Le Problème des harpons

« Cela ne fait aucun doute, déclara M. Phillipps, c’est ma théorie qui est la bonne ; ces silex taillés sont des pointes de harpons préhistoriques.

— Je ne demande qu’à le croire ; mais vous savez qu’il y a de fortes chances pour que ces objets aient été fabriqués l’autre jour avec une clef de porte.

— Balivernes ! dit Phillipps. J’éprouve un certain respect, Dyson, pour vos compétences littéraires, mais vos connaissances en ethnologie sont insignifiantes – ou plutôt inexistantes. Tous les tests le confirment, ces pointes de harpons sont parfaitement authentiques.

— C’est bien possible mais, comme je le disais à l’instant, vous vous attelez à la tâche par le mauvais bout. Vous laissez échapper les occasions auxquelles vous vous trouvez confronté, et qui vous attendent ostensiblement au coin de la rue ; vous refusez d’admettre la probabilité de vous trouver nez à nez avec un homme primitif dans cette cité tourbillonnante et mystérieuse, alors que vous passez des heures fastidieuses, dans votre agréable retraite de Red Lion Square, à manier des morceaux de silex qui, comme je le disais, ne sont de toute évidence que de grossières contrefaçons.

Phillipps saisit l’un des petits objets, et le souleva avec exaspération.

— Admirez-moi ce tranchant ! s’exclama-t-il. Avez-vous jamais vu un faux posséder un tranchant pareil ?

Dyson se contenta de pousser un grognement et alluma sa pipe ; les deux hommes étaient assis et fumaient en silence, observant par la fenêtre ouverte les enfants qui allaient et venaient sur la place, dans le demi-jour des lampes, aussi fuyants que des chauves-souris voletant à la lisière d’une forêt obscure.

— Eh bien, dit enfin Phillipps, il y a longtemps que vous ne m’avez pas rendu visite. Vous vous consacriez à votre vieille besogne, j’imagine ?

— Oui, répondit Dyson, l’éternelle chasse à l’expression ; je vieillirai dans la poursuite. Mais c’est une grande consolation de se dire qu’il n’existe pas, en Angleterre, une douzaine de personnes qui sachent vraiment ce que signifie le style.

— Je suppose que c’est effectivement le cas ; l’étude de l’ethnologie est également loin d’être populaire. Et que de difficultés ! L’homme primitif se dresse, imprécis, infiniment éloigné, de l’autre côté du grand pont des siècles écoulés…

— À propos, reprit-il après une pause, quelle était donc cette sottise dont vous parliez tout à l’heure ? Refuser d’envisager la possibilité de se retrouver nez à nez avec un homme primitif au coin de la rue, quelque chose dans ce genre-là ? Il y a certainement, dans les environs, des gens dont les idées sont extrêmement primitives.

— Je regrette, Phillipps, que vous cherchiez à rationaliser mes remarques. Si mes souvenirs sont exacts, je laissais entendre que vous refusiez d’admettre la probabilité de vous trouver nez à nez avec un homme primitif dans cette cité tourbillonnante et mystérieuse, et j’entends par là strictement ce que je dis. Qui peut fixer une limite à l’âge de la survivance ? Pourquoi les habitants des cavernes et des cités lacustres, descendant peut-être de races encore plus obscures, ne seraient-ils pas cachés parmi nous, coudoyant une humanité élégante en redingote, voraces comme des loups, le cœur bouillonnant des passions immondes des marais et des grottes obscures ? Il m’arrive parfois, en marchant dans Holborn ou Fleet Street, de croiser un visage qui m’inspire la plus profonde aversion, sans que rien ne justifie ce frisson de dégoût qui me soulève le cœur.

— Mon cher Dyson, je me refuse à entrer dans votre rayon de l’« utopie » littéraire. Je sais qu’il peut exister des survivances, mais il y a une limite à toutes choses, et vos spéculations sont absurdes. Il vous faudra me capturer un homme des cavernes avant que je ne croie en lui.

