VIII

Une étrange affaire

Les éléments d’information que mon camarade venait de livrer m’avaient mis la tête à l’envers et, passablement accablé, une fois les policiers partis, je n’avais nul autre dessein que de m’étendre sur le sofa et d’oublier pour quelques heures cette extravagante histoire.

Par chance, James m’épargna ce soir-là un fastidieux conciliabule. Ce qu’il avait négligé d’indiquer en présence de l’inspecteur, c’est qu’à peine rentré de son périple dans le comté de Wilt, il avait joint Mabel Pilgrim pour lui fixer un rendez-vous. Au programme : spectacle de music-hall au Gaiety Theater à Aldwych, dîner au prestigieux Simpson’s, dans le Strand, puis séance récréative au Dancing Saloon.

Nous n’avions pour ainsi dire pas dormi depuis la veille, et il fallait avoir la vitalité exubérante de James pour projeter d’aller faire le joli cœur sur une piste de danse jusqu’à tard dans la nuit. Autant dire qu’entre sa toilette dans la salle de bains et ses multiples essayages vestimentaires, je n’eus que le temps avant son départ de lui résumer en quelques phrases l’épisode de la lettre anonyme et la conviction de Staiton à propos de l’implication des Chemises noires dans le meurtre d’Auber-Jones. Ensuite, sur les coups de sept heures et demie, il quitta comme une flèche l’appartement, vêtu d’un complet de flanelle couleur havane de la plus belle coupe et chaussé de souliers deux tons.

Le seul événement notable de la soirée fut, peu après huit heures, l’appel téléphonique d’Adam Pupper. Il tenait à m’informer qu’il venait de mettre la main sur deux nouveaux articles, datant respectivement de 1901 et 1903, à même de jeter quelque lumière sur l’éclatement de l’Aube dorée.

Je le remerciai avec ardeur, convenant de passer récupérer les articles le lendemain à six heures de l’après-midi au Flying Carpet, un pub de Fleet Street. Mais, avant de raccrocher, je ne pus m’empêcher de quérir son aide pour une autre besogne. Car, quoi qu’en pensent James et l’inspecteur Staiton, je ne pouvais me résoudre à l’idée que la meilleure théorie pour expliquer la réapparition de Flaxman était celle d’une simple et banale ressemblance entre cousins. Aussi, je mandai au jeune pigiste du Star de m’avertir si, au hasard de sa collecte journalière de faits divers dans la métropole londonienne, l’écho d’événements inexpliqués ou insolites survenus dans les morgues, entreprises de pompes funèbres ou autres lieux de villégiatures post obitum parvenaient jusqu’à lui ces prochaines heures.

Après quoi, m’étant rassasié d’un bol de bouillon et d’un de ces sandwiches artistement composés par Miss Sigwarth, je repris place sur le divan en velours d’Utrecht, cet autre fidèle compagnon qui, lui, ne me laissait jamais en plan, et j’employai le restant de la soirée à mon étude sur les activités secrètes des membres de l’Aube dorée.

Je lus ainsi pendant des heures Les Trois Imposteurs, chef-d’œuvre de la littérature britannique, subtil et intrigant roman par nouvelles de l’auteur du Grand Dieu Pan, où, dans un style faisant songer aux Nouvelles Mille et Une Nuits de Stevenson, Arthur Machen avait, paraît-il, distillé quelques références à certains personnages charismatiques de l’obscure confrérie. Car si à la parution en 1895 l’écrivain n’avait pas encore intégré l’ordre, il était manifestement au courant de son existence par l’intermédiaire d’Arthur Edward Waite, rencontré dans la salle de lecture du British Museum en 1887. Waite avait rejoint l’Aube dorée dès 1891, avant d’en devenir l’un des principaux grands maîtres au début du XXe siècle.

Ensuite, je me saisis à nouveau du Frémissement du voile, l’autobiographie de William Butler Yeats, et savourai avec délectation quelques passages, en particulier le chapitre où l’auteur racontait son séjour à Paris chez MacGregor Mathers et son épouse Moina. Dans leur nouvelle villa du 87, avenue Mozart – où ils avaient également déménagé le siège du temple Ahathoor – aussi bien que dans les rues du quartier d’Auteuil, Mathers se prêtait à toutes les excentricités. Bien que Yeats doutât qu’il ait jamais vu les Highlands, ni même l’Écosse, son ami se plaisait à s’habiller en costume traditionnel, l’épée accrochée au tartan, des poignards cachés dans les bas, consacrant chaque dimanche à l’évocation des esprits.

