SUBSTITUTION

« J’ai là une curiosité qui pourrait vous intéresser, dit le vieux M. Vincent Rimmer, en fouillant dans les compartiments de son grand secrétaire ancien.

Il sortit une feuille de papier du recoin mystérieux qui lui servait de cachette et la tendit à Reynolds, son hôte, intrigué. La curiosité se présentait sous la forme d’une feuille de papier à lettres, très ordinaire ; c’était un modèle qui avait longtemps connu une certaine vogue, d’un gris bleuâtre, avec en filigrane des petites marbrures d’un bleu plus foncé. Le temps en avait légèrement jauni les bords. Le feuillet supérieur était vierge ; Reynolds déplia le papier et le posa à plat sur la table, à côté de son fauteuil.

Il y lut à peu près ceci :

 

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Un peu abasourdi, Reynolds examina l’inscription d’un air perplexe.

— De quoi diable s’agit-il ? s’exclama-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce un cryptogramme ?… un canular ?…

M. Rimmer laissa échapper un rire.

— Je me doutais que cela vous laisserait perplexe, fit-il remarquer. Auriez-vous, par hasard, remarqué quelque chose d’inhabituel dans cette écriture, une particularité insolite ?

Reynolds étudia plus attentivement le document.

— À vrai dire, je n’y vois rien d’insolite. Les lettres sont peut-être un peu trop grandes, et les caractères me semblent assez maladroitement tracés ; il est toutefois difficile de juger d’une écriture sur la simple répétition de quelques voyelles. Écriture mise à part, de quoi s’agit-il enfin ?

— Il vous faudra patienter encore, car bien des faits étranges se rattachent à ce bout de papier. Le plus singulier, c’est qu’il est directement lié à l’affaire Darren.

— L’affaire Darren, dites-vous ? Je n’en ai jamais entendu parler ; enfin, je ne crois pas.

— C’était effectivement un peu avant votre naissance. De toute manière, je ne vois pas comment vous auriez pu connaître cette affaire. Elle comportait certains éléments curieux, et même troublants, mais je ne crois pas qu’ils aient été rendus publics. S’ils le furent, en tout cas, ils ne furent pas compris. Rien d’étonnant, sans doute, si vous considérez que le bout de papier que vous avez sous les yeux constitue justement l’un de ces éléments.

— Quels sont précisément les faits ?

— Nous en sommes essentiellement réduits à des hypothèses. Pour commencer, voici les faits. Vous n’avez sans doute jamais mis les pieds dans le Meirion ? Non ? vous devriez. C’est un charmant comté à l’ouest du pays de Galles, avec un beau littoral et quelques villégiatures fort agréables, ni trop grandes ni trop fréquentées. Situé au pied d’une colline boisée appelée le Mont, Trenant est un petit village composé d’une église dominant le cimetière, dans lequel se dresse une croix celtique, d’une douzaine de cottages, d’une rangée de pensions alignées à flanc de coteau, auxquels viennent s’ajouter quelques villas disséminées le long de la route de Meiros. En contrebas, le cours du ruisseau descendant des collines est arrêté par des prairies marécageuses ; un peu plus loin s’élèvent les dunes ; enfin, bornée à l’ouest par les premiers contreforts des falaises calcaires, la mer s’étend à l’est, à perte de vue, jusqu’à Dragon’s Head. De superbes plages bordent la route reliant Trenant à Porth, la ville du marché, distante d’environ un mile et demi. Pour des enfants, c’est l’endroit idéal.

