IV

Où l’on retrouve
 l’inspecteur Harold Staiton

Inutile de préciser que, pour James comme pour moi, il fut désormais impossible de fermer l’œil de la nuit. La vue du portrait de l’assassin de Bertram Auber-Jones avait eu sur nos cerveaux l’effet d’un coup de tabac. Une seule et unique question nous occupait sans relâche : pouvait-on réellement envisager la possibilité qu’une momie décidât un beau jour de se relever de son sarcophage, d’entreprendre le voyage jusqu’à Londres et d’expédier ad patres un individu qui, à première vue, ne lui avait rien demandé ?

Passé l’effet de surprise qui l’avait étreint en découvrant le visage de Flaxman dans le journal, mon camarade, fidèle à son esprit pragmatique, ne pouvait s’empêcher de voir dans tout cela une farce au goût plus que douteux. Mais dans ce cas, qui tirait les ficelles ? Et dans quel but ? Les Patterson avaient-ils combiné eux-mêmes la disparition du cadavre embaumé pour faire de la publicité à leur entreprise ? Pourtant, si leur nom venait à être jeté en pâture à la police et aux journalistes, ils risquaient de figurer au titre de principaux suspects dans cette invraisemblable affaire.

Quant à imaginer, comme mon camarade en avança un instant l’hypothèse, que Stephen Flaxman ne fût pas réellement mort et qu’il eût passé plus de onze années en état de catalepsie, je rappelais que la chose en l’espèce était inconcevable. Car, quand bien même Flaxman aurait eu la mauvaise fortune d’être embaumé vivant, l’opération, en substituant plusieurs litres de fluide conservateur à la masse de liquide sanguin, n’aurait pas manqué de l’achever pour de bon.

En tout état de cause, il fallait à présent rassembler nos idées afin d’élaborer un plan de marche efficace. Notre enquête se révélait soudain d’une autre nature que prévue.

Juste avant les premières lueurs du jour, nous descendîmes dans la salle commune. La pension était encore plongée dans le sommeil, excepté du côté des cuisines où une vieille femme épluchait une montagne de légumes. Malgré l’incongruité de nos demandes à une heure aussi indue, celle-ci ne rechigna pas à nous apporter, outre une cafetière bouillante et quelques tranches de gâteau à la cannelle, une carte de la région et un indicateur des chemins de fer.

Notre présence à tous les deux n’était pas indispensable pour mettre au courant les Patterson de la parution du dessin dans la presse et s’attacher à éprouver leur bonne foi. Nous décidâmes donc que James se chargerait de cette mission. Il consacrerait la matinée à interroger Archibald, Nathaniel, ainsi que leur homme à tout faire, Mr Lubin, puis à examiner à la loupe, en quête d’indices, le pavillon extérieur et la crypte sécurisée. Enfin, ayant estimé qu’il n’était point superflu de parcourir les vingt petits miles séparant la cité de Swindon de celle de Witney, il tâcherait de rencontrer Betty Poulton, la cousine de Flaxman, dont l’adresse de l’époque figurait sur le certificat de décès.

De mon côté, il fut établi que je prendrais le premier train pour Londres afin de rencontrer David Bishop. Puisque ce dernier était le seul à avoir entrevu le présumé assassin d’Auber-Jones, l’urgence était de lui présenter le cliché pour qu’il certifiât que c’était bien cet individu, et non un autre, qu’il avait croisé le soir du meurtre.

Comme l’article de l’Evening Standard le laissait entendre, l’enquête sur la mort du jeune politicien mobilisait l’attention des plus hautes autorités du pays. Aussi, il n’était pas question d’agir seul et de manière irréfléchie. Avant toute chose, il me faudrait donc persuader l’inspecteur Staiton de me laisser interroger le dessinateur du portrait.

Une fois convenu de se retrouver dans l’après-midi à Montague Street pour faire le point sur nos progrès respectifs, nous levâmes le camp.

