5. Le Petit Peuple

— Vous avez déjà vu cet objet ?

— Certainement. C’est une broche qu’Annie Trevor portait le dimanche ; j’en reconnais le dessin. Mais où l’avez-vous ramassée ? Vous ne voulez pas dire que vous avez retrouvé la jeune fille ?

— Mon cher Vaughan, je m’étonne que vous n’ayez pas deviné l’endroit où j’ai découvert cette broche. Avez-vous oublié notre soirée d’hier ?

— Dyson, répondit gravement Vaughan, j’ai retourné tout cela dans ma tête ce matin pendant que vous étiez sorti. J’ai réfléchi à ce que j’avais vu, ou peut-être, devrais-je dire, à ce que je crois avoir vu, et la seule conclusion à laquelle j’aboutisse est celle-ci : il vaut mieux tout oublier. J’ai vécu sobre et honnête, dans la crainte de Dieu, toute ma vie et je crois avoir été victime de quelque abominable illusion, d’un phantasme de mes sens abusés. Nous sommes rentrés, comme vous le savez, sans échanger une parole et nous n’avons pas fait allusion à ce que je m’imagine avoir vu ; ne ferions-nous pas mieux de nous mettre d’accord pour continuer à garder le silence sur cette affaire ? Quand j’ai fait ma promenade au cours de cette paisible matinée ensoleillée, toute la terre semblait chanter la gloire de Dieu en passant près du mur j’ai remarqué qu’il n’y avait presque plus de dessins, et j’ai effacé le peu qu’il en restait. Le mystère est dissipé et nous pouvons à nouveau vivre tranquilles. Je crois avoir été, durant ces dernières semaines, victime de quelque poison ; je me suis trouvé sur le bord de la folie, mais j’ai désormais recouvré mon équilibre.

Mr Vaughan avait parlé avec le plus grand sérieux ; il se pencha et regarda Dyson d’un air suppliant.

— Mon cher Vaughan, lui répondit son ami après un silence, à quoi bon se dérober ? Il est beaucoup trop tard pour parler de la sorte ; nous avons été trop loin. En outre, vous savez comme moi que l’illusion n’intervient nullement dans cette affaire ; je souhaiterais de tout mon cœur que ce fût le cas. Non, pour me justifier, je dois vous raconter toute l’histoire, dans la mesure où je la connais.

— Très bien, soupira Vaughan, s’il le faut, il le faut.

