X

Où il est de nouveau
 question de peinture

Les frères Patterson nous avaient missionnés pour retrouver leur momie, et il n’était pas question, à présent que nous avions remis la main sur elle, de la renvoyer à six pieds sous terre. Aussi, lorsque nous eûmes rebouché le trou, replacé la dalle et effacé autant que faire se pouvait les traces de notre passage, avions-nous repris le chemin de la maison en emportant la corpulente dépouille de Flaxman – et l’une des photos de Bolton, arrachée de son cadre en métal. À trois heures du matin, les rues étaient désertes, et Miss Sigwarth, qui dormait à poings fermés dans sa chambre au deuxième étage, ne risquait pas de nous surprendre en si curieuse compagnie.

— Pouah ! Ce macchabée pèse aussi lourd que la pierre de son tombeau ! s’exclama James en pénétrant dans le salon.

Après avoir établi le cadavre sur le fauteuil, près de la cheminée, le haut du corps calé contre le dossier, mon camarade acheva de disposer la tête, les bras et les jambes avec application.

— Il faut admettre que la formule des Patterson est fichtrement efficace, allégua-t-il en reculant pour mieux apprécier le résultat. Pour quelqu’un qui a cassé sa pipe il y a onze ans, notre ami est plutôt bien conservé. Il suffirait de le nettoyer un peu et de remplacer ses habits crottés pour donner le change dans le musée de cire de Mme Tussaud.

Pendant qu’il s’activait de la sorte, j’avais pris place sur le sofa, véritablement envoûté par la présence de la momie. Si, dans la solennité de la crypte funéraire, à Swindon, la vue de tous les corps embaumés, en particulier celui de la jeune femme, m’avait causé une très forte impression, l’apparence de vie qui se dégageait de celui-ci, dans le cadre familier de notre appartement, en plein cœur de Bloomsbury, était proprement saisissante.

Sans l’ombre d’un doute, on pouvait affirmer que nous étions en présence de l’homme dont Archibald et Nathaniel Patterson nous avaient fourni le cliché photographique et dont Bishop avait crayonné le portrait. Les cheveux châtains étaient implantés haut sur le crâne ; le visage long et sévère, à la mâchoire anguleuse, un brin prognathe, était légèrement tourné sur le côté, ses yeux noirs paraissant scruter la porte d’entrée, et quelques ridules figées entre les sourcils lui donnaient l’air de méditer la situation. Sur la gorge, au-dessus du col de son paletot de laine, se découvrait la marque noire si caractéristique.

— Dès que le jour sera levé, reprit James, on pourra faire venir ici les Patterson pour leur annoncer la bonne nouvelle et observer leurs réactions. Bien qu’à mon avis les jumeaux soient hors de cause dans cette affaire, de même que l’autre taiseux.

J’allumai une cigarette et écoutai deviser mon acolyte, l’œil rivé sur notre visiteur nocturne.

— Ensuite, on présentera notre ami à l’inspecteur Staiton. Les bras vont lui en tomber. Quand je te disais qu’elles ne nous échapperaient pas, ces cent livres sterling !

— Je crois au contraire qu’il serait préférable de n’avertir personne pour le moment, répliquai-je en expulsant un épais nuage de fumée bleue. Tu oublies, Jim, que nous venons d’exhumer un cadavre en dehors de tout cadre légal. Et puis, je suis persuadé que Stephen Flaxman a des choses capitales à nous révéler.

— Ah çà ! s’esclaffa James en se laissant tomber dans l’autre fauteuil. Si tu crois qu’interroger une momie a des chances de porter ses fruits, je suis avide de tenter l’expérience.

Parce que la dépouille ne portait aucun des signes physiologiques propres à sa condition – froideur, lividité de la peau, rigidité des membres et début de décomposition –, j’avais paradoxalement le sentiment que jamais je n’avais fait face à un mort comme en cette nuit-là. Ce n’était pas seulement le défunt Stephen Flaxman qui se trouvait devant moi, c’était le porte-voix de tous les trépassés que l’humanité avait comptés dans ses rangs depuis le commencement des âges. Cette relation que j’avais tant désiré nouer avec l’au-delà, il me paraissait que je n’avais jamais été aussi proche de la concrétiser et j’en ressentais une émotion intense, en même temps qu’une certaine appréhension.

Était-ce l’esprit de Flaxman qui était revenu l’espace de quelques jours habiter son ancien corps ? Était-ce l’esprit d’un autre disparu qui se l’était approprié ? Quelle que fût la vérité, je sentais qu’il était possible de communiquer avec cette conscience. Elle était peut-être encore là, quelque part autour de nous, dans un coin de la pièce ou au-dessus de nos têtes, nous observant depuis les replis invisibles de l’astral, qui est l’envers immatériel de notre réalité.

Comme je restais silencieux, James pointa l’index en direction du cadavre et démarra sur un ton qui se voulait impérieux.

— Et tout d’abord, Mr Flaxman, allez-vous nous dévoiler qui, de vous ou de votre cousin Sam Holland, a zigouillé ce pauvre Auber-Jones ? Et pour quel motif ? Parlez ! Je vous en intime l’ordre.

