II

Une disparition pour le moins inexplicable

— Tu ne m’avais pas dit que tes Patterson exerçaient la joyeuse charge de croque-morts.

— Vraiment ? Ça m’aura échappé, feignit mon camarade en essayant en vain de tourner la poignée. La porte de la boutique est fermée, mais il semble qu’il y a de la lumière à l’intérieur.

Avisant le pied-de-biche de la sonnette, il tira dessus plusieurs fois. À la troisième tentative, un grand escogriffe sans âge, au visage effilé, la mine cendreuse sous un haut-de-forme en feutre de poil, ouvrit la porte. Il était vêtu d’un smoking sombre et d’une liquette à la teinte améthyste.

— Mr Patterson ? interrogea James.

À notre désappointement, l’homme nous ausculta du regard, l’un après l’autre.

— Mon nom est Trelawney, James Trelawney, et voici mon associé, Andrew Singleton. Nous avons prévenu cet après-midi de notre arrivée.

L’échalas secoua mollement la tête, ce qui devait être de sa part un signe encourageant, car il s’écarta pour nous laisser entrer.

Me tirant par la manche, James s’engagea dans un vestibule plus long que large, très faiblement éclairé, qui faisait office de salle d’attente. La couleur des murs, tendus de tapis de moquette noir et lie-de-vin, ne déparait point le chromatisme vestimentaire adopté par l’individu qui nous avait précédés dans la place.

En face d’un bureau d’accueil en forme de gros cube étaient disposées une demi-douzaine de chaises, une banquette et une petite table basse couverte de prospectus et de dépliants. Au sortir de l’antichambre, délaissant sur notre gauche un grand escalier et, sur notre droite, un rideau cramoisi entre les pans duquel se distinguait le mobilier funéraire d’une salle d’exposition, il nous fit emprunter un couloir, plongé lui aussi dans la demi-pénombre, et empli d’une légère odeur de résine.

Tout au bout, après avoir toqué à une porte et attendu un signal qui ne se fit pas attendre, notre taciturne introducteur poussa le battant.

— Mr Singleton, Mr Trelawney ! Ah, mille mercis d’avoir répondu si vite à notre appel. Mais entrez donc !

Les voix – oui, « les » voix, car la même tirade avait été formulée de concert par deux gosiers différents – provenaient de derrière un massif bureau en teck où s’étaient dressés d’un seul mouvement deux personnages en tout point identiques.

L’effet de dédoublement était si absurde qu’au premier abord je fus tenté de mettre ce mirage sur le compte de la vive lumière prodiguée par la flambée de la cheminée et le plafonnier de cristal givreux. Pourtant, lorsque deux silhouettes distinctes eurent chacune de leur côté effectué le tour de la table et nous eurent agrippé la main, l’incertitude n’était plus de mise.

Les jumeaux – car nous étions bien en présence d’une paire de magnifiques spécimens monozygotes – étaient âgés d’une cinquantaine d’années. Compensant une taille modeste par un maintien tout aristocratique, ils poussaient jusqu’au paroxysme leur analogie physique en arborant les mêmes costumes de bonne coupe en flanelle gris sombre et les mêmes chemises de drap blanc à col empesé, un semblable mouchoir de soie rose dépassant de la pochette de leur veston. Leurs yeux étaient petits et malicieux. Leur front ample avait depuis longtemps pris l’ascendant sur une toison gris argent, et une moustache pommadée, retroussée en guidon, faisait écho à un nœud de papillon à pointes.

— C’est bien, mon cher Hesketh. Vous pouvez y aller à présent.

— Et n’oubliez pas de refermer la boutique à clef derrière vous ! Nous nous chargerons de raccompagner ces messieurs.

Les maîtres de céans, auxquels nous étions toujours liés par une poignée de main qui n’en finissait pas, nous remorquèrent au milieu de la pièce jusqu’à deux fauteuils bergères, face à leur bureau.

Les murs étaient couverts d’un lambrissage en chêne qui laissait place à mi-hauteur à un papier peint vert amande. Sur notre droite se dressait, à côté d’une méridienne en chintz à fleurs et bois doré, un meuble buffet empli d’une multitude d’objets dignes de figurer dans une galerie archéologique : lampes à huile, bols, petites jarres en albâtre, figurines en terre représentant des divinités orientales et des animaux sacrés. Sur le mur opposé, deux hautes bibliothèques en pitchpin étaient chargées d’ouvrages reliés, dont la plupart consistaient, du moins autant que je pouvais en juger de l’endroit où je me tenais, en des traités sur la conservation des défunts chez les Chinois et les Égyptiens des anciennes dynasties, ainsi que des manuels sur les techniques modernes d’embaumement.

