XV

Aleister Crowley

Comme je m’annonçai à la réception, on me signifia qu’Aleister Crowley avait été averti de mon appel téléphonique et qu’il m’attendait dans la suite 403.

S’il n’appartenait pas à la classe des établissements de luxe, le York Hotel n’en était pas moins somptueusement aménagé et offrait un confort de toute première catégorie aux hommes d’affaires en transit ou aux voyageurs amenés à demeurer quelque temps sur le sol de la capitale britannique. Cérémonies du couronnement obligent, il affichait complet, de même que la plupart des pensions du West End. Au moment de me diriger vers l’ascenseur, je trouvai le directeur en conversation animée avec un couple d’Américains à qui l’hôtel n’était en capacité de proposer qu’une chambre double sans salle de bains privée à huit shillings la nuit.

Quand le groom m’eut ouvert les grilles au quatrième étage, j’avisai un curieux défilé de plats en argent que de jeunes garçons en habit transportaient sur des chariots. Tandis qu’un d’eux avait jailli du monte-charge de service et s’engageait dans le long corridor tapissé de moquette, deux autres faisaient le chemin en sens inverse. Je suivis le chariot qui venait de passer devant moi et se dirigeait vers la dernière porte du fond – sur laquelle s’affichait en énorme le numéro recherché –, attendant qu’on eût ouvert pour m’approcher du seuil. Debout, au milieu de la pièce, une magnifique nymphe d’une vingtaine d’années, vêtue d’une longue robe écarlate qui laissait deviner la perfection de ses formes, signalait de la main l’endroit où le chariot devait être disposé. Le garçon fit rouler ce dernier jusque devant un sofa de velours sur lequel un individu était étendu de tout son long, pareil à un empereur romain, au milieu d’un tas de coussins de mousselines multicolores.

L’homme paraissait avoir dans les soixante ans. Il était pieds nus et, par-dessus un pantalon et une chemise au col largement entrebâillé, avait revêtu une robe de chambre en satin aux manches évasées, avec d’énormes motifs à fleurs blanc, rouge et or.

Lorsqu’il m’aperçut dans l’encadrement, il se souleva sur un coude et me fit signe d’entrer.

— Venez, mon cher, venez !

Le salon devait se trouver à l’angle du bâtiment, au coin de Berners Street et d’Eastcastle Street – pourvu, comme j’avais pu m’en rendre compte de l’extérieur, d’une espèce de tourelle à dôme arrondi –, car je pénétrai dans une pièce à demi circulaire, décorée dans un goût orientalisant.

— Je vous remercie de me recevoir, monsieur, commençai-je alors que le garçon prenait congé et refermait la porte derrière moi.

Ainsi donc, c’était lui le célèbre Aleister Crowley ! L’homme qui se faisait tantôt appeler comte Svareff, tantôt lord Boleskine, Maître Thérion ou la « Bête », et dont l’arrivée au sein de l’Aube dorée avait été l’une des causes majeures de l’éclatement ; celui qui aimait à se prétendre la réincarnation du lubrique pape Alexandre VI Borgia, d’Edward Kelly – le médium de John Dee sous la reine Élisabeth Ire –, de Cagliostro ou encore d’Eliphas Levi ; celui que l’écrivain William Somerset Maugham, au début de ce siècle, avait pris comme modèle pour composer son pervers et machiavélique personnage d’Oliver Haddo dans Le Magicien, et dont Hollywood, en 1926, avait fait un héros de cinéma dans une adaptation du roman au titre éponyme1.

Pourtant, l’individu que j’avais devant moi n’avait plus grand-chose à voir avec l’alerte et arrogant gaillard aux cheveux calamistrés dont j’avais vu des portraits au hasard de mes recherches sur l’ordre hermétique. Son corps s’était épaissi, il portait le crâne presque entièrement rasé et son visage au teint délavé présentait les stigmates de tous les excès auxquels il s’était livré depuis sa prime jeunesse.

Maintenant que je me trouvais devant Aleister Crowley, comment allais-je m’y prendre pour tirer de lui les informations que j’étais venu chercher ?