Je me rappelais l’hallucination qui m’avait étreint dans la crypte. Certes, c’était mon cadavre que j’avais cru apercevoir avec horreur dans le sarcophage, mon propre corps sans vie qui me dévisageait, mais, à travers la béance formée par les orbites évidées, j’avais soudain l’intuition que c’était le chemin vers un autre univers qui m’était indiqué, la vision fugitive et quelque peu effrayante de cet outre-monde qui nous environne de toute part.

— Comment êtes-vous sorti de votre sarcophage, à Swindon ? enchérit James. Vous êtes-vous relevé seul, par la grâce toute-puissante du Saint-Esprit, ou un simple mortel vous a-t-il forcé la main ? Et dans cette dernière éventualité, plus que probable je vous l’accorde, qui était cet individu ? Toujours ce coquin de Sam ?

À cette heure avancée de la nuit, après les émotions de ces dernières heures, nous nous serions presque attendus à ce que la momie répondît aux provocations qui lui étaient lancées. Qu’elle tournât la tête vers nous et se mît à riposter, ou qu’elle se levât pour nous toiser avec supériorité. Mais au lieu de cela, elle restait imperturbablement immobile.

Il me revenait en mémoire quelques lignes d’un traité d’occultisme. L’auteur, maître en kabbale, prétendait que le Créateur avait instauré la rigidité cadavérique pour empêcher que les corps abandonnés par la vie fussent investis aussitôt par des démons ou d’autres entités malveillantes. La dépouille de Flaxman avait-elle subi pareil assaut hostile ? En ce cas, les frères Patterson, avec leur formule d’embaumement définitif, avaient-ils violé une loi sacrée et ouvert sans le savoir une nouvelle boîte de Pandore ?

En me défaisant de mon manteau un peu plus tôt, j’avais déposé sur la table basse la photo de Bolton rapportée de notre expédition nocturne. James s’en saisit et l’agita devant les yeux de la momie.

— Pourquoi vous a-t-on retrouvé ce soir dans un autre cerceuil que le vôtre, au cimetière de Kensal Green ? Vous ne vous plaisiez plus dans la paisible crypte des frères Patterson ? Et où est passé le corps de Marcus Bolton ? Ouvrez la bouche et dites la vérité, Mr Flaxman ! Votre silence risque de vous coûter cher lors du Jugement dernier !

De guerre lasse, James reposa la photo sur la table et se leva en bâillant.

— Un drôle de client, ton loustic ! Pour ma part, j’en ai assez fait pour aujourd’hui. Je m’en vais dormir un peu. Si je puis me permettre, tu devrais en faire autant.

En réalité, malgré la fatigue, je n’étais pas décidé à goûter au repos immédiatement. Je comptais bien tenter d’instaurer dès ce soir une forme de communication avec l’au-delà. De quelle manière ? Je n’aurais su le dire. Peut-être était-il possible de provoquer par moi-même une de ces visions. En restant toute la nuit près du corps, par exemple, malgré l’entremêlement de fascination et de dégoût que la situation m’inspirait. Le poète Yeats prétendait avoir appris au sein de l’Aube dorée à engendrer de telles images à l’aide de symboles peints sur des cartes. La présence du cadavre embaumé pouvait produire sur moi un effet comparable. Même si j’ignorais comment les membres de l’ordre opéraient de manière précise, l’espoir était quand même permis, à condition que je concentre toutes mes énergies psychiques sur la réalisation de cet objectif.

Dès que James eut disparu dans sa chambre, je me levai à mon tour et allai quérir dans la salle de bains une serviette en éponge et un récipient rempli d’eau légèrement savonneuse. Puis, ayant retiré non sans mal le paletot malpropre du cadavre, je m’employai à lui nettoyer le visage, le cou et les mains. Sans être capable d’en formuler tout à fait la raison, je sentais qu’il était de mon devoir de rendre d’abord à la dépouille une apparence présentable.

Comme je l’avais déjà noté dans la crypte des Patterson, celle-ci ne dégageait aucune émanation putride ; bien au contraire, un agréable parfum se faisait sentir, qui n’avait rien à voir avec l’odeur du savon utilisé ni avec celui d’un quelconque agent chimique de conservation. En outre, au toucher, il était étonnant d’éprouver la relative tiédeur du corps.

Une fois éliminée la crasse terreuse qui s’était incrustée sous les ongles et entre les plis des doigts, je remarquai que plusieurs taches d’un brun plus ou moins clair continuaient d’adhérer à la peau, sans que je parvienne à les effacer en frottant avec le bout de tissu. À l’aide d’une lame de couteau, j’en grattai quelques fragments et les recueillis sur une feuille de papier ministre, mais le manque de lumière et le fait que l’épuisement physique commençait à me rendre la vue trouble me contraignirent à repousser le moment de leur examen, et je rangeai le tout dans le tiroir de mon bureau.