Il y a exactement quarante-cinq ans, Trenant connaissait une saison très prospère. En août, le village ne comptait pas moins d’une vingtaine d’estivants. Je séjournais alors à Porth et je pus constater, au cours de mes promenades, que la plage de Trenant était particulièrement fréquentée. Il y avait bien une dizaine d’enfants construisant des châteaux de sable, apprenant à nager ou cherchant des coquillages. Les adultes étaient assis en groupes au sommet des dunes ; ils lisaient, bavardaient, allaient parfois faire un tour en direction de Forth, quand ils ne pêchaient pas des crevettes dans les flaques des rochers, de l’autre côté de la plage. La scène était plaisante et respirait une certaine joie de vivre ; il faut dire qu’il faisait particulièrement beau cet été-là. Je fis trois ou quatre fois l’aller et retour à pied entre Forth et Trenant ; je pus ainsi remarquer qu’une jolie femme brune, apparemment très jeune, servait de chaperon à la plupart des enfants. Elle leur donnait de précieux conseils sur la construction des châteaux, leur signalait les coquillages les plus remarquables, et n’hésitait pas à enlever ses bas et à retrousser ses jupes quand la situation des jeunes baigneurs l’exigeait (nous tenions les jambes en haute estime, en ce temps-là). De toute évidence, son aide était extrêmement précieuse.

Cette jeune fille, Alice Hayes, était effectivement chargée de s’occuper des enfants, ou de la majeure partie d’entre eux. C’était la nurse ou la bonne à tout faire de Mme Brown, venue de Londres début juillet avec son fils Michael, un enfant de huit ans qui se rétablissait difficilement d’une rougeole. À la fin du mois, M. Brown était venu les rejoindre avec les deux aînés, Jack et Rosamond. Il y avait également les Smith, avec leur petite famille, et les Robinson, accompagnés de leurs trois enfants. Les parents, qui se retrouvaient chaque matin sur la plage, n’avaient pas tardé à lier connaissance. Mmes Smith et Mme Robinson ne furent pas longues à apprécier les qualités de gouvernante de Mlle Hayes. Elles durent reconnaître que Mme Brown était particulièrement sereine ; elle restait imperturbablement assise à tricoter au soleil, alors qu’elles étaient exposées à de fréquentes alarmes. Bien qu’âgé de quatorze ans à peine, Jack Smith manifestait une fâcheuse tendance à se précipiter dans les vagues, et semblait fermement décidé à atteindre Dragon’s Head à la nage, distante pourtant d’une vingtaine de miles. Une petite tache rose vif, dans laquelle on devinait Jane Robinson, apparaissait soudain à l’extrême limite des rochers du cap, prête à s’évanouir dans les terrae incognitae. D’où une succession éprouvante d’alarmes, d’opérations de sauvetage et d’expéditions punitives, sous un soleil de plomb, au milieu des sables mouvants ou sur des rochers glissants. Ces dames s’apercevaient alors que certains de leurs rejetons en avaient profité pour se volatiliser ou pour s’aventurer hors de leur champ de vision. Des histoires véridiques et épouvantables leur revenaient en mémoire : des enfants avaient creusé des tunnels dans le sable et y avaient été ensevelis vivants. Mme Brown, pendant ce temps, restait tranquillement assise et s’en remettait entièrement à la surveillance de Mlle Hayes. Comme il fallait s’y attendre, Mme Smith et Robinson, après concertation, conclurent un arrangement avec Mme Brown : à la satisfaction générale, on confia à Mlle Hayes la garde conjointe des trois groupes d’enfants.

Ce fut à peu près à cette époque que je fis connaissance avec le groupe de vacanciers. J’avais croisé Smith dans les rues de Porth, au moment où je partais pour une de mes excursions matinales. À Londres, c’était déjà une vague connaissance. Nous regagnâmes Trenant à pied, le long du rivage, en marchant sur le sable ferme. Il me présenta au reste du groupe et je me joignis à eux, observant les diverses activités des enfants et appréciant la surveillance efficace de Mlle Hayes.

— Vous savez, ce petit village renferme un mystère, me dit Brown.

Il me semble que cet homme affable était un employé de la Lloyd’s.

— Ne jurerait-on pas que Trenant est l’endroit le plus salubre qu’on puisse imaginer ? bien abrité du nord, exposé au sud, ignorant les rigueurs de l’hiver, rafraîchi l’été par la brise marine : que demander de plus ?