Détail notable : les murs n’étaient percés d’aucune fenêtre, si bien qu’on aurait pu se croire dans une sorte de casemate, à quelques mètres sous terre, ou encore dans un caveau jouissant de tout le confort.

Mais la véritable attraction, l’objet sur lequel le regard était comme magnétisé, pour peu qu’on se tournât du côté de la porte, était une momie haute de quatre pieds et demi, entièrement emmaillotée et recouverte d’une grande résille de perles de terre cuite. Elle se tenait debout dans un sarcophage aux hiéroglyphes bigarrés, à l’intérieur d’une vitrine adossée au mur.

— Vous êtes Mr Singleton, si je ne m’abuse ? commença celui des deux qui prit place en face de moi, de l’autre côté de la table de travail. Et vous, Mr Trelawney ?

— C’est exact, approuva mon camarade.

— Quant à nous, permettez que nous nous présentions : Nathaniel et Archibald Patterson. L’entreprise familiale Patterson & Patterson a été créée en 1846 par Arminius, notre arrière-grand-père.

— Archibald, c’est lui, compléta son frère qui se tenait devant une collection de bouteilles d’eau-de-vie et un siphon d’eau de Seltz. Quant à moi, je suis Nathaniel. Puis-je vous proposer un remontant, messieurs ? Whisky ? Cognac ? Bourbon ? J’ai également des madères et un excellent porto aux épices.

— Un whisky-soda m’ira très bien, s’empressa James. Dites, votre subordonné n’est pas très causant.

— Mr Lubin ? En effet. Mais ne vous fiez pas aux apparences, c’est un grand sensible. Nos clients apprécient sa discrétion et son sens de la mesure, des qualités inestimables dans notre métier.

— Il est du reste un préparateur de corps hors de pair. Et pour vous, Mr Singleton ? Qu’est-ce que je vous sers ?

— Rien du tout, je vous remercie. Je présume que c’est une véritable momie égyptienne qui se trouve derrière nous ?

— Une rareté ! s’enthousiasma Nathaniel, après avoir tendu son verre à James et être venu s’établir derrière le bureau, à côté de son jumeau. Il s’agit du corps d’un certain Ankhéramon, qui vivait au temps de la XXIe dynastie, un millier d’années avant notre ère, à l’époque du pharaon Pinedjem Ier.

— Ce jeune homme était le fils d’un prêtre-ouâb et occupait à Thèbes la fonction de dessinateur du domaine du dieu Amon. Mon frère et moi nous sommes portés acquéreurs de ses restes emmaillotés il y a une vingtaine d’années, lors d’un travail d’études sur la momification égyptienne, à Louxor.

Archibald Patterson pointa du doigt un grand cadre de peluche, près d’une pendule murale, contenant une série de hiéroglyphes aux couleurs aussi éclatantes que celles des parois intérieures du tombeau.

— Le papyrus que vous voyez là a été trouvé dans une autre sépulture, voisine de celle d’Ankhéramon, mais datant d’une époque plus récente. Il s’agit d’un extrait du célèbre Livre des morts des anciens Égyptiens, qui retrace le voyage des âmes dans l’au-delà, vers le royaume d’Osiris…

— Est-ce pour cette momie que vous nous avez demandé de venir ? demandai-je.

Les deux hommes se consultèrent du regard.

— Pas exactement, répondit Nathaniel.

— Néanmoins, reprit son double en se lissant le bout de la moustache, la raison pour laquelle nous avons fait appel à votre sagacité n’est pas sans un certain rapport avec ce digne Ankhéramon.

— Pourriez-vous être plus clair ? coupa Jim. Je me permets de rappeler que dans votre courrier, ainsi que tout à l’heure au téléphone, vous êtes restés peu diserts sur la nature de vos ennuis.

— C’est pourtant vrai. Ah ! Nous ne vous remercierons jamais assez de nous avoir rendu visite avec autant de diligence. Je t’en prie, Archie !

— Mais non, Nathan. Il te revient à toi l’honneur de commencer.

— Tu es vraiment trop aimable. Vous savez sans doute, messieurs, que les anciens Égyptiens, comme les Chinois, comme les Tibétains, dont la croyance en l’immortalité concernait autant l’âme que le corps, pour peu que ce dernier ne se fût pas décomposé, embaumaient leurs défunts selon des rites précis. En général, le cadavre était éviscéré, puis rempli par les cavités naturelles d’un composé à base de carbonate de soude et d’aromates divers afin d’obtenir une dessiccation totale des tissus. Après avoir été traités également, les viscères étaient placés dans des vases sacrés, ou bien encore repositionnés dans le corps. Enfin, on entourait ce dernier avec de multiples épaisseurs de bandelettes enduites de gomme et on le mettait en bière de façon hermétique, pour le protéger de l’air et de l’humidité.