Je restai ensuite éveillé jusqu’à l’aube, assis sur le divan, à continuer de fixer la momie, attendant un signe qui ne vint jamais. À la fin, sentant que je ne pourrais résister plus longtemps à l’assoupissement, je me laissai envahir par le sommeil, dans l’espoir que la communication pourrait s’établir par le biais des rêves. Mais quand j’ouvris les yeux, en ce lundi 10 mai, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel au-dessus de Russell Square et que la nature semblait avoir retrouvé quelque accent printanier, je constatai avec désenchantement qu’aucun songe ne m’avait habité, pas la moindre vision ni même évocation au contenu chargé de sens n’avait surgi dans mon cerveau.

À cet instant, la porte de l’appartement s’ouvrit. James fit irruption dans le salon, vêtu de son blouson d’aviateur et de sa casquette.

— J’étais certain que je te trouverais encore avachi sur ce canapé. Vas-tu enfin te lever ? Sapristi, tu es d’une pâleur ! Même Flaxman a le teint plus frais que toi.

Près de moi, sur le fauteuil, j’avisai la momie qui n’avait pas bougé d’un poil.

— Il est tard ? m’enquis-je en me redressant.

— Deux heures moins le quart de l’après-midi.

— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé avant ?

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé ce matin avant de partir.

Inspectant autour de moi à la recherche d’une cafetière et des restes d’une collation, je n’en trouvai point trace.

James avait deviné mes pensées.

— J’ai pris mon petit déjeuner à l’extérieur. Je craignais que Miss Sigwarth insiste pour entrer dans le salon si je lui réclamais un plateau. Tu imagines sa tête en tombant sur notre invité ?

— Où étais-tu donc si pressé de te rendre comme ça ?

— J’ai commencé la tournée des autres cimetières londoniens figurant sur la page arrachée. La tombe de Marcus Bolton n’était peut-être pas la seule à avoir connu pareille infortune. En plein jour, ça m’a coûté beaucoup moins d’efforts que cette nuit pour dénicher leur emplacement.

— Et qu’as-tu trouvé ?

— Nada. Aucune marque, aucune griffure sur les pierres qui laisserait penser qu’on aurait voulu explorer le contenu du sépulcre. J’ai déjà inspecté trois tombes à Tower Hamlets et autant à Abney Park. Je suis venu te chercher pour m’aider à examiner les dernières : deux à Highgate, une à Brompton et une à la nécropole de Lambeth. En chemin, j’ai également appelé Staiton à son bureau. Je voulais savoir où il en était concernant Sam Holland. Il n’était pas franchement à prendre avec des pincettes, mais, comme les gars de la Section spéciale se cassent eux aussi les dents dans leurs enquêtes sur les milieux nationalistes, il a bien voulu m’accorder deux minutes de son temps si précieux.

— Je t’écoute, dis-je en allumant une cigarette à défaut de pouvoir ingurgiter une goutte de café.

— Eh bien, pas grand-chose en fait. Même si l’inspecteur continue à fonder ses espoirs sur la piste Holland, les recherches n’ont encore rien donné de ce côté-là. La police de Seattle n’arrive pas à mettre la main sur lui. Staiton a aussi consulté ses collègues de Swindon pour vérifier si Sam n’y aurait pas été aperçu dernièrement, mais ils n’ont rien constaté de tel. D’ailleurs, à les écouter, il ne paraît pas s’être déroulé grand-chose d’édifiant entre le 25 avril et le 3 mai dans leur patelin. Excepté deux fugues d’adolescents, une réunion de retraités qui a fini en combat de boxe et un représentant de commerce qui s’est fait estourbir pour douze shillings.

— Quel jour était-ce ?

— La réunion de retraités ?

— Le représentant de commerce.

— Le lundi 26 avril, vers minuit, aux abords de la gare. Il n’a pas eu le temps de voir son agresseur. Douze shillings ! Avec ça, le type s’est au moins offert un flacon de Johnny Walker label rouge !

— Hum… ou un billet pour Londres en troisième classe. En tous les cas, tu n’as pas chômé ce matin.

— Et toi ? As-tu obtenu des résultats en soumettant Flaxman à la question ? Quelles informations précieuses t’a-t-il livrées ? Je remarque que lui, au moins, a pris le temps de faire ses ablutions. Sa figure est propre comme un sou neuf.

Me souvenant des fragments que j’avais prélevés durant la nuit sur la peau du cadavre, je me levai aussitôt et me dirigeai vers le tiroir de mon bureau. Muni d’une loupe, j’examinai les dépôts sur la feuille de papier, puis les manipulai délicatement avec la pointe d’un stylet, faisant apparaître à la lumière du jour de minuscules éclats de pigments pourpres et indigo sous la mince croûte de terre.

Flaxman s’était-il lui aussi entiché de faire de la peinture ? La question me ramena incontinent au mystère de la double mort des Sparrow et au récépissé que nous avions rapporté de leur appartement.

Je reposai aussitôt la feuille et les instruments pour me mettre en quête du bottin mondain sur le bureau de James. En général, c’était toujours à cet endroit qu’on risquait de le trouver, noyé au milieu de dizaines d’autres annuaires de toutes sortes concernant le Royaume-Uni et plusieurs pays d’Europe, dont mon ami paraissait avoir entrepris de faire collection.

