Épilogue

En cette fin de matinée du 5 juin 1937, un soleil digne des contrées les plus méridionales dispensait ses chauds rayons sur la capitale. Traversant la place encombrée d’automobiles et d’omnibus devant la gare Victoria, je me pressai pour ne pas arriver en retard au rendez-vous qu’Ashley Kirkby, dont j’ignorais jusqu’à la veille au soir le retour à Londres, m’avait fixé à la brasserie Overton par le biais d’un télégramme laconique.

L’effervescence des festivités était peu à peu retombée. Le soir du couronnement, George VI avait achevé les cérémonies par un discours radiodiffusé dans toutes les parties de l’Empire où, pas une fois, son bégaiement ne le fit trébucher sur un mot. Son règne officiel s’inaugurant sous de si favorables auspices, la vie quotidienne avait repris ses droits. Le 28 mai, Stanley Baldwin avait laissé son fauteuil de Premier ministre à Arthur Neville Chamberlain, auparavant chancelier de l’Échiquier, et, le 3 juin, dans un château de Touraine appartenant à un personnage fort peu recommandable, l’ex-roi Édouard VIII avait épousé Wallis Simpson, en l’absence de tout représentant de la maison des Windsor.

Évidemment, les journaux firent leurs manchettes de toute cette actualité, de même que de la situation en Espagne, qui devenait préoccupante après le bombardement de la ville d’Almeria par la flotte allemande. Par contre, pour ce qui était du meurtre de Curzon Street, après avoir longtemps stigmatisé la lenteur de la police métropolitaine, la presse avait fini par se détourner du sujet et préférait s’intéresser à d’autres affaires plus croustillantes.

En vérité, peu de personnes dans le pays eurent connaissance de la véritable issue de l’enquête. Si Staiton se montra fort circonspect à l’écoute de notre version des événements, nous réussîmes néanmoins à lui apporter, ainsi qu’à ses supérieurs, suffisamment de preuves pour les convaincre de la culpabilité d’Ambrose Boyle, alias Ambrose Merithorpe, dans le meurtre de Bertram Auber-Jones, en passant cependant sous silence la part qu’avait prise Cecily dans le dénouement tragique de l’affaire, pour éviter à la jeune femme une situation plus douloureuse encore.

Miss Teynham, tout au long des jours qui suivirent, démontra néanmoins une force de caractère remarquable. En particulier, elle fit tout ce qui était nécessaire pour qu’Ambrose, malgré ses crimes abjects, bénéficie d’un service catholique en bonne et due forme et soit inhumé dans le petit cimetière de St Mary – tout près de celui de Kensal Green, où le corps de Marcus Bolton retrouva sa place. Quant à la momie de Flaxman, par qui cette histoire avait commencé, James et moi fûmes autorisés à la remettre aux mains d’Archibald et Nathaniel Patterson, qui la replacèrent avec soulagement à l’intérieur de son sarcophage. Seule condition expresse qui accompagna la restitution, les frères embaumeurs de Swindon durent installer un loquet de sécurité sur chacune de leurs bières, et le système de verrouillage de la crypte fut perfectionné pour interdire à quiconque de sortir des lieux sans composer un code.

À la question de savoir pourquoi Ambrose Boyle s’était retrouvé investi d’un pareil pouvoir au retour de six mois passés dans le coma, mes recherches me permirent d’apporter quelques éléments de réponses. En fait, après avoir épluché de nombreux traités dans la salle de lecture du British Museum et tenté d’en savoir un peu plus sur cette énergie baptisée kundalini ou « Serpent de feu », j’avais fini par me convaincre de la chose suivante : le choc subi par Ambrose Boyle en novembre 1936, lorsque son auto avait violemment percuté un autre véhicule, avait occasionné une libération accidentelle et incontrôlable de cette prodigieuse force psychique. Mon hypothèse était du reste confortée par l’hypertrophie de la glande pinéale que le Pr Marlwood avait constatée sur le cerveau de son patient, et que les Anciens s’accordaient à désigner comme l’une des principales manifestations du fameux éveil du Serpent.

Si cette théorie avait l’avantage d’élucider un tant soit peu rationnellement la manière dont Ambrose, sans entraînement particulier, avait réussi à rester aussi longtemps en vie dans cet état de dissociation du corps et de l’esprit, elle permettait en outre d’expliquer ce supposé savoir que le peintre affirmait avoir recueilli durant son voyage dans l’astral, la faculté de la kundalini à élargir de façon considérable le champ des connaissances étant entérinée par la plupart des auteurs.

