XI

Au paradis vert de Ji Hao

Je me hâtai de me mettre en communication avec le numéro indiqué sur le billet. C’est Lucy Abbott qui décrocha. Ayant administré à son amie un cordial pour l’aider à se tranquilliser, cette dernière venait de s’endormir à l’étage, et Lucy, dont le ton de la voix signalait un tempérament affirmé, se chargea de m’expliquer en quelques phrases la situation. La veille, à neuf heures et demie du soir, Cecily lui avait téléphoné car elle était convaincue qu’on épiait sa maison depuis le jardin public en face de son domicile. S’étant rendue sur-le-champ chez son amie, au 19 Cheyne Walk, à Chelsea, et bien qu’elle n’eût remarqué personne aux alentours, Miss Abbott avait été d’avis de contacter la police, mais Cecily s’y était refusé, insistant pour m’appeler au numéro inscrit sur la carte que je lui avais laissée. Après de nombreux essais infructueux, Lucy avait décidé de passer la nuit auprès d’elle, non sans lui avoir fait promettre au préalable de venir dès le lendemain habiter quelques jours dans son appartement. Aussi, cette fin d’après-midi-là, dès qu’elle fut libérée de ses obligations au studio, Cecily était-elle allée directement chez son amie, sur Greycoat Street. Elle avait paru d’abord plus détendue, puis, ne parvenant toujours pas à me joindre, elle était redevenue agitée et n’avait recouvré un semblant de calme qu’après m’avoir fait adresser ce télégramme.

De mon côté, m’étant assuré que personne n’était au courant de la nouvelle adresse de Cecily, je m’engageai auprès de Miss Abbott à me mettre immédiatement en route pour Cheyne Walk et à la tenir au courant si je découvrais quelque chose.

Ensuite, James et moi nous apprêtâmes sans attendre en vue d’une nouvelle soirée à l’extérieur.

Quand nous parvînmes à Chelsea, la nuit avait déjà pris ses aises.

Après avoir stationné la Midget dans Oakley Street, James prit soin d’arracher de sa retraite son revolver d’ordonnance, puis nous rejoignîmes à pied les abords de Cheyne Walk, petite rue placide qui longe le Chelsea Embankment. Le numéro 19 se trouvait dans la portion basse, située entre l’Albert Bridge et Royal Hospital Road. Il était dévolu à une agréable bâtisse en brique rouge de deux étages construite sous l’époque des George, pourvue, comme celles qui lui étaient attenantes, d’un portail de fer forgé et d’une minuscule courette. Devant les habitations, de l’autre côté du trottoir, un étroit jardin, formé d’épais taillis et s’étirant sur près de deux cents yards, marquait la frontière entre la rue et l’Embankment. Plus loin, sur l’autre rive du fleuve, on apercevait l’étendue ténébreuse du parc de Battersea.

Pour l’heure, il n’y avait presque personne dehors, et seul le bruit des voitures circulant le long du quai ou traversant la Tamise sur l’Albert Bridge rompait la parfaite quiétude de ce quartier bourgeois.

À l’angle de Cheyne Walk et de Manor Street, nous localisâmes un coin de pénombre d’où nous pouvions observer à la fois la chaussée devant la maison de Cecily et la portion du jardin qui lui faisait face. Après une heure passée à guetter sans bouger de notre cachette, nous décidâmes de rompre la monotonie de ce régime en réalisant des rondes discrètes dans les environs.

Le circuit était toujours le même : nous parcourions Cheyne Walk jusqu’à Royal Hospital Road, puis, rebroussant chemin par l’Embankment, de l’autre côté du jardin, nous revenions à notre point de départ. De ce fait, nous contrôlions un large périmètre autour de la maison et ne laissions jamais celle-ci sans surveillance directe plus d’une dizaine de minutes.

La veille, Miss Teynham avait appelé son amie à neuf heures et demie. Si elle avait vu juste et qu’un inconnu avait espionné ses fenêtres deux jours de suite, il semblait qu’il y avait renoncé ce soir-là.

— Il s’est peut-être pointé avant notre arrivée et il est reparti aussi sec en constatant qu’elle n’était pas chez elle, argua James alors que le coup de la demie de dix heures retentissait à un clocher voisin. Ç’aurait été préférable qu’il y ait de la lumière dans la maison pour faire accroire à sa présence.

— Faisons quand même un dernier tour.

Nous reprîmes notre circuit le long de Cheyne Walk et marchâmes en jetant de furtifs coups d’œil. À l’entrée de Royal Hospital Road, nous contournâmes le jardin et suivîmes le quai dans l’autre sens.