— Qu’est-ce que tu fouilles dans mes affaires ?

— Je cherche le Who’s Who.

— Pourquoi donc ?

— Dénicher des renseignements sur Reginald Forbes, l’homme qui a payé cinq cents livres sterling à Roger Sparrow.

— On était pourtant tombés d’accord sur le fait que cette histoire ne conduisait à rien.

— Pardon ! C’est toi qui l’as affirmé. Pour ma part, je persiste à penser que l’élucidation de ce mystère est essentielle pour comprendre le reste.

Ayant enfin mis la main sur le Gotha, j’en épluchai les pages à la recherche du nom désiré. Classée par ordre alphabétique, chaque personne enregistrée avait droit à un court paragraphe, qui se bornait à fournir son âge, son lieu de résidence, le nom de son club et son titre. Je trouvai facilement les informations concernant Reginald Forbes et les lus tout haut à l’attention de mon camarade. Le bottin indiquait qu’il était âgé de soixante-deux ans, qu’il était né à New York et qu’il était le riche héritier d’une famille d’armateurs. Vivant à cheval entre les États-Unis et l’Angleterre, il n’avait pas d’adresse fixe à Londres, mais était inscrit entre autres au Burlington Fine Arts Club, sis au 17 Savile Row.

Je disparus prendre une rapide douche et passer des habits propres.

— Es-tu prêt ? fit James à mon retour. N’oublie pas que je suis venu te sortir du lit pour aller examiner avec moi les dernières sépultures.

— Il semblerait que nous ayons une nouvelle priorité : nous rendre à ce club pour avoir une petite discussion avec Reginald Forbes.

— Et les embaumés d’Highgate, de Lambeth et de Brompton ?

— Ils attendront un peu.

— Eh bien, soit ! Plus vite on aura réglé cette histoire, plus vite on pourra passer à autre chose. Au moins, l’énigmatique Mr Sparrow a la faculté de te faire sortir de ta torpeur.

Savile Row est une rue huppée du quartier de Mayfair, coincée entre Regent Street et Old Bond Street. Comme elle ne se trouvait pas à plus de un mile de notre appartement, j’étais partisan de nous y rendre à pied, afin de profiter du soleil et de la douceur de cette charmante journée, mais James, en bas du perron, se précipita sur son bolide garé devant la maison et en replia illico la capote en toile. Puis il bondit dans l’habitacle sans prendre la peine d’ouvrir la portière et s’installa tout sourire devant le volant.

— Si on ne profite pas d’un jour comme celui-là pour jouir de son roadster, autant s’acheter une vulgaire conduite intérieure.

— D’accord, mais arrête-toi au moins quelque part que je puisse avaler un sandwich. Je n’ai rien mangé depuis le Frascati.

Dans les rues, on avait cessé d’accrocher des guirlandes et des fanions, faute d’espace disponible. À présent, l’heure était à l’installation de gradins. Partout où c’était possible – devant les immeubles, sous les porches, même sur les toits – des légions de charpentiers s’activaient d’en élever de toutes tailles, afin que les spectateurs ne ratent rien au moment du passage du landau royal. Sur Oxford Street, à l’emplacement d’une maison en démolition qui avait laissé un trou béant, on était en train de dresser en hâte un amphithéâtre occasionnel où les banquettes se loueraient à prix d’or.

Nous fîmes une courte pause dans un grill-room sur Oxford Circus, puis nous gagnâmes Savile Row. Le numéro 17 se trouvait à quelques yards en descendant la rue. Les chiffres en lettres stylisées étaient apposés sur deux luminaires qui flanquaient le perron. La demeure en elle-même, avec une façade alternant la brique rouge et les éléments en stuc, affichait un raffinement chic mais sans outrance.

Ayant arrêté la Midget à proximité, nous nous dirigeâmes à pied vers la porte en bois bleu surmontée d’un œil-de-bœuf. Après quelques coups frappés à l’aide d’une patte de lion, un majordome en habit vint nous ouvrir.

— Andrew Singleton, et voici mon associé, James Trelawney. Nous sommes détectives et nous aimerions rencontrer Mr Reginald Forbes.

— Ces messieurs ont-ils été conviés par Mr Forbes lui-même ou par un autre membre du club ?

— Nous voudrions seulement lui toucher deux mots. Est-il là ?

— Je suis désolé, je ne suis pas autorisé à vous fournir ce type d’informations. Le Burlington Fine Arts Club est un cercle privé, et n’ont le droit d’y pénétrer que les gentlemen qui en sont membres, ou les personnes dûment invitées par eux.

— Écoutez, mon brave, intervint James. Nous avons en notre possession un billet portant l’en-tête du club, et il ne tient qu’à nous que ce papier soit versé au dossier d’une affaire sordide, qui pourrait nuire gravement à l’image de votre institution.

Le portier ne sembla pas le moins du monde affecté par notre tentative d’intimidation et, sans se départir de sa bienséance, il reprit :

— Dans ces conditions, je suggérerai à ces messieurs de solliciter par courrier une entrevue avec sir Alfred Kelmscott, qui en est l’administrateur. Il répondra d’ici à la fin de la semaine à votre requête, soyez-en assurés.

