4. Le secret de la Pyramide

— Je viens de faire le tour du jardin, dit Vaughan un matin. J’ai compté ces yeux du diable et j’en ai trouvé quatorze. Pour l’amour du Ciel, Dyson, dites-moi ce que tout cela signifie !

— Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir même essayer. Peut-être ai-je élucidé un point ou un autre, mais j’ai toujours eu pour principe de garder pour moi ce que je devine. En outre, il n’y a pas lieu d’anticiper sur les événements : je vous avais dit, vous vous en souvenez, que nous avions devant nous six jours d’inaction. Eh bien ! nous voici arrivés au terme de cette période d’oisiveté. Je vous propose une promenade pour ce soir.

— Une promenade ! C’est tout ce que vous avez l’intention d’entreprendre ?

— Eh bien ! elle vous permettra peut-être de voir des choses très curieuses. Pour parler net, je veux que vous partiez ce soir à neuf heures avec moi pour les collines. Il est possible que nous soyons obligés de rester absents toute la nuit, de sorte que vous feriez bien de vous couvrir et d’emporter un peu de ce fameux brandy.

— C’est une plaisanterie ? demanda Vaughan, abasourdi à force d’événements et d’hypothèses étranges.

— Non, je ne crois pas qu’il y ait dans tout cela beaucoup de place pour la plaisanterie. À moins que je ne me trompe gravement nous trouverons une explication très sérieuse à ce casse-tête. Viendrez-vous avec moi ?

— Bien entendu. Quel chemin voulez-vous que nous prenions ?

— Le sentier dont vous m’avez parlé ; celui qu’Annie Trevor a probablement suivi.

Vaughan blêmit en entendant prononcer ce nom.

— Je ne pensais pas que vous fussiez sur cette piste, dit-il. Je vous croyais aux prises avec des figures en silex et ces yeux sur le mur. Inutile d’ajouter quoi que ce soit, j’irai avec vous.

À neuf heures moins le quart, ce soir-là, les deux hommes se mirent en route ; ils prirent le sentier à travers bois, qui gravissait ensuite le versant de la colline. La nuit était sombre et épaisse, le ciel chargé de gros nuages, la vallée envahie par la brume ; pendant tout le parcours, on eût dit qu’ils avançaient dans un univers d’ombre et de ténèbres et ils semblaient craindre de rompre un silence peuplé de choses étranges. Ils débouchèrent finalement sur le versant abrupt de la colline et les bois oppressants firent place à des pentes gazonnées ; des rochers de calcaire plus élevés, aux formes fantastiques, dressaient leurs formes horribles dans la nuit profonde ; le vent gémissait en traversant les montagnes dans sa course vers la mer, et glaçait leurs cœurs. Ils eurent l’impression de marcher pendant des heures ; le contour vague de la colline était toujours devant eux, les rochers déchiquetés se profilaient dans l’obscurité ; soudain Dyson reprit rapidement sa respiration, s’approcha de son compagnon et lui murmura à l’oreille :

— Ici, nous allons nous coucher par terre. Je ne crois pas que ce soit commencé.

— Je connais l’endroit, dit Vaughan au bout d’un moment. J’y suis souvent venu en plein jour. Les gens du pays craignent d’y passer ; ils l’appellent le château des fées ou quelque chose de semblable. Mais pourquoi diable m’avez-vous amené ici ?

— Parlez un peu plus bas. Il serait dangereux d’être entendus.

— Entendus ici ? Il n’y a pas âme qui vive à cinq kilomètres à la ronde.

— Bon. Cette dépression que vous voyez devant vous, c’est le Bol. Je crois qu’il vaut mieux ne pas parler, même à voix basse.

Ils s’étendirent de tout leur long dans l’herbe ; le rocher leur cachait partiellement le Bol, si bien que de temps en temps, Dyson, abaissant sur son front le feutre souple de couleur foncée, risquait un œil, mais ne tardait pas à se reculer, n’osant prolonger son inspection. De nouveau, il appliquait une oreille sur le sol et écoutait ; les heures passaient, l’obscurité semblait s’épaissir encore, on n’entendait que le léger soupir du vent.