Pourtant, cette fois-ci, en parvenant à hauteur du domicile de Cecily, nous crûmes entrevoir une vague silhouette dissimulée dans les fourrés.

L’individu en question nous tournait le dos. Grâce à nos semelles de crêpe, James et moi ne faisions aucun bruit, et il ne pouvait nous avoir remarqué. Aussitôt, mon compagnon me tira par le bras et me fit reculer de trente pieds. Ensuite, après avoir sorti son Webley MK1 de son blouson, il s’enfonça entre les arbres.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? chuchotai-je.

— Si c’est le type que nous cherchons, il faut lui mettre le grappin dessus. Nous allons nous avancer au plus près sans nous faire voir. Quand ce sera le moment, on se jettera sur lui.

Joignant le geste à la parole, il chemina avec précaution à travers la végétation. Par endroits, celle-ci était touffue et, plus d’une fois, une branche agrippa mon manteau ou les épines d’un buisson accrochèrent mon bas de pantalon.

Après quelques secondes, nous nous étions rapprochés du mystérieux inconnu. Un rang d’arbustes nous permettait de rester à couvert. L’homme se tenait face aux fenêtres du 19. À n’en point douter, il était occupé à guetter la maison.

En raison de l’obscurité, il nous aurait été impossible de le détailler avec précision. Toutefois, comme il avait frotté la pierre d’un briquet pour allumer une cigarette et éclairer furtivement le cadran de sa montre, nous eûmes le temps de constater qu’il était âgé d’une trentaine d’années, peut-être plus, qu’il portait les défroques d’un matelot – pantalon, veste et casquette de coutil – et que la peau de son visage était épaisse et burinée. Plutôt court de taille, il dégageait une impression de force musculaire exceptionnelle, et, comme si la nature avait fait chez lui l’économie d’un cou, son crâne aux cheveux noirs et drus paraissait directement vissé sur un poitrail de taureau.

Je me tenais sans bouger, essayant de contenir ma respiration et le rythme de mes battements. À dire vrai, je n’envisageais pas un instant de me jeter sur un gaillard de son espèce. Le projet, en revanche, ne semblait pas rebuter mon camarade, que j’entendis marmotter à mon oreille afin que je me tienne prêt.

Il s’était avancé d’un pas, le canon de son revolver pointé devant lui, lorsque, contre toute attente, l’homme opéra une volte-face et, sortant du jardin, fut en deux enjambées sur le trottoir de l’Embankment. James m’indiqua de rester à ma place – ce qui était parfaitement superflu, je n’avais nulle intention d’effectuer le moindre mouvement.

Il projetait de surgir lorsque l’inconnu passerait près de nous, mais, une nouvelle fois, le sort nous fut contraire. Au moment d’exécuter son plan, une Wolseley Hornet s’immobilisa sur le bas-côté, et deux jeunes gens quelque peu émoustillés descendirent des places arrière en chantonnant une scie à la mode. Pendant ce temps, notre homme avait eu le temps de traverser la chaussée et de gagner l’accotement qui bordait la Tamise.

— Quelle déveine ! jura mon compagnon.

— Il nous a entendus ?

— Je ne crois pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut plus lui tomber dessus à bras raccourcis maintenant qu’il se promène en pleine rue, à la lumière des réverbères.

— Courons jusqu’à la voiture !

— On risque de perdre sa trace définitivement. Non, il vaut mieux que tu le suives de près pendant que je m’occupe d’aller chercher la Midget.

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu ne t’es jamais décidé à passer ton permis de conduire, pardi ! Je te rattrape dans une minute. Surtout, ne le laisse pas s’échapper !

James s’était déjà précipité dans Cheyne Walk. Quant à moi, la Wolseley et ses passagers s’étant éclipsés, je sortis de ma tanière et franchis l’Embankment.

Le matelot marchait à une cinquantaine de yards devant, en direction du centre. Tous les dix pas, je me retournais pour guetter l’arrivée du roadster.

Au moment où l’homme allait parvenir à la hauteur de Royal Hospital Road, il traversa subitement le quai pour rejoindre à nouveau le trottoir opposé. Je m’inquiétai de savoir si, cette fois, il n’avait pas remarqué qu’il était suivi, et restai quelques secondes figé sur place, ne sachant quel parti prendre, quand j’eus l’explication de son changement d’itinéraire. Sur la route, un bus en livrée rouge et beige cornait à l’approche de sa borne d’arrêt et, avant que j’aie pu réaliser, l’individu avait grimpé sur le marchepied de la plateforme.

J’eus beau prendre mes jambes à mon cou pour franchir la chaussée à mon tour, l’engin était déjà loin lorsque j’atteignis la station.

