V

Où il est question
 d’un autre portrait

C’est dans une Austin Ripley noire de la police métropolitaine que, aux alentours de midi, sous la conduite de l’agent Granville Royston, nous fîmes sous la pluie le trajet jusqu’à Frith Street.

À quelques mètres de la petite place verdoyante où le duc de Monmouth, bâtard de Charles II, avait son hôtel, se dressait le bâtiment en brique dont David Bishop occupait le dernier niveau et un restaurant français le rez-de-chaussée. À cette heure, selon Staiton, nous avions toutes les chances de trouver l’artiste chez lui.

Parvenu au quatrième étage, l’inspecteur appuya plusieurs fois sur la sonnette. Au bout d’une longue minute, un homme d’une trentaine d’années finit par venir nous ouvrir. Son visage avait des traits extrêmement fins, presque féminins, et son regard d’un vert de sinople traduisait un caractère franc en même temps que taciturne et réservé. Vêtu d’un élégant complet de laine marron, il frottait ses doigts avec un morceau d’étoffe pour en effacer les traces de charbon.

— Inspecteur Staiton ! Dois-je déduire de votre visite que la parution du portrait dans la presse a déjà produit ses effets ?

— Il se pourrait, Mr Bishop, il se pourrait. Mais permettez-moi de vous présenter Andrew Singleton, détective consultant, que j’ai sollicité momentanément sur ce dossier. Mr Singleton et moi-même désirerions avoir votre éclairage sur un point précis.

— Il me semble avoir déjà tout expliqué, fit le dessinateur en nous invitant à entrer. Cependant, si je peux vous être utile, messieurs, vous me voyez votre obligé. Passons dans le salon, nous y serons mieux installés.

L’appartement était assez spacieux, mais ne correspondait pas vraiment à ce que je m’imaginais d’un intérieur d’artiste. Le même papier gris souris couvrait les murs de l’entrée et de la pièce dans laquelle nous venions de pénétrer, meublée dans un style victorien assez ronflant et souffrant d’un manque notable de lumière naturelle. Sur les murs, par-ci, par-là, seules quelques figures et estampes réalisées au fusain ou au pastel, avec ce crayonné caractéristique, à la fois réaliste et mélancolique, exécuté avec une habileté et une assurance remarquables, rappelaient la profession du maître de céans. L’atelier devait se situer dans une autre partie du logement.

Dans la voiture, j’avais réclamé quelques renseignements sur David Bishop. En consultant ses notes, l’inspecteur m’avait informé que notre hôte était né trente-cinq ans auparavant dans le district de Merton, qu’il avait suivi des cours d’architecture à Londres avant de partir, à l’âge de vingt-quatre ans, étudier le dessin à l’académie Julian, à Paris. Bishop avait fréquenté dans la Ville lumière les plus grands noms de la peinture, mais, pour une obscure raison – que le policier supposait être une désillusion amoureuse –, il était rentré en Angleterre au Noël 1933, se bornant à une activité de dessinateur, grâce à laquelle il gagnait confortablement sa vie en travaillant principalement pour des revues féminines et des magazines de mode.

Une fois installés dans de confortables fauteuils, autour d’un tapis à longues franges, l’inspecteur ouvrit son calepin qu’il déposa sur ses genoux. Stylographe à la main, il ressemblait à un écolier prêt à en découdre au moment de passer une épreuve.

— Vous avez laissé entendre que vous aviez du nouveau, s’enquit Bishop en nous tendant une boîte de fins cigares. De quoi s’agit-il ?

Je refusai poliment le cigarillo, mais en profitai pour sortir de ma poche mes cigarettes roulées.

— Avant d’y arriver, répondis-je, je voudrais que vous exposiez à mon attention les raisons pour lesquelles vous vous trouviez devant le logis de Bertram Auber-Jones le soir du meurtre.

— Comme je l’ai déjà dit, j’allais rendre visite à mon ami. Nos domiciles se trouvent à vingt minutes de marche l’un de l’autre, et les mercredis soir, j’avais l’habitude de passer chez lui pour bavarder, jusqu’à minuit ou une heure du matin. Depuis qu’il avait décidé de se présenter aux prochaines élections à la Chambre, Bertram travaillait tard, et je savais qu’il était inutile de passer avant vingt-deux heures trente.

