IX

Au cimetière de Kensal Green

La fortune venait de nous placer sur la piste d’un autre des embaumés des frères Patterson, et les deux événements – le vol de la momie du Wiltshire et la tentative de violation de sépulture à Kensal Green – ayant eu lieu à quelques jours d’intervalle, cela ne pouvait être le résultat d’une simple coïncidence. Mieux, le motif pour lequel le repos du cadavre de Bolton avait manqué d’être troublé était peut-être le même que celui qui avait présidé à la disparition du corps de Flaxman. Quel était-il, ce motif ? Pour tenter de le savoir, il s’agissait de rendre visite au plus vite à la tombe de Marcus Bolton et de vérifier si la plaque en pierre qui avait été déplacée durant la nuit du 30 avril au 1er mai pouvait encore nous fournir des indices.

Tous les cimetières de la ville avaient fermé leurs grilles à cette heure. D’un autre côté, vu notre état d’agitation, il n’était pas concevable de repousser notre inspection au lendemain. Sans hésiter, nous avions donc arrêté de nous y introduire en tapinois. Si la tâche exigeait que la soirée fût plus avancée, elle nécessitait aussi de se pourvoir de vêtements plus adéquats et de quelques outils. Au sortir du pub, nous fîmes donc un crochet par Montague Street.

Dans le registre en cuir rapporté de Swindon, je pris note des succinctes indications concernant l’adresse de la sépulture. La mémoire de mon acolyte ne l’avait pas abusé : le nom de Marcus Bolton y figurait bel et bien, en face de la date du 2 octobre 1936 – à laquelle Archibald et Nathaniel avaient sans aucun doute procédé à l’embaumement du corps – et accompagné des mentions suivantes : « Kensal Green, Londres-Ouest, tombe n° 41652, carré n° 75, rangée n° 1. »

Si je n’avais jamais eu l’occasion de musarder dans ses allées, j’avais bien sûr entendu parler de Kensal Green, l’une des plus anciennes et des plus grandes nécropoles de la capitale, que l’on avait surnommée le « cimetière de toutes les âmes ». Situé à un peu moins de deux miles de Kensington Gardens, il s’étendait sur plus de soixante-dix acres et avait été fondé en 1833 par un avocat, George Frederick Carden, sur le modèle du Père-Lachaise à Paris.

M’approchant de la cheminée où le vieux plan de Londres était accroché, j’étudiais sa situation. Sa forme générale était celle d’un vaste triangle dont le grand côté était bordé au nord par Harrow Road, le côté opposé par les eaux impavides du Grand Union Canal, et dont le petit côté, à l’ouest, s’adossait au cimetière catholique de St Mary. Bien sûr, la carte n’était pas assez détaillée pour établir, à partir des coordonnées fournies par les Patterson, l’emplacement exact du tombeau à l’intérieur de l’enceinte.

Pendant que je me prémunissais de ces quelques informations, James avait fini de se débarrasser dans la salle de bains de cette tenace senteur de rebus et avait enfilé un pantalon de toile, un col roulé en laine, un blouson d’aviateur et des brodequins. En outre, il accomplit plusieurs aller-retour entre le sous-sol de la maison et la voiture pour y transporter les outils qu’il jugeait nécessaires à l’opération.

Il semblait que rien, hormis un rendez-vous galant, n’aurait pu mettre plus en gaieté mon compagnon que le projet d’escalader en pleine nuit le mur d’un cimetière. Et alors que, pour ma part, j’aurais volontiers passer le temps jusqu’à l’heure du départ en examinant les deux articles que m’avait remis Pupper, James réapparut soudain devant la porte de l’appartement et proclama d’un ton énergique :

— Dépêche-toi de passer quelque chose de chaud ! Il est bientôt huit heures. Si on tarde trop, il ne restera plus de place au Frascati.

— C’est-à-dire que je n’ai pas grand-faim.