— Mon nom est Andrew Singleton et…

— Oh, mais je sais qui vous êtes, jeune homme ! m’interrompit-il d’un ton désinvolte et légèrement sarcastique. Vos exploits de détective sont parvenus jusqu’à mes oreilles. J’ose seulement espérer que vous ne venez pas de la part d’un sous-secrétaire pudibond que j’aurais eu le plaisir d’offusquer ou d’une vieille châtelaine jalouse.

— Absolument pas. Je suis là à titre privé.

— Dans ces conditions, prenez place et joignez-vous à moi ! Il y a ici à manger plus que je ne peux le faire tout seul.

Sa voix était d’une texture épaisse et suave. Elle tranchait avec la fixité de ses prunelles, qui avaient la froideur de l’acier, mais qu’un étrange éclat illuminait de l’intérieur.

Je m’installai dans le profond fauteuil qu’il m’avait désigné à quelques pas de lui, devant la fenêtre. Pendant ce temps, la jeune femme, nu-pieds comme son compagnon, s’était saisie sur une console d’un petit pot en terre que je pris au premier abord pour une salière et, s’approchant du chariot, saupoudra le plat d’une fine poudre blanche. Ensuite, elle déposa le récipient et, après être venue s’établir sur l’appuie-bras du canapé, elle se mit à caresser languissamment l’arrière du crâne de Crowley tout en ne me quittant pas des yeux une seule seconde. La longue chevelure noire de la jeune femme et son teint ambré me donnèrent à penser qu’il s’agissait de la beauté sud-américaine qui avait fait scandale au Langham, quelques jours auparavant.

Crowley tendit la main pour picorer dans le plat. Sur le sol, au pied du divan, une bouteille de champagne, gardée au frais dans un seau à glace, une bouteille de brandy et une autre d’un vin millésimé étaient pour la plupart largement entamées.

— Cet entremets est une recette de mon invention. Le maître d’hôtel l’a scrupuleusement préparé selon mes directives : des toasts Melba parsemés de champignons, d’anchois, d’olives et de piment en pâte, le tout recouvert de feuilles de baies sur lesquelles on a répandu du caviar, des oignons sauvages, du ginseng et du canard de Bombay. À la fin, comme Eva vient de procéder à l’instant, on saupoudre de haschisch. Mais je me rends compte que je ne vous ai pas présenté, mille excuses. Voici Eva Fortunato, ma douce et tendre ! Eva, veuille bien saluer Mr Singleton qui me fait l’honneur de venir s’entretenir avec moi, moi le réprouvé de la bien-pensance puritaine.

La jeune femme m’adressa un signe de la tête.

— Eva comprend notre langue, mais elle ne la parle pas encore très bien. Elle est péruvienne, descendante par sa mère d’une lointaine et noble lignée de sang inca. Son géniteur était un salopard d’exploitant de coton qui se plaisait à abuser de ses ouvrières. Quand maman Fortunato a compris qu’on voulait l’obliger à avorter, elle s’est enfuie au-delà de la cordillère et a élevé son enfant dans la haine du mâle blanc. J’ai rencontré Eva il y a six mois, à Madrid. Elle avait appris à merveille les leçons de sa mère : après avoir convolé avec un vieux joaillier hollandais, elle a hérité au bout d’un an de sa fortune. Il va sans dire qu’il a été empoisonné, le barbon ! Les chamans de la cordillère sont experts dans l’art de confectionner des toxiques et autres herbes miraculeuses aux traces indécelables. Bien entendu, tout cela reste entre nous, monsieur le détective.

Je regardai d’un air médusé la jeune Indienne. Elle était d’une beauté étourdissante. Il y avait une différence d’âge d’au bas mot quarante ans entre elle et Crowley, et je me surpris à me demander comment il était possible qu’une pareille créature fût attirée par un presque vieillard comme lui.

— Aujourd’hui, c’est Eva qui m’entretient. Sans elle, ma condition serait d’être un traîne-savates. Certaines opérations à risques en Sicile, il y a quinze ans, de malencontreux procès ainsi que l’acharnement de bon nombre de mes compatriotes ont fini de me laisser sur la paille. Mais je constate que vous ne goûtez à rien !

— Je viens de finir de déjeuner, mentis-je, et je n’ai pas très faim.

Sans couper court à ses caresses, la jeune femme pencha son visage vers celui de Crowley et glissa quelques mots à son oreille. Ce dernier me jaugeait du regard tout en écoutant les propos de sa maîtresse.