— Dans quelles conditions avez-vous croisé l’individu que nous recherchons ?

— Mon camarade habitait seul un appartement dans un bâtiment récent de Curzon Street, à deux pas de Green Park. Ce soir-là, au moment de pousser la porte en fer forgé en bas de l’immeuble, j’ai remarqué un homme qui sortait de l’ascenseur d’une démarche embarrassée. En passant près de moi, le type m’a violemment heurté. Après que je lui ai demandé si tout allait bien, il s’est retourné pour me dévisager d’un air bizarre. J’ai cru un instant qu’il allait se jeter sur moi. Puis il est sorti du hall et a disparu en tournant dans Half Moon Street.

— Vous avez donc eu tout le temps de mémoriser son visage.

— Bien sûr ! Il avait un je-ne-sais-quoi d’étrange : son regard semblait vide et ses traits étaient étonnamment figés.

— Et ensuite, qu’avez-vous fait ?

— J’ai pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage. Lorsque la cabine s’est arrêtée, j’ai vu à travers la grille que la porte du logement était béante. Comprenant qu’un drame était survenu, je me suis précipité, et c’est à ce moment-là que j’ai aperçu le corps de Bertram étendu sur le sol, dans le couloir. Il était déjà mort, étranglé. Que dis-je ? La gorge véritablement écrasée ! C’était horrible à voir.

— L’autopsie a révélé que le larynx et les vertèbres cervicales avaient été broyés, intervint Staiton. Avec une rage peu commune.

— Vous avez immédiatement fait le lien avec l’individu qui vous avait bousculé en bas de l’immeuble ?

— Immédiatement. J’ai repris l’ascenseur et j’ai couru dans la rue pour tenter de le rattraper, parcourant Half Moon Street jusqu’à Piccadilly, mais l’homme avait disparu.

— À quel moment avez-vous effectué le portrait au crayon ?

— Une fois constaté qu’il m’avait bel et bien échappé, je me suis hâté de revenir à l’appartement pour avertir la police. En attendant les agents, j’ai pris un bloc qui traînait sur le bureau et, tant que ma mémoire était encore fraîche, j’ai fixé les traits de son visage sur le papier.

— Si on vous présentait aujourd’hui une photographie de cet individu, vous seriez en mesure de le reconnaître ?

— Sans hésitation.

Je sortis alors de mon manteau le cliché des Patterson et le lui tendis.

— J’imagine que c’est l’élément nouveau auquel l’inspecteur faisait allusion ?

J’acquiesçai.

Bishop se saisit du tirage, l’examina avec la plus grande attention, puis, d’une voix claire, prononça la sentence.

— C’est bien lui ! C’est cet homme ! J’en suis absolument certain.

Staiton se grattait la tête comme s’il subissait une subite invasion de poux. L’agent Royston, quant à lui, était occupé à briquer ses canines avec l’extrémité de son organe lingual.

— Ne l’aviez-vous jamais rencontré avant ce soir-là ?

— Jamais.

— Sur votre dessin, vous avez tracé une petite marque à l’endroit du cou. Ressemblait-elle à celle qu’on voit sur la photo ?

— Oui, en effet. Et elle était placée exactement au même endroit.

— Sauriez-vous dire ce que ça pourrait être ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. C’était noir et rond. Une cicatrice due à une ancienne blessure, peut-être. Ou bien un défaut de l’épiderme, une sorte de lentigo ou une tache de vin.

Bishop rapprocha la photographie de ses yeux pour l’étudier scrupuleusement.

— C’est étrange. Votre homme, sur ce cliché, il n’a pas l’air vivant.

J’invitai notre hôte à préciser sa pensée.

— En général, lorsqu’on est pris en photo, même si l’on se tient parfaitement immobile, le visage manifeste une émotion, une pensée, la plus infime soit-elle. Alors que là, rien. Et le plus étrange, c’est que, à bien y réfléchir, la figure de cet individu, quand il m’a bousculé dans le hall de l’immeuble, accusait cette même absence troublante d’expression.

Le dessinateur me rendit le tirage papier.

— Mais enfin, qui est cet homme ? Et qu’attendez-vous pour l’arrêter si vous l’avez identifié ?