Le buste cambré, Nathaniel passa le relais à son associé mais non moins jumeau, d’une invite courtoise de la main.

— Durant l’ère chrétienne, l’Occident était relativement au fait des techniques égyptiennes grâce aux copistes de l’Église, mais l’art de l’embaumement a subi un sérieux coup d’arrêt avec l’interdiction des autopsies et de la dissection dans les universités. En 1300, le pape Boniface VIII menaçait d’excommunication ceux qui extrayaient les viscères du corps des défunts. Les personnages royaux n’en continuaient pas moins à subir une certaine forme d’embaumement, consistant à remplir le cadavre éviscéré d’aromates tels que le miel, le musc ou l’ambre. Il a fallu attendre le XVIIe siècle pour voir cet art connaître un nouvel élan. Mais alors, que de découvertes en l’espace de quelques lustres !

Archibald avait prononcé la dernière phrase de façon soudain très passionnée. Quant à son frère, il n’était pas en reste, car il enchaîna aussitôt, les yeux tout aussi pétillants.

— Un Hollandais, Frederik Ruysch, a mis au point la recette de la « liqueur balsamique préservative », restée secrète jusqu’à sa mort, qui rendait au cadavre l’apparence de la vie. Un autre Hollandais, Jan Swammerdam, après leur avoir fait subir un traitement particulier, plongeait les corps plusieurs semaines dans un grand vase d’étain contenant de l’huile de térébenthine. Selon certains textes, Swammerdam possédait un cabinet de curiosités unique en son genre, où étaient exposés une incroyable quantité de corps embaumés. On eût dit qu’il s’agissait d’hommes ou de femmes endormis, prêts à se lancer dans une causerie dès leur réveil.

— Gabriel Clauderus a proposé de composer une solution de muriate de potasse et d’ammoniaque, et d’y plonger tout le corps. Louis De Bils se vantait de pouvoir préserver les dépouilles de la putréfaction en utilisant des bains de poivre, de sel gemme, d’eau-de-vie et de vinaigre, le tout additionné d’épices. Dubois était partisan de l’alcool amylique, tandis que Falcony préférait les sels de zinc mélangés à de la sciure de bois. Il est impossible d’énumérer la foule de substances qui furent employées pour tenter de découvrir le secret de la préservation des corps : des huiles, des acides, des teintures, des liniments composés, des saumures, des poudres faites de toutes les parties des plantes balsamiques ou aromatiques.

Archibald et Nathaniel continuaient leur partie de tennis oratoire, sans se départir d’une urbanité de tous les instants.

— Au siècle dernier, d’autres chercheurs ont repris le flambeau. Le Français Jean-Nicolas Gannal a mis au point une technique révolutionnaire au moyen d’une simple injection artérielle à base d’acétate d’alumine et d’eau saturée d’arsenic blanc. Pour la première fois, il était envisagé de pouvoir conserver un cadavre dans toute son intégrité, sans mutilation d’aucune sorte, hormis l’incision nécessaire à l’injection du fluide dans les artères carotidiennes. De son côté l’Américain Thomas Holmes, qui a utilisé la méthode Gannal en cherchant à la perfectionner durant la guerre de Sécession, a embaumé près de quatre mille soldats et officiers morts sur les champs de bataille grâce à un mélange de phénol, de sulfate de créosote, d’alun et de sulfate de zinc.

Nathaniel acquiesça d’un mouvement de tête aux propos de son jumeau, avant de déclarer :

— En 1867, lorsque le Pr August Wilhelm von Hofmann découvrit, suite à une erreur de manipulation, le formaldéhyde, plus communément appelé « formol », notre activité est entrée dans une ère presque industrielle. Il est devenu très simple et très rapide de réaliser l’embaumement. C’est la technique la plus couramment usitée aujourd’hui par la plupart de nos confrères quand il s’agit d’empêcher la corruption des tissus et d’éviter que les émanations de gaz ne se manifestent avant la fin de la préparation mortuaire. Mais, en l’espèce, l’opération n’est effectuée que par souci d’hygiène et de santé publique. La suspension du processus de putréfaction n’est que temporaire ; elle ne produit ses effets que pendant quelques jours, tout au plus. Nous avons en réalité perdu l’essentiel.

— Et quel est-il ? m’étonnai-je.

— Mais l’incorruptibilité du corps humain ! Tous ont poursuivi sans relâche le même objectif. Je vous ai parlé des merveilles qu’enfermait le cabinet de curiosités du grand Swammerdam ! Des cadavres toujours frais, même après des années, avec l’apparence du sommeil le plus tranquille, dans l’état exact où les individus se trouvaient l’instant d’avant leur trépas ! Par malheur, que ce soit De Bils ou Swammerdam, ils n’ont jamais dévoilé qu’une partie de leurs recettes.