Selon le poète irlandais, Mathers s’était en ce temps-là entièrement voué aux images et à leur langage. Il prétendait rencontrer dans la foule de la grande ville des supérieurs inconnus, maîtres invisibles d’essence spirituelle qu’il reconnaissait à cause d’un « choc qui était comme une décharge électrique au cœur ». Il avait aussi, semble-t-il, acquis la preuve qu’il n’était point victime dans ces cas-là d’une hallucination : « J’ai reçu la visite de l’un d’eux l’autre soir, je suis sorti avec lui et je l’ai suivi dans cette petite ruelle. J’ai trébuché sur le garçon laitier, et le garçon laitier s’est mis en rage en disant que l’homme qui allait devant avait déjà trébuché sur lui avant moi. »

Quelques-uns des membres de l’Aube dorée paraissaient avoir une expérience intime de la pratique de l’hallucination visuelle. Plus que jamais, il m’apparaissait que c’était la raison principale pour laquelle mon intérêt à l’égard de la confrérie ne s’était pas relâché depuis quelques semaines.

Telles étaient mes réflexions lorsque, l’esprit bercé par la prose de Yeats et de Machen, tard dans la nuit, je finis par glisser dans un lourd et profond sommeil, sans rêve, dont pas une fois je ne fus arraché avant le matin, malgré une position inconfortable.

C’est la voix de James – et un mal cuisant au niveau des cervicales – qui me réveilla vers onze heures. Mon camarade était installé dans le fauteuil, occupé à consulter un livre. Devant lui, sur la table, gisaient les reliefs d’un petit déjeuner.

— Je vois que tu as encore fait des folies cette nuit, dit-il alors que je me frictionnais la nuque en grimaçant. Quand je suis rentré à l’aube, il y avait une jeune fille en pleurs couchée devant notre porte, et une autre en bas sur les marches du perron. Bourreau des cœurs, va !

— Je t’en prie, Jim ! Épargne-moi tes sarcasmes dès le matin ! J’ai le dos en capilotade. Comme si j’avais dormi sur une planche à clous. Il reste du café ?

— Je t’en ai laissé un fond, ainsi que quelques rôties beurrées et de l’omelette au bacon. Je n’ai pas très faim. Faut dire que j’avais déjà bequeté dans un grill-room de Holborn, en revenant de raccompagner l’exquise Miss Pilgrim.

— La soirée fut bonne, j’imagine.

— Merveilleuse ! Nous avons échangé un languissant baiser au pied de la cathédrale St Paul.

— Déjà ?

— Eh ! Nous en étions à notre quatrième rendez-vous. L’amour, le vrai, ne supporte pas de tergiverser, Andy. Quand bien même, c’est cette fille qui s’est jetée sur moi. Un véritable volcan !

Tandis que je m’étais redressé sur le bord du sofa et m’apprêtais à me verser une tasse de café, j’observai avec étonnement le volume ouvert sur les genoux de mon acolyte. Il arborait la même reliure en cuir que celui rapporté la veille de Swindon et que l’inspecteur Staiton avait saisi d’autorité.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? m’enquis-je.

— Je travaille sur notre enquête, pardi ! Est-ce que tu crois que les choses vont avancer toutes seules ? Plus précisément, je continue d’étudier le registre des Patterson.

— Je croyais que Staiton te l’avait confisqué.

— Rappelle-toi, j’ai dit que j’en avais rapporté deux. Le livre que je lui ai abandonné était celui où les noms des visiteurs de la crypte étaient consignés. Je l’avais posé au pied du fauteuil. Quand l’inspecteur m’a réclamé le registre, je n’ai eu qu’à tendre le bras pour procéder discrètement à la substitution. Hop, hop ! Et passez muscade ! De toute façon, vérifier l’identité de tous ceux qui ont visité la chambre des morts n’aurait été qu’une perte de temps. Quelle que soit la manière dont Sam Holland, ou n’importe qui d’autre, s’est introduit dans les lieux, il n’a sûrement pas pris la peine de laisser derrière lui son nom et son adresse.

Malgré la douleur lancinante qui me maltraitait le haut du dos, je ne pus m’empêcher de sourire en songeant à la roublardise dont avait fait preuve mon camarade.

— Et puis, reprit-il, c’est surtout celui que j’ai entre les mains, ou plutôt l’original, dont paraissait se soucier le mystérieux voleur. S’il a pris la peine d’en prélever un feuillet, il doit y avoir une raison.