Quant à la réalité de cette prétendue possibilité de changer définitivement de corps qu’Ambrose avait invoquée peu avant sa mort, je n’eus à me mettre sous la dent que des réponses incomplètes et peu satisfaisantes. Je trouvai néanmoins dans un vieil ouvrage de traditions orientales que quelques lamas tibétains, après de longues pratiques de purification, avaient été en mesure d’accomplir ce qu’ils nommaient l’opération de la « translation de vie ». Celle-ci consistait dans le passage de leur esprit d’une enveloppe à une autre, cette dernière, définie comme le « corps receveur », ayant été cédée en toute conscience, et selon un rite dûment établi, par un individu désireux de mettre un terme à son existence terrestre. Ailleurs, je trouvai également qu’une telle science avait été l’apanage de certains adeptes de l’Antiquité, et que David, deuxième roi des Hébreux, aurait pris le corps d’Ahmose Ier, pharaon de la XVIIIe dynastie, pendant que son épouse Bethsabée aurait transmigré de son vivant dans celui de la reine Tahpnès.

Billevesées ? Fables élucubratoires ? Nul ne le saura probablement jamais.

Quand je foulai le parquet lustré de l’Overton, je trouvai Ashley Kirkby installé dans un box, devant un verre de limonade. Sur la table reposait près de lui une de ses casquettes en velours d’une horrible teinte jaune dont il ne se séparait jamais.

— Enfin de retour dans notre bonne ville, Dr Kirkby ! fis-je en m’installant en face de lui.

— Peu de temps, mon cher. J’ai un train qui part dans une demi-heure pour le Sussex.

— Le Sussex ?

— À Chichester, près de Portsmouth. Pardonnez-moi de vous avoir fait déranger pour le peu de temps que j’ai à vous consacrer, mais il était impératif que j’aborde avec vous un point de la plus haute importance.

— Je vous écoute, Dr Kirkby.

— Je crois savoir que vous vous êtes documenté récemment sur les origines de l’Aube dorée.

Je ne pus m’empêcher d’afficher un vif étonnement, tandis qu’on m’apportait un verre de porto.

— Bigre ! Vous disposez donc d’un talent de clairvoyance ?

Le petit homme, qui conservait un visage aux traits lumineux bien qu’il eût dépassé depuis belle lurette les soixante-dix printemps, se mit à rire de bon cœur.

— Un des archivistes du British est membre de notre premier ordre, rétorqua-t-il lorsque le serveur fut reparti. Sachez que la confrérie dont je suis le grand maître est justement l’une de ces sociétés nées au début de ce siècle du schisme de l’ordre initial.

— C’est en effet l’une des informations que j’ai recueillies au cours de mes recherches. Mais rassurez-vous, celles-ci n’étaient motivées que par la plus innocente curiosité.

— Je n’en attendais pas moins de votre part, mon jeune ami. Veuillez excuser cette attitude quelque peu précautionneuse, mais le ciel qui se lève à l’horizon se fait de plus en plus sombre pour nous autres. Des appétits barbares s’apprêtent à déferler sur l’Europe pour se repaître des valeurs auxquelles nous sommes attachés, vous comme moi. Dans ces conditions, certaines vérités, certaines connaissances nécessitent d’être occultées du regard du commun des mortels.

— Excusez-moi, Dr Kirkby, mais je crains de ne pas bien vous suivre.

— Je reviens de la ville de Nimègue, aux Pays-Bas, près de la frontière allemande, où j’ai été mandé par les hauts grades de plusieurs loges fraternelles germaniques qui y ont trouvé refuge ces dernières semaines. Les nazis ont entrepris de mettre un terme aux activités de nombreuses sociétés secrètes à l’intérieur de leurs frontières et de s’emparer par la force de leur matériel de travail1. J’ai également eu vent que des agents du Reich seraient sur le point d’être infiltrés jusque sur le territoire britannique pour mener à bien leur mission d’éradication. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de mettre en sommeil notre propre société.

Kirkby se rencogna au fond de la banquette, sirotant une gorgée de limonade avant de reprendre ses explications.

— Les reliques les plus précieuses de notre confrérie ont été déposées dans un coffre en bois, expédié il y a deux jours dans une auberge de la côte. Tel que vous me voyez, je m’en vais le récupérer et l’enterrer sur les falaises, entre Selsey Bill et Bracklesham Bay, en face de l’île de Wight. Cette fois, d’une manière que je n’avais prévue, l’existence de l’Aube dorée touche vraiment à sa fin.

— Ho, ho ! J’imagine que c’est pour cette raison que vous vous montriez aussi peu bavard, la dernière fois que je suis venu m’entretenir avec vous. Au vu de la situation, vous ne teniez pas à vous étendre devant un non-initié sur la nature de vos activités ?

— Précisément.

— Soit, mais dans ce cas, pour quelle raison vous êtes-vous décidé à vous ouvrir à moi sur ce chapitre, aujourd’hui ?

Il me dévoila un bref instant une enveloppe ivoire, portant un timbre-poste français, qu’il conservait dans la poche intérieure de son veston.