— Peut-être, mais moi je n’ai avalé qu’un petit déjeuner, et mon ventre commence à jouer du tambour. Le temps de mettre la main sur la lampe torche, et on peut décoller. Les pelles et la pioche sont déjà dans le coffre.

Quand James parlait sous l’autorité de son estomac, il était oiseux de chercher à disserter. Aussi, j’enfilai un gros pull en laine et un cardigan de drap bleu, puis, quelques minutes plus tard, notre roadster faisait route vers Oxford Street.

Le restaurant se situait au début de l’artère. Non loin de là, dans une petite rue traversière du nom de Great Chapel Street, se trouvait l’échoppe d’un des rares libraires de Londres dont la boutique était encore ouverte un dimanche à cette heure et dans laquelle j’avais pour habitude de venir farfouiller dès que l’occasion se présentait. Aussi, une fois rendu devant la vitrine de l’établissement gastronomique, j’invitai mon camarade à commencer seul de se remplir la panse pendant que j’allais m’acquitter d’une tâche de la plus haute importance. Moi aussi, diable ! j’avais des impulsions, et les miennes m’enjoignaient d’aller traîner mes guêtres du côté des étalages de Mr Sullivan. Ces derniers jours, j’avais appris dans les pages littéraires du Times qu’était parue chez Macmillan la seconde édition d’un essai de William Butler Yeats intitulé Une vision. Or, dans le cadre de mes recherches personnelles, il ne me semblait pas inopportun de me procurer ledit ouvrage.

La première édition de ce texte datait de 1925, et, quoique sa parution fût à l’époque presque passée inaperçue, je savais néanmoins que l’œuvre était née de curieuses révélations exprimées par l’intermédiaire d’un médium qui n’était autre que la femme du poète.

En 1917, peu de temps après son mariage avec Georgie Hyde-Lees, le poète s’était en effet rendu compte que sa jeune épouse possédait un don prodigieux pour l’écriture automatique. Ce qui venait sous sa plume en phrases désordonnées, d’une écriture à peine lisible, était, selon les mots mêmes de Yeats, si passionnant, parfois si profond, qu’il la convainquit bientôt de consacrer une heure ou deux chaque jour à celui qu’il appelait « l’écrivain inconnu », l’esprit désincarné qui cherchait à tout prix à s’exprimer par la main de Georgie. Après quelques séances passées à un travail de cette nature, l’écrivain irlandais était tellement enthousiaste qu’il se serait bien vu demeurer jusqu’à la fin de sa vie à tenter d’expliquer et de relier ces phrases éparses.

Une fois que j’eus mis la main sur l’ouvrage recherché, m’étant retenu d’acheter en sus le neuvième volume des aventures d’Allan Quatermain, L’Enfant d’ivoire, paru en 1916 chez Cassell & Co, que Mr Sullivan fit exprès de feuilleter devant moi en poussant des hourras d’admiration, je sortis rejoindre James.

Installé à une table du balcon, il avait déjà engouffré deux douzaines d’huîtres et s’apprêtait à faire honneur à une imposante assiette de canard sauvage au sang accompagné d’une salade de cœurs de palmier et d’une bouteille de vin de Bourgogne. Pour ma part, je me contentais d’un pompano en papillote et d’un verre de château-yquem.

Alors que j’en avais déjà terminé avec mon repas, le serveur en habit noir déposa devant mon camarade un dessert, genre de bavaroise au chocolat enrichie d’une sauce à base de crème de cacao, dont il parut se délecter.

— Me voilà d’attaque pour une petite randonnée nocturne, s’exclama-t-il enfin. Et toi, Andy ?

— Je te signale que cela fait près d’une heure que je t’attends.

— Eh bien, allons-y alors !

L’addition réglée, nous regagnâmes le roadster.

