Prologue

« Je vois que vous êtes résolument rationaliste, dit la dame. Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure que j’avais connu des expériences encore plus terribles ? Il fut un temps où j’étais sceptique, moi aussi, mais, après ce dont j’ai été le témoin, je ne puis plus prendre l’attitude du doute.

— Madame, répondit M. Phillipps, personne ne me fera renier ma foi. Je ne croirai jamais, je ne ferai même pas semblant de croire, que deux et deux font cinq, et sous aucun prétexte je n’admettrai l’existence de triangles à deux côtés.

— Vous allez un peu vite, répliqua la dame. Mais puis-je vous demander si vous avez déjà entendu prononcer le nom du professeur Gregg, qui faisait autorité en ethnologie et dans les sciences du même genre ?

— J’ai fait beaucoup plus que d’en entendre simplement parler, dit Phillipps. Je l’ai toujours considéré comme l’un des hommes les plus clairvoyants et doués du sens de l’observation le plus aigu que l’on puisse rencontrer. Le dernier livre qu’il a publié, son Manuel d’Ethnologie, est tout à fait admirable en son genre et j’en ai été très frappé. En vérité, ce livre m’est tombé entre les mains seulement après que j’eus entendu parler du terrible accident qui a brutalement interrompu la carrière de Gregg. Il avait, je crois, loué pour l’été une maison de campagne dans l’ouest de l’Angleterre, et l’on pense qu’il s’est noyé dans une rivière. D’après mes souvenirs, son corps n’a jamais été retrouvé.

— Monsieur, je suis sûre de votre discrétion. Ce que vous avez dit jusqu’à présent semble le prouver et le titre même de cette petite étude que vous avez écrite et que vous mentionniez tout à l’heure me donne l’assurance que vous n’êtes pas un esprit vide et frivole. Bref, je sens que je puis vous faire confiance. Vous semblez avoir l’impression que le professeur Gregg est mort ; je n’ai aucune raison de penser que c’est le cas.

— Quoi ? s’écria Phillipps, frappé de stupeur. Vous n’insinuez pas qu’il se soit passé quelque chose de déshonorant ? Je ne peux pas y croire. Gregg était un homme direct et sans équivoque ; sa vie privée témoignait d’une grande bonté ; et bien que je ne me fasse pas d’illusions, je crois qu’il était avec sincérité un bon chrétien. Vous ne voulez sûrement pas insinuer qu’une histoire scandaleuse l’aurait contraint à fuir de son pays ?

— Là encore vous allez trop vite, répondit la dame ; je n’ai rien dit qui ressemble à cela. En un mot, je dois vous dire qu’un matin, le professeur Gregg a quitté sa maison en parfaite santé physique et morale. Il n’est jamais revenu, mais sa montre avec sa chaîne, une bourse contenant trois souverains en or, quelques pièces d’argent, ainsi qu’une bague qu’il portait habituellement, ont été retrouvés trois jours plus tard sur le versant d’une colline aride et sauvage, à plusieurs kilomètres de la rivière. Ces objets étaient posés à côté d’un rocher calcaire d’une forme étrange ; ils étaient enveloppés dans une sorte de parchemin très grossier, lié par une corde à violon. Quand on ouvrit le paquet, on trouva sur la face interne du parchemin une inscription tracée au moyen d’une substance rouge ; elle était indéchiffrable mais les caractères employés ressemblaient à une écriture cunéiforme déformée.

— Vous m’intéressez énormément, dit Phillipps. N’accepteriez-vous pas de continuer votre récit ? Les circonstances, telles que vous les avez décrites, me paraissent tout à fait inexplicables et je suis impatient de les élucider.

La jeune femme parut réfléchir un moment puis elle se mit à raconter…