— Il est vrai, répondis-je, que cet endroit m’a toujours fort bien réussi : un peu trop calme, peut-être, mais j’aime la tranquillité. L’endroit ne vous paraît pas sain ? Qu’est-ce qui vous permet d’en douter ?

— Je vais vous le dire. Nous avons loué un meublé à Govan Terrace, là-haut, à flanc de colline. L’autre nuit, j’ai été pris d’une quinte de toux ; je me suis levé pour boire un verre d’eau, et j’en ai profité pour jeter un coup d’œil par la fenêtre : la veille au soir, juste après le coucher du soleil, l’aspect des nuages au sud-ouest ne me disait rien qui vaille. Ainsi que vous pouvez le constater, on peut voir une bonne partie des maisons du village depuis la fenêtre de l’étage. Vous n’allez pas me croire, mais presque toutes les maisons étaient éclairées. À deux heures du matin ! Apparemment le village est plein de malades. Qui aurait pu l’imaginer ?

Nous étions assis un peu à l’écart. Smith avait rapporté de Porth un journal de Londres ; il était plongé, ainsi que Robinson, dans l’article de la City. Les trois femmes tricotaient et bavardaient activement, tandis que Mlle Hayes et sa petite bande jouaient tranquillement au soleil, près du rivage, au bord des vagues bleues et écumeuses.

— Puis-je compter sur votre silence, dis-je à Brown, si je vous confie un secret ? Disons plutôt sur votre discrétion : je souhaiterais simplement que vous évitiez d’y faire allusion devant les habitants du village. Ils n’apprécieraient pas. Avez-vous confié ce que vous avez vu à votre femme ou à quelqu’un du groupe ?

— En fait, je n’en ai soufflé mot à personne. La maladie n’est pas un sujet bien gai pour des vacances, vous ne croyez pas ? Que se passe-t-il donc ? Vous n’allez pas me dire qu’il y a une épidémie au village, et que personne n’en parle ? Quelle catastrophe ! il nous faudrait partir sur-le-champ. Pensez un peu aux enfants !

— Non, absolument pas. Pour autant que je sache, le village ne compte aucun cas de maladie – sauf le vieux Thomas Evans, qui répète à qui veut l’entendre qu’il est sur le déclin depuis trente ans. Vous ne dites rien ? Alors, je crois que vous allez être surpris. Si les gens gardent toute la nuit une lumière allumée dans leur maison, c’est pour en éloigner le Petit Peuple.

Je dois dire que ce fut un succès. Brown parut soudain terriblement effrayé. Pas à cause du Petit Peuple, certainement pas, mais plutôt en raison de l’atteinte que l’on portait à son ordre établi des choses. Il faut préciser qu’il occupait un emploi dans la City, qu’il habitait une maison très confortable à Addiscombe et qu’il était un ardent partisan (il fallait cependant lui reconnaître un certain discernement) du Parti Libéral. Dans cet univers, il n’y avait évidemment pas place pour le Petit Peuple ni pour les gens qui y croyaient. Ces derniers lui semblaient d’ailleurs des êtres presque aussi fabuleux que les premiers, et encore plus choquants.

— Allons donc ! reprit-il enfin. Vous me faites marcher. Cela fait des siècles que personne ne croit plus aux fées. Même Shakespeare n’y croyait pas !

Je me gardai bien de l’interrompre. Il me supplia de lui dire si c’était une épidémie de typhoïde, de varicelle ou seulement de rougeole. Je poursuivis :

— Vous me paraissez bien catégorique. Êtes-vous sûr que de telles créatures n’existent pas ?

— Évidemment ! répliqua Brown, piqué au vif.

— Comment le savez-vous ?

Une telle question paraît toujours choquante, pour la bonne raison qu’elle est sans réponse. Brown était en proie à une irritation grandissante.