— Les Églises ont toujours porté un jugement sévère sur cette quête, compléta Archibald, mais le simple mortel, lui, ne réclame qu’une unique chose : qu’on le délivre à jamais des affres de la putréfaction.

Je savais à présent pourquoi le nom des Patterson ne m’était pas inconnu. Je me rappelais avoir lu un article traitant de la conservation des défunts à l’occasion de la mort d’un certain Salafia1, chimiste de Palerme qui se targuait d’avoir naturalisé plusieurs personnages importants de son pays afin de leur octroyer un semblant de gloire éternelle. Le journaliste, revenant entre autres choses sur l’embaumement de la dépouille du président Lincoln, en 1865, ou, plus récemment, sur celui de Lénine2, censé permettre d’immortaliser de la plus emblématique des manières la mémoire du « Petit père des peuples », soutenait que les deux frères de Swindon étaient parmi ceux qui, en Grande-Bretagne, avaient mené le plus loin les travaux en la matière.

— J’ai certes entendu parler de quelques-uns des chercheurs auxquels vous faites allusion, confiai-je en sortant mon étui à cigarettes et en m’accordant le droit à quelques bouffées de tabac fort, mais il m’avait semblé que les supposés secrets de conservation éternelle n’étaient en vérité qu’une manière de pantalonnade. Est-il permis qu’un corps échappe à cette loi irrécusable de notre univers : « Tu es né poussière, et tu retourneras en poussière » ?

Archibald et Nathaniel Patterson se dévisagèrent à nouveau.

— Tout cela n’a rien d’une plaisanterie, je vous l’assure. Pendant vingt ans, mon frère et moi-même avons travaillé d’arrache-pied à l’élaboration d’une formule qui devait nous permettre d’égaler, sinon de surpasser, les résultats de nos illustres prédécesseurs. Or, il n’est pas trop présomptueux d’affirmer que nous y sommes parvenus.

— Vous prétendez être en mesure d’embaumer de manière définitive la dépouille d’un individu et de garantir que celle-ci conservera pour toujours le même aspect physique ? intervint mon camarade.

— Nous avons expérimenté notre procédé sur le corps d’un défunt qui, en l’espace de onze années, n’a pas révélé le moindre indice de corruption. Un état de préservation remarquable. Une momie en tout point exemplaire.

— « Momie », avez-vous dit ? repris-je dans un nuage de fumée bleue.

— Parfaitement, car c’est bien à cela que nous œuvrons : la forme la plus moderne et la plus achevée de momification.

— Ah, par exemple ! Je ne demande qu’à voir ! se récria James.

Les deux hommes tirèrent fébrilement sur les boucles de leur moustache.

— Nous aurions été heureux de vous le présenter, se désola Nathaniel. Seulement…

— Seulement ?

— La momie nous a été volée.

— Comment cela ?

— Si vous voulez bien vous donner la peine de nous accompagner. Nous allons vous expliquer par le menu.

Ils s’étaient levés avec un parfait ensemble et nous guidèrent hors du bureau par une seconde issue, près du buffet. De là, nous empruntâmes un couloir qui débouchait, après une nouvelle porte, à l’arrière de la bâtisse.

Comme l’astre lunaire était invisible dans le ciel, on avait du mal à distinguer les silhouettes rabougries des arbres et les massifs de maigres viornes qui hantaient le terrain, envahi par l’ivraie. Heureusement, à moitié dérobée derrière un épais taillis, à une cinquantaine de pas, la façade d’un petit bâtiment sans fenêtre apparente, de la forme d’un demi-octogone, était éclairée par une grosse lanterne extérieure.

Nous franchîmes le jardin, ceinturé par des murs en pierres sèches, aux contours inégaux et d’une hauteur de neuf pieds environ.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? demanda James.

— Derrière ce mur-ci se trouve une ruelle. Celui du fond, le long du pavillon, débouche sur le parc de Town Gardens, et celui de gauche sur la propriété voisine.

Il était à craindre qu’il soit plus malaisé de différencier les jumeaux à présent qu’ils avaient quitté leur fauteuil attitré, mais, alors que nous parvenions sous le luminaire de l’édifice, je remarquai que celui situé à ma dextre – qui se révéla être Archibald – présentait une distinction physionomique à l’endroit des oreilles : celles-ci étaient pourvues de lobules à la forme un tantinet plus échancrée et un chouïa plus charnue que celles de son homologue. Une véritable aubaine !