— Pour l’instant, nous ne pouvons vous en dévoiler plus, dis-je. Ce qui est sûr, c’est que l’enquête avance à grands pas, grâce à la diligence de l’inspecteur Staiton. Si vous m’y autorisez néanmoins, j’aimerais vous poser encore quelques questions.

— Je vous en prie.

— Depuis combien de temps étiez-vous proche de Mr Auber-Jones ?

— Je l’ai rencontré au début 1934. Après de nombreuses années passées à Paris, j’ai commencé à mon retour de fréquenter un cercle dans un café de Greek Street, à deux pas d’ici, afin de renouer avec le milieu artistique londonien. Bertram se joignait quelquefois à nos réunions, et nous avons sympathisé. C’est là également qu’il a fait la connaissance de Cecily, au mois de septembre dernier. Elle accompagnait l’une de ses amies, qui était la muse d’un des peintres présents. Ah ! On peut dire que, tous les deux, ça a été le coup de foudre !

— Cecily ?

— Cecily Teynham, compléta Staiton. Une actrice, la fiancée d’Auber-Jones. Ils devaient se marier le mois prochain.

Je me rappelais avoir vu le nom de la jeune femme cité dans les journaux. Sa carrière n’en était qu’à ses débuts, mais on lui prédisait un bel avenir.

Bishop se tut quelques instants, l’esprit absorbé dans ses souvenirs, puis il reprit :

— Cecily a joué sur les planches du côté de Liverpool et de Manchester avant de gagner Londres, il y a trois ans. Ce qui lui arrive aujourd’hui est terrible, mais la solidité et le courage dont elle fait preuve forcent mon admiration. Excepté jeudi matin, date de l’enterrement, elle a refusé que l’on suspende le tournage du film dans lequel elle tient le premier rôle. Après des années de théâtre, elle est à l’orée d’une brillante carrière cinématographique.

Je m’allumai une nouvelle cigarette.

— Vous dites qu’Auber-Jones fréquentait votre cercle. Taquinait-il le pinceau lui aussi ?

— Il était ce qu’on pourrait appeler un créateur contrarié. Bertram aurait donné son âme pour se prévaloir d’un talent dans le domaine des arts, malheureusement, de son propre aveu, il n’en possédait aucun. Alors, il comblait ce manque en fréquentant des peintres, mais aussi des comédiens. Quand je l’ai connu, il venait d’obtenir ses diplômes du barreau et avait ouvert un cabinet près du Temple, mais il se consacrait depuis plusieurs années déjà à la politique – une manière, selon lui, d’exprimer autrement sa fibre artistique. À la fin, on le voyait de moins en moins dans les réunions de notre cénacle.

— Pensez-vous que le crime de Mr Auber-Jones puisse avoir une motivation politique ?

— L’inspecteur m’a déjà fait part de cette théorie, mais je lui ai expliqué que j’en doutais fortement. À part quelques coups d’éclat dans la presse, Bertram n’avait pas encore acquis de véritable notoriété hors de son parti. Et à l’intérieur du camp socialiste, il existe des voix qui portent davantage ou qui représentent une plus grande menace pour les extrémistes de tous poils.

— N’avait-il jamais reçu d’avertissement ou été victime de manœuvres d’intimidation de la part de membres de l’Union fasciste d’Oswald Mosley ?

— Pas à ma connaissance.

— Mais il était avocat. Dans le cadre de son métier, il lui était peut-être arrivé de travailler sur une affaire liée aux milieux politiques.

— Il n’avait pas une très longue expérience du barreau et se plaignait souvent de n’avoir à plaider que des procès sans relief.

— Lui connaissait-on des ennemis au sein de son parti ? Parmi ses relations dans le milieu des artistes ? Ou même parmi les gens qu’il fréquentait dans sa vie de tous les jours ?

— Bertram était le cadet d’une riche et vieille lignée du Suffolk. C’était un garçon éminemment sympathique, cultivé, éduqué dans les meilleures écoles d’Angleterre. Le seul qui lui en voulait, c’était son père, qui n’a jamais supporté que son rejeton, non content d’être attiré par la vie de bohème, franchisse le Rubicon et prenne le parti des Soviets, fustigeant les méfaits du capitalisme. Mais sir William est enterré depuis de nombreuses années dans son domaine familial de Bury St Edmunds. Alors des envieux, oui, peut-être, Bertram devait en avoir à profusion, mais des ennemis, vraiment, je ne crois pas.