Le souffle coupé, furieux contre moi-même, je bottai dans un caillou en regardant disparaître le bus. La ligne numéro 39 assurait le service régulier jusqu’à Turnpike Lane, dans les faubourgs nord. L’un de ses prochains arrêts serait la gare Victoria, mais l’engin allait bien trop vite pour que j’escompte le rejoindre.

— Dépêche-toi de grimper ! Il n’est pas encore trop tard !

Alors que je ne l’espérais plus, la Midget avait pilé en manquant de peu de m’écrabouiller le pied. Quand je me fus jeté sur le siège passager, James fit ronfler les gaz, puis lança son bolide à la poursuite du véhicule de la compagnie des transports londoniens.

Nous rattrapâmes le bus en moins de deux et, dès lors, il resta en permanence à portée des disques Sidac de nos lanternes. Comme l’homme avait pris place contre la vitre arrière de l’impériale, nous n’eûmes aucun mal à le pister quand il descendit à Trafalgar Square et grimpa dans un autre bus, de la ligne numéro 6 celui-là, qui empruntait le chemin menant à la City.

Au terme d’une demi-heure, nous avions dépassé Aldwych, St Paul, le quartier de la Bourse et la gare de Liverpool Street.

— Mais qu’est-ce qu’il fiche ? s’exaspéra James en constatant que l’individu, au carrefour de Shoreditch, avait de nouveau sauté de son véhicule pour escalader la plate-forme d’un tramway. Il compte nous faire visiter toute la ville comme ça ?

— Ce n’est pas impossible. La ligne 65 court jusqu’à Canning Town !

Nous suivîmes le tram à travers Commercial Road. Enfin, lorsque celui-ci fit halte peu après le début d’East India Dock Road, notre matelot en descendit et emprunta une des rues adjacentes qui courent vers la River.

Nous venions de passer en peu de temps des demeures prospères de Chelsea aux bâtiments sordides de Limehouse et de Poplar. Le contraste était saisissant. Alors qu’il était bientôt onze heures et quart, une faune indigente et désœuvrée arpentait le quartier à la lumière malingre des réverbères. Pourtant, même au milieu de ces taudis abandonnés par la bonne société, la ferveur liée au couronnement qui allait être célébré en grande pompe à moins de quatre miles de là se faisait sentir : ici, dans une cour noire et crasseuse, des barreaux de fenêtres avaient été enveloppés de papiers tricolores ; là, des portraits de George VI et d’Elizabeth sommairement découpés dans des journaux illustrés étaient attachés à un réverbère ; là encore, sur la porte d’un Juif, l’effigie du couple royal s’encadrait dans une étoile de Salomon en tissu doré.

Ayant abandonné la voiture, nous pressâmes l’allure pour ne pas nous laisser distancer, laissant derrière nous les voies les plus commerçantes. Au bout de l’artère où le matelot avait filé, nous l’aperçûmes qui croisait la vitrine éclairée d’un vieux troquet avant de virer à droite.

À l’horizon, entre les immeubles, se dressait une forêt de mâts et de cheminées appartenant aux vaisseaux ancrés dans le bassin nord des West India Docks.

— Intéressant, dis-je.

— Quoi ?

— Si je ne m’abuse, cette rue donne sur Poplar High Street.

— Et alors ?

— C’est du bureau de poste du coin que le message anonyme a été expédié au Yard, après le meurtre d’Auber-Jones.

— Parfait. Je sens qu’on progresse.

James huma à pleins poumons l’air chargé des miasmes de la Tamise et des égouts à ciel ouvert.

La rue où l’individu avait tourné bordait le flanc sud du quartier chinois. Communément désigné sous le nom de « Chinatown », celui-ci consistait principalement dans la zone délimitée par Pennyfields et Limehouse Causeway, de part et d’autre de West India Dock Road, et il comprenait un tortueux dédale de ruelles sombres et de voies peu engageantes. Si les Chinois de Shanghai étaient surtout installés autour de Pennyfields, Amoy Place et Ming Street, les Chinois de Canton et du sud de la Chine avaient investi toute la portion entre Gill Street et Limehouse Causeway1.

Arpentant un trottoir où les édifices désaffectés succédaient aux tripots puant le mauvais alcool, nous craignîmes un instant d’avoir égaré notre marin, lorsqu’il réapparut sous le halo d’un lampadaire, franchissant une intersection et bifurquant dans une nouvelle artère.

Il marchait d’une allure égale et paraissait connaître à merveille la topographie du quartier. À aucun moment il n’hésitait sur le chemin à prendre – même quand il traversait des portions dénuées d’éclairage, ce qui arrivait plus souvent que j’eusse aimé –, ni ne se retournait pour vérifier qu’il n’était pas suivi.