— Un problème, Philip ? prononça une voix d’un ton cuivré.

Celui qui avait parlé venait de gravir d’un pas alerte les trois marches du perron et se tenait juste derrière nous, sur le seuil. L’homme, au visage avenant mais d’une extrême maigreur, devait avoir au jugé dans les soixante ans. Il était d’une taille notable et son ample chevelure argentée paraissait entretenue avec le plus grand soin.

— Ces messieurs souhaitaient rencontrer Mr Forbes, et j’étais justement en train de leur expliquer…

— Mr Forbes ? Je crains que vous n’arriviez trop tard. Reginald est parti de Londres il y a cinq jours. Et il n’y reviendra pas avant un bon mois.

— Vous le connaissez bien, monsieur… ?

— … Talbot ! Franck Talbot. Membre, comme vous pouvez vous en rendre compte, du Burlington Fine Arts Club. L’accès est très sélectif, veuillez nous en excuser, mais c’est la seule façon de garantir la tranquillité des grands esprits qui viennent y digérer leur pitance en fumant le cigare. En effet, pour répondre à votre question, je connais bien Reginald Forbes. Il peut même me compter au nombre de ses amis fidèles. C’est moi qui l’ai introduit dans notre cercle, il y a une dizaine d’années. Pour quelle raison souhaitiez-vous le voir ?

— Pour ceci, dis-je en sortant de ma poche le billet rapporté d’Old Nichol Street.

— Oh ! C’est effectivement sa signature. Comment ce document est-il parvenu entre vos mains ?

— Nous l’avons trouvé dans l’appartement d’un certain Roger Sparrow. Le même Sparrow dont le paraphe figure également au bas de la copie de ce récépissé de paiement.

— Je le vois. Avez-vous interrogé ce monsieur pour en savoir plus ?

— Roger Sparrow est mort, il y a environ deux semaines de cela. Soi-disant étranglé par son frère.

— Je vois que vous êtes au courant de beaucoup de choses. Philip, laissez entrer ces gentlemen ! Pour ne pas contrevenir à l’étiquette, nous nous installerons dans le boudoir. Et servez-nous-y un verre de bourbon, je vous prie !

Nous pénétrâmes à la suite de Mr Talbot dans un couloir tendu de papier gris et richement décoré de gravures et d’estampes, certaines datant de plusieurs siècles. À droite d’un grand escalier à l’éclat rutilant, nous passâmes dans une pièce aux boiseries de chêne fumé dont les hautes fenêtres donnaient sur une cour intérieure. Près d’une cheminée et d’un luxueux service à alcools étaient disposés plusieurs fauteuils en cuir.

Sur les murs, de nombreux tableaux étaient accrochés, dont je reconnus quelques-uns comme étant des Alfred Stevens et des George Frederick Watts.

Constatant que j’observais avec ravissement les œuvres qui m’entouraient, Talbot, qui s’était assis face à nous, s’avisa de me fournir quelques explications.

— Le Burlington est un club un peu particulier, vous savez. N’y sont admis que ceux qui entretiennent une véritable passion pour les arts. D’ailleurs, certains de ses membres ont eux-mêmes été des artistes éminents. James McNeill Whistler ou Dante Gabriel Rossetti ont posé leur vénérable arrière-train sur ses sièges. Aux étages, où se trouvent les salles de lecture et les salons, sont exposées une pléthore d’œuvres uniques, qui font la fierté de l’institution.

Après que Philip nous eut tendu à chacun un verre de bourbon et qu’il se fut éclipsé de la pièce, notre entretien put reprendre là où il s’était interrompu un peu plus tôt.

— Vous saviez déjà que Roger Sparrow n’était plus de ce monde ? commençai-je.

— Oui. C’est Reginald qui me l’avait appris un soir, ici même au club. Il était décomposé en apprenant la nouvelle par voie de presse.

— Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les activités de votre ami ?

— Reginald Forbes est un riche armateur américain retiré des affaires. Depuis quelques années, il se consacre à sa collection de tableaux, qu’il a mis toute une vie à réunir dans les vastes pièces de sa demeure à New York. Sa prédilection va aux artistes européens, en particulier anglais. Bien qu’il soit né sur le sol américain, Rex a de fortes racines dans notre pays – son oncle maternel a été élevé au rang de pair – et il passe près de la moitié de son temps à Londres.

— Étiez-vous au courant de cette transaction ? demandai-je en même temps que je remisais la copie du récépissé dans la poche de mon veston.

— Ce serait mentir que d’affirmer le contraire. Rex s’était pris de passion pour l’œuvre d’un jeune peintre autodidacte du nom d’Ambrose Merithorpe.

— Je n’en ai jamais entendu parler, avouai-je.