— Je vous remercie de votre coopération, Mr Bishop, dis-je en me levant de mon siège, aussitôt imité par l’inspecteur et son agent.

— Nous vous tiendrons informé de la suite de l’enquête, ajouta Staiton.

Bishop nous raccompagna à la porte, mais, au moment de prendre définitivement congé, je me tournai à nouveau vers lui.

— Encore un détail. Vous dites que vous rendiez visite à votre ami au moins une fois par semaine à son domicile. Vous connaissez donc parfaitement la configuration de l’appartement et le mobilier qui s’y trouvait.

— C’est exact.

— Avez-vous eu l’impression que quelque chose avait été dérobé, ou même bougé, le soir du meurtre ?

— Ma foi, je suis certain que non. Les tableaux, et ils étaient nombreux, les sculptures et autres objets d’art, tout était à sa place. Cependant…

— Oui ?

— En y repensant, il est vrai que je suis surpris de ne pas avoir retrouvé le portrait.

— Le portrait ?

— Un dessin en miniature représentant Bertram et Cecily. Je l’avais réalisé à la requête de la jeune femme, et nous l’avions offert à son fiancé le jour de son anniversaire, en mars dernier. Il reposait sur le guéridon, dans un petit cadre en émail bleu, près de l’entrée.

— Peut-être Miss Teynham a-t-elle une explication sur le sujet ?

— Il ne m’a pas semblé opportun de lui en parler. Bertram avait sans doute décidé que sa place était finalement ailleurs. Dans son bureau du Temple, par exemple. Et puis, cet objet n’avait d’autre valeur qu’affective.

— A-t-on une chance de trouver Miss Teynham chez elle à cette heure ?

— J’en doute. Elle tourne en ce moment aux studios d’Islington. Le film a pris du retard. Du coup, l’équipe travaille tous les jours, sauf le dimanche.

— Ce sera tout. Encore merci, Mr Bishop.

Quand nous eûmes rejoint la rue, la pluie avait cessé. On entrevoyait même le soleil entre deux amas de nuages.

— Eh bien ! On a la confirmation que l’on attendait, consentit Staiton. L’homme qui a tué Bertram Auber-Jones et celui de la photo paraissent n’en faire qu’un. Pourtant, il doit exister une explication logique et rationnelle à cette histoire. Les morts ne se relèvent pas d’un coup d’un seul de leur tombeau. On ne m’ôtera pas ça de l’idée !

L’Austin Ripley était garée à quelques pas. À la suite des deux policiers, je marchai jusqu’à la voiture en m’efforçant de passer en revue les points essentiels dont nous venions d’être instruits.

Sans qu’on l’informe en aucune manière que Flaxman était mort depuis des années, David Bishop avait de lui-même mis l’accent sur le fait que l’individu croisé au domicile de son ami n’avait pas « l’air vivant », que son visage affichait une totale « absence d’expression ». Que fallait-il penser de cette description ? Était-il possible que ce fût effectivement un cadavre qui avait perpétré l’assassinat du jeune politicien ? Mais, dans cette extravagante conjecture, pour quelle raison Flaxman s’en serait-il pris à Auber-Jones ?

Par ailleurs, la disparition du portrait du couple ne laissait de m’interpeller. Comme le prétendait Bishop, ce détail pouvait n’avoir aucune espèce d’importance, mais j’estimais qu’il valait quand même la peine de s’en assurer.

— Il n’est qu’un peu plus d’une heure de l’après-midi, observai-je pendant que l’inspecteur ouvrait la portière. James ne doit pas être encore rentré.

— J’espère pour vous qu’il ne va pas se radiner les mains vides.

— Avec votre permission, j’irais volontiers montrer la photo de notre suspect à la fiancée d’Auber-Jones.

— Miss Teynham est la première personne à qui j’ai présenté le dessin de Bishop, et elle a affirmé catégoriquement n’avoir jamais vu cet individu. De plus, on ne vous laissera pas l’approcher aux studios d’Islington.

— Bonne raison pour m’y accompagner. Aucune porte ne reste close devant un éminent envoyé du Yard. Et puis, j’ai toujours rêvé de visiter un plateau de cinéma.