— Bah ! je vous comprends, reprit-il en gobant un anchois piqueté de poudre blanche. Moi-même, la nourriture terrestre suffit de moins en moins à émoustiller mes papilles. Toute cette pitance n’est bonne au fond que pour accompagner un excellent champagne, et pour permettre au haschisch de produire ses effets. Voulez-vous un verre de Cordon Rouge ? Ou préférez-vous goûter de ce cocktail dont il me reste encore un fond ? Lui aussi est de ma composition : deux cuillères à thé de brandy, une de curaçao et une de laudanum. Vous m’en direz des nouvelles…

— Sans façon.

J’essayais de deviner ce qu’avait pu lui confier la jeune femme à l’oreille et, pendant quelques instants, je me perdis en supputations d’autant plus farfelues que Crowley, fermant les paupières, se délectait des câlineries que lui prodiguait de façon appuyée sa partenaire. Après avoir déboutonné davantage la chemise du mage, Eva s’attachait à présent à lui masser les épaules et la poitrine. La prédilection de Crowley pour les rites tantriques de « magie sexuelle » et d’« érotique sacrée », expressions bien obscures pour moi au demeurant, et qui avait été la source de nombreux scandales, en Angleterre comme aux États-Unis, m’était revenue brusquement à l’esprit.

À cet instant, je notai que la pièce baignait dans un délicat et à peine perceptible parfum d’encens à la rose mousse des Indes.

— La raison de ma visite est avant tout intellectuelle, déclarai-je un tantinet troublé par la tournure que prenaient les événements. J’ai beaucoup apprécié certains de vos ouvrages. Je pense en particulier à vos admirables récits mettant en scène le personnage de Simon Iff2

Crowley saisit aussitôt les poignets d’Eva pour lui faire cesser ses effleurements et il m’observa avec curiosité. Son front s’était plissé d’une multitude de petites rides, et la flamme de son regard, dont je devinais mieux la nature, s’était faite plus ardente. Entre l’alcool, le laudanum et le haschisch, je supputais que Crowley n’était plus tout à fait dans son état normal. Ou plutôt, il allait bientôt parvenir à celui dans lequel il se complaisait si souvent.

Pour Eva, je ne la voyais pas goûter à la cuisine ni consommer une goutte de spiritueux.

— Il me chaut que vous ayez lu ces textes, Mr Singleton. Ils ont pourtant paru il y a longtemps, et de manière très modeste, bien que ce fussent des œuvres ambitieuses où j’ai tenté de rapporter sous forme de fictions quelques-unes des expériences « surnaturalistes » qu’il m’était arrivé de vivre. Mais savez-vous que je suis aussi l’auteur de vers lumineux, parmi les plus beaux de la langue anglaise ?

— Je l’ignorais.

— Oui. C’est une étrange coïncidence qu’un comté aussi exigu que celui de Warwick ait donné à l’Angleterre ses deux plus brillants poètes – car on ne doit pas oublier William Shakespeare !

Crowley s’esclaffa à sa propre boutade, sans se soucier de savoir si j’en mesurais la subtilité. Je jugeais qu’il était urgent de me placer sur le terrain de l’Aube dorée si j’espérais parvenir à des résultats. J’allais me lancer lorsque le mage dandy reprit la parole le premier d’un air satisfait.

— Vous prisez donc ma prose ?

— De même que j’estime d’une haute valeur les œuvres des écrivains qui ont fait partie comme vous de l’Aube dorée : Arthur Machen, Algernon Blackwood, Sax Rohmer… C’est en lisant certains de ces auteurs, enfin surtout Machen et William Butler Yeats, et aussi en liant connaissance avec Ashley Kirkby au hasard d’une rencontre, que j’ai eu vent de l’existence de cette société. Depuis, à mes heures perdues, j’essaie d’approfondir le sujet.

— Hum ! Pour tous ceux que vous me citez là, ce sont d’honnêtes écrivaillons, sans plus. Ils ne peuvent prétendre atteindre à mon génie.

— Cela va sans dire. Il y a cependant une chose que je me suis toujours demandé concernant l’Aube dorée.

— Je vous écoute.