Dehors, le soleil venait de se lever, et une brume filandreuse flottait au-dessus des pavés. Mon compère, qui affichait une mine resplendissante malgré l’absence de sommeil, me déposa à la gare, puis repartit sans attendre en faisant vrombir sa Midget.

 

La locomotive, partie de Swindon à cinq heures trente-deux, entra en gare de Paddington à sept heures vingt précises. Le temps de me restaurer d’un énième café et de quelques beignets, j’empruntai la ligne circulaire du tube et décidai de descendre à l’Embankment plutôt qu’à Westminster, histoire de me dégourdir les jambes.

Au-dessus de Northumberland Avenue, une marée de drapeaux, d’écussons et de grandes bannières rouges et blanches, suspendues d’un côté à l’autre de la chaussée, formait un dais si fourni qu’on ne voyait plus le ciel que par endroits. Les décorations devaient être tout aussi luxuriantes dans les principales artères du quartier, autour des jardins de Buckingham Palace, de l’abbaye de Westminster, et sur tout le trajet qu’emprunterait le carrosse de George VI et de la reine Elizabeth à travers la capitale.

Malgré la petite pluie fine qui tombait depuis mon départ de Swindon, je cheminai le long de la Tamise et ralliai à pied l’édifice à toits pointus abritant le siège de la police métropolitaine et son département d’investigation criminelle, autrement désigné « CID », où exerçaient ses plus fins limiers.

Parvenu devant la cahute de l’officier de faction, je demandai à m’entretenir de manière urgente avec l’inspecteur Staiton. Puis, ayant traversé la cour et pénétré dans le hall principal du célèbre bâtiment, je fus invité à patienter.

Au bout d’une vingtaine de minutes, un agent nanti d’impressionnants favoris à la François-Joseph vint m’informer que l’inspecteur était accaparé par une réunion d’état-major et que, si je persistais dans mon désir de le rencontrer, il me faudrait encore attendre. Je n’avais guère le choix, aussi ne fut-ce qu’une heure et demie plus tard que je me vis convié à emprunter l’escalier menant au saint des saints. Quand j’arrivai devant le bureau du policier, la porte était entrouverte, laissant apercevoir Harold Staiton, le crâne entre les mains, qui considérait en grommelant une imposante pile de papiers posée devant lui.

S’étant enfin rendu compte de ma présence, l’inspecteur en civil me fit signe d’entrer. Il paraissait d’une humeur de dogue.

J’observais en m’avançant que les murs de la pièce avaient été repeints depuis ma dernière visite. De nouvelles ornementations avaient également été disposées, s’ajoutant à la kyrielle de portraits des anciens hauts-commissaires.

Surprenant mon regard, Staiton s’adossa à son siège, les bras ouverts sur le décor qui l’entourait.

— Eh oui, mon jeune ami ! Voici la récompense qui me fut octroyée pour la capture de cet infâme Thaddeus Babel1 : un mirifique badigeonnage des quatre murs et du plafond. Mais vous êtes pour beaucoup dans cette élévation sensible de mon cadre de vie. Sans vous et votre camarade, ce fou furieux serait encore en liberté… et les plâtres de mon bureau continueraient à s’écailler.

— Allons, vous vous moquez de moi, dis-je en prenant place sur la chaise en face du policier. C’est à vous et à nul autre que revient l’entière responsabilité de cet exploit. Votre clairvoyance, votre sens du devoir et votre réactivité ont été les ferments de la réussite dans cette enquête. Sans oublier votre légendaire bravoure !

Sous le déluge de flatteries, Staiton se détendit. Il ajusta sa cravate à petits pois autour de son encolure de taureau et afficha son plus beau sourire – ou ce qui, chez lui, en tenait lieu, la langue s’immisçant entre les dents trop grandes et trop écartées, et le double menton vibrionnant de concert avec les oreilles.

— À ce propos, je note que vous êtes venu seul. En général, vous ne vous quittez pas d’une semelle, vous et ce cher Trelawney.

Le pouce sous le menton, l’index soulevant exagérément le bout de sa longue truffe, l’inspecteur se concentrait pour tenter de tirer tous les développements possibles de cette pénétrante observation.