L’itinéraire pour rejoindre Kensal Green était on ne peut plus simple. Il suffisait de prendre la direction de la gare de Paddington et de s’engager sur Harrow Road, longue et ennuyeuse artère qui conduit jusqu’à l’entrée nord de la nécropole, constituée d’un impressionnant arc de triomphe dans le style néoclassique.

Dans un premier temps, pour faire connaissance avec les parages, nous continuâmes à rouler à allure réduite encore six ou sept cents yards, jusqu’à un autre portique, moins solennel mais aux grilles tout aussi closes.

Le long de Harrow Road, le mur d’enceinte était relativement élevé, néanmoins nous aurions pu facilement nous accommoder de cet obstacle si la présence de nombreux immeubles d’habitations en vis-à-vis n’avait pas rendu le projet très audacieux. À près de onze heures et demie du soir, les lumières des appartements étaient certes presque toutes éteintes, mais rien ne nous préservait du regard d’un spectateur insomniaque, embusqué derrière une croisée, qui aurait pu avoir l’idée d’avertir la police.

— Voilà un problème que je n’avais pas envisagé en examinant le plan tout à l’heure, soupirai-je.

— À chaque problème sa solution, rétorqua mon compagnon. Le Grand Union Canal borde l’autre côté du cimetière, n’est-ce pas ? Je suis certain que notre salut viendra par là.

Après avoir franchi le pont de Ladbroke Grove, nous tournâmes dans une petite voie perpendiculaire, déserte à cette heure, et stoppâmes le moteur à l’abri d’un édifice en retrait de la chaussée.

James s’empara des outils à l’arrière du véhicule, me tendant la lampe torche et la pioche de terrassier, tandis qu’il conservait les deux pelles. Dans cette zone, l’éclairage public était quasi inexistant, et, comme le hasard de l’almanach faisait que nous étions entrés en phase de nouvelle lune, il fallut d’abord nous accoutumer à la faible clarté ambiante.

Rebroussant chemin, nous repassâmes sur la passerelle. Mais, au lieu de rejoindre immédiatement l’autre rive, James s’arrêta quelques instants pour étudier le paysage qui nous environnait.

La vaste enceinte du cimetière se devinait devant nous, légèrement sur notre droite. Sous nos pieds se déroulait dans un murmure le long ruban des eaux du canal, et, sur notre gauche, s’étendait à plusieurs encablures à la ronde une zone industrielle. Le terrain était occupé par les entrepôts de la Gas Light & Coke Company, qui fournissait l’ouest de Londres en gaz de ville, et dont on discernait dans le ciel d’encre l’ombre fantomatique des deux imposants réservoirs.

Quelques péniches étaient rangées le long du cimetière. La solution la plus simple consistait à emprunter le chemin de halage, en espérant que les mariniers avaient déserté leur cabine. Mais James, qui sans doute s’était formulé la même réflexion, se tourna vers l’autre bord du pont.

— Là-bas ! On dirait des barques qui sont amarrées.

Il désignait de l’index un endroit à quelques dizaines de yards en direction de l’est.

— Hé ! Quoi ? Tu veux caboter ?

— Pourquoi pas ? Je t’avais promis une agréable petite excursion.

Nous rejoignîmes à nouveau la berge. Après le pont, juste avant le commencement de la rue où notre voiture était garée, une volée de marches, à moitié dissimulées par des arbustes, conduisaient à un sentier qui longeait la rive.

Parvenus à l’embarcadère, James porta son choix sur le plus maniable des canots, nanti de ses deux rames, et déverrouilla à l’aide de son couteau suisse le cadenas censé le défendre des maraudeurs. Puis il sauta sur le plancher en bois, les bras chargés des deux pelles.

J’y sautai à mon tour. Mon camarade ayant pris les manœuvres à sa charge, il positionna l’esquif dans le sens de la marche.