— Quelle était la raison pour laquelle tant d’auteurs et d’artistes ont fait partie de cet ordre ? Qu’est-ce qu’ils venaient chercher au sein de la confrérie ? Quel enseignement particulier leur était-il délivré ?

— Ho-ho ! Que de questions pressantes ! Mais pourquoi ne les posez-vous pas directement à votre supposée connaissance ? Ah, je vois ! Kirkby ne condescend pas à répondre à ce type d’interrogations. Quelle âme de sacristain ! Lui comme les autres, portés sur une mystique d’eunuque, ont toujours jugé ma façon de voir les choses avec morgue et rigidité.

Il lâcha les poignets de la jeune femme, qui renouvela illico ses caresses, ses yeux couleur de charbon si intensément rivés sur ma personne que le pourpre me monta aux joues.

— Sachez que la magie, la vraie, se définit comme l’art d’induire des transformations de la conscience et de rendre l’être humain capable d’entrer en contact, par tous les moyens et accessoires possibles, avec le monde invisible qui nous entoure. Quel programme pourrait-il y avoir de plus enthousiasmant pour des artistes et des littérateurs, dites-moi ? Quoi que certains aient pu prétendre après coup, cette expérience a marqué leur vie à jamais.

— Par tous les moyens et accessoires possibles ? Qu’entendez-vous par là ?

— Jeux de lumière, correspondances subtiles des couleurs, formes géométriques, parfums, bref tous les instruments classiques de la magie cérémonielle qui aident l’exécutant à concentrer sa volonté en un puissant courant d’énergie créative.

— Les moyens en question impliquent-ils le recours possible à des substances particulières ? Des drogues, je veux dire ?

Eva se pencha de nouveau tout près du visage de Crowley pour lui susurrer quelque chose. Elle le fit si faiblement qu’il m’apparut que je n’avais pas entendu une seule fois le timbre de sa voix depuis mon arrivée dans l’appartement. Pendant ce temps, le mage m’étudiait d’un œil scrutateur.

J’essayai de saisir des bribes de phrases sur les lèvres aux lignes voluptueuses d’Eva, sans succès. J’avoue que j’aurais donné n’importe quoi pour connaître ce qu’elle rapportait sur mon compte.

— Il est indéniable que l’utilisation des drogues fait partie de l’arsenal du magicien, reprit soudain Crowley. Chanvre indien, mescaline, belladone, jusquiame, datura, ayahuasca, ainsi que les champignons comme le teonanácatl, dont j’ai moi-même expérimenté les effets en 1900 lors d’un voyage au Yucatán, ou l’amanite tue-mouche, si commune en Angleterre.

— Sont-ce là des substances capables de provoquer des sorties hors du corps ? me risquai-je à demander en évitant de croiser le regard de la jeune femme qui me donnait la pénétrante sensation de vouloir fouiller mon âme.

— Si de pareilles expériences vous attirent, Mr Singleton, je vous suggère de commencer par goûter d’abord au mets que vous avez devant vous. Le haschisch, qui est l’extrait gras du chanvre indien, détermine parfois de manière spontanée ce type de manifestations dans le cas de personnalités réceptives.

Aleister Crowley rit aux éclats.

— Mais… mais n’existait-il pas au sein de la confrérie une substance désignée par le terme de « drogue astrale » ? Capable de provoquer à coup sûr une décorporation complète ?

Cette fois, ce fut au tour de Crowley de glisser quelques mots à l’oreille de sa compagne avant de reprendre :

— Ce à quoi que vous faites référence est une préparation dont il existe en réalité nombre de recettes à travers le monde. Moi-même, j’en ai testé plusieurs : à Chichén Itzà, à Paris, à Ceylan, une autre à Kobé. Mais la plus puissante est sans conteste celle à laquelle j’ai eu accès en Inde, après ma tentative pour escalader le mont Chogori, un pic de plus de huit mille mètres dans la chaîne du Karakoram.

Il piocha dans le plat et choisit une fine tranche de canard qu’il amena jusqu’à sa bouche.