— Notre père, Horace Patterson, a fait bâtir cette annexe en 1889, de manière à mener ses travaux en toute tranquillité.

— Portait-il lui aussi de l’intérêt à l’embaumement des défunts ?

— Il avait étudié les arcanes de cet art ancestral auprès du Dr Nicolas Gannal, le fils de Jean-Nicolas, qui avait pris sa succession dans la société familiale, rue de Seine, à Paris. Auparavant, il avait suivi durant quelques semaines les cours de Joseph H. Clarke, à Cincinnati. C’est notre père qui nous a tout appris.

Nathaniel ouvrit avec une clef la porte du pavillon et alluma la lumière électrique. L’intérieur consistait en une sorte de grande pièce de travail, au sol carrelé de faïences blanc et bleu. À droite, derrière un rideau noir suspendu à une tringle mobile, on apercevait deux grandes cuves en étain et un râtelier où était disposée une batterie d’instruments d’autopsie – pour certains munis de magnifiques manches d’ivoire et de gutta-percha. Entre les cuves se trouvait une table d’examen en acier galvanisé. Pour le reste, tous les murs étant équipés d’étagères surchargées de bocaux emplis d’extraits de plantes et de flacons aux contenus colorés, l’endroit tenait autant de l’officine d’herboristerie que du cabinet du médecin légiste ou du laboratoire de l’apprenti chimiste. Il flottait du reste un assortiment baroque de parfums entêtants, parmi lesquels je croyais reconnaître les fragrances de la cannelle, de la poudre de santal et du cinnamome.

Les Patterson traversèrent la salle et s’immobilisèrent devant une volumineuse porte en métal. Archibald composa plusieurs chiffres sur un clavier électrique au-dessus d’une grosse serrure.

— C’est ici, derrière cette épaisseur d’acier, que reposait le corps qui nous a été dérobé. Il n’y a que nous-mêmes et Mr Lubin qui connaissons le code d’accès. Quand cela s’avère nécessaire, pour finir de les convaincre de la qualité de nos prestations, nous convions des clients à descendre en ces lieux. Mais personne n’y pénètre jamais sans être accompagné par l’un d’entre nous. En outre, nous tenons registre de l’identité de tous nos visiteurs.

— Faut-il également composer un code pour sortir ?

— Non, Mr Trelawney, il suffit de tourner la poignée de l’intérieur.

Nous descendîmes une vingtaine de marches en pierre pour parvenir dans une crypte voûtée, de forme elliptique, carrelée de céramiques avec les mêmes motifs à fleurs que ceux du rez-de-chaussée. Nathaniel actionna un interrupteur et, lorsque les suspensions électriques eurent donné leur pleine intensité, ce fut un véritable petit musée des horreurs qui se révéla à nous.

Empilés par colonnes de cinq contre les murs, tout autour de la salle, une soixantaine de grands casiers en bois rectangulaires, ouverts sur les côtés, laissaient apercevoir dans chacun d’eux un cadavre embaumé, la tête posée sur un coussin. Pour certains de ces corps, ils semblaient dans un état de conservation correct, pour d’autres, surtout ceux disposés dans les couchettes inférieures, ils présentaient un état de dessèchement, voire de pétrification avancé – les visages terreux, les os si saillants qu’ils risquaient à tout moment de déchirer le parchemin qui leur servait de peau.

Au milieu de la crypte, légèrement surélevées sur de solides tréteaux en fonte à pieds de lion, reposaient cinq autres boîtes d’un genre très différent, fabriquées en chêne et en acajou. Selon les explications de nos hôtes, le fond et les parois avaient été renforcés par des feuilles de plomb, et chaque sarcophage était fermé par un couvercle en verre trempé.

Ayant été conviés à nous rapprocher, nous distinguâmes avec stupéfaction à l’intérieur les corps parfaitement préservés de trois hommes – deux individus d’âge mûr et un adolescent – ainsi qu’une jeune femme en robe du dimanche : bras en croix sur la poitrine ou mains sur le ventre, visages aussi sereins que s’ils venaient de s’assoupir.

Étrangement, je notai que l’atmosphère n’était saturée d’aucun miasme de décomposition. Il régnait au contraire un agréable parfum – distinct du brouillamini olfactif que l’on respirait à l’étage –, d’une suavité troublante, sans doute occasionné par les agents chimiques.

Quant au cinquième cercueil, celui qui se trouvait le plus éloigné de nous, il était vide et son couvercle en verre était relevé.

— Qui étaient tous ces gens ? demandai-je, ébranlé à la vue de cette marée de cadavres, en même temps que fasciné par le destin de ces créatures dont les vestiges refusaient de se désagréger.