Le Grand Union Canal démarrait son périple deux ou trois miles dans notre dos, du côté de Paddington, où les eaux du Regent’s Canal se joignaient aux siennes. Devant nous, il filait vers Birmingham et, en s’embouchant à d’autres voies d’eau, formait une ligne navigable capable de relier Londres à Liverpool.

Quelques minutes plus tard, nous canotions en rasant les péniches, à quelques brassées du mur d’enceinte. À moitié masquée par la végétation et quelques arbres souffreteux, la muraille paraissait bien moins élevée que sa congénère de Harrow Road, du côté de l’entrée principale, et, de place en place, le bord supérieur avait tellement subi de dégradations que son escalade s’apparentait à un jeu d’enfant.

Après avoir parcouru un quart de mile et dépassé une douzaine de péniches, leur nombre diminua. Ayant ramé encore cinq bonnes minutes, nous accostâmes peu avant le mur qui séparait le cimetière de Kensal Green de celui de St Mary. Notre approche aurait pu être regardée comme étant d’une parfaite discrétion si, en posant le pied sur la berge, près d’un massif, nous n’avions pas réveillé une famille de palmipèdes qui détala en cancanant et en battant des ailes.

— Toi le premier, fit James qui s’était adossé au mur de pierres pour me faire la courte échelle. Quand tu seras arrivé en haut, je te passerai les outils et tu les lanceras au sol. Attention de ne pas les larguer sur un autre groupe de canards !

Lorsque j’eus sauté de l’autre côté du muret, à quelques pas de la première rangée de tombes, il ne fut pas long à me rejoindre.

Nous ramassâmes les outils et la lampe torche, puis avançâmes avec précaution. Près de nous s’ouvrait une allée paraissant se diriger vers un grand édifice, dont l’ombre se devinait à environ deux cents yards devant nous. Il devait s’agir de la chapelle anglicane, qui dominait toute la partie ouest du cimetière, sur une terrasse couvrant de vastes catacombes. Encore plus loin, le long de Harrow Road, se trouvait la célèbre colonnade où reposaient quelques somptueux tombeaux. L’entrée principale du cimetière, quant à elle, se situait à plus d’un demi-mile par rapport à nous, du côté nord-est.

— Il ne reste plus qu’à trouver la résidence de ce Marcus Bolton, signala James. Et ça risque de ne pas être une partie de plaisir. L’endroit est immense.

Notre mission s’annonçait d’autant moins aisée qu’aux informations relevées dans le registre des Patterson – numéro de la tombe, du carré et de la rangée – ne correspondait aucun marquage dans les parcelles de terrain environnantes.

— Pupper a dit que le gardien qui lui a raconté son histoire avait en charge le secteur se situant au centre de la nécropole, rappelai-je. Ça semble correspondre à cette partie boisée, là-bas, non loin de la chapelle.

— Entendu. Dirigeons-nous vers ce point et, sur le trajet, vérifions les stèles. On ne sait jamais.

Nous inspectâmes tous les emplacements, du simple cénotaphe rudimentaire au mausolée faramineux, empruntant qui aux temples de la Grèce antique, avec leurs colonnades en miniature, qui aux fastueux palais de l’Égypte ancienne, surmonté d’un sphinx au visage impassible.

Cependant, malgré notre vigilance, nous ne trouvions nulle part le nom de Marcus Bolton. De plus, bien que les nuages aient laissé place par endroits à un ciel plus dégagé, la lumière de la lune faisait toujours aussi cruellement défaut. Quand le site était suffisamment préservé de la vue par la végétation, nous nous autorisions à allumer la lampe torche, en prenant soin d’atténuer son faisceau du plat de la main, mais le risque que notre présence fût découverte rendait l’opération trop incertaine pour la renouveler fréquemment.

Autour de nous, le silence était absolu. Derrière le mur d’enceinte que nous avions escaladé se découpait la silhouette monumentale des deux gazomètres.