— J’accepte de grand cœur, dit Dyson, en riant de la facilité avec laquelle il avait réussi à « piéger » Phillipps ; ce serait parfait. C’est une belle soirée pour une promenade, ajouta-t-il, en prenant son chapeau.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, Dyson ! dit Phillipps. Toutefois, je ne vois pas d’objection à ce que nous allions faire un tour : vous avez raison, c’est une belle soirée.

— Dans ce cas, allons-y, dit Dyson, avec un large sourire, mais n’oubliez pas notre marché.

Sortant de la maison, les deux hommes entrèrent dans le square et prirent la direction du nord-est, après avoir emprunté une des venelles qui servent d’issues. Ils longèrent ensuite une chaussée qui s’élargissait peu à peu, d’où ils pouvaient entendre par intervalles, entre les cris des enfants et un Gloria triomphant joué sur un harmonium, le roulement sourd et prolongé de la circulation dans Holborn, une rumeur si continue qu’elle résonnait comme la rotation de roues éternelles. Dyson regarda à droite et à gauche pour repérer leur itinéraire ; peu après, ils traversaient un quartier plus paisible, bordés de places désertes et de rues silencieuses et noires comme à minuit. Phillipps avait perdu tout sens de l’orientation. Un stuc sordide et crasseux, qui était une offense au bon goût, succéda peu à peu à ce quartier respectable et désuet, et Phillipps se risqua à remarquer qu’il n’avait jamais vu de quartier plus déplaisant et plus quelconque.

— Plus mystérieux, vous voulez dire, corrigea Dyson. Je vous préviens, Phillipps, nous voici à présent au cœur de la piste.

Ils s’enfoncèrent plus profondément encore dans le dédale des bâtisses de brique ; un peu auparavant, ils avaient traversé une avenue bruyante qui passait d’est en ouest, et le quartier paraissait à présent totalement amorphe, dénué de caractère ; ici une maison bourgeoise et son jardin suffisant, là une place défraîchie, là encore des usines ceinturées de grands murs blancs, avec des impasses et de angles obscurs. Le quartier, mal éclairé, était peu fréquenté et baignait dans un silence oppressant.

Peu après, en longeant une rue déserte bordée de maisons à deux étages, Dyson aperçut un tournant sombre et ténébreux.

— Cet endroit me plaît, dit-il, il me semble particulièrement prometteur.

Un réverbère se dressait à l’entrée de la ruelle, et un second, une simple lueur, se devinait à l’autre extrémité. Un artiste des rues s’était manifestement établi, pendant la journée, au pied du réverbère, sur le trottoir, car les pierres étaient barbouillées de couleurs vives et bariolées, et quelques morceaux de craie s’amoncelaient au bas du mur.

— Vous voyez, il y a parfois des gens qui empruntent ce passage, remarqua Dyson, en désignant les restes de l’ouvrage de l’artiste à la craie. J’avoue que je ne l’aurais pas cru. Venez, allons l’explorer.

Un grand chantier de bois s’élevait d’un côté de cette ruelle écartée, et de vagues piles de planches, informes, dépassaient du mur d’enceinte ; de l’autre côté, un mur encore plus élevé semblait enclore un jardin, car on distinguait des ombres semblables à des arbres, et un léger bruissement de feuilles rompait le silence. C’était une nuit sans lune, les nuages qui s’étaient amassés après le crépuscule s’étaient assombris ; à mi-chemin entre les faibles lueurs des réverbères, le passage indistinct s’étendait dans l’obscurité la plus complète. En s’immobilisant et en prêtant l’oreille, lorsque l’écho subtil des pas qui résonnaient s’était estompé, on pouvait deviner au loin, comme venant d’au-delà des collines, la rumeur confuse de Londres. Phillipps allait prendre son courage à deux mains pour déclarer qu’il en avait assez de cette excursion quand un cri poussé par Dyson vint brusquement suspendre ses réflexions.

— Arrêtez, arrêtez, pour l’amour de Dieu ! vous allez marcher dessus ! Là ! Presque sous vos pieds !

Baissant les yeux, Phillipps aperçut une forme vague, obscure, cernée par les ténèbres, et étrangement affaissée sur le pavé, puis une manchette blanche jeta une lueur fugitive au moment où Dyson allumait une allumette, qui s’éteignit aussitôt.