Au coin d’une misérable venelle, nous perdîmes encore notre homme de vue, mais, cette fois, la situation était plus sérieuse, car, nous y étant engagés à notre tour, nous ne distinguions sa silhouette ni d’un côté ni de l’autre.

Le fleuve n’était pas loin. Un vent froid et chargé d’humidité s’était levé.

— Il ne peut pas nous avoir filé entre les pattes ! s’emporta James. Je l’ai vu partir par ici il y a un instant.

Sur le trottoir de droite s’élevait une longue muraille, vestige d’un édifice dont il ne subsistait que cet anachronique rempart. Troué de place en place par de hautes arches en pierre, celles-ci avaient été récemment murées, à l’exception de l’une d’elles qui encadrait une espèce de portillon.

En nous approchant, nous remarquâmes que l’huis était barré d’un verrou à moitié rouillé, dont la pièce de fer avait été repoussée hors du crampon. On pouvait donc sans contrainte ouvrir le battant.

— S’il était entré par là, on l’aurait entendu pousser le verrou, présumai-je.

— À moins qu’il ne l’était déjà.

James chercha encore une fois à repérer le marin dans les replis ombreux de la ruelle, mais il n’y avait que les rats à oser s’aventurer dans les parages à une heure pareille.

Il tira la poterne vers lui. Cette dernière résista, mais bientôt l’ouverture fut suffisante pour nous laisser le passage. En franchissant la voûte, une forte odeur de marée nous saisit à la gorge. La Tamise se trouvait sous nos pieds, ou plutôt sous les poutres pourries du quai sur lequel nous nous tenions, et les reflets de sa vaste étendue luisaient sous le ciel étoilé.

Les rafales de vent se faisaient plus virulentes. Au loin, devant la rive du Surrey, on distinguait les feux d’un cargo qui remontait le fleuve en direction de l’estuaire.

À notre droite, sur l’appontement, se trouvait une baraque en bois qui avait dû servir à une époque pas si lointaine à stocker du matériel.

— Je vais voir si le gredin ne s’est pas caché par là, annonça James en sortant le Webley de sa poche.

La situation ne me disait rien qui vaille, et je commençais à regretter amèrement de me trouver au beau milieu de nulle part, dans ce décor digne de Sax Rohmer narrant les méfaits du machiavélique, de l’insaisissable Fu Manchu.

Mon compagnon avança vers la remise, en prenant garde de ne pas glisser sur les planches graisseuses du pont. L’unique réverbère de la ruelle, de l’autre côté du mur, n’était d’aucun secours, et nous étions toujours dans une nuit sans lune.

Lorsqu’il eut atteint la cabane, un grincement aigu se fit entendre un peu plus en avant. Continuant à progresser en direction de l’endroit d’où provenait le son, la silhouette de mon compagnon disparut bientôt hors de ma vue, au-delà de la baraque, comme aspirée dans une bouche d’ombre. Pendant quelques minutes, un lourd silence s’installa, seulement rompu par le sifflement du vent, le clapot des vagues contre les pilotis et le cri lointain d’une corne de brume.

Soudain, je perçus un bruit inquiétant – ou plutôt une série de bruits successifs : celui, bref et sec, d’un ustensile qui cogne contre un objet dur ; celui, long et saccadé, d’un corps qui roule contre les planches ; et enfin celui, terrible comme une déflagration, d’une masse qui choit lourdement dans le fleuve.

— Jim ! hurlai-je.

Au mépris du danger, je me précipitai jusqu’à la cabane et m’agenouillai sur le ponton.

Le cœur serré, mes doigts agrippés au rebord pour ne pas basculer, je penchai la tête au-dessus de l’onde noire. L’écho de mouvements désordonnés parvenait à mes oreilles.

— Jim ?

— Tout va bien, s’époumona mon camarade en exécutant quelques brassées pour accrocher l’un des pilots entrecroisés qui soutenaient le quai.

— Es-tu blessé ?

— Non. J’ai seulement trébuché sur un rouleau de corde et je suis tombé dans l’eau.

À portée de main, l’acier du revolver d’ordonnance qu’il avait laissé échapper brillait sur les planches.

Au moment où j’allongeai le bras pour m’en saisir, il me sembla distinguer un mouvement près de la poterne. Le matelot se tenait debout, narquois, comme s’il attendait que je me lance à sa poursuite. Comment avait-il fait pour passer derrière moi sans que je le remarque ?

J’étais à la fois soucieux de me montrer à la hauteur et avide de percer le mystère qui entourait cet individu. Sans réfléchir plus avant, galvanisé par le froid de la crosse du revolver au creux de ma paume, je me précipitai. Le marin n’attendit pas son reste et disparut par le portique.

