II

« Le Peuple blanc » (1904) est une brillante étude sur la corruption de l’innocence, assez semblable en certains points au bien plus fameux Tour d’écrou (1898)(6).

Machen avait prévu une nouvelle « très longue, très élaborée, splendide » mais l’ampleur de la tâche le découragea, et il n’en publia qu’un « fragment brisé » Malgré tout, la nouvelle est considérée comme la plus grande réussite de Machen dans le genre du fantastique. Dans une lettre de 1931 à son correspondant, J. Vernon Shea, Lovecraft en faisait très grand compliment : « comme nouvelle fantastique, elle n’est surpassée, dans ce que j’ai lu moi-même, que par une seule autre », « Les Saules » (1907), d’Algernon Blackwood. Dans la même lettre, Lovecraft éclaire quelques-unes des énigmes enchâssées dans le texte. L’art de la litote de Machen atteignit des sommets inconnus dans « Le Peuple blanc » et nombre de lecteurs ont quelque difficulté à appréhender toutes les implications de son paroxysme final. S’ils le lisent pour la première fois, les lecteurs du présent recueil auront peut-être envie de découvrir la nouvelle, avant de prendre connaissance de l’interprétation que donne Lovecraft de son intrigue. La voici :

« I – L’image découverte dans les bois était celle de deux entités se confondant en un monstrueux & obscène baiser – duquel, eussent-elles été vivantes, serait née une Chose d’inhumaine épouvante… comme Helen Vaughan, dans Le Grand Dieu Pan, ou le jeune garçon du « Cachet Noir ». II – Par le fait d’une action de sympathie telle que celle qui est décrite dans le prologue, l’enfant devenue adolescente – bien qu’elle n’ait de contact avec quelque élément procréatif que ce soit – porte en son sein une Épouvante dont elle ne peut attendre la naissance (sachant ce qu’elle sait de la noire tradition) sans éprouver une atroce panique, bien au-delà de la simple crainte de la déchéance sociale. Donc elle se suicide. Si elle ne s’était tuée, une anomalie hybride et sans nom de démoniaque filiation aurait été précipitée dans le monde. »

 

Comme Lovecraft l’écrivait à Shea, la vraie valeur de la nouvelle ne provient pas des mécanismes de l’intrigue : « La meilleure chose, c’est l’atmosphère insidieuse, tendue – le paysage, les légendes auxquelles il est plus ou moins fait allusion, & tout cela. » L’atmosphère menaçante est merveilleusement mise en place. Tout d’abord l’héroïne de la nouvelle ne comprend pas le sens diabolique du monde dans lequel elle est entrée. Adolescente solitaire (elle a seize ans lorsqu’elle rapporte son histoire dans le Carnet Vert, mais semble bien plus jeune), son aventure lui paraît excitante et romantique, et les êtres païens qu’elle rencontre sont enchanteurs et majestueux. La fillette marche sur le bord de l’abîme, mais dans sa naïveté(7), elle ne se rend pas compte du danger qu’elle court ; seul le lecteur le pressent. La camaraderie entre la jeune fille et sa nounou est une parodie des relations traditionnelles entre enfants et adultes. Au lieu d’apprendre des histoires bibliques, comme la plupart des enfants riches de l’époque victorienne le faisaient avec leur mère ou leur gouvernante, la fillette, sans le savoir, est initiée aux secrets de la magie noire.

La nouvelle nous apprendra encore moins de choses sur les créatures féeriques que sur le Petit Peuple, si ce n’est que ce Peuple blanc est, sans nul doute, l’aristocratie du monde invisible. Ces survivances du passé vivent dans une autre dimension que l’humanité. Peut-être sont-elles parentes de ces créatures de La Colline des rêves que Lucian sent l’observer lorsqu’il visite l’ancienne colline fortifiée(8) : « Il ne savait pas qui « ils » étaient, mais il lui semblait toujours qu’un visage de femme le regardait à travers les rameaux entrelacés, et qu’elle faisait venir près d’elle d’effroyables compagnons, que les années n’avaient jamais vieillis. » Ces entités sont censées naître de l’imagination tourmentée de Lucian, quoique Machen nous laisse le soin de décider si nous voulons ou non les prendre au pied de la lettre.