— Rappelez-vous, insistai-je, n’en soufflez mot à personne. Si vous craignez un risque d’épidémie, renseignez-vous auprès du docteur.

Il se renfrogna et hocha la tête. Je savais qu’il était en train de tirer toutes sortes de conclusions erronées ; il m’évita d’ailleurs soigneusement pendant le reste de notre séjour – jusqu’au dernier jour, en fait. Il était persuadé que je croyais aux fées et me prenait manifestement pour un maniaque. Je considère qu’il est bon de rappeler à un homme comme Brown, qui partage sa vie entre la City, la politique libérale et Addiscombe, qu’il existe un monde ailleurs. Il était d’ailleurs tout à fait exact que la plupart des habitants de Trenant croyaient à l’existence du Petit Peuple et en avaient affreusement peur.

Mais ce n’était qu’un simple intermède. Je rejoignais souvent le groupe au cours de mes promenades. Je réussis même à gagner l’amitié de ses plus jeunes membres, en leur offrant des poteaux et un filet de tennis. Ils avaient apporté des raquettes et des balles à tout hasard, en espérant vaguement faire une partie de tennis en plein air, et ma contribution aux sports de plage fut chaleureusement accueillie. J’aidai aussitôt Mlle Hayes à fixer le filet ; elle délimita ensuite le court. Les aînés des enfants en profitèrent pour lui faire plusieurs suggestions ; elle n’en tint naturellement aucun compte. La balle était-elle in ou out ? J’ai toujours trouvé que les contestations continuelles des joueurs animaient la partie ; Wimbledon n’aurait pas approuvé. Il arrivait même parfois que les plus grands des enfants accompagnent leurs parents pour passer la soirée à Porth ; ils avaient alors la chance d’assister au spectacle des célèbres Jongleurs Japonais ou à celui du Fantôme de Pepper, à la salle des fêtes, quand ce n’était pas au concert des Musiciens Mystérieux, dans les jardins De Barry ! Somme toute, il faut le reconnaître, tout le monde passait un très agréable moment.

Mais cela devait s’achever en tragédie. Un matin, en arrivant de Porth, j’eus la surprise de découvrir que le lieu de campement habituel du groupe était vide. Les dunes étaient désertes. Je me dirigeai alors vers Govan Terrace, craignant que les appréhensions de Brown n’aient été fondées, et que certains des enfants n’aient « attrapé quelque chose » au village. Brown était debout au pied de l’escalier ; il paraissait bouleversé.

Je le hélai.

— Dites, j’espère que ce n’est pas vous qui aviez raison, après tout. Aucun des enfants n’a attrapé la rougeole ou une maladie de ce genre ?

— Si ce n’était que cela ! Personne ne sait ce qui s’est passé. Même le docteur n’y comprend rien. Entrez, nous serons plus à l’aise pour en discuter.

Au même instant, un cortège descendit les escaliers d’une maison située quelques portes plus loin. Le porteur de la gare ouvrait la marche, poussant un diable sur lequel s’entassait une pile de bagages. Il était suivi par Jack et Millicent, les deux aînés des Smith. M. et Mme Smith fermaient la marche. M. Smith portait dans ses bras une sorte de paquet, enveloppé dans une couverture.

— Où est Bob ? m’étonnai-je. C’était le plus jeune ; un brave petit bonhomme rose, âgé de cinq ou six ans.

— Smith le porte, murmura Brown.

— Que s’est-il passé ? Il s’est blessé sur les rochers ? J’espère que ce n’est rien de sérieux.

Je m’avançais pour prendre de ses nouvelles, mais Brown m’arrêta aussitôt, en me posant la main sur le bras. J’observai les Smith plus attentivement ; je compris alors qu’il s’était passé quelque chose de grave. Manifestement, les deux enfants avaient pleuré, même si le garçon s’efforçait courageusement de faire bonne figure. Mme Smith avait abaissé sa voilette sur son visage ; elle avançait en chancelant, et une horreur de cauchemar se peignait sur les traits de son mari.