— Selon les traditions hindoue et bouddhiste, il existe un principe vital universel appelé le « Serpent de feu » ou kundalini. Chez la plupart des Occidentaux, cette force mystérieuse, dont la manifestation se trouve partout dans la nature, est dormante, assoupie, presque paralysée à force de demeurer inemployée. Le Serpent prend racine à la base de l’épine dorsale et s’élève suivant une voie sinueuse par le cordon médullaire. Quand il parvient à gagner le cerveau, l’individu se détache de son corps et son âme devient libre. Juste après mon expédition dans le Cachemire – où je n’ai certes pas vaincu le sommet, mais j’ai tout de même battu le record d’altitude en escalade ! –, je suis redescendu me ressourcer quelques mois dans un ashram sikh, dans la région de Jamnu. C’est là que j’ai expérimenté cette substance que les kaviraji et les rishi himalayens préparent avec des herbes cueillies sur les piémonts et qui leur sert à exciter la puissance du Serpent.

— Je croyais que les moines hindous s’astreignaient à de longs et laborieux exercices spirituels pour s’extraire hors de leur corps.

— Hé ! Eux non plus ne dédaignent pas de prendre au plus court et d’user de temps en temps de certains expédients. C’est ainsi que je me suis rendu compte que la recette de leur soma n’était pas fondamentalement éloignée de celle de l’onguent magique de nos sorcières du Moyen Âge, quoique composée à base de plantes vénéneuses très différentes.

— Les sorcières ?

— Bien sûr ! Croyez-vous qu’elles chevauchaient véritablement des manches à balai pour se transporter au Sabbat dans les forêts de France et d’Angleterre ? En réalité, elles s’enduisaient d’une sorte de graisse épaisse qui leur permettait de s’y rendre en astral, alors que leur corps physique ne quittait pas le grabat de paille sur lequel il reposait.

— Est-ce de l’un de ces onguents dont on a usé au sein de l’Aube dorée ? J’ai entendu dire qu’il y avait eu plusieurs accidents juste avant la guerre.

— Les accidents dont vous parlez étaient surtout dus au fait que des écervelés ont, de manière délibérée, consommé tout et n’importe quoi sous prétexte de goûter à des émotions fortes et inédites. Je n’y suis strictement pour rien, veuillez bien le croire ! À cette époque, cela faisait déjà belle lurette que je n’avais plus aucune relation avec ces minus habens3.

Il s’interrompit le temps d’achever un reste de champagne au fond de sa coupe, puis il poursuivit :

— Une sortie en astral n’est pas un passe-temps pour midinettes ou jeunes cabots en mal de sensations fortes. Pour s’y hasarder, il faut non seulement être doué du « don » comme vous paraissez l’être, jeune homme – les visions dont vous êtes le sujet l’établissent suffisamment –, mais surtout il faut s’en montrer digne. Pensez-vous que vous le soyez ?

— Comment… comment savez-vous pour mes visions ? Qu’est-ce qui vous fait croire… ?

— Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que les chamans de la cordillère ont, dès son plus jeune âge, décelé chez Eva un rare talent de clairvoyance. Ainsi, outre le fait que vous l’attirez du point de vue sexuel – et qu’elle vous attire tout autant, chose dont je ne me formalise en aucun cas, remarquez bien ! –, elle parvient à lire en vous aussi aisément que si vous lui confiiez tout haut vos sentiments les plus intimes. Je sais, ce n’est pas une sensation très plaisante, mais on s’y fait. Cela comporte aussi quelques avantages.

J’ânonnai laborieusement le début d’une justification, ce qui eut l’heur de provoquer à nouveau le fou rire chez mon hôte.

— Allons, allons ! continua Crowley en respirant à pleins poumons pour calmer son hilarité. Ne vous méprenez pas ! Je ne cherche nullement à vous dissuader de quoi que ce soit, j’essaie seulement de comprendre si vous avez connaissance de vos motivations profondes. Pourquoi voulez-vous tenter l’expérience ? Est-ce l’attachement à un être aimé qui a quitté ce monde ? Le désir incoercible de connaître ce qui se dissimule derrière les apparences ? Un certain dégoût de la vie ? Ou bien un peu de tout cela à la fois ?

La jeune femme s’était levée. Sous l’étoffe de sa robe écarlate, je pouvais discerner les palpitations régulières de son cœur. Le mien, lui, battait à tout rompre, tandis que mes muscles étaient comme tétanisés.

Elle s’approcha de moi et me saisit la main, me considérant longuement, le regard fiché au plus profond de moi.