L’ayant franchi à mon tour, je crus un instant qu’il s’était volatilisé pour de bon, mais je l’aperçus cinquante pas plus loin, patientant au coin d’une ruelle.

Le bonhomme se moquait de moi !

Aussitôt que je me fus remis à courir, il s’ébranla de même. Quand j’eus atteint l’angle du chemin où il se tenait précédemment, je le vis qui franchissait le seuil d’une maison, au rez-de-chaussée d’un bâtiment à la façade lépreuse.

En m’approchant, je constatai qu’il s’agissait en réalité d’une boutique. Des idéogrammes chinois étaient peints en jaune au-dessus de la vitrine. Les carreaux étaient si sales qu’on ne voyait rien au travers, et aucun indice ne permettait d’en apprendre davantage sur le type de commerce que l’on y pratiquait.

L’endroit paraissait abandonné. Ne m’étais-je pas trompé en croyant voir l’inconnu pénétrer à cette adresse ?

Évidemment, s’il s’agissait d’un traquenard, il aurait été plus avisé d’attendre que James m’ait rejoint. D’autant que, en l’état, il avait peu de chance de pouvoir retrouver ma trace.

Il me vint alors une idée. J’attrapai dans ma poche mon fidèle carnet de notes et en arrachai une page noircie de mon écriture fine et nerveuse. Puis, ayant ramassé un caillou d’une grosseur et d’un poids adéquats, je l’enveloppai soigneusement dans la feuille, avant de déposer le tout bien en vue au milieu de la chaussée. Ainsi lesté, mon jalon ne risquait pas d’être emporté par le vent.

Tel un moderne Petit Poucet, je répétai plusieurs fois l’opération, du coin de la ruelle jusqu’aux abords de la boutique et, près de la porte, je jetai une dernière boule de papier.

Enfin, le revolver dans la poche, le canon pointé devant moi à travers l’étoffe, je me risquai à tourner la poignée.

Après que le battant se fut ouvert dans un sinistre grincement, je pointai le nez à l’intérieur. Je m’attendais à découvrir un lieu totalement sombre, mais une chandelle placée sur un comptoir, tout au fond, délivrait une apparence de lumière. Un mélange de sciure et de paille était répandu sur le sol. Je venais d’avancer de deux pas supplémentaires quand mes cheveux se dressèrent sur la tête en devinant une ombre monstrueuse qui glissait le long d’un mur.

— Vous, ami de Smith ! émit une voix gutturale et sifflante.

Je tournai la tête vers la forme qui avait parlé. C’était un Chinois obèse, la peau du visage tavelée de cicatrices d’acné, qui venait d’entrer dans la boutique par un passage dérobé. Il était engoncé dans une tunique orange trop serrée et me considérait obligeamment de sa mine boursouflée. Au-dessus de sa lèvre supérieure, quelques longs poils de chat tenaient lieu de moustache.

— Vous, ami de John Smith, donc vous, ami de Ji Hao ! Vous, le bienvenu ! ronronna le gros homme.

La situation était incompréhensible. Le type me prenait forcément pour quelqu’un d’autre.

J’avais lâché la crosse du revolver et sortis ma main hors de la poche, mais j’hésitai encore sur la manière dont il convenait d’agir.

Le Chinois traversa la pièce emplie de caisses et de sacs de marchandises en toile de jute, et ouvrit une petite porte, dissimulée derrière un rideau.

Voyant que je ne bougeais pas, le poussah m’adressa un signe de la main pour m’inviter à le rejoindre.

Quand je fus à sa hauteur, il s’écarta pour me laisser passer, et je dus baisser la tête pour franchir le seuil. De l’autre côté se trouvait un escalier qui devait conduire à l’extérieur, car un fort courant d’air s’y engouffrait. Au fond, on discernait une faible clarté.

— Vous descendre et suivre chemin !

Je commençai à m’exécuter, mais, constatant que mon introducteur demeurait sur le palier, je fis mine de vouloir remonter.

— Vous descendre ! répéta-t-il avec déférence.

Prenant mon courage à deux mains, je continuai et atteignis le bas de l’escalier. Sur la dernière marche était placée une lanterne qui éclairait une courette au sol terreux, entourée de bâtiments délabrés. Tout en haut, dans le ciel, les étoiles brillaient d’un vif éclat.

Vis-à-vis de celui que je venais d’emprunter, un escalier menait à l’arrière d’un des édifices. Sur le premier degré, comme pour baliser le chemin, était disposée une autre lanterne sourde, similaire à celle qui se trouvait à mes pieds.