— Regardez ! me souffla Brown.

Smith se retourna à demi ; il s’apprêtait à descendre la colline jusqu’à la gare, avec son fardeau. Je ne crois pas qu’il ait remarqué notre présence ; aucun des membres du groupe ne nous avait sans doute aperçus ; nous étions sur la première marche de l’escalier, masqués par un arbuste en fleurs. Mais, au moment où il se retournait, indécis, comme un homme dans la nuit, les plis de la couverture s’écartèrent légèrement, laissant soudain apparaître un petit visage ratatiné et jaunâtre, qui jeta au-dehors un regard furtif… un visage diabolique, repoussant !

Désemparé, je me tournai vers Brown, tandis que cette lamentable procession poursuivait son chemin et disparaissait au loin.

— Grand dieu, que s’est-il passé ? Ce n’est pas Bobby. Qu’est-ce que c’est ?

— Rentrons, répondit simplement Brown, et il me précéda, montant le grand escalier qui menait à la terrasse.

Au moment où nous entrions dans la pension, un hurlement se fit entendre, aussitôt suivi par un éclat de rire strident.

— C’est Mlle Hayes, dit sèchement Brown. Elle est en pleine crise d’hystérie, elle hurle des blasphèmes. Ma femme s’occupe d’elle. Les enfants sont dans la chambre du fond. Je n’ose les laisser sortir seuls dans cet endroit affreux.

Il frappa le sol du pied et me lança un regard de fureur. Cet homme si solide semblait bouleversé, frappé d’épouvante.

— Enfin, reprit-il, je vais vous dire ce que je sais ; ça se résume à peu de choses. Néanmoins… Vous connaissez Mlle Hayes, qui aide Mme Brown à s’occuper des enfants ? On lui en a plus ou moins confié la garde, ainsi que celle des enfants Smith et Robinson. Vous avez pu apprécier la façon dont elle s’en occupe le matin, sur la plage. Dans l’après-midi, elle avait pris l’habitude de les emmener à l’intérieur des terres, pour changer un peu. Vous savez, la campagne est très belle dès qu’on s’enfonce un peu dans les terres : assez sauvage, assez boisée, mais toujours très agréable. Il y a surtout beaucoup d’ombre. Mlle Hayes pensait que l’exposition prolongée au soleil, sur la plage, n’était peut-être pas très indiquée pour les petits, et ma femme était d’accord avec elle. Alors, elles emportaient des goûters et organisaient des pique-niques dans les bois ; elles s’amusaient beaucoup, je crois. Elles ne s’éloignaient jamais plus de deux ou trois miles. Elles emmenaient même les petits faire des tours de carriole ; ils ne semblaient pas s’en lasser.

Hier, au cours du déjeuner, on fit allusion à des grottes qui se trouvaient dans un lieu appelé le Darren, à environ deux miles de distance. Mes enfants semblaient très impatients de les visiter. Notre logeuse, Mme Probert, nous certifia qu’elles ne présentaient aucun danger. On appela donc les enfants Smith et Robinson, qui se montrèrent également enthousiastes. Le petit groupe se mit en route sous la conduite de Mlle Hayes, muni de paniers de goûter, de bougies et d’allumettes. Je ne sais plus pour quelle raison, ils partirent plus tard que d’habitude. D’après ce que je crus comprendre, ils commencèrent par explorer les galeries, puis firent une chasse au trésor. Cela se termina par un goûter aux chandelles. Ils s’amusèrent si bien, dans la grotte fraîche et obscure, qu’ils ne virent pas le temps passer. Personne n’avait pris de montre. Le temps de rassembler leurs affaires et de regagner la sortie, la nuit était tombée. Ils eurent au début un peu de mal à retrouver leur chemin, mais ils avancèrent bientôt joyeusement à l’aveuglette, se marchant sur les pieds, trébuchant sur des taupinières : vous imaginez un peu, quelle aventure !