 

Comme W.B. Yeats, lui aussi compagnon de la Golden Dawn (Yeats publia plusieurs essais d’importance sur le folklore irlandais), Machen rencontra des gens qui croyaient aux fées. Il rapporte une vieille tradition du Gwent où les paysans posent des fleurs d’aubépine sur le seuil de la maison pour éloigner les fées. En 1913, lors d’un reportage en Irlande effectué pour le compte des Evening News, il remarqua que dans un certain village des environs de Belfast, il y avait devant presque toutes les maisons un sorbier des oiseaux, pour chasser les fées. On lui montra un charme, dont il se disait qu’il était sacré aux yeux des fées, et qu’un fermier du coin ne voulut pas toucher de peur d’offenser la Daione Sidhe. Machen ne rit pas de ces croyances : il a trop de respect pour les réalités que recouvrent mythes et traditions.

 

Le plus fameux des contes de fées modernes ne devait pourtant pas l’abuser longtemps. Il se rendit compte que le mystère des Fées de Cottingley n’était qu’une supercherie bien avant que le secret ne fût révélé. Deux jeunes filles, deux cousines, prétendaient avoir vu des fées à Cottingley, dans le comté d’York, et leurs charmantes photographies, montrant des créatures ailées emportèrent la conviction de Sir Arthur Conan Doyle, qui écrivit sur le sujet un livre enthousiaste, Les Fées sont parmi nous (1922). Dès le début, Machen douta : il avait compris que ces fées de jardin d’enfant étaient les minuscules petits êtres de la tradition littéraire, laquelle prenait racine chez Shakespeare, Drayton, Herrick, Andersen… Les fées du vrai folklore, expliqua Machen (voir son article sur « Le Rêve d’une nuit d’été » (dans Dog and Duck, 1924) sont grandes comme des enfants, et mesurent entre quatre-vingt-dix centimètres et un mètre vingt.

Machen croyait-il à l’existence des fées ? Dans l’article publié dans ce recueil, « L’Étrange Histoire du mont Nephin » (1932), il refuse de se prononcer. Comme il le dit : « Qui sommes-nous pour prétendre que nous comprenons les lois du royaume de l’invisible ? » L’incident du mont Nephin, au cours duquel une jeune femme se perd sur le flanc d’une montagne irlandaise, figure dans le dernier chapitre d’un roman de Machen, The Green Round. Machen le décrit comme un mystère défiant toute explication. Mais nous pouvons dire peut-être que Machen croyait possible qu’une race féerique eût survécu ; sans doute n’aurait-il pas été surpris si l’on avait pu prouver l’existence de l’espèce.

Dans son petit livre, The Birth of a Legend (1964), Jocelyn Brooke rapporte un étrange épisode qui met en scène le musicien John Ireland, grand admirateur de l’œuvre de Machen. Quelques-unes des plus belles musiques d’Ireland furent inspirées par les nouvelles de Machen, notamment The Forgotten Rite, basé sur « Le Peuple Blanc »(9).

 

Dans les années 1930, alors qu’Ireland explorait un coin isolé des collines du Sussex, un groupe d’enfants surgit soudain devant lui. Bizarrement vêtus de vêtements blancs à la coupe ancienne, les enfants se mirent à danser dans le silence le plus total. Ireland détourna un moment le regard, et lorsqu’il leva les yeux, ils avaient disparu. L’incident paraissait sorti d’une nouvelle de Machen, et Ireland écrivit au vieux sage, espérant bien quelque explication. La réponse de Machen fut énigmatique. Son seul commentaire en effet fut : « Oh, vous les avez donc vus, vous aussi ? »

 

Peut-être Machen sentait-il qu’il ne pouvait y avoir de réponse satisfaisante à semblable problème. Bien qu’il eût consacré une bonne partie de sa vie à réfléchir à ces questions, il savait que certains mystères doivent rester mystères. Car ainsi qu’il l’écrivit dans l’un de ses contes merveilleux : « Mais à la fin, que savons-nous ? »

 

ROGER DOBSON

(traduction d’Anne-Sylvie Homassel)