— Des inconnus dont les corps n’ont jamais été réclamés. Ou bien des personnes dont les proches, pas assez nantis pour payer une sépulture décente, nous ont fait don de la dépouille.

— Trente-quatre des momies que vous voyez autour de nous ont été embaumées entre 1878 et 1913 par feu notre père. Pour le reste, c’est l’œuvre de vos serviteurs.

— Tous ces corps, cependant, ne devraient-ils pas reposer dans un cimetière ? s’étonna James.

— Comprenez qu’il est nécessaire, pour apprécier dans la durée le mérite de notre procédé, de vérifier très régulièrement le degré de préservation des chairs, l’élasticité et la tendreté des tissus, l’absence de traces de corruption. Il serait impossible de dépêcher à qui de droit une demande d’exhumation chaque fois que l’on souhaite pratiquer une analyse, n’ayant au surplus aucune assurance d’obtenir les autorisations officielles ; aussi nous conservons in situ ces quelques spécimens pour nos expertises. Concernant les corps de nos clients « ordinaires », il est évident que nous les mettons en bière aussitôt après l’embaumement et que nous procédons ensuite à leur inhumation.

— En conséquence, la présence de ces cadavres n’est pas tout à fait légale.

— Disons que le coroner a le bon goût de fermer les yeux, fit Nathaniel en se raclant la gorge et en tirant sur les pans de son veston.

— Nous lui avons promis une jolie ristourne sur son futur embaumement.

— Et combien en coûte-t-il de se faire toiletter dans votre institut ?

— Cinq cents guinées, répliqua Archibald.

— Fichtre ! À ce tarif, vous ne devez pas avoir pléthore de chalands dans le quartier.

— Bien que l’archevêché ne considère pas notre travail d’un œil très favorable, Patterson & Patterson a quand même réalisé l’an passé une trentaine d’embaumements définitifs.

— Cela ne représente qu’une part minime de notre activité, ajouta Nathaniel, mais, dans quelques années, vous verrez que tout le monde réclamera d’être momifié. Nous en sommes en tout cas persuadés.

Les quatre dépouilles merveilleusement conservées, magnifiques et effrayantes à force de paraître aussi vivantes que les vivants, ne laissaient pas de causer sur moi une vive impression. Sans y prendre garde, je m’attardais plus que de mesure devant une des caisses, celui contenant le corps de la jeune femme, âgée d’une vingtaine d’années tout au plus. Son visage lactescent, encadré d’une ample chevelure blonde qui recouvrait ses épaules et dissimulait pudiquement sa gorge, n’était pas sans me rappeler celui de ma belle Alice. Il en avait la grâce et la candeur cristalline.

Je fis un effort sur moi-même pour détourner mon regard de cette vision cruelle et me rapprochai de mon camarade, qui se tenait à quelques pas, en face du cercueil vide.

— Je comprends mieux pourquoi vous n’avez pas fait appel à la police officielle, déclara James. Si la nouvelle s’éventait qu’une de vos momies se trouve à l’heure qu’il est dans la nature, il est fort à parier que l’on vous prierait d’expédier illico vos autres pensionnaires à six pieds sous terre.

— Quel était le nom de ce pauvre bougre ? demandai-je en remarquant avec émotion, dans la boîte désertée, l’empreinte encore perceptible du cadavre sur le matelas de satin.

— Stephen Flaxman.

En prononçant ces mots, Nathaniel s’était dirigé vers un meuble de bureau, non loin de l’escalier. Il ouvrit un des tiroirs métalliques et, après avoir fureté dans un tas de dossiers, en sortit une copie du certificat de décès.

— Il est mort le 3 mars 1926, à l’âge de trente et un ans, et a été embaumé le lendemain, à cinq heures de l’après-midi. Flaxman travaillait dans les usines de construction de la Great Western Railway, ici à Swindon, dans le quartier nord-ouest. Le médecin légiste avait conclu à l’époque à une attaque d’apoplexie.

— Jusqu’alors, notre procédé de conservation n’était pas entièrement probant. Au bout de quatre ou cinq ans, la peau se ternissait, tandis que les muscles avaient tendance à perdre de leur souplesse. Nous avons travaillé à améliorer la formule du fluide d’embaumement. Flaxman est le premier à qui nous ayons injecté une version corrigée, et cela s’avéra un éclatant succès. Ultérieurement, nous avons renouvelé l’expérience sur les quatre autres corps que vous voyez là. Avec la même réussite semble-t-il, même si, pour eux, il est encore trop tôt pour être catégorique.

— Si Flaxman travaillait à la compagnie des chemins de fer, il n’était pas sans le sou, fit observer James. Il avait les moyens de s’offrir une sépulture.