Ayant atteint la lisière de ce que j’avais désigné comme le centre de la nécropole – en réalité une sorte de sous-bois, délimité à sa périphérie par une allée circulaire et traversé d’ouest en est et du nord au sud par deux larges chemins –, nous venions de pénétrer à l’intérieur de la zone.

Durant près d’une heure, nous arpentâmes des rangées peuplées de caveaux et de mausolées aux ornementations toutes plus somptueuses les unes que les autres.

— Peste soit de la surpopulation en milieu urbain ! jurai-je. Et vive les bons vieux cimetières de campagne, accessibles et à taille humaine !

— Baisse-toi, vite ! fit mon camarade. Je crois que quelqu’un vient par ici.

Je me dissimulai derrière un obélisque en marbre, pendant que James, un genou à terre, s’appuyait contre une haute dalle surmontée d’un sarcophage.

Je me tenais sur mes gardes. Mon compagnon ne s’était pas trompé. J’entendais à présent de manière distincte des bruits de pas sur le gravier. Quelques secondes plus tard, une silhouette corpulente se dressa dans l’allée. L’individu, sans aucun doute l’un des gardiens, patrouillait, une lampe à acétylène à la main. Derrière lui se découpaient dans l’obscurité les colonnes et le fronton de pierres blanches de la chapelle anglicane.

L’homme s’arrêtait régulièrement et promenait sa lanterne au-dessus des alignements de tombes qui bordaient chaque côté du chemin. Parvenu à notre hauteur, le faisceau lumineux éclaira la statue d’un angelot en prière, à quelques pas de moi, et glissa vers l’obélisque derrière lequel je me tenais, les sens en alerte.

De crainte d’être repéré, je m’aplatis contre la terre humide. À cet instant, je sentis glisser contre ma cheville une boule de chairs, qui couina atrocement lorsque, par répulsion, je tentai de la repousser avec mon soulier. La sensation était si désagréable qu’instinctivement je me redressai sur la pointe des pieds. Par malheur, dans la manœuvre, je cognai la tête contre une des urnes en argile qui reposaient en équilibre précaire aux quatre coins de la base de l’obélisque, et celle-ci chût en se fracassant sur le sol.

Je retins mon souffle. L’homme avait forcément entendu. Aussitôt, les pas se rapprochèrent de l’endroit où j’étais posté, et il s’en serait fallu de peu que la lumière de la lanterne ne révélât ma présence si, me laissant tomber de nouveau sur le sol, je n’avais pas rampé en direction d’un autre monument, en forme de gigantesque vasque, au pied duquel je me couchai en retenant mon souffle.

À quinze pas de moi, non loin de l’endroit où je me tenais quelques instants auparavant, le faisceau de la lanterne éclaira un énorme mulot qui détala entre les jambes du gardien.

— Saleté de bestiole ! gronda l’individu en tentant de suivre des yeux la course de l’animal. On va t’envoyer la facture pour tous les vases que toi et tes copains avez bousillés !

L’homme recula et reprit sa ronde, tournant le dos à la chapelle.

Malgré la fraîcheur de l’air, mon visage perlait de sueur. Après m’être assuré que l’individu ne faisait pas demi-tour, je me soulevai péniblement sur un coude, puis je migrai à quatre pattes vers un petit carré de terre de manière à recouvrer mes esprits.

L’émotion m’avait anéanti. Il me tardait à présent de fuir cet endroit sinistre.

— Eh bien ! On peut dire que nous l’avons échappé belle ! ricana James en me rejoignant à pas de loup. Encore une chance que je portais les outils. Tu aurais été capable de sonner le tocsin en te prenant les pieds dedans.

— Je crois que c’est peine perdue, Jim. Mieux vaut revenir en plein jour pour localiser la tombe de Bolton.

— Pas si sûr qu’il faille remettre ça. Regarde !

S’étant assuré que le gardien avait disparu tout au bout de l’allée, James appuya sur le commutateur de la lampe torche.