Vaughan s’impatientait de ce pesant silence, de l’attente d’on ne savait quel événement terrible ; car, pour lui, l’appréhension ne prenait pas de forme, même vague, et il commençait à considérer cette surveillance comme une farce sinistre.

— Cela doit durer combien de temps encore, demanda-t-il à Dyson à mi-voix ? Celui-ci qui, dans l’angoisse de l’expectative, avait retenu sa respiration, lui souffla à l’oreille :

— Voulez-vous écouter ?

Il détachait chaque syllabe, avec l’intonation du prêtre qui cherche à impressionner et à terrifier les fidèles.

Vaughan agrippa le sol de ses mains et s’avança, en se demandant ce qu’il devait entendre. Tout d’abord, ce fut le silence, puis un bruit faible et doux s’éleva du Bol, un son éteint, presque impossible à décrire, comparable à celui qu’on pourrait produire en appuyant la langue sur le palais et en expirant. Il écouta attentivement, le bruit s’amplifier jusqu’à devenir un sifflement strident et horrible ; une vapeur semblait bouillonner à l’intérieur de ce puits. Vaughan, incapable de supporter plus longtemps l’incertitude, abaissa sa casquette sur son visage, comme il avait vu Dyson le faire, et regarda au fond de la dépression.

À dire vrai, cela s’agitait et bouillonnait à l’intérieur comme dans un chaudron infernal. Sur les parois et sur le fond se tordaient et se pressaient des formes vagues qui s’agitaient sans cesse, allant çà et là dans un bruit de pas, se massant en certains points et semblant se parler dans un langage sibilant et horrible, qui faisait penser aux sifflements des serpents. C’était comme si l’herbe moelleuse et la terre bien nette s’étaient soudain mises à foisonner, dans une croissance désordonnée. Vaughan sentait bien Dyson lui toucher l’épaule, mais il ne pouvait se résoudre à reculer ; il scrutait du regard cette masse grouillante, il apercevait confusément des formes ressemblant à des figures, à des membres, mais en même temps il éprouvait la froide certitude, qu’aucun être humain ne pouvait se démener dans cette horde agitée et chuintante. Il se sentait désemparé et réfrénait des sursauts d’horreur ; ces formes terrifiantes finirent par se rassembler avec plus de densité autour d’un vague objet occupant le centre de la dépression, leur sifflement faisait penser à des serpents encore plus venimeux ; il vit dans la lumière imprécise ces membres abominables, vagues mais pourtant parfaitement discernables, se contorsionner et s’enchevêtrer ; une plainte humaine, étouffée, sembla un instant s’élever à travers un discours qui ne pouvait provenir d’un homme. En lui-même, Vaughan s’entendit murmurer sans cesse « le ver de la corruption, le ver qui ne meurt point » ; une image grotesque se forma dans son imagination : une charogne en putréfaction grouillant dans toute son épaisseur de choses immondes boursouflées de bulles. Les contorsions de ces membres se poursuivaient dans la nuit, ils semblaient agglutinés autour de la forme sombre occupant le centre du cratère ; une sueur perlait glacée au front de Vaughan et coulait sur la main qu’il tenait sous son visage.

Ensuite – ce fut l’affaire d’un instant – cette masse effrayante devint liquide et s’écarta jusqu’aux parois du Bol ; un moment, Vaughan aperçut au centre de la dépression, des bras humains qui se tordaient. Mais une étincelle brilla au-dessous, un feu s’alluma, et tandis qu’une voix de femme poussait éperdument un hurlement d’angoisse et de terreur, une grande pyramide de feu s’éleva comme l’éclatement subit d’une fontaine comprimée, et inonda la montagne d’une éblouissante clarté. En cet instant, Vaughan vit distinctement la multitude qui grouillait au-dessous de lui, ces choses avaient la forme d’hommes atrophiés comme des enfants hideusement contrefaits, des visages aux yeux en amande brûlaient d’une flamme maléfique et d’inavouables luxures ; puis cette affreuse masse jaune de chairs nues disparut, comme par magie, et le lieu se trouva vide, tandis que le feu ronflait, crépitait, et que les alentours étaient illuminés par les flammes.

— Vous avez vu la Pyramide, lui dit à l’oreille Dyson. La Pyramide de Feu.