— Hum, hum ! J’en déduis que vous êtes sur une affaire sérieuse. Votre équipier est resté sur les lieux afin de mener les interrogatoires et d’examiner scrupuleusement la situation, pendant que vous êtes venu adresser à ce bon Staiton une requête des plus spéciales. En tout cas, je ne peux qu’approuver votre manière de faire. Se diviser les tâches de manière à être plus efficace, c’est du bel ouvrage !

Je souris à mon interlocuteur d’un air ravi. Malgré son côté soupe au lait, l’inspecteur ne manquait pas de ressource. De plus, il m’ouvrait une voie princière pour introduire auprès de lui le véritable motif de ma visite. Mais avant que j’aie pu ouvrir la bouche, le policier en civil avait déjà repris la parole.

— Malheureusement, Singleton, je crains de ne pouvoir vous être d’aucun secours. Je sors d’une réunion où se trouvait tout le gratin du Yard : le haut-commissaire, le chief constable du CID, le superintendant de la Section spéciale, et j’en passe. On exige dans les plus hautes sphères ministérielles des résultats rapides dans l’enquête qui nous occupe.

— L’affaire de Curzon Street ? C’est justement à ce propos…

— Comme si nous n’avions pas suffisamment de travail ici avec la mise en place des mesures de sécurité liées au couronnement ! Pensez donc ! Une armée de vingt-cinq mille agents, plus huit mille policiers auxiliaires, vêtus de neuf de pied en cap. Maintenant, avec cette affaire, c’est à peine si je croise encore ma femme de temps en temps.

Staiton désignait la masse de papiers accumulés sur son bureau et se saisit des premiers feuillets, tapés à la machine, les agitant devant lui entre ses gros doigts.

— Sacredieu ! Et le haut-commissaire qui comptait sur la parution dans la presse du portrait du coupable présumé pour voir enfin l’enquête avancer, le voilà servi ! Jugez par vous-même de la teneur des billevesées que nos hommes ont recueillies !

— Laissez-moi d’abord vous dire…

— Il y a là la transcription de toutes les histoires à dormir debout débitées à nos agents de la chambre d’information2 ou recueillies directement dans les postes de police depuis hier soir. Et encore, le dessin n’avait été rendu public que dans l’Evening Standard et le Star ! Ça va être pire maintenant que les journaux du matin l’ont à leur tour publié !

— Tout cela doit être effectivement très intéressant, mais…

— Intéressant ? Sans l’ombre d’un intérêt, vous voulez dire. Écoutez plutôt ce témoignage, au hasard : Margaret Mitchell, logeant à Caledonian Road, à Londres, nous informe que le portrait paru dans la presse pourrait bien être celui de John Badlam, le mari de sa sœur, qui a pour habitude, depuis que le démon de minuit a sonné le glas de sa moralité, de courir après les cocottes et les demi-mondaines dans les dancings de Mayfair. Écoutez encore cet autre : Mr Nesbitt, soixante-douze ans, habitant Grinstead, dans le Sussex, croit reconnaître le visage de Cassius Rotterfield, un ancien de l’armée des Indes reconverti dans les numéros de dressage de fauves. Ce dernier se serait rendu coupable en juillet 1935, lors de la représentation de son cirque itinérant dans le comté, d’un attentat aux bonnes mœurs sur la personne de Miss Nesbitt, encore jeune fille à l’âge de quarante-sept ans…

— Inspecteur…

— Tenez ! Celui-là, c’est le pompon ! Il est l’œuvre d’un certain Tobie Calberson, vénérable professeur en retraite de Lupus Street, à Pimlico, qui a fait le déplacement jusqu’au poste de Rochester Row à plus de onze heures cette nuit pour déclarer… Déclarer quoi ? Je vous le donne en mille…

À dire le vrai, cette manie de ne pas me laisser placer un mot était crispante, mais, connaissant l’humeur explosive du policier, je pris mon mal en patience en allumant une cigarette. Le cas échéant, je me tenais prêt à dégainer la photographie de Flaxman, que James m’avait confiée avant de nous séparer.