Je traversai la cour et montai lentement les marches jusqu’à une lourde porte que je poussai.

Un bourdonnement de conversations, dans un mélange de langues et de dictons du monde entier, tinta aussitôt à mes oreilles. Je me retrouvai dans une salle basse de plafond – à moins que ce ne fût qu’une impression due à l’ampleur du nuage de tabac qui s’était formé –, où mon irruption fut accueilli par l’indifférence la plus complète. Des grappes d’individus, dont l’activité principale était de boire, de fumer et de jouer aux cartes ou aux dés, étaient agglutinés autour des tables. Quelques-uns se querellaient, parfois violemment. D’autres, une fille de joie dans les bras, vautrés sur des banquettes recouvertes de peluche et de coussins de cheviotte, se consacraient à des distractions plus lascives.

Les Orientaux étaient majoritaires, Chinois en tête, vêtus pour certains de complets-veston et le crâne couronné de feutres ou de melons de seconde main, mais les Hindous, les Birmans et même les Égyptiens, accoutrés de toilettes exotiques ou en tenue de matelots ou de journaliers des docks, n’étaient pas en reste. Quelques Européens, latins, saxons ou scandinaves, parachevaient ce cocktail détonant de nationalités.

M’étant avancé au milieu de la salle, j’avais aussitôt tenté de reconnaître dans l’assemblée la silhouette trapue après laquelle je courais, mais une rapide inspection me convainquit qu’elle ne s’y trouvait pas.

À gauche, un escalier menait à une mezzanine où, la main appuyée contre la balustrade, près d’une porte, un Chinois efflanqué, habillé d’une veste en soie couleur de corail, tuait le temps en se balançant en équilibre sur une chaise.

Alors que je me dirigeais vers les marches, une Eurasienne au maquillage outrancier, perchée sur des mules à hauts talons, se cramponna à moi et me proposa dans un anglais approximatif un verre d’alcool et quelques autres récréations dont je me félicitais de ne pas saisir entièrement le sens. Je me dégageai avec politesse et continuai mon chemin.

Je gravis l’escalier et passai devant le Chinois. Je m’attendais à ce qu’il m’interdise l’accès à la mystérieuse pièce, mais il opina plusieurs fois du chef en prononçant le nom de « Ji Hao » – sûrement le nom du propriétaire de ce tripot clandestin, l’homme-chat dans la boutique –, puis se souleva de la chaise en rotin et poussa la porte avec le bout de son chausson.

Le lieu dans lequel je pénétrai, exigu et puant la sueur, était saturé d’une fumée âcre, épaisse, irrespirable, qui n’était pas du tabac et piquait vivement la gorge. Quand la porte se fut refermée, je pouvais quand même me repérer malgré l’absence d’éclairage au plafond, car de petites lampes à huile, coiffées d’une cloche conique à l’extrémité ouverte et rétrécie, étaient disposées sur des plateaux. Deux marins asiatiques et un rouquin, assis en tailleur à même le sol, soumettaient à la flamme des lampes le fourneau d’un tuyau long de deux pieds environ. Près de la porte, d’autres pipes en bambou étaient rangées dans un petit chariot.

Ces hommes, qui ne se souciaient aucunement de ma présence – ou qui n’étaient déjà plus en mesure d’en être conscients –, n’étaient pas tout seuls. Sur des couchettes superposées qui tapissaient chacun des murs, ou sur des lits de camp, d’autres personnes étaient étendues, la tête supportée par un oreiller et les yeux mi-clos.

Je me trouvais dans une de ces fumeries qui faisaient la réputation du quartier et dont le démantèlement était une des promesses électorales les plus usuellement prodiguées depuis la fin de la guerre par les partis conservateurs.

Les trois marins étaient en train de porter à température la perle de pâte verte enclose dans le fourneau. Dans quelques minutes, ils iraient se vautrer sur l’une des couches disponibles afin de donner libre cours à leurs rêveries opiacées. Sur les plateaux, outre les petites lampes, se trouvaient quelques bols remplis d’eau, des aiguilles et de longues tiges de cuivre servant d’écouvillon. Je remarquai également divers objets plus ou moins décoratifs, globes en verre coloré, vases, fleurs de jade, destinés à amuser les yeux des fumeurs et favoriser leurs divagations.

En tout, je dénombrai une vingtaine d’individus dans ce galetas. Certains gémissaient, d’autres, revenus du lointain pays des prestiges, ronflaient copieusement.