— Cet homme a bu, dit Phillipps, très calmement.

— Non, cet homme a été assassiné, rectifia Dyson, et il se mit à appeler la police à pleine gorge. Bientôt, des pas précipités résonnèrent au loin et se rapprochèrent, et des cris se firent entendre.

Ce fut un policier qui arriva le premier sur les lieux.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, en haletant. Il y a un problème ?

Il n’avait pas remarqué le corps qui gisait sur le pavé.

— Regardez, dit Dyson, parlant hors des ténèbres. Regardez, là ! Nous sommes arrivés ici il y a quelques minutes, mon ami et moi, et voilà ce que nous y avons trouvé.

L’homme braqua sa lampe sur la forme obscure et poussa un cri.

— Eh bien, c’est un meurtre, dit-il ; il baigne dans le sang ; il y en a même une flaque là, dans le caniveau. En tout cas, ça ne fait pas longtemps qu’il est mort. Ah ! la plaie est là, dans le cou !

Dyson se pencha sur le cadavre étendu sur le sol. Il vit un gentleman prospère, vêtu d’habits bien coupés, sans un pli. Les favoris soignés commençaient à grisonner un peu ; une heure plus tôt, il devait être âgé de quarante-cinq ans, et une élégante montre en or sortait à demi de son gousset. Et là, dans la chair du cou, entre le menton et l’oreille, bâillait une énorme plaie, nette, mais déjà toute coagulée par le sang qui séchait ; ses joues livides brillaient comme une lampe allumée au-dessus de tout ce rouge.

Dyson se retourna et regarda avec curiosité autour de lui. Le mort était couché au travers du chemin, la tête inclinée vers le mur, et le sang de la blessure, qui s’égouttait sur le pavé, formait une flaque sombre dans le caniveau, comme l’avait indiqué le policier. Deux autres policiers s’étaient avancés ; la foule affluait, bourdonnante, de tous côtés, et les officiers de police faisaient de leur mieux pour maintenir les badauds à distance. Les trois lanternes projetaient leurs faisceaux çà et là, à la recherche d’autres indices, et, à la lumière de l’une d’entre elles, Dyson aperçut un objet sur le chemin, sur lequel il attira l’attention du policier le plus proche.

— Regardez, Phillipps, dit-il, après que l’homme l’eut ramassé, regardez, voilà qui doit être de votre rayon !

C’était une pierre de silex noir, luisante comme de l’obsidienne, avec un large tranchant, un peu à la façon d’une herminette. L’autre extrémité était brute et tenait facilement dans la main ; l’objet tout entier mesurait à peine cinq pouces de long. Le tranchant était maculé de sang.

— Qu’est-ce que c’est, Phillipps ? demanda Dyson.

Phillipps examina attentivement l’objet.

— C’est un couteau primitif taillé dans le silex, déclara-t-il. Il a été fabriqué il y a environ dix mille ans. On en a découvert un exactement identique près d’Abury, dans le Wiltshire ; c’est l’âge que lui ont accordé tous les spécialistes.

Le policier, le regard hébété, resta pétrifié devant ce nouveau développement de l’affaire ; Phillipps lui-même était horrifié par ses propres paroles, mais Dyson ne le remarqua pas. Un inspecteur, qui venait juste d’arriver sur les lieux et qu’on informait des principaux éléments de l’affaire, dirigeait une lanterne sur la tête du mort. Pour sa part, Dyson, au paroxysme de la curiosité, considérait fixement quelque chose qu’il venait d’apercevoir sur le mur ; à la verticale du cadavre, on distinguait quelques marques rudimentaires tracées à la craie.

— Sale affaire, dit finalement l’inspecteur. Quelqu’un connaît-il ce malheureux ?

Un homme sortit de la foule.

— J’le connais, patron, dit-il, c’est un grand docteur, y s’appelle Sir Thomas Vivian ; j’étais à l’hosto y a environ six mois de ça et y venait souvent me voir, c’tait un chic type.

— Seigneur ! s’écria l’inspecteur, c’est vraiment une sale affaire. Sir Thomas Vivian est un familier de la Famille Royale. Et il y a dans sa poche une montre qui vaut bien cent guinées ; le vol n’est donc pas le mobile du crime.