— … Eh bien, qu’à titre de spécialiste du règne de Richard III, Mr Calberson était fier d’épauler les zélés serviteurs de l’ordre public en les instruisant que le croquis publié lui paraissait comporter de nombreux traits de ressemblance – surtout le nez et l’arc des sourcils – avec celui de Graham Grant, mort en 1491, l’un des plus fidèles conseillers du duc de Clarence, le frère de Richard, dont une représentation en pied orne l’un des murs de la National Gallery.

L’inspecteur Staiton fut traversé d’un tonitruant éclat de rire.

— Un vétéran de la guerre des Deux-Roses. Avouez que ça ne manque pas de sel ! Même les déclarations les plus dignes d’intérêt ne débouchent sur rien. Pas plus tard qu’hier soir, on a signalé qu’un individu correspondant au portrait dessiné par Bishop avait été aperçu à plusieurs reprises la semaine dernière devant un bâtiment désaffecté du bord de la River, à proximité des Millwall Docks, dans l’île aux Chiens. Peine perdue. Quand mes hommes se sont radinés là-bas, ils n’y ont trouvé qu’un artiste en train de jouer du pinceau, et qui ressemblait autant à notre homme que moi à Rudoph Valentino. Autant vous dire que, vu l’humeur du haut-commissaire, j’ai préféré passer sous silence ce matin les deux tiers de ces dépositions.

— Je conviens que les témoignages que vous m’avez cités sont assez comiques, mais qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils sont tous sans fondement ? Parmi la quantité de ceux que vous avez collectés, il y en a peut-être un qui a un véritable lien avec l’affaire.

D’un seul coup, la figure de mon interlocuteur recouvra son sérieux. Il risqua un œil par-dessus son épaule, comme si une oreille indésirable était en mesure de capter ce qui allait se dire, puis il m’enjoignit d’un signe de me pencher plus près.

— Vous savez garder un secret, Singleton ?

— Heu… oui, je crois.

— Alors, écoutez ceci ! Bien qu’une dizaine d’agents travaillent en ce moment même à vérifier les moins grotesques de ces déclarations, nous avons cependant la faiblesse d’en repousser la plupart sans autre forme de procès parce que aucune, vous m’entendez, aucune ne permet de recouper la piste la plus sérieuse que nous avons décidé de privilégier.

— Et quelle est-elle ?

— Politique.

— Politique ?

— Vous n’ignorez pas que la victime, Bertram Auber-Jones, était un membre du parti travailliste. Brillant, appliqué, promis à un bel avenir, selon les dires de son entourage. D’ailleurs, il comptait briguer un poste de député aux prochaines élections à la Chambre des communes, dans une circonscription de l’ouest de la ville.

— Et alors ?

— Vous vous rappelez les événements de décembre dernier, peu après le discours d’abdication ?

Et comment, je me souvenais ! Même si, quelques jours plus tard, James et moi avions dû nous envoler pour le Continent, où l’on sollicitait notre concours dans une affaire du côté de la province de Galice, les incidents avaient été suffisamment graves pour marquer les mémoires. Juste après le discours d’abdication d’Édouard VIII, cinq cents Chemises noires de sir Oswald Mosley3 avaient défilé en faisant le salut fasciste devant le palais de Buckingham au cri de « Baldwin4 mort ou vif ! » et « Édouard sur le trône ! », et il y en avait eu autant devant la Chambre des communes. Le lendemain matin, le parti de Mosley avait organisé un vaste rassemblement à Stepney, dans l’East End, où leur chef avait prononcé une allocution musclée devant plusieurs milliers de personnes, exigeant que le peuple soit consulté au sujet de l’abdication. Des combats de rues entre fascistes et militants de gauche – travaillistes, communistes, anarchistes – s’étaient ensuivis, qui avaient fait de nombreux blessés. Parmi les commentateurs, les plus catastrophistes avaient craint pendant quelques jours le scénario d’une guerre civile.