— Si vous le voulez bien, dit alors Dyson, nous allons commencer par la fin. J’ai trouvé cette broche, que vous venez d’identifier, dans l’endroit que nous avons appelé le Bol. Il y avait un tas de cendres grisâtres, encore chaudes et cette broche se trouvait sur le sol, à peine hors de portée de la flamme. Elle a dû tomber accidentellement de la robe de celle qui la portait. Non, ne m’interrompez pas ; maintenant que nous connaissons la fin, nous pouvons repartir du début. Revenons au jour où vous êtes venu me voir chez moi à Londres. Autant qu’il m’en souvienne, peu après être entré, vous m’avez raconté, sur un ton en quelque sorte détaché, qu’un incident malheureux et mystérieux s’était produit dans votre région ; une jeune fille nommée Annie Trevor était partie pour voir une parente et avait disparu. Je vous avoue franchement que cette histoire ne m’a guère intéressé ; pour beaucoup de raisons un homme ou plus particulièrement une femme peut trouver commode de se volatiliser ainsi sous le nez de ses amis et de ses parents. Je suppose que si nous allions consulter les services compétents, nous apprendrions qu’à Londres il y a une semaine sur deux une disparition mystérieuse ; les policiers hausseraient probablement les épaules en nous déclarant que d’après le calcul des probabilités, il ne peut en être autrement. J’ai donc montré une indifférence coupable à l’égard de votre histoire. En outre, le peu d’intérêt que j’y ai porté était dû au fait que votre récit était inexplicable. Votre soupçon se portait uniquement sur un matelot en bordée, mais j’ai immédiatement écarté cette hypothèse pour la simple raison que le criminel occasionnel, l’amateur s’essayant au crime crapuleux, se fait toujours prendre, surtout quand il choisit la campagne pour théâtre de ses exploits. Rappelez-vous le cas de ce Garcia cité par vous-même ; le lendemain du crime, il traînait dans une gare, avec un pantalon taché de sang, et le mouvement de la pendule hollandaise, son butin, enveloppé dans un paquet soigneusement ficelé. Donc, en rejetant cette suggestion – la seule que vous eussiez faite – l’ensemble de l’histoire devenait, comme je l’ai dit inexplicable et de ce fait inintéressant. Oui, c’est, par conséquent, une conclusion parfaitement acceptable. Vous est-il arrivé de vous casser la tête sur des problèmes que vous saviez être insolubles ? Avez-vous jamais accordé beaucoup de réflexion au vieux problème d’Achille et de la Tortue ? Bien sûr que non, parce que vous saviez que la recherche restait sans espoir ; si bien que lorsque vous êtes venu me raconter l’histoire d’une fille de la campagne qui avait disparu, j’ai tout de suite classé l’affaire dans la catégorie des énigmes insolubles et je n’y ai plus pensé. La suite a prouvé que je m’étais trompé ; mais, si vous vous en souvenez, vous êtes immédiatement passé à une affaire qui vous intéressait beaucoup plus, car elle vous concernait personnellement. Je n’ai pas besoin de revenir sur votre récit très singulier concernant les figures faites en silex ; au début l’affaire m’a paru banale et j’ai pensé à quelque jeu d’enfant, ou même à une plaisanterie, mais en me montrant la pointe de flèche vous avez éveillé mon intérêt. J’ai vu, là, quelque chose de tout à fait inhabituel, susceptible d’exciter réellement ma curiosité ; dès mon arrivée ici je me suis donc mis au travail pour trouver la solution, en me rappelant sans cesse les figures que vous m’aviez décrites. La première était celle que nous avions appelée d’un commun accord l’Armée ; elle représentait un certain nombre de lignes serrées constituées par des silex ayant tous la pointe dans la même direction. Ensuite, les lignes, comme les rayons d’une roue, convergeaient toutes vers une figure représentant un Bol ; puis elles formaient un triangle ou une pyramide, et pour terminer une Demi-Lune. J’avoue m’être perdu en conjonctures pour éclaircir ce mystère ; comme vous le comprendrez, il était en effet double et peut-être même triple. Car je n’avais pas uniquement à me demander ; que signifient ces figures, mais aussi, qui peut vraisemblablement les avoir dessinées ? Et en outre, qui peut se trouver en possession de tels objets, et qui, connaissant leur valeur, est capable d’aller les semer sur le bord d’un chemin ? Ces associations d’idées m’ont conduit à supposer que la personne ou les personnes en question ignoraient la valeur de ces échantillons uniques de pointes de flèches, mais cette déduction ne me conduisait pas très loin, car un homme ayant reçu une bonne instruction peut cependant être ignorant en cette matière. Alors, une complication vint s’ajouter au problème : l’œil sur le mur ; vous vous rappelez que nous n’avons pu éviter de conclure que, dans les deux cas, la même opération était en jeu. La position particulière de ces yeux sur le mur m’a conduit à rechercher si un nain ne vivait pas dans le voisinage, mais j’ai vérifié qu’il n’y en avait pas et je savais par ailleurs que les enfants qui passent là tous les jours n’avaient rien à voir avec cette affaire. Cependant j’étais convaincu que celui qui avait dessiné ces yeux, quel qu’il fût, devait mesurer de un mètre à un mètre vingt, puisque, comme je l’ai souligné à ce moment, lorsqu’on dessine sur une surface verticale on choisit automatiquement un emplacement au niveau de son visage. Il y avait aussi la question de la forme particulière des yeux, ce caractère mongol accentué dont les paysans anglais ne peuvent avoir aucune idée et, pour tout compliquer, le fait évident que le ou les dessinateurs devaient être capables de voir pratiquement dans le noir. Comme vous l’avez fait remarquer, un homme qui a été détenu pendant de longues années dans une cellule extrêmement obscure ou dans un donjon peut acquérir cette faculté, mais, depuis l’époque d’Edmond Dantès, où trouver en Europe une pareille prison ? Un marin qui eût été emmuré pendant très longtemps dans quelque affreuse oubliette chinoise, semblait être le genre d’individu que je recherchais et, bien qu’improbable, il n’était pas absolument impossible qu’un matelot ou bien, disons, un homme employé à bord d’un bateau fût un nain. Mais comment expliquer que mon matelot imaginaire se trouve en possession de pointes de flèches préhistoriques ? Ce point réglé, quel était le sens et quel était le but de ces mystérieux symboles faits de silex, et de ces yeux en amande ? Votre idée d’un projet de cambriolage, je l’ai estimé, dès le début, tout à fait insoutenable, et je dois avouer que je me sentais complètement perdu quand il s’agissait de trouver un point de départ propre à fournir une hypothèse de travail. Un simple incident m’a mis sur la piste ; nous avons croisé ce pauvre vieux Trevor et quand vous avez cité son nom en me rappelant la disparition de sa fille, je me suis rappelé l’histoire que j’avais oubliée ou à laquelle je ne prenais plus garde. Ici, pensai-je, existe un autre problème, sans intérêt par lui-même, cela est vrai ; mais qui me prouve qu’il n’est pas en relation avec ces énigmes qui me torturent ? Je me suis enfermé dans ma chambre, je me suis efforcé de chasser de mon esprit toute idée préconçue et j’ai tout passé en revue de novo, en admettant, dans l’intérêt de la théorie, que la disparition d’Annie Trevor avait un lien avec les figures de silex et les yeux sur le mur. Cette supposition ne m’a pas conduit bien loin, et j’allais, de désespoir, tout abandonner quand je fus frappé par une signification possible du Bol. Comme vous savez, il y a dans le Surrey un « Bol à Punch du Diable » et ce symbole pouvait se rattacher à quelque particularité du paysage. En rapprochant les deux extrêmes, je décidai de chercher le Bol près du sentier que la fille disparue avait emprunté et je l’ai découvert. J’ai interprété les symboles d’après ce que je savais : le premier, l’Armée, se lisait ainsi : « il va y avoir une réunion ou une assemblée au Bol dans une quinzaine (c’est-à-dire la moitié de la lune) pour voir la Pyramide, ou pour construire la Pyramide ». Les yeux, dessinés un par un, jour après jour, étaient destinés à pointer leur écoulement ; je savais qu’il y en aurait quatorze, pas un de plus. Une fois que nous en étions arrivés là, le reste était assez simple ; je n’allais pas prendre la peine de m’informer de la nature de cette réunion, ou de ceux qui allaient se retrouver dans le site le plus isolé et le plus sinistre de ces collines désertes. En Irlande, en Chine, dans l’Ouest de l’Amérique, il eût été facile de faire des suppositions ; une réunion de dissidents, l’assemblée d’une société secrète, les membres d’un comité de surveillance convoqués pour faire leur rapport, sont autant de réponses possibles à la question ; dans ce coin tranquille d’Angleterre, habité par des gens paisibles, ces hypothèses ne pouvaient être envisagées une seconde. En revanche, sachant que j’aurais l’occasion de voir et de suivre la réunion, je ne me souciais pas de me compliquer la vie avec des recherches probablement infructueuses ; et au lieu d’un raisonnement, c’est une imagination débridée qui guide mon jugement : je me rappelai que les gens avaient dit au sujet de la disparition d’Annie Trevor, qu’elle avait été « emmenée par les fées ». Je vous le dis, Vaughan, je suis aussi équilibré que vous, mon esprit n’est pas, du moins je le crois, un simple espace vide, ouvert à toutes les hypothèses les plus résolument improbables, et je fais mon possible pour en chasser la fantaisie. L’indice est venu du vieux nom donné aux fées, « le petit peuple », et l’hypothèse très probable qu’elle représentent une tradition des habitants préhistoriques du pays, les Touraniens, qui vivaient dans des cavernes ; alors j’ai réalisé soudain que j’étais à la recherche d’un être ayant moins d’un mètre vingt, habitué à vivre dans l’obscurité, possédant des outils de pierre et familiarisé avec le faciès mongol ! J’aurais honte, Vaughan, de vous présenter un tel fatras visionnaire si vous n’aviez pas vu de vos yeux ce que vous avez vu hier au soir, et je prétends que j’aurais pu douter du témoignage de mes sens, s’il n’avait été corroboré par le témoignage des vôtres. Nous ne pouvons pas, vous et moi, nous regarder en face et prétendre que nous avons été le jouet d’une illusion ; lorsque vous étiez étendu dans l’herbe à côté de moi, je vous ai senti vous contracter et frissonner, j’ai vu vos yeux à la lueur de la flamme. Et maintenant je vous dis sans la moindre gêne ce que j’avais déjà en tête hier au soir, pendant que nous traversions le bois, grimpions sur la colline et allions nous cacher derrière le rocher.