La crosse du calibre .455 serrée au creux de la main, dans la poche de mon manteau, je fis le tour des grabats pour examiner le visage de chacun des clients. Malheureusement, il n’y avait pas celui que je cherchais. Pour finir, j’avisai un peu plus loin, dans l’angle le plus sombre de la pièce, un corps ramassé en boule sur une natte. Si je n’apercevais que le dos du fumeur, revêtu d’une veste de gros coutil, et le fourneau grésillant de sa pipe, il apparaissait que son gabarit correspondait à celui de l’homme que nous avions aperçu devant la maison de Cecily.

Je sortis le revolver de ma poche et, le canon braqué, je m’approchai avec une extrême précaution, me penchant lentement et sans bruit. Pourtant, avant même d’avoir compris ce qui m’arrivait, l’individu s’était retourné et avait enroulé son bras musculeux autour de mon cou, opérant un étranglement d’une violence inouïe qui me comprima la trachée. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’étais étendu, le visage écrasé contre le bord de la paillasse. Quant à mon arme, mes doigts avaient déjà renoncé à la trouver.

Une fois que je fus cloué au sol, la pression ne se relâcha pas pour autant, et la douleur à la gorge devint insoutenable. J’avais beau chercher à respirer à tout prix, pas le moindre souffle ne parvenait jusqu’à mes poumons. Ma vue commençait à se troubler, je n’allais plus tarder à défaillir. Aussi quand l’étreinte se desserra brusquement, me croyant enfin libéré, je me retournai sur le dos et ouvris grande la bouche. Mon adversaire en profita pour m’enfourner entre les dents l’embout du calumet et, au lieu d’une pleine bouffée d’air, j’inspirai un énorme volume de fumée opiacée.

Sur-le-champ, je toussai à m’en déchirer la poitrine. Le cœur au bord des lèvres et les tripes en vadrouille, je régurgitai un filet de bile. Malgré cela, l’individu écrasa de plus belle mon maxillaire inférieur contre le bec en ivoire, me forçant à répéter les aspirations.

Mon cerveau n’était plus assez oxygéné, il ne faudrait pas longtemps à la substance pour produire ses effets. Pourquoi le marin ne m’achevait-il pas tout de go ? Pourquoi s’échinait-il à vouloir me faire perdre d’abord le sens des réalités ?

Son visage, hâlé et rustre, était à présent penché au-dessus du mien. Alors que j’avais réussi en gémissant à recracher une nouvelle fois l’embout, il fit en sorte que j’inhale encore pendant de longues secondes les vapeurs narcotiques du fourneau. Je distinguai ses mains, ses doigts surtout, courts et épais, marqués sur le côté des phalanges et tout autour des ongles de petites traces de couleurs.

Mes yeux étaient comme ensorcelés par ces taches qui, tourbillonnant dans une sorte de brume de plus en plus compacte, grossissaient, grossissaient, et dont les nuances, toujours plus vives, se fondaient pour composer de nouveaux coloris, changeants et fantastiques. Des doigts, grossiers comme ceux de mon agresseur, mais d’autres aussi, longs, maigres et fuselés comme des pattes, armées de griffes acérées, dansaient au milieu des nuées chamarrées en me faisant des signes pour que je me lève et les accompagne. Il y en avait à présent des dizaines et des dizaines. Alors que je m’employais à répondre à leur invite, j’éprouvai la sensation étrange et exaltante d’une prodigieuse légèreté, comme si je me trouvais en état d’apesanteur. Baissant les yeux, je constatai avec ahurissement que j’étais en train de me détacher de mon corps. Mon esprit s’élevait, s’extrayant graduellement de mes muscles, de mes os qui, eux, demeuraient cloués au sol. Au bout d’un temps d’une durée indéfinissable, je planai entièrement à un ou deux pieds au-dessus de mon enveloppe. En tournant virtuellement mon regard vers le bas, je me voyais, je le voyais, cet organisme devenu le simulacre de moi-même, étendu sur la natte, la pipe en bambou abandonnée près de lui.

Je ne m’étais jamais senti aussi bien de toute mon existence. Un sentiment de plénitude absolue m’habitait. Le plafond de la pièce avait disparu. À la place se découvrait une voûte immense, noire et sans limites. Un abîme insondable qui pourtant n’éveillait en moi aucune terreur. C’était l’envers de notre monde que j’apercevais de la sorte, et j’aspirais éperdument à y pénétrer. Toutes ces dernières semaines, toute mon existence qui sait ? je n’avais fait que me préparer à cela. L’occasion allait m’être offerte de passer de l’autre côté, là où Alice et mes proches m’attendaient. Mais pour cela il me fallait monter plus haut… et plus vite… Or, je ne bougeai que très lentement, pouce après pouce.