— Il s’était fait congédier quelques mois avant sa mort, déplora Archibald qui ne quittait pas des yeux la caisse irrémédiablement vide. Si j’en crois ce qui se disait du gaillard, il n’avait pas bonne presse. Ni foule d’amis. Il brûlait le peu d’argent qu’il possédait dans les plaisirs tarifés et la consommation d’alcool.

— Il avait quand même de la famille, insista mon camarade.

— Ses deux parents ont succombé à la grippe de 1918, et, selon l’acte de décès, il était fils unique. La seule famille qu’on lui connaissait était une cousine, une certaine Betty Poulton. Elle vit non loin d’ici, à Witney, dans l’Oxfordshire, mais elle ne voulait plus entendre parler de lui.

Nathaniel me tendit la copie du certificat, ainsi qu’un tirage photographique qu’il avait sans doute lui aussi extrait du meuble à tiroirs.

— S’agit-il de Stephen Flaxman ? demandai-je.

— Oui. La photo a été prise quelques minutes après le début de l’opération d’embaumement. Je vous invite à la conserver, de même que le certificat.

Le portrait était celui d’un homme encore jeune, la mâchoire carrée, les pommettes saillantes. Le front haut et le nez puissant paraissaient indiquer un caractère fort et déterminé. Malgré son âge, deux rides profondes barraient déjà son visage, des ailes du nez jusqu’au départ des joues. Il portait au creux du cou une petite tache noire de la taille d’une pièce de un penny.

— La marque dans le cou, fit James, qu’est-ce que c’est ?

— Elle est due à l’incision pratiquée au niveau de l’artère carotide pour y introduire le tube d’injection, répondit Archibald. C’est par là que, après avoir drainé près de deux litres de sang, nous perfusons une quantité équivalente de fluide dans le système vasculaire.

— Je remarque que Flaxman a les yeux ouverts sur le cliché. Ce n’est pas le cas de vos autres protégés autour de nous.

— Le temps que le liquide se répande dans tous les membres, c’est-à-dire entre quarante-cinq minutes et une heure, les paupières sont relevées, et le corps placé en position verticale sur une planche à bascule.

— Quand au juste la dépouille a-t-elle été dérobée ? questionnai-je à mon tour.

— Entre le 25 avril et le 3 mai dernier.

— Ce n’est pas très précis.

— Nous pénétrons le moins possible dans cette salle, indiqua Nathaniel, afin de respecter l’intégrité physiologique des corps. Nous procédons aux examens des tissus le premier lundi de chaque mois. Il y a trois jours, c’est moi qui avais la charge de les effectuer. Quand je suis descendu et que j’ai allumé la lumière, j’ai noté que le couvercle du sarcophage était relevé. En m’approchant, je n’ai pu que constater avec désarroi l’absence de la momie.

— Et pourquoi le 25 avril ? Ce n’était pourtant pas le début du mois, fis-je remarquer.

— Ce jour-là, nous avons fait visiter la crypte à de respectables figures de la gentry londonienne – de futurs clients, nous l’espérons bien – et je puis vous assurer que le corps se trouvait dans sa boîte.

— Onze ans ! Cela faisait onze ans qu’il reposait ici ! C’était notre plus belle réussite. On aurait dit qu’il respirait encore et qu’il allait se lever d’un instant à l’autre.

— C’est de toute évidence ce que quelqu’un l’a aidé à faire, ironisa James. Fermez-vous toujours à clef l’entrée principale de ce pavillon ?

— Oui, bien qu’il n’y ait rien de valeur au rez-de-chaussée.

— Et j’imagine que la porte donnant accès à la crypte est tout le temps commandée par le mécanisme de verrouillage que vous nous avez montré.

— Absolument, répliqua Archibald. C’est ce qui se fait de plus sophistiqué. Ça nous a coûté les yeux de la tête.

— Avez-vous constaté si quelque chose d’autre avait disparu ?

— Je ne crois pas. Le cahier où est inscrite la formule du fluide est enfermé dans un coffre, dans notre bureau. Et il n’en a pas bougé !

— J’imagine que les lieux sont inoccupés la nuit, supposa mon compère.

— Le pavillon, oui, mais pas le bâtiment principal. Nos appartements se trouvent au second étage. Pourtant, nous n’avons rien entendu.

— Ce vol est regrettable, accordai-je. Mais les conséquences ne sont pas si dramatiques. Vous avez d’autres corps à votre disposition pour faire vos analyses.

— Vous ne semblez pas saisir la gravité de la situation, monsieur, se renfrogna Nathaniel. C’est nous qui avons mis au point ce fluide d’embaumement. Il est notre bien le plus précieux, le fruit de vingt années de travail. Le corps a pu être dérobé par l’un de nos concurrents, dans le but de déterminer les composants utilisés dans la formule. Imaginez quelle catastrophe ce serait pour Patterson & Patterson !

