Une curiosité de valeur, lança-t-il, quelqu’un qui veut m’en faire une offre ?

Les habitués s’étaient à peine détournés de leurs chopes et de leurs verres pendant cette scène surprenante ; ils avaient considéré un instant, l’œil morne, la bouteille qui volait en éclats, et ce fut tout. Les chuchotements des conciliabules, le brouhaha des disputes reprirent de plus belle, et les buveurs réservés et solitaires se suçotèrent les lèvres, savourant à nouveau le goût âpre de l’alcool.

Dyson regarda rapidement ce que le barman tenait devant lui.

— Vous permettez ? J’aimerais y jeter un œil, dit-il ; drôle de vieillerie, n’est-ce pas ?

C’était une petite tablette noire, apparemment en pierre, mesurant environ quatre pouces de long sur deux et demi de large ; dès que Dyson l’eut saisie, il sentit, plus qu’il ne vit, que sa chair était en contact avec un objet venu du fond des âges. On distinguait, à la surface, une sorte de gravure, et un signe extraordinaire qui fit bondir le cœur de Dyson.

— Je la prendrais bien, dit-il posément. Deux shilling, ça vous irait ?

— Disons une demi-couronne, répondit l’homme, et le marché fut conclu. Dyson vida sa chope de bière, qu’il trouva délicieuse, et alluma sa pipe, puis il sortit tranquillement peu après. Une fois rentré chez lui, il ferma la porte à clef, posa la tablette sur son bureau, et s’installa sur sa chaise, avec la résolution d’une armée retranchée devant une ville assiégée. La lumière de la bougie, munie d’un abat-jour, éclairait parfaitement la tablette ; en l’examinant attentivement, Dyson remarqua tout d’abord le signe de la main, avec le pouce qui dépassait entre les doigts. Il était fermement, délicatement, gravé sur la surface noire et mate de la pierre ; et le pouce, pointant vers le bas, désignait ce qui se trouvait en dessous.

— Ce n’est qu’un simple ornement, se dit Dyson, peut-être est-il symbolique, mais ce n’est certainement pas une inscription, ni les signes d’une langue jamais parlée.

La main indiquait une série de figures extraordinaires, des spirales et des volutes d’une finesse et d’une précision admirables, réparties par intervalles sur le reste de la tablette. Ces marques paraissaient aussi complexes et presque aussi incohérentes que l’empreinte d’un pouce imprimée sur une vitre.

— Serait-ce une empreinte naturelle ? pensa Dyson ; certaines pierres présentent des dessins étranges, des figures semblables à des animaux et à des fleurs, sans que la main de l’homme y soit pour quelque chose.

Il se pencha sur la pierre avec une loupe, rien que pour se convaincre que ces divers labyrinthes de lignes n’étaient pas l’œuvre d’un hasard de la nature. Les volutes étaient de tailles différentes : quelques-unes avaient moins d’un douzième de pouce de diamètre, et la plus grande était un peu plus petite qu’une pièce de six pence. Sous le verre grossissant, la régularité et la précision de la gravure sautaient aux yeux ; et, dans les plus petites spirales, les lignes étaient graduées à intervalles d’un centième de pouce. L’objet tout entier avait une apparence extraordinaire et merveilleuse ; en contemplant les volutes fantastiques tracées sous la main, Dyson fut soudain pris d’un vertige, à la pensée qu’un être vivant avait gravé ces énigmes dans la pierre à une époque immémoriale, avant même la formation des collines, quand les rocs n’étaient encore que de la lave en fusion.

— Le « ciel noir » est retrouvé, dit-il, mais, en ce qui me concerne, j’ai bien peur que la signification des astres ne reste à jamais obscure.

Au-dehors, Londres était silencieux et un souffle d’air froid entra dans la pièce, tandis que Dyson restait assis à contempler la tablette qui luisait à la lumière de la bougie ; au moment où il rangea la tablette antique dans son bureau, ses interrogations sur l’affaire Sir Thomas Vivian décuplèrent. Il repensa à ce gentleman prospère et élégant, qui avait trouvé une mort mystérieuse sous le signe de la main, et il eut soudain la conviction insoutenable qu’il existait des liens secrets, inconcevables, entre la mort de ce médecin en vogue des beaux quartiers et les étranges spirales de la tablette.

Des jours entiers, il resta assis devant son bureau à contempler la tablette, incapable de résister à la fascination qu’elle exerçait, mais totalement impuissant, renonçant même à l’espoir de percer le secret des symboles qui y étaient gravés. Il se résolut enfin, en désespoir de cause, à faire appel à M. Phillipps, et lui retraça en deux mots la découverte de la pierre.

— Mon Dieu ! s’exclama Phillipps, c’est extrêmement curieux ; vous avez fait une trouvaille en effet. Cette tablette me paraît encore plus ancienne que le sceau hittite. J’avoue que les caractères, s’il s’agit effectivement d’une écriture, me sont entièrement inconnus. Ces volutes sont réellement très curieuses.