Ils avaient regagné la route et se séparaient en trois groupes, quand quelqu’un demanda à voix haute : « Où est passé Bobby Smith ? » Il avait tout simplement disparu. Scénario habituel : chacun croyait qu’il se trouvait avec les autres. Il régnait dans l’obscurité la confusion la plus complète : naturellement, tout le monde parlait, riait et hurlait à tue-tête – du moins, je le suppose. Mais le pauvre Bob avait disparu. Vous imaginez la scène ! Nous étions beaucoup trop inquiets pour blâmer Hayes, dont la conduite avait été fort imprudente – ce qui ne lui ressemblait pas. Robinson nous rassura cependant. Il certifia à Mme Smith que le petit garçon ne courait aucun danger : il n’y avait ni précipice ni marais le long du chemin, et par conséquent aucun risque de chute ni de noyade. De plus, la nuit était douce, l’enfant avait fait un bon goûter, et il se porterait comme un charme quand on le retrouverait. Nous allâmes chercher un fermier, muni d’une lanterne, et nous demandâmes à Mlle Hayes de nous accompagner pour nous indiquer précisément l’endroit. Un peu plus confiants, nous partîmes, Smith, Robinson et moi, à la recherche du malheureux Bobby. Williams, le fermier, parut soudain inquiet quand nous lui apprîmes ce qui s’était passé et qu’il connut notre destination. « Perdu dans le Darren ? murmura-t-il. Ça, c’est mauvais signe ! » Smith lui demanda aussitôt ce qu’il voulait dire. L’endroit n’était pas sûr ? Williams lui assura que le Darren n’était pas particulièrement dangereux, en ajoutant pourtant que c’était « un endroit qu’il valait mieux éviter après la tombée de la nuit ». Sa remarque me rappela ce que vous m’aviez dit il y a une quinzaine de jours à propos des villageois. « Maudites superstitions ! » pensai-je, et je remerciai Dieu que ce ne fût pas plus grave. J’avais eu peur que ce type nous parle d’un marais caché ou de quelque chose de ce genre. Je donnai à Smith une indication à voix basse sur la direction à suivre ; et nous poursuivîmes notre route, espérant à tout moment tomber sur le petit Bob. Les champs que traversait notre chemin étaient presque entièrement dégagés ; il n’y poussait ni fourrés ni fougères. Williams faisait tournoyer sa lanterne ; Mlle Hayes, le reste du groupe et moi, nous appelions l’enfant. Il semblait peu probable de le manquer.

Il demeura pourtant introuvable… jusqu’à ce que nous atteignîmes le Darren. L’endroit est vraiment étrange. On traverse un champ s’élevant en pente douce, à l’extrémité duquel se dresse une barrière, puis on plonge brutalement dans une vallée étroite et profonde ; ou plutôt une succession de vallées, encaissées entre deux versants boisés. C’est du moins ce qu’il m’a semblé dans la nuit. Les fameuses grottes s’ouvraient sur l’un de ces versants escarpés ; naturellement, nous les explorâmes aussitôt. Elles n’étaient pas très étendues ; même si les bougies s’étaient éteintes, personne n’aurait pu s’y perdre. Nous fouillâmes l’endroit de fond en comble, et nous vîmes même l’endroit où les enfants avaient pris leur goûter : aucune trace de Bobby. Continuant nos recherches, nous poursuivîmes notre descente dans la vallée entre les bois. Elle s’élargissait brusquement et nous parvînmes à une sorte d’arène, au milieu de laquelle se dressait un arbre isolé. Au même instant nous parvinrent des gémissements plaintifs, comme ceux d’un petit animal blessé. Là, au pied de l’arbre, se trouvait… la créature que le malheureux Smith portait dans ses bras ce matin.

Quand Smith essaya de la prendre dans ses bras, elle se débattit comme un chat sauvage, en marmonnant une sorte de jargon mystérieux. Mlle Hayes s’en approcha alors et parut réussir à la calmer ; depuis cet instant, elle s’est tenue tranquille. L’homme à la lanterne tremblait d’épouvante ; la sueur lui ruisselait sur le visage.