— Auber-Jones a-t-il pris part aux émeutes ? demandai-je.

— Il ne semble pas qu’il y ait participé directement, mais ce qui est certain, c’est qu’il faisait partie, au sein de son camp, des plus virulents opposants aux idées extrémistes. À l’automne dernier, Auber-Jones s’était fendu de plusieurs articles dans les journaux à l’encontre de ce Mosley, évoquant le fait que dès octobre 1934, dans un discours au Royal Albert Hall, il avait ouvertement déclaré la « guerre aux Juifs ».

— Cela rend la tragique disparition de ce jeune politicien d’autant plus dommageable. Dans l’époque obscure que nous traversons, nous avons besoin de personnages au caractère trempé et attachés aux valeurs de démocratie et de liberté. Mais rien ne prouve pour autant que sa mort soit liée aux événements de décembre.

— C’est en tout cas ce que laisse entendre clairement le courrier anonyme.

— Le courrier anonyme ? répétai-je, interloqué.

— Hin-hin ! Il est parvenu dans les bureaux de Scotland Yard le surlendemain du meurtre, posté depuis le bureau de Poplar High Street, sur les Docks.

— Que disait-il ?

— Mot pour mot : « Auber-Jones est mort pour ses idées. »

— Mais la presse n’a pas fait état de cette lettre anonyme, que je sache.

— Pour sûr ! La consigne avait été donnée de ne rien dévoiler aux journalistes, tant à propos de l’existence du message que du tour politique que celui-ci faisait prendre à l’enquête.

— Avez-vous ce courrier ici ?

— Non, je l’ai transmis à sir Laurence Archer, inspecteur en chef à la Section spéciale. Bien que je n’aie aucune estime pour ce cancrelat, nos deux services ont reçu l’ordre de travailler conjointement. Archer a des hommes infiltrés dans l’East End, où l’Union fasciste de Mosley a ouvert plusieurs antennes locales. Leur connaissance du terrain aurait dû nous être profitable.

— Ce n’a pas été le cas ?

— Nenni. Raison pour laquelle le haut-commissaire a décidé de publier le portrait dessiné par l’ami d’Auber-Jones. Si réellement David Bishop a crayonné le coupable, alors, en révélant au grand public son visage, les informations récoltées devraient, en toute logique, nous aiguiller sur un individu en lien avec les mouvements extrémistes.

J’avais écouté les explications de l’inspecteur Staiton d’un air absolument consterné. Dans la presse, depuis une semaine, les rédacteurs avaient traité de l’affaire de Curzon Street sur le mode du fait divers. À de rares exceptions près, il n’avait pas été formellement établi de lien direct entre l’activité politique d’Auber-Jones, qui, à seulement trente-trois ans, n’était encore qu’un membre de l’ombre du parti travailliste, et sa fin tragique. Depuis les émeutes de décembre, le climat s’était sensiblement apaisé. Même si elles avaient eu pour effet de relancer les adhésions à l’Union fasciste dans les milieux populaires de l’East End – lors des élections au Conseil du comté de Londres, en mars 1937, le parti y avait rassemblé entre vingt et vingt-cinq pour cent des votes –, les scènes de violences, abondamment rapportées dans les gazettes, avaient surtout permis de détourner définitivement d’Oswald Mosley les politiciens aux opinions les plus libérales, qui avaient jusque-là manifesté à son égard une certaine sympathie ou, à tout le moins, une molle indifférence.

Surtout, si les positions antifascistes de la victime avaient motivé son assassinat, le rapport avec la disparition du corps momifié de Stephen Flaxman, dans le sous-sol d’une entreprise de pompes funèbres du Wiltshire, à quatre-vingts miles du lieu du drame, devenait de plus en plus obscur.