Je jetai un œil sur l’endroit qu’éclairait le faisceau, l’un des deux tombeaux près desquels j’étais assis, d’un style sans fioritures, constitué d’une grande dalle noire et d’une stèle où était inscrite en lettres d’argent, au-dessus d’un petit portrait ovale serti dans la pierre, la mention suivante :

MARCUS BOLTON

1909-1936.

Au milieu d’une gerbe de fleurs séchées, un cadre en métal abritait une seconde photographie du défunt, représentant le même jeune homme joyeux, les cheveux courts et gominés.

Nous entreprîmes l’inspection de la sépulture et de ses abords en dirigeant la lumière vers le sol pour ne pas risquer de nous faire repérer. Quelques entailles sur le bord de la dalle indiquaient sans équivoque qu’on avait cherché à la déplacer à l’aide d’outils contondants.

Aussitôt, James me tendit la torche et cracha dans la paume de ses mains pour se donner du cœur à l’ouvrage. Puis, après s’être saisi de la pioche de terrassier, il enficha la pointe la plus large sous la pierre et appuya sur le manche de toutes ses forces. À la fin, l’énorme pavé se soulevant de plusieurs centimètres, il réussit à le mouvoir suffisamment pour découvrir le rectangle de terre où le corps avait été inhumé.

Nous ne savions au juste ce que nous cherchions. Mais, sans nous accorder sur ce qu’il convenait de faire, et malgré le caractère sacrilège de l’entreprise, nous avions déjà agrippé chacun une pelle et commençâmes à creuser avec ardeur.

Le travail fut long et fastidieux. Nous avions ôté nos pelisses et retroussé les manches de nos pull-overs. De temps à autre, nous nous arrêtions pour tendre une oreille et vérifier que le gardien ne traînait pas à nouveau dans les parages.

À gauche de la fosse, la hauteur du tas de glaise ne cessait d’augmenter. Enfin, au terme d’une grosse demi-heure, le fer de nos outils rendit un bruit sec en cognant contre le cercueil, ce qui nous fit redoubler d’efforts.

Une fois que le couvercle fut suffisamment dégagé, James et moi, agenouillés au fond du trou, finîmes de déblayer avec les doigts ce qui restait de terre. La bière ne semblait pas d’une conception ordinaire. Elle était fabriquée dans un bois très épais, consolidé çà et là de métal et de plomb.

— Le cercueil a été forcé, fit remarquer James en empoignant la lampe torche pour diriger la lumière sur les jointures, tout autour du caisson. Comme des coups de bêche pour faire sauter la fermeture. On dirait que nous ne sommes pas les premiers à avoir voulu vérifier qui se trouvait à l’intérieur.

— En effet. Le gardien semble s’être un peu emballé en prétendant que son visiteur nocturne n’avait pas eu le temps d’agir.

James jeta la lampe près de lui et s’employa des deux mains à accomplir le dernier geste.

Le couvercle n’étant plus scellé, il n’eut aucun mal à l’ouvrir et à le rabattre de l’autre côté.

Dans le cercueil, une dépouille était étendue, les bras le long du corps, la tête tournée vers la gauche. Son maintien n’avait certes rien du hiératisme classique du défunt reposant dans son ultime demeure, mais, à tout le moins, elle était toujours là. On ne l’avait pas dérobée.

Je cherchai la lampe des doigts, mais mon compagnon fut le plus prompt à s’en saisir.

Le faisceau éclaira d’abord les chaussures, puis la défroque, négligée et souillée de boue séchée, et, lorsque la lumière glissa enfin sur la figure du cadavre, nous réprimâmes un cri de surprise.

Point n’était utile de comparer ce visage avec celui des deux portraits du titulaire de la concession. Il était indubitable que ce n’était pas ce dernier qui reposait sur le matelas de soie parme.

Le corps embaumé que nous avions sous les yeux était celui de Stephen Flaxman.