— Cela n’a rien d’étonnant. Moi-même, tout ce que je sais de lui, c’est de mon ami que je le tiens. Reginald affirmait qu’on déniche un talent de son envergure, sorti de nulle part, une seule fois dans sa vie. L’an dernier, en passant devant une piteuse échoppe de bric-à-brac à Old Hampstead, dans les faubourgs nord, il était tombé par hasard sur deux tableaux qui lui avaient fait forte impression. Lorsqu’il a su que l’auteur des toiles louait une modeste maison à quelques pas de là, il a cherché à en acquérir d’autres, mais, dans un premier temps, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir. Après plusieurs tentatives, le peintre ayant compris que ses œuvres ne seraient pas exposées à Londres et qu’elles partiraient dans une collection privée en Amérique, il a consenti à en céder quelques-unes. Il faut bien payer le loyer !

— En voilà un qui n’est pas obnubilé par la quête de la gloire, ironisa James.

— Reginald a tout fait pour gagner sa confiance, et il y a réussi jusqu’à une certaine limite. Ambrose Merithorpe était un homme au caractère ténébreux, distant avec tout le monde, même avec sa vieille domestique. Cela dit, il ne manquait pas de circonstances atténuantes. Avant de s’installer dans la capitale, il avait été gravement défiguré par le feu. Depuis, il nourrissait envers sa propre image un sentiment de dégoût que rien ne semblait pouvoir atténuer. Quand Rex lui rendait visite, l’artiste le recevait coiffé d’un grand chapeau et le visage dissimulé derrière un masque.

— Pas très seyant pour se promener dans la rue.

— Oh ! Merithorpe ne sortait pratiquement jamais de chez lui, il vivait en reclus au milieu de ses chevalets. Il n’y avait qu’à la nuit tombée qu’il s’autorisait quelques échappées, surtout pour assister à des pièces de théâtre. C’était le seul « vice » que mon ami avait fini par lui découvrir. Il louait une place en loge de balcon et s’y rendait grimé, entrant discrètement après que la représentation eut commencé et s’éclipsant avant le tomber de rideau. C’est en tout cas lors de l’une de ces sorties qu’il a été victime de l’accident.

— L’accident ?

— Au début du mois de novembre dernier, son auto a violemment percuté une camionnette au carrefour de Gloucester Place et de Wigmore Street. Merithorpe a été transporté inconscient au London Hospital et, depuis six mois, il n’est jamais sorti du coma. En outre, sa main droite – celle avec laquelle il travaillait – est définitivement hors service. Quel gâchis ! À seulement vingt-neuf ans ! S’il n’est pas tout à fait mort, il est perdu pour la peinture.

—  Il semble que le destin n’ait pas beaucoup épargné cet homme.

— Après l’accident, on a retrouvé un revolver chargé dans la poche de son manteau. D’évidence, le malheureux avait dans l’idée de se supprimer.

— Quels genres d’œuvres peignait-il ? continuai-je.

— Des silhouettes de femme aux formes fugitives – plus exactement d’une femme, toujours la même, sorte d’archétype idéal –, au milieu de paysages ravagés et incandescents, miroirs de sa personnalité tourmentée. C’était un artiste laborieux, d’un perfectionnisme qui frôlait à l’obsession, capable de tout détruire sur un coup de tête.

— Mais qu’est-ce que Roger Sparrow vient faire dans cette histoire ? se récria James.

— Vers le 20 avril, Rex a été contacté par un type qui prétendait détenir deux huiles signées de la main d’Ambrose Merithorpe.

— Et c’était le cas ? fis-je.

— Aussi surprenant que cela puisse paraître. Au départ, mon ami était assez méfiant. Le Sparrow en question avait tout l’air d’un filou cherchant à profiter de la situation. Reginald lui a fixé rendez-vous pour le lendemain dans la galerie d’une de ses connaissances, sir Henry Arbuthnot, à New Bond Street. Il a examiné les œuvres avec la plus grande attention, mais, pour lui, cela ne faisait aucun doute : même si elles avaient un parfum d’inachevé, comme exécutées dans l’urgence, les deux toiles que Sparrow a présentées ce jour-là étaient assurément d’Ambrose Merithorpe.

— A-t-il expliqué comment elles étaient arrivées en sa possession ?

— Il prétendait loger non loin de son atelier. Quelques jours avant le drame, le peintre les lui aurait offertes en échange de services rendus.

— Sparrow n’habitait pas à Hampstead, mais dans Bethnal Green ! fit remarquer James.

— Rex n’en savait rien à ce moment-là. Cependant, il se doutait un peu que l’autre ne lui racontait pas toute la vérité. C’est pour ça que, pour se prémunir d’un coup tordu, il lui a fait signer ce récépissé de paiement.

— Est-ce tout ce qu’il lui a vendu ?

— Non. Le billet que vous m’avez montré correspond à la première transaction. Deux jours plus tard, Sparrow l’a contacté à nouveau pour lui vendre deux autres toiles, pour un montant identique. Il était très pressé. Il avait des dettes, paraît-il.

— Sparrow a perçu en tout mille livres sterling ! comptabilisa James, qui n’en revenait pas.

— En effet.

— Je me demande où est passé tout cet argent.