J’allumais une nouvelle cigarette en tentant de soupeser avec calme la situation. Je ne pouvais attendre plus longtemps d’informer Harold Staiton des véritables motifs qui m’amenaient dans son bureau, un samedi matin. Révéler au policier que le visage reconnu sur la photo des frères Patterson était celui du cadavre embaumé d’un ancien ouvrier des chemins de fer de la Western Railway, c’était le risque de m’entendre prononcer une fin de non-recevoir, peut-être même de me voir jeté hors de ce bureau avec perte et fracas. D’un autre côté, ne rien dire m’exposait dans un avenir très proche à une situation ingouvernable. Le meilleur parti était encore de jouer cartes sur table.

— Maintenant, si vous le voulez bien, il est grand temps que je me remette au travail. Vous saluerez Trelawney de ma part !

Alors que Staiton se replongeait déjà dans la pile de dépositions, je sortis la photographie de la poche de mon manteau et la lui plaçai subrepticement sous le nez.

Son visage se congestionna d’un coup, et le policier abaissa plusieurs fois sa mâchoire inférieure de manière convulsive, comme s’il manquait d’air. Puis il se mit à fouiller en toute hâte sur son bureau. Ayant trouvé ce qu’il cherchait, en l’occurrence l’original du portrait publié dans les journaux, il saisit avec frénésie le cliché et, les yeux à quelques centimètres des deux documents, il les considéra, médusé.

— Où avez-vous trouvé ça ?

— C’est ressemblant, n’est-ce pas ?

— Qui… Qui est ce type ?

— Son nom est Stephen Flaxman. Il a travaillé dans une usine à Swindon qui fabriquait des locomotives et des wagons de chemins de fer.

— Mais bonté divine ! Pourquoi n’avez-vous pas commencé par là ?

Le sang s’étant remis à circuler normalement, la figure de l’inspecteur avait presque recouvré un teint normal. Il me fixait à présent d’un œil avide, m’offrant dans un sourire crispé le spectacle de son impressionnante dentition.

— Alors ? J’attends la suite de vos explications.

— Pour l’instant, nous ne savons presque rien sur ce Stephen Flaxman. Si ce n’est qu’il est mort.

— Mort… ?

— Depuis onze années.

— Vous… Vous vous fichez de ma trombine ?

Cette fois, je crus bien qu’il allait s’étouffer. J’attendis qu’il eût dénoué complètement sa cravate et aspiré plusieurs grandes bouffées d’air avant de lui soumettre la copie du certificat de décès.

— En mars 1926 pour être précis, poursuivis-je. La dépouille a été embaumée par une société de pompes funèbres sise à Swindon et placée durant tout ce temps à l’intérieur d’un sarcophage, dans un parfait état de conservation. S’étant rendu compte que la momie avait disparu depuis plusieurs jours, les responsables de cette entreprise viennent de faire appel à nos services. Quand j’ai découvert hier au soir le portrait dans la presse, je suis aussitôt rentré à Londres pour vous alerter. James est demeuré dans le Wiltshire afin de recueillir des informations.

— Momie ? Sarcophage ? Parfait état de conservation ? maugréa Staiton en me retournant avec humeur le certificat. Je crains que vous et Trelawney ne soyez tombés sur la caboche !

— Regardez cette photo, inspecteur ! Ne s’agit-il pas du même homme que celui dessiné par Bishop ? Et cette marque-là, sur le cou, à la forme si particulière ? La similitude n’est-elle pas flagrante ?

— Qu’est-ce que vous trouvez flagrant, Singleton ? Qu’un macchabée se réveille onze ans après sa mort et s’en aille tranquillement commettre un assassinat ? J’appelle sur-le-champ le chef de la police de Swindon !

Staiton fit mine d’agripper le cornet acoustique de son téléphone, mais le geste manquait de conviction.

— C’est inutile. Il ne fera que vous confirmer que le bonhomme est décédé. Je vous ai présenté le certificat.

— S’il a avalé sa chique, comment diable voulez-vous qu’il ait tué Auber-Jones ?

— Cet après-midi, quand James nous aura rejoints, nous disposerons d’éléments qui permettront, je l’espère, de trouver une réponse à cette question. Mais au préalable, il est urgent de vérifier un point de la plus haute importance.