— Dans ce cas, n’aurait-il pas été plus simple pour le voleur d’exhumer dans un cimetière le corps d’un de vos sujets embaumés ?

— Une fois mis en terre, en raison des fluctuations des degrés d’hygrométrie, les dépouilles voient leur structure chimique se modifier. Il n’y a qu’ici, à l’abri dans ces sarcophages spécifiquement conçus, à l’intérieur de cette crypte à la température constante, qu’elles ne subissent aucune perturbation.

— Je souscris en tout point à cette théorie, enchérit son alter ego. Un rival ! Qui d’autre aurait pu commettre pareille ignominie ? C’est pourquoi il est indispensable de découvrir le coupable et de remettre la main sur notre momie.

Mon esprit ne cessait d’aller et venir sans discontinuer de la bière désertée à celle de la jeune femme. Je me sentais hypnotisé par la vision de son cadavre, à travers la paroi de verre, et, dans le même temps, cette fascination était cause d’un indéfinissable malaise.

— Ils sont donc si nombreux à vouloir marcher sur vos plates-bandes ? interrogea Jim.

— Il y a Graham McFyne, à Édimbourg, Angelo Grizzani, à Pérouse, Hans Wegener, à Düsseldorf…

— Sans oublier Dimitri Selimanov, à Saint-Pétersbourg, Édouard Delauney, à Paris, Henry Mure, à Baltimore.

— Comme nous vous l’avons indiqué, poursuivit Archibald, nous offrons pour cette mission une récompense d’un montant substantiel. Autant dire que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour démêler cette affaire.

Alors que, mon regard s’étant posé derechef sur le visage féminin au modelé si délicat et à la sérénité stoïque, je me forçais à concentrer toute mon attention sur le sarcophage de Stephen Flaxman, j’eus soudain la déconcertante impression que ce dernier n’était plus déserté. Un corps avait pris place à l’intérieur, à l’insu de tout le monde.

Comme si je n’avais plus le contrôle de mes mouvements, attiré sans moyen de résister par l’étrange apparition, je m’approchai lentement et posai mes doigts sur le caisson au couvercle relevé. Mais enfin, était-il concevable que personne n’eût rien remarqué ?

Me penchant au plus près du rebord, quelle ne fut pas ma frayeur en apercevant mon propre corps allongé là, sur les coussins ! Ou, si ce n’était moi – Andrew Fowler Singleton, détective consultant, âgé de vingt-huit ans, deux mois et sept jours ! –, c’était quelqu’un qui me ressemblait à s’y méprendre, autant qu’Archibald Patterson était l’exacte réplique de son frère Nathaniel !

Les mains à plat sur la poitrine, les yeux fermés, c’était ma propre dépouille que j’étais en train de contempler, dans la pose d’un gisant de pierre !

Mon cœur sauta un battement, une sueur glacée coula le long de ma nuque. Je n’avais plus qu’un désir, celui de remonter sans délai à la surface pour respirer l’air libre à pleins poumons.

— Eh bien ! Nous pouvons rassurer ces messieurs, Andy ! Ce mystère nous semble tout à fait digne…

Les voix et les pensées se mêlaient dans mon crâne et faisaient un carrousel d’enfer. Pourtant, il m’était impossible de détacher mon regard de l’image de cet autre. Comme je m’inclinais toujours davantage au-dessus de la boîte, les yeux du double s’ouvrirent tout à coup. Seulement, en lieu et place d’une rassurante couple de globes oculaires, les orbites offraient deux trous, deux gouffres terrifiants qui me fixaient, deux abîmes insondables dans lequel je me sentais glisser, inexorablement.

— À l’aide… !

Je n’eus que le temps d’articuler ces quelques mots au moment de perdre connaissance. Puis mon corps opéra une brusque demi-rotation longitudinale avant que de se retrouver les quatre fers en l’air, tout au fond du cercueil.

1- Le Pr Alfredo Salafia, mort en 1933 en emportant avec lui la formule de sa technique d’embaumement, est resté célèbre pour avoir « traité » dans les années 1920 le cadavre de la petite Rosalia Lombardo, emportée par une pneumonie à l’âge de deux ans. Le corps fut placé dans un cercueil de cristal, dans les catacombes des Capucins à Palerme, et il demeure encore de nos jours dans un état de conservation stupéfiant. (N.d.É.)

2- L’embaumement de Lénine fut réalisé en 1924 par le Pr Boris Zbarski, biochimiste, et Vladimir Vorobiev, professeur d’anatomie à l’université de Kharkov. (N.d.É.)