— Il s’en est sans doute servi pour rembourser ses créanciers. Rex espérait que Sparrow lui proposerait encore d’autres tableaux, mais, quand il a appris sa mort quelques jours plus tard dans le journal, il a réalisé que c’était bel et bien fini. Il pensait qu’il serait convoqué par la police. Il n’en a rien été.

— L’enquête ne fut pas vraiment un modèle du genre, accordai-je. Toutefois, votre ami aurait été bien avisé de renseigner l’inspecteur en charge de l’affaire à propos des toiles.

— Je lui ai conseillé de le faire, mais il craignait qu’on annule son droit de propriété sur les œuvres.

Franck Talbot s’interrompît quelques instants pour siroter son bourbon.

— Une vilaine affaire, quand même. Un homme qui, en proie à un subit accès de démence, étrangle son parent. Vous pensez que la police va chercher à interroger Rex à présent ?

— J’en doute. Où se trouve-t-il en ce moment ?

— Il a pris un vol pour New York, mercredi dernier. Il a estimé qu’il était temps d’accrocher ses quatre nouvelles acquisitions aux murs de son manoir, au milieu des autres toiles d’Ambrose Merithorpe. Je lui ai cependant fait jurer qu’il en ramènerait quelques-unes d’ici à la fin de l’année, dans le cadre d’une exposition que je souhaite consacrer à cet artiste. Au vu des circonstances, je crois qu’il n’est pas trop inconvenant de passer outre ses requêtes et de faire enfin connaître son œuvre au public anglais.

— Est-il possible que Sparrow se soit emparé des tableaux en s’introduisant dans l’atelier du peintre, alors que ce dernier reposait sur son lit d’hôpital ?

— Quand Merithorpe a eu son accident, Rex se trouvait à New York. Ce n’est que deux semaines plus tard, à son retour à Londres, qu’il a trouvé porte close en se rendant chez l’artiste. Il s’est alors mis en quête de la domestique au service de Merithorpe. Ses gages n’étant plus versés, elle avait été contrainte de quitter les lieux, mais il a facilement retrouvé sa trace. La pauvre femme lui a appris que, le matin du drame, dans une violente explosion de rage, et pour une raison mystérieuse, le peintre avait envoyé au feu la totalité de ses œuvres. Il ne restait plus rien, ce qui, entre nous soit dit, conforte l’idée que le malheureux avait en tête de mettre fin à ses jours.

— En ce cas, les toiles vendues par Sparrow étaient sans doute l’œuvre d’un faussaire qui voulait exploiter l’intérêt que votre ami portait à ce peintre.

— Il aurait fallu que ce faussaire fût lui-même un artiste hors norme. Reginald Forbes est un collectionneur avisé et en rien naïf, je puis vous l’assurer. Or, selon lui, ces tableaux ne pouvaient avoir été exécutés que de la main d’Ambrose Merithorpe.

— La maison à Hampstead est restée en l’état ?

— Hélas, non. Reginald avait proposé, en attendant de connaître l’évolution de son état de santé, de verser jusqu’au printemps les termes du loyer, mais, à la fin du mois de mars, le propriétaire n’a plus voulu discuter, et Rex a dû s’occuper de faire expédier ses affaires dans un garde-meuble. Pour ce que j’en sais, la maison a été relouée.

— Eh bien ! s’émut James. Sans doute aurait-il mieux valu pour Merithorpe qu’il n’en réchappe point.

— C’est aussi l’avis de mon ami. Il lui est devenu insupportable de le voir comme ça. Il estime qu’il serait plus humain de l’aider à partir paisiblement. D’ailleurs, il s’est entretenu dernièrement sur ce sujet avec le responsable du service et l’infirmière en chef 1.

— Je vous remercie pour tous ces renseignements, Mr Talbot.

— À votre disposition, messieurs. Puis-je cependant vous demander pour quelle raison vous vous intéressez à ce Roger Sparrow ? Les circonstances qui entourent sa mort n’ont-elles pas été clairement mises en lumière ?

— En fait, nous travaillons sur une autre affaire où Sparrow a peut-être joué un rôle. Mais rien n’est moins certain, pour le moment.

— Je vois. Si je puis à nouveau vous être utile, n’hésitez pas ! Je suis au club tous les après-midi à partir de quatre heures. Il suffira de prononcer mon nom. Ce sera votre sésame.

Philip, qui patientait dans le couloir, nous raccompagna jusqu’au perron.

— Même si je persiste à penser que cette affaire nous éloigne à des années-lumière du meurtre de Curzon Street et de notre pote l’embaumé, déclara James au moment de sauter à pieds joints dans la Midget, je te concède volontiers que cette histoire de tableaux vendus par Sparrow ne manque pas de piquant. Néanmoins, et quoi qu’en dise Talbot, la piste la plus probable me paraît quand même être celle du faussaire.

— Je doute que Roger Sparrow, qui selon ta grand-tante s’était mis à la peinture quelques jours avant sa mort, ait été capable de copier le style d’un artiste de talent et d’abuser un collectionneur habile et expérimenté.

— Si ce n’est lui, c’est sûrement un autre ! Sparrow se contentait de tremper dans un trafic dont il n’était qu’un intermédiaire insignifiant.