— Oui, mais je veux connaître leur signification. Vous ne devez pas oublier que cette tablette est le « ciel noir » mentionné dans la lettre trouvée dans la poche de Sir Thomas Vivian ; elle a un rapport direct avec sa mort.

— Oh non, c’est absurde ! Il s’agit certainement d’une tablette fort ancienne, qui a été volée à quelque collection. Certes, la main constitue une coïncidence singulière, mais elle n’en reste pas moins une simple coïncidence.

— Mon cher Phillipps, le scepticisme poussé à l’extrême n’est que pure crédulité ; vous êtes un vivant exemple de la vérité de cet axiome. Mais pouvez-vous déchiffrer cette inscription ?

— Je me fais fort de déchiffrer n’importe quoi, répliqua Phillipps. Je ne crois pas à l’insoluble. Ces signes sont curieux, certes, mais je me refuse à les croire impénétrables.

— Dans ce cas, emportez la tablette avec vous et faites de votre mieux. Elle s’est mise à me hanter ; j’ai l’impression d’avoir contemplé trop longtemps les yeux du Sphinx.

Phillipps s’en alla, emportant la tablette dans sa poche intérieure. Il ne doutait guère de ses chances de réussite, car il avait établi une quarantaine de combinaisons différentes permettant le déchiffrage des inscriptions. Cependant, lorsqu’il revint voir Dyson une semaine plus tard, son visage n’exprimait aucun signe de triomphe. Il trouva son ami dans un état d’irritation extrême, en train d’arpenter la pièce comme un homme furieux. Il se retourna d’un bond quand la porte s’ouvrit.

— Eh bien, s’écria Dyson, vous tenez la solution ? De quoi s’agit-il ?

— Mon cher, je regrette, mais j’ai totalement échoué. J’ai soumis cette inscription à toutes les combinaisons connues – en vain. J’ai été jusqu’à la soumettre à un ami du Museum, mais, bien qu’il fasse autorité en la matière, il m’a dit qu’il était entièrement pris en défaut. Cette tablette doit être l’épave d’une race disparue ; je commence presque à croire que c’est le fragment d’un autre monde que le nôtre. Je ne suis pas superstitieux, Dyson, et vous savez que je combats toutes les illusions, même les plus nobles, mais je vous avouerai que je n’ai qu’une hâte : être enfin débarrassé de ce petit carré de pierre noirâtre. Franchement, cette pierre m’a fait passer une bien mauvaise semaine ; ce vestige troglodytique m’inspire la plus profonde aversion.

Phillipps, sortant la tablette, la posa sur le bureau devant Dyson.

— À propos, poursuivit-il, j’avais raison en tout cas sur un point ; elle faisait bien partie d’une collection. Il y a au dos un bout de papier crasseux, ce devait être une étiquette.

— En effet, je l’ai remarqué, dit Dyson, qui paraissait profondément abattu. Le papier est une étiquette, cela ne fait aucun doute. Mais la provenance initiale de la tablette ne m’intéressait guère : seule m’importait la signification de l’inscription, je n’y ai donc pas prêté attention. Je suppose qu’il s’agit d’une nouvelle énigme, et pourtant elle est certainement de la plus haute importance.

Phillipps partit peu après. Dyson, toujours accablé, saisit la tablette et la retourna négligemment. L’étiquette était si encrassée qu’elle paraissait n’être qu’une tache noirâtre ; mais en la regardant machinalement, Dyson crut y distinguer, avec un peu d’attention, des marques au crayon, sur lesquelles il se pencha aussitôt avec sa loupe. À son grand dépit, il constata qu’une partie du papier avait été arrachée, et qu’il pouvait seulement déchiffrer péniblement quelques mots et fragments de mots. Il lut tout d’abord quelque chose qui ressemblait à « inroad » puis, en dessous, « … âtre… cœur de pierre » le reste était déchiré. Mais en un éclair, il fut frappé d’une véritable révélation, et éclata d’un rire joyeux.

— Assurément, dit-il tout haut, c’est non seulement le plus agréable quartier de Londres, mais aussi le plus pratique ; me voici aux premières loges, juché sur une tour de guet : rien de ce qui se passe dans les rues adjacentes ne saurait m’échapper !

Il lança un regard de triomphe par la fenêtre à travers la rue jusqu’à la grille du British Museum. Abrité par le mur d’enceinte de cet agréable établissement, un artiste des rues exposait à même le trottoir ses brillantes impressions de dessinateur à la craie, quémandant l’approbation et la menue monnaie des passants gais ou sérieux.

— C’est tout simplement prodigieux, dit Dyson, cet artiste, c’est la providence qui me l’envoie !