Je dévisageai fixement Brown. « J’ai l’impression, me dis-je, que vous êtes dans le même état que Williams. » Brown était manifestement paralysé par la peur.

Nous restâmes assis un moment en silence.

— Pourquoi dites-vous elle ? demandai-je. Pourquoi ne dites-vous pas lui ?

— Vous l’avez vue.

— Essayeriez-vous de me dire que l’enfant que vous avez ramené n’est pas Bobby ? Qu’en pense Mme Smith ?

— Elle reconnaît que les vêtements qu’il porte sont les siens. Je suppose que ce doit être Bobby. Le médecin de Porth affirme que l’enfant a dû subir un violent traumatisme. Je ne crois pas qu’il y connaisse grand-chose.

Il prononça ces mots en bégayant, et reprit enfin :

— Je repensais à ce que vous m’aviez dit sur les fenêtres éclairées. J’espérais que vous pourriez nous aider. Pouvez-vous faire quelque chose ? Nous partons cet après-midi. N’y a-t-il rien que nous puissions faire ?

— Hélas non, j’en ai bien peur.

Je n’avais rien à ajouter. Après nous être serré la main, nous nous séparâmes sans autre parole.

 

Le jour suivant, je me rendis au Darren. L’endroit possédait quelque chose d’effrayant, même dans la brume légère d’un après-midi de soleil. Ainsi que Brown l’avait indiqué, l’entrée était abrupte : les champs qui en permettaient l’accès ne laissaient rien présager des gorges qui leur succédaient. Aussitôt après la barrière, le terrain s’affaissait brusquement, et des rochers gris aux formes sinistres surgissaient du sol, sous l’ombre épaisse des frênes accrochés aux versants escarpés. La descente s’effectuait dans une ombre magique, dans un silence absolu, que nul chant d’oiseau ne venait troubler. À l’autre extrémité, les hauteurs boisées s’écartaient un peu et la vallée s’entrouvrait sur un espace dégagé, un cirque d’herbe rase ; au milieu s’élevait une très vieille aubépine tordue, au pied de laquelle le groupe avait découvert dans la nuit la petite créature qui geignait et poussait des cris dans une langue inconnue. Je fis demi-tour et, revenant sur mes pas, j’entrai dans les grottes, après avoir allumé la bougie que j’avais apportée avec moi. Il n’y avait pas grand-chose à voir – j’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas grand-chose à voir dans les grottes. L’endroit où les enfants avaient pris leur goûter était marqué par un foyer de pierres noircies. Ils n’étaient pas les premiers ; on y avait déjà allumé bien des feux de brindilles. Que ce soit dans une grotte ou en plein air, le comportement des citadins est toujours le même à la campagne ; ils prennent soin de signaler leur passage en laissant derrière eux une foule de déchets importuns. Le Darren n’échappait pas à la règle : on y trouvait les papiers gras habituels, maculés de beurre et de confiture, des restes de sandwichs et de croûtons de pain. Parmi tous ces détritus, je remarquai un bout de papier à lettres plié ; je le ramassai par désœuvrement et le dépliai. C’est celui que vous venez de voir. Lorsque je vous ai demandé si l’écriture ne vous semblait pas présenter quelque chose d’inhabituel, vous m’avez répondu que les lettres vous paraissaient plutôt grandes et maladroites. C’est parce qu’elles ont été tracées par un enfant. Je ne crois pas que vous ayez examiné le verso du second feuillet. Regardez : « Rosamond », – c’est-à-dire Rosamond Brown, et en dessous ; là, dans le coin.

Reynolds parcourut l’inscription et demeura stupéfait.

— C’était… son autre nom ; son nom dans les ténèbres.