— C’est une idée. Mais les faussaires en général contrefont les œuvres d’artistes célèbres. Or, celui-ci semblait vouloir à tout prix rester dans l’anonymat.

Nous venions d’atteindre Piccadilly Circus où les buildings les plus imposants, les hôtels les plus fameux, parés de grandes toiles peintes à l’effigie du couple souverain, paraissaient autant de décors d’opéra. Alors que le roadster se trouvait pris au piège de la circulation dans un tintamarre d’avertisseurs, mon camarade avisa le fronton du London Pavilion, le célèbre cinéma à l’orée de Coventry Street, où s’annonçait en caractères luminescents le titre L’Étrange Visiteur2.

— Il est trop tard pour terminer notre petit tour des cimetières, c’est déjà presque l’heure de la fermeture. Que dirais-tu d’une petite projection à la place ? J’ai lu que l’avant-première de ce film avait été interrompue par les cris de terreur d’une spectatrice. Ça augure d’un suspense haletant.

— C’est-à-dire… J’avais prévu de consacrer une heure ou deux à l’examen des articles que m’a recopiés Pupper, hier après-midi. D’après ce qu’il a dit, ils me seront très utiles pour mes recherches.

— Quand vas-tu condescendre enfin à prendre un peu de bon temps, Andy ? Tu auras tout le loisir de replonger ce soir dans tes bouquins.

À la vérité, j’avais hâte de me confronter à nouveau à la momie de Flaxman et de réitérer mes tentatives de communication avec les forces obscures de notre univers. Mais, sans tenir compte le moins du monde de mes récriminations, James avait garé la voiture dans une rue adjacente et m’entraînait déjà vers les caisses du cinéma.

Il était près de huit heures et demie quand nous ressortîmes. Jim proposa d’enchaîner par un dîner au Monico, mais cette fois je sus me montrer inflexible.

— Ce que tu peux être barbant des fois, protesta-t-il. C’est d’accord, je te ramène. J’en profiterai pour essayer mon nouveau complet à rayures et convier Mabel Pilgrim à une nouvelle soirée dansante.

Quand nous franchîmes le seuil de la maison, Miss Sigwarth surgit aussitôt de derrière la porte de son salon.

— Le téléphone n’a pas arrêté de sonner dans votre appartement. J’ai voulu monter pour répondre, mais la porte était fermée au verrou. Vous avez donc des choses à cacher, jeunes gens ?

— Un cadavre ! répliqua James en appuyant sur le nez de notre propriétaire comme sur le klaxon de sa Midget. C’est pour ne pas effaroucher les cœurs purs comme le vôtre que nous fermons au verrou.

— Quel taquin vous faites, Mr Trelawney ! Je vous signale en passant qu’il a aussi sonné une bonne partie de la soirée d’hier. Par ailleurs, un commis a déposé il y a moins d’une demi-heure un télégramme pour vous, Mr Singleton. Il était à tarif « urgent ». J’imagine qu’il provient de la personne qui tente désespérément de vous joindre.

Je saisis le petit papier bleu que notre logeuse me présentait et le décachetai avec précipitation. Il avait été expédié deux heures plus tôt du bureau de poste de Vauxhall Bridge Road.

DEPUIS DEUX SOIRS, UN INCONNU SURVEILLE MA MAISON. JE NE SUIS PAS FOLLE. QUE DOIS-JE FAIRE ? EN ATTENDANT, LOGE CHEZ UNE AMIE.

SIGNÉ : CECILY TEYNHAM.

CHEZ LUCY ABBOTT, 3 GREYCOAT STREET, SW1.

TÉL. : VICTORIA 5507.

— Cecily m’avait parlé lors de notre rencontre de l’impression qu’elle éprouvait quelquefois d’être épiée, chez elle ou dans sa loge aux studios, dis-je après avoir relu le message. Son médecin mettait ça sur le compte du surmenage.

— Il se pourrait que ce soit un admirateur un peu trop zélé qui tente de l’approcher. Ou elle est véritablement victime de ses nerfs. On le serait à moins après ce qu’elle a vécu.

— Possible. Mais, en l’espèce, on ne peut pas rester sans rien faire.

— Eh bien, je crois que ce billet sonne le glas de ma soirée au dancing. Un appel au secours lancé par une gente dame, ça ne se refuse pas. Qui plus est, quand c’est une séduisante actrice !

1- Le mouvement visant à légaliser l’euthanasie en Angleterre trouva un fort écho en 1935 grâce à l’appui de figures comme George Bernard Shaw, Bertrand Russell ou H. G. Wells. En 1936, la Chambre des lords rejeta un projet de loi qui réclamait d’autoriser l’euthanasie volontaire pour les patients en phase terminale. La même année, la rumeur voulait que le roi George V avait été « soulagé de ses souffrances » par son médecin grâce à des doses de morphine et de cocaïne, avec l’approbation de son épouse, la reine Mary. (N.d.É)

2- Réalisé par Rowland V. Lee, avec Basil Rathbone et Ann Harding, le scénario est tiré d’une nouvelle d’Agatha Christie. (N.d.É.)