— De la même manière que je l’ai fait pour d’autres anciens membres de l’Aube dorée, j’ai adressé il y a quelques semaines une lettre à Aleister Crowley, dans laquelle je l’alertais des derniers événements. En guise de réponse, j’ai reçu hier matin ce billet, expédié depuis la France, où je gage que Crowley se pavane dans un des palaces de la Riviera. À la fin de son mot, il se vante de la visite, durant son récent séjour londonien, d’une de mes connaissances, détective consultant de son état, qui l’aurait longuement questionné sur l’emploi des drogues astrales. Je sais que Crowley ne perd jamais une occasion de me faire tourner en bourrique, pourtant il m’a semblé qu’il me parlait de vous, Singleton. Ai-je eu tort de le penser ?

Ignorant dans quelle mesure le célèbre mage était entré dans les détails, je préférais ne rien cacher.

— Je crains que non.

Kirkby goûta une nouvelle gorgée tout en ne me quittant pas du regard.

— Crowley est certes un homme d’une grande intelligence, mais il n’a été tout au long de sa carrière que par trop imprévisible et inconséquent. Je vous déconseille donc de lier relation avec cet olibrius. Vous a-t-il remis un échantillon ?

— Il l’a fait, oui.

— Hum… je m’en doutais. Et en avez-vous usé ?

— Je dois vous avouer que j’en ai effectivement éprouvé les effets, mais ils se sont révélés assez traumatisants. Aussi je me suis empressé de me défaire de la boîte en la précipitant dans la Tamise. Il est seulement à espérer que les poissons n’auront pas l’idée de l’ouvrir pour s’oindre les écailles avec son contenu.

Le vieil homme parut soulagé.

— C’est ce que vous aviez de mieux à faire, mon cher. Voyez-vous, le pouvoir de cette drogue fait partie de ces secrets qu’il importe absolument de tenir à l’écart. Il serait catastrophique qu’une telle substance tombe entre les mains d’individus mal intentionnés. Au reste, Crowley n’aurait jamais dû vous la délivrer sans préparation spécifique. Vous avez parlé d’« effets traumatisants ». J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave !

Je bus d’une traite mon verre de porto et m’allumai une cigarette, dont j’aspirai à pleins poumons la fumée avant de l’expulser en d’esthétiques volutes bleues vers le plafond en stuc de la brasserie.

— Dr Kirkby, votre attention me touche, mais soyez sans crainte ! Je ne me suis jamais senti de toute ma vie aussi incarné qu’en cette superbe journée de printemps ! J’ai la sensation depuis peu d’avoir pris pleinement conscience de la valeur de mon existence, faite de chair, de larmes et de sang.

— À la bonne heure, Singleton ! Je peux donc partir l’esprit en paix. Au fait, avant mon voyage pour la Hollande, vous désiriez me consulter à propos d’un sujet qui vous préoccupait. Voulez-vous que nous en discutions dès mon retour du Sussex ?

Je fus tenté un instant d’accepter sa proposition et de m’ouvrir à lui, mais j’y renonçais presque aussitôt. La seule personne que je croyais en mesure de me comprendre était l’intrigante jeune femme rencontrée au York Hotel. Il me fallait absolument revoir Eva Fortunato, hors la présence de Crowley bien sûr, afin de lui poser toutes les questions que je n’avais osé lui adresser lors de ma visite. Cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais j’étais appelé à la revoir. J’en avais l’intime conviction.

— Ce n’est pas nécessaire, répondis-je. Je crois avoir trouvé les réponses que je cherchais.

— Eh bien, dans ce cas, vous ne m’en voudrez pas de vous abandonner ! Je ne doute pas que nous nous revoyions un de ces jours. Et n’oubliez pas de transmettre mes amitiés à ce cher Trelawney !

Il ramassa sa casquette et, après m’avoir adressé un léger salut de la tête, il chemina d’un pas guilleret vers la sortie.

Tandis que je l’observais traverser la place en direction de la gare Victoria, j’étendis mes jambes sous la table. Puis, glissant la main dans ma poche de pantalon, j’en fis jaillir la petite boîte en carton, que je posai près de mon verre.

J’avais menti sur ce point au Dr Kirkby. En réalité, trois semaines plus tôt, au dernier moment, je n’avais pu me résoudre à me débarrasser du redoutable onguent. Heureusement me dois-je d’ajouter, car il est vrai que j’étais loin encore d’en avoir expérimenté les effets les plus saisissants.

1- Après la loi du 17 août 1935, qui prohibait la pratique de la franc-maçonnerie, l’interdiction fut peu à peu appliquée à toutes les sociétés secrètes. En 1937, les loges de l’OTO (Ordo Templi Orientis) furent dissoutes, en même temps que de nombreux autres ordres initiatiques. (N.d.É.)