— Lequel ?

— Il faut soumettre cette photo à David Bishop pour qu’il nous confirme que c’est bien cet individu qu’il a vu sortir de chez Auber-Jones.

— Au point où l’on en est… Je me chargerai moi-même de cette tâche.

Le ton se voulait inflexible.

— Inspecteur, acceptez que nous nous y rendions tout de suite !

— Vous et moi ?

— Qui d’autre ?

— Mon jeune ami, vous semblez oublier que Scotland Yard est à même de se débrouiller sans le secours de vos lumières.

— Il va sans dire que, comme d’habitude, les honneurs d’un éventuel succès dans cette affaire vous échoiront de plein droit.

Je levai les yeux vers le plafond ripoliné, témoignage du précédent triomphe de mon interlocuteur, dans lequel je n’avais pas été sans tenir un rôle essentiel.

Le policier se frictionna si vigoureusement le sommet du crâne que je craignis un instant qu’il ne s’arrachât une touffe de cheveux.

— Quoi qu’il en soit, je vous l’ai dit, tout le monde est sur le pont dans cette affaire : le haut-commissaire, le CID, la Section spéciale. Un détective privé n’est pas habilité à participer à l’enquête officielle.

Sans attendre que le policier ait résolu le difficile cas de conscience qui agitait son esprit, je me levai et, tel un acteur sur la scène du Lyceum ou de l’Alhambra, la main posée sur la poitrine, j’adoptai mon accent le plus mélodramatique.

— L’Empire britannique se trouve à un tournant de son histoire. Qui sait si des événements terribles ne sont pas en train de se tramer dans l’ombre ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Le message anonyme adressé à Scotland Yard : « Auber-Jones est mort pour ses idées. »

Fixée à l’un des murs de la pièce, dans un magnifique cadre doré, une photographie prise au début des années 1930 représentait la famille royale. On y reconnaissait George V et la reine Mary, entourés de leurs enfants : le prince de Galles, futur roi Édouard VIII ; le prince George, duc de Kent ; le prince Albert, futur roi George VI.

L’index tendu vers la photo officielle, je poursuivis ma déclamation.

— Dans moins de cent vingt heures, George VI doit être couronné roi de Grande-Bretagne et des dominions, empereur des Indes et souverain des lointaines colonies d’au-delà des mers ! Et rien, je dis bien rien, ne doit empêcher qu’il en aille autrement !

Staiton se dressa sur ses deux jambes, les yeux rivés sur l’effigie de la famille souveraine.

— Crénom d’un chien, vous avez raison, jeune homme ! Aussi, je le déclare solennellement : moi, Harold Bernard Staiton, je vous accompagne de ce pas auprès de David Bishop afin que nous le questionnions ensemble au sujet de ce cliché. N’en déplaise au haut-commissaire, à l’inspecteur en chef Archer et tout le saint-frusquin !

— God save our gracious King ! entonnai-je.

De l’autre côté du bureau, le policier s’était figé au garde-à-vous.

1- Voir Le Diable du Crystal Palace, op. cit.

2- Scotland Yard avait mis en place en 1934 un numéro téléphonique, le « Whitehall 1212 », pour les appels d’urgence. En 1937, il fut remplacé par une information room que l’on pouvait joindre en composant le « 999 », numéro encore en usage de nos jours. (N.d.É.)

3- Fondateur de la British Union of Fascists (BUF). En 1936, il a épousé Diana Mitford, proche des milieux nazis, dans la propriété de Joseph Goebbels, ministre du Reich. Le témoin de la mariée était Adolf Hitler en personne. (N.d.É.)

4- Stanley Baldwin fut membre du parti conservateur et occupa à plusieurs reprises le poste de Premier ministre du Royaume-Uni. Lors de son dernier mandat, entre le 7 juin 1935 et le 28 mai 1937, il exerça sous l’autorité successive de George V, Édouard VIII et George VI. (N.d.É.)