— Son nom dans les ténèbres ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Dans la sombre nuit du Sabbat. Cette charmante jeune fille les tenait entièrement à sa merci. Ils étaient entre ses mains, ces malheureux enfants, comme les figurines d’argile qu’elle modelait. J’ai découvert l’une de ces statuettes dissimulée dans une fissure du rocher, près de l’endroit où ils avaient allumé leur feu. Je l’ai réduite en poussière à coups de talon.

— Et quel était son nom ?

— On l’appelait, je crois, le Promis et la Promise.

— Avez-vous pu découvrir qui elle était ? d’où elle venait ?

— Je sais peu de choses. J’ai seulement appris qu’elle a été institutrice dans un orphelinat religieux du North Tottenham, qui fut le théâtre d’un terrible scandale quelques années plus tôt.

— Dans ce cas, et si j’en crois votre portrait, elle devait être plus âgée qu’elle ne le paraissait.

— C’est probable, en effet.

Les deux hommes restèrent silencieux quelques instants, puis Reynolds reprit :

— Mais je ne vous ai pas encore questionné sur cette curieuse formule, peu importe le nom que vous lui donniez… cet assemblage de voyelles. S’agit-il d’un cryptogramme ?

— Non. Mais c’est réellement une curiosité, qui soulève un certain nombre de questions extraordinaires, et ouvre des perspectives dépassant largement le cas qui nous occupe. Tout d’abord, et je suis sûr que je pourrais remonter beaucoup plus loin si je possédais l’érudition nécessaire, sachez que j’ai lu autrefois la traduction anglaise d’un manuscrit grec du IIe ou IIIe siècle. Je ne me rappelle plus exactement, c’était il y a longtemps. D’après le traducteur et éditeur de l’ouvrage, il s’agissait d’un rituel mithriaque ; mais j’ai cru comprendre que certains experts réfutaient cette thèse. En tout cas, c’était indéniablement un rite d’initiation à quelque mystère ; peut-être avait-il même certains liens avec la gnostique. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que l’un de ses degrés ou l’une de ses portes, peu importe le nom que vous leur donniez, coïncide presque exactement avec la formule que vous tenez à la main. Je n’affirmerais pas que l’agencement des voyelles et des doubles voyelles soit le même ; je ne crois pas que le manuscrit grec ait comporté des ae ou aa. Cependant, nous sommes manifestement en présence de deux documents de même ordre, et dont l’objectif est identique. Ce n’est pas non plus un hasard si l’on retrouve le même principe incantatoire dans la magie médiévale, voire à une époque plus tardive, qui reposait sur une psalmodie de voyelles disposées dans un certain ordre.

« Ce qui me paraît plus surprenant encore, c’est qu’il y a quelques années, un dimanche matin, je suis entré au cours de l’une de mes promenades dans un temple de Bloomsbury, lieu de culte d’une secte très respectable. Sans que rien ne le laissât présager, il s’éleva tout à coup, au milieu d’un rituel édifiant, exactement la même incantation, une mélopée sauvage basée sur une répétition de voyelles. L’effet en était saisissant ; que ce soit terrifiant ou simplement curieux est une affaire de goût. Vous aurez compris ce que j’ai entendu : c’est ce qu’ils nomment « l’art de parler avec les langues » ils pensent qu’il s’agit d’un langage céleste. Je ne mettrai pas leur bonne foi en doute. Mais nous nous trouvons face à un problème : comment une solide congrégation de presbytériens écossais a-t-elle pu avoir accès à ce moyen étrange, et bien peu orthodoxe, d’exprimer l’émotion spirituelle ? C’est là, vous en conviendrez, une singulière énigme.

Et cette femme, me direz-vous ? Cela s’explique plus facilement. Par un mystère que j’ignore, les braves Écossais se sont appropriés un héritage qui ne leur appartenait pas. Alice Hayes, quant à elle, ne faisait que suivre sa propre tradition. Comme ils disent là-bas : asakai dasa. Les ténèbres sont éternelles.

 

Traduction de Norbert Gaulard