Une seule chose aurait dû me paraître tout à fait évidente et pourtant elle m’a laissé perplexe jusqu’au dernier moment. Je vous ai dit que j’avais déchiffré le symbole de la Pyramide ; l’assemblée devait voir une Pyramide et la signification exacte du symbole m’échappa jusqu’à la fin. L’étymologie à partir du mot grec signifiant « feu », ΗΓΡ bien qu’erronée, eût dû me mettre sur la voie, mais elle ne me vint jamais à l’esprit.

Je ne crois pas avoir besoin d’en dire beaucoup plus. Vous savez que nous ne pouvions pratiquement rien faire, même si nous avions pu prévoir ce qui allait se produire. Ah ! l’endroit choisi tout spécialement pour y exposer ces figures ? Oui, c’est une curieuse question. Mais cette maison autant que je peux en juger, occupe au milieu des collines une situation assez centrale ; et il est possible – qui peut le dire ? – que cette étrange colonne ancienne qui se trouve près du mur de votre jardin ait été un point de ralliement avant que les Celtes aient seulement mis un pied en Angleterre. Il y a une chose que je dois ajouter : je ne regrette pas que nous n’ayons rien pu faire pour aller au secours de cette malheureuse fille. Vous avez vu quel aspect avaient ces choses qui s’étaient assemblées et qui tourbillonnaient dans le Bol ; vous pouvez être sûr que ce qui gisait, immobilisé, au milieu d’elles n’était plus fait pour la terre.

— Vraiment ? dit Vaughan.

— Elle est ainsi passée dans la Pyramide de Feu, ajouta Dyson, et ils sont retournés dans le monde infra-terrestre, sous les collines.