Dyson et Phillipps s’éloignèrent, après avoir remis leurs cartes aux autorités ; ils se frayèrent péniblement un passage à travers la foule qui affluait et s’attroupait rapidement. La ruelle, déserte et isolée un instant plus tôt, regorgeait à présent de visages blêmes et hébétés ; elle bourdonnait de rumeurs et d’exclamations d’horreur, et résonnait des ordres des officiers de police. Les deux hommes, une fois débarrassés de cette curiosité envahissante, allongèrent le pas ; mais, pendant vingt minutes, ils n’échangèrent pas une parole.

— Phillipps, dit enfin Dyson, lorsqu’ils arrivèrent dans une petite rue riante, propre et brillamment éclairée, Phillipps, je vous dois des excuses. J’ai eu tort de vous parler comme je l’ai fait ce soir. Badiner avec des sujets aussi infernaux, continua-t-il avec vivacité, comme s’il n’existait pas des sujets de plaisanterie moins sinistres ! J’ai l’impression d’avoir évoqué un esprit malin.

— Pour l’amour du Ciel, taisez-vous ! s’écria Phillipps, surmontant visiblement à grand-peine son épouvante. Vous disiez vrai quand nous étions chez moi. Vous avez raison, les hommes des cavernes sont encore cachés de par le monde, jusque dans ces rues qui nous entourent, massacrant pour le plaisir de voir couler le sang.

— Je monterai quelques instants, dit Dyson quand ils atteignirent Red Lion Square ; j’ai quelque chose à vous demander. Je pense, en tout cas, que nous ne devons rien nous cacher.

Phillipps acquiesça d’un air sombre, et ils montèrent jusqu’à la chambre, où tout semblait suspendu, indistinct, dans la clarté faible et incertaine de la lumière extérieure. Quand la chandelle eut été allumée et que les deux hommes se furent assis l’un en face de l’autre, Dyson prit la parole :

— Peut-être, commença-t-il, ne m’avez-vous pas prêté attention quand j’ai observé le mur juste au-dessus de l’endroit où reposait la tête de Sir Thomas Vivian ; la lanterne de l’inspecteur l’éclairait parfaitement. J’y aperçus quelque chose qui me parut étrange, et je l’examinai attentivement ; je découvris que quelqu’un avait tracé sur le mur, à la craie rouge, le contour grossier d’une main – d’une main humaine. Ce fut surtout la curieuse position des doigts qui me frappa ; cela ressemblait à ceci.

Il prit un crayon et une feuille de papier, y traça quelques lignes à la hâte, avant de remettre son ouvrage à Phillipps. C’était le croquis d’une main vue de dos, aux doigts serrés, et dont l’extrémité du pouce, qui dépassait entre l’index et le majeur, était dirigée vers le bas comme pour désigner quelque chose.

— C’était exactement cela, insista Dyson, et il vit le visage de Phillipps qui blêmissait encore. Le pouce pointait vers le bas comme pour indiquer le corps ; on aurait presque dit une main vivante, suspendue dans un geste effroyable. Et, juste en dessous, il y avait une petite marque qui gardait encore un peu de poudre de craie : comme si quelqu’un avait voulu entamer un trait et que la craie se soit cassée dans sa main. J’ai d’ailleurs vu, par terre, le morceau de craie. Qu’en pensez-vous ?

— C’est un signe abominable, très ancien, dit Phillipps, l’un des signes les plus abominables se rattachant à la croyance au mauvais œil. On l’utilise, de nos jours encore, en Italie ; mais il ne fait aucun doute qu’il soit connu depuis des siècles. C’est l’une des survivances ; vous devez en chercher l’origine dans le ténébreux marécage d’où l’homme sortit au commencement des temps.

Dyson prit son chapeau et se disposa à sortir.

— Je pense, plaisanterie à part, dit-il, avoir tenu ma promesse ; comme je le disais, nous étions, nous sommes encore, au cœur de la piste. Je crois vous avoir effectivement montré l’homme primitif, au moins dans ses œuvres.