Soudain, une lumière violente traversa mon corps immatériel. Une porte s’était ouverte à l’extrémité de la pièce. Un personnage vaporeux s’en détacha et avança au milieu de tous ces doigts qui s’agitaient de plus belle, au milieu de toutes ces taches de couleurs qui se multipliaient comme sur la palette d’un peintre – surtout du jaune cuivré, du rouge sang et du sinople.

Dès qu’il entra, mon esprit cessa de prendre de la hauteur. Je voulus apostropher l’intrus pour l’enjoindre de me laisser, lui défendre d’approcher davantage, mais il ne sortit de ma gorge qu’un long râle étouffé.

Derrière celui qui venait de se manifester, une clameur assourdissante s’était mise à retentir.

Il évita avec adresse une main extraordinairement grande, maculée de pourpre et de cobalt, qui avait manqué se refermer sur lui, et bientôt il fut près de mon corps inerte.

L’homme portait un nœud papillon et des lunettes rondes en écaille, le crâne orné d’une ample chevelure d’argent. Son visage ne m’était pas inconnu. C’était le poète William Butler Yeats, ou du moins un individu qui lui ressemblait étonnamment. Il tenait un livre sous le bras, le brandit pour que je m’en empare – pour que cet autre moi-même allongé sur le sol s’en empare, pas mon esprit qui flottait sans plus pouvoir s’élever. La couverture en maroquin me semblait être celle du Frémissement du voile. Les lèvres de l’homme remuaient, mais aucun son ne parvenait jusqu’à moi. Pour tenter de saisir quelque chose, je rassemblai mes forces, tous mes sens étaient aux abois, et je finis par surprendre un extravagant verbiage où il était question d’évocation d’esprits et de tables tournantes.

De ce moment, et malgré mon désir farouche de gagner le vide au-dessus de moi, je savais que je ne pourrais reprendre mon ascension.

— Ho, ho ! Andy !

Je reconnaissais cette voix. C’était celle de mon ami. C’était James qui parlait !

Son timbre eut aussitôt sur mon esprit l’effet d’un puissant catalyseur. Mon esprit fut violemment attiré vers le bas, et je réintégrai ma prison de chair.

Sans oser faire le moindre mouvement, je restai hébété.

Mon camarade m’aida à m’adosser contre la muraille et, pour que je reprenne quelque couleur, me lança au visage le contenu d’un broc d’eau. Puis il se pencha pour faire les poches à un homme étendu sur la natte, près de moi.

— Je ne peux décidément pas te laisser seul deux minutes, l’entendis-je prononcer. Dommage qu’il n’ait aucun papier sur lui, ça ne va pas nous aider à l’identifier.

Récupérant avec peine l’usage de mes facultés mentales, je ne comprenais pas très bien de quoi il voulait parler.

En baissant les yeux, j’aperçus le marin qui gisait sur le sol, la tête rejetée en arrière.

— Il est inconscient ? demandai-je, un arrière-goût de fiel dans la bouche.

— Mieux que ça, mon vieux. Son esprit a jeté l’ancre. Mais ne traînons pas ici ! C’est la panique en bas. Si j’ai bien compris ce que hurlait un type sur le trottoir, il y a un service d’ordre musclé qui fait des siennes dans le quartier. Il est vivement conseillé de mettre les voiles avant qu’ils ne se radinent.

Autour de nous, quelques Asiates s’évertuaient à réveiller ceux des fumeurs dont l’esprit ne s’était pas encore aventuré trop loin, ou qui étaient suffisamment revenus à eux. Pour les autres, ils resteraient sur leur paillasse.

James me souleva par les épaules pour m’aider à décamper. Ses habits étaient trempés et fleuraient l’algue et le limon. La grande salle s’était complètement vidée. Les cartes à jouer et les chopines avaient été abandonnées sur les tables, sans autre forme de procès.

Après avoir traversé la cour et rejoint la boutique où le gros homme m’était apparu, mon compagnon ouvrit la porte donnant sur la ruelle. Le vent n’était toujours pas retombé.

Plus loin résonnait l’écho d’une escouade s’approchant au pas de course. Nous eûmes juste le temps de fuir vers le côté opposé et de nous rencogner à l’angle d’un immeuble. Quelques instants plus tard, une douzaine d’individus, revêtus de blousons de cuir ou de pelisses sombres, s’engouffraient dans l’établissement. Sur la poitrine de l’un d’eux, je reconnus l’emblème, frappé d’un éclair, des Chemises noires de l’Union fasciste.

1- L’ancien Chinatown dont il est ici question a disparu dans les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Le nouveau, situé autour de Gerrard Street, dans le quartier de Soho, s’est développé dans les années 1950. (N.d.É.)