Soudain, elle croisa son index dans le mien pour me convier à la suivre vers la chambre, de l’autre côté du salon. À mi-chemin, je lâchai son doigt. Elle se retourna et me sourit, avant de continuer seule son chemin et de disparaître en repoussant derrière elle le battant.

— Êtes-vous certain de ne pas vouloir la rejoindre pour une étreinte ? Dans quelques heures, nous serons en route pour le Continent, et rares sont les hommes qui peuvent se targuer d’avoir obtenu ses faveurs.

Allongé sur son canapé, Crowley continuait de picorer dans le plat, prenant soin de choisir les morceaux les plus fardés de poudre et léchant ensuite ses doigts aux ongles manucurés pour ne pas en gaspiller un grain.

Je demeurai toujours immobile au milieu de la pièce, ne sachant que faire. Enfin, la porte se rouvrit et Eva réapparut sur le seuil de la chambre, toujours aussi éblouissante. Aucune marque de reproche ne se lisait sur son visage.

Alors qu’elle s’avançait à nouveau dans ma direction, je remarquai une petite boîte ronde logée au creux de sa main. Quand elle fut tout contre moi, et que je pouvais respirer son odeur corporelle, elle me glissa l’objet entre les mains, en même temps qu’elle déposait sur mes lèvres un baiser.

Puis, comme si de rien n’était, elle s’en revint prendre place sur le bord du divan, où Crowley était en train de verser du champagne dans une seconde coupe.

— Comme d’habitude, je suppose que je n’ai pas mon mot à dire, déclara-t-il en lui tendant le verre.

La boîte était faite en carton bouilli. En ouvrant le couvercle, j’observai que le contenu consistait en une espèce de pommade d’une couleur rosâtre semblable à celle de la peau.

— Les premières fois, vous prendrez garde à opérer à la nuit tombée, lorsque l’agitation de la ville s’est tue. Vous vous étendrez sur un lit, dépouillé de tout vêtement, et il vous suffira d’appliquer de cette pâte en partant des pieds et en remontant le long du corps : les genoux, les parties génitales, la poitrine au niveau du plexus, les tempes et le front, les oreilles, les paupières, le tour du nez et de la bouche. Vous masserez en mouvements circulaires et réguliers, jusqu’à complète pénétration du produit.

Tout en parlant, Crowley avait mimé sur lui-même l’opération en frictionnant les différents endroits du corps énumérés, mais ses doigts s’étaient appesantis plus que de raison à l’endroit des organes virils.

— Veuillez bien noter que je décline toute responsabilité quant à ce qu’il pourrait advenir. Eva est clairvoyante, pas diseuse de bonne aventure. Je ne saurais donc trop vous conseiller de demeurer prudent. D’autre part, ayez l’obligeance de refermer derrière vous et de signifier au garçon dans le couloir qu’il attende qu’on le siffle avant de desservir. Au plaisir de vous revoir un jour, Mr Singleton !

Tandis qu’Eva se penchait avec une souplesse féline par-dessus le torse d’Aleister Crowley, le comportement de ce dernier devenait de plus en plus embarrassant. Aussi, je reculai jusqu’à l’entrée de l’appartement, enfermant la petite boîte dans une main et cherchant de l’autre la poignée en laiton.

Lorsque je quittai la suite 403, ma dernière vision fut celle d’Eva se lançant dans une gestuelle érotique qui n’avait vraiment rien de « sacrée ».

1- Le roman de W. Somerset Maugham était paru en 1908 chez Heinemann. Dans l’adaptation cinématographique réalisée par Rex Ingram, c’est le charismatique acteur allemand Paul Wegener, célèbre pour son interprétation du Golem en 1920, qui endossait le rôle d’Oliver Haddo. (N.d.A.)

2- The Scrutinies of Simon Iff, six récits qui parurent entre 1917 et 1918 dans The International, sous le pseudonyme d’Edward Kelly. Dans les années qui suivirent d’autres récits mettant en scène le détective de l’occulte Simon Iff furent publiés. (N.d.É.)

3- Quelques années après son départ forcé de l’Aube dorée, Crowley avait fondé en 1907 son propre ordre fraternel dénommé l’Astrum Argentinum (l’« Étoile d’argent »). Celui-ci semble avoir pris fin durant la Grande Guerre, alors que le mage s’était installé à New York. (N.d.A.)