— Justement, tu as trouvé quelque chose ?

— Comme je te l’ai dit, ce n’est qu’une litanie de noms et de lieux de sépulture, la liste de tous les hommes et femmes embaumés par les Patterson depuis des lustres. Les dates remontent jusqu’au début des années 1910. À l’époque, c’était encore leur vieux qui tenait boutique.

— Tu as toi-même fait la remarque que le feuillet arraché était celui où se trouvaient inscrits les défunts récemment momifiés.

— Affirmatif. Il s’agit des embaumements effectués depuis septembre 1936. À force de la lire et relire, je la connais par cœur, cette liste. Elle répertorie environ une vingtaine d’inhumations, effectuées sur l’ensemble du territoire : Salisbury, Bath, Southampton, Cardiff, Stratford, Amersham, York… et Londres, bien sûr ! Ah çà ! On peut dire qu’au fil des ans, les bougres ont essaimé leurs macchabées dans la plupart des cimetières du pays.

Je terminai le contenu de ma tasse en essayant dans ma tête d’emboîter les unes avec les autres les différentes pièces de notre puzzle : le cadavre de Stephen Flaxman qui se volatilise dans l’établissement des Patterson, le meurtre de Bertram Auber-Jones dans son appartement de Curzon Street, la disparition du portrait de Cecily, le courrier anonyme, et maintenant le feuillet arraché. Quel sens fallait-il donner à tout cela ? Était-on seulement certain que ces événements avaient un quelconque lien ?

— Il y a trop de choses qui nous échappent encore, déplorai-je en approchant de ma bouche les restes d’un gâteau à la carotte tout en essayant de ne pas en disperser sur le tapis. Ce qu’il nous faudrait, c’est un élément dont nous soyons absolument certains, un point fixe à partir duquel nous pourrions avancer sans nous égarer.

James me lança un coup d’œil étonné.

— Mais nous l’avons ce point fixe. C’est sans nul doute possible ce Sam Holland dont m’a parlé Betty. Avec lui, beaucoup de zones d’ombre s’éclairent d’une lumière radieuse. En particulier, la raison pour laquelle David Bishop, en établissant le portrait du tueur présumé, a croqué le visage d’un homme mort il y a onze ans. C’était la frimousse de Holland qu’il a dessinée, non celle de Flaxman ! Le premier s’est fait passer pour le cadavre du second. Il a même contrefait la tache noire qu’il portait à son cou.

— Cette théorie me paraît tout à fait saugrenue.

— En quel honneur ?

— Peux-tu m’expliquer pour quelle raison Sam Holland se serait évertué à dérober, malgré toutes les difficultés que cela comporte, le corps embaumé de Flaxman, avec lequel il entretenait une similitude physique tellement frappante, pour ensuite aller commettre un meurtre sous l’apparence de son défunt cousin ? Il était inévitable que leur ressemblance mît incontinent la police sur ses traces. Beaucoup d’efforts pour peu de chose, tu en conviendras. Non, vraiment, cela n’a aucun sens.

— Et que fais-tu de la piste privilégiée par la police ? Même si j’aime à me payer la tête de notre cher inspecteur, il semble que sa thèse des mouvements extrémistes ne soit pas si ridicule. Après tout, la missive que le Yard a reçue allait très clairement en ce sens.

— Les partisans de Mosley ont très bien pu envoyer le courrier après coup, exploitant le drame pour provoquer gratis une belle agitation en haut lieu, à quelques jours du couronnement.

— Ne me dis pas que tu persistes dans ton idée que Flaxman s’est réveillé d’entre les morts !

— Ma conviction intime, c’est qu’il ne faut pas exclure l’éventualité que nous soyons confrontés à quelque chose d’unique, de prodigieux, qui dépasse l’entendement humain.

— Comme tu y vas ! Et qu’est-ce que ta conviction intime nous propose de faire ?

— Je crois qu’il importe que nous élargissions notre champ de prospection. Quand des événements comme ceux auxquels nous sommes peut-être confrontés se produisent, ils ne sont pas sans causer des remous alentour.

— D’accord, Andy ! Mais peux-tu me traduire cela en termes intelligibles ?

— Il a dû survenir récemment d’autres faits singuliers, des accidents inhabituels auxquels personne n’a prêté grande attention, mais qui sont en réalité essentiels pour pouvoir déchiffrer l’ensemble de cette énigme. À nous de les débusquer !

Entre nos deux bureaux, sous la fenêtre donnant sur Montague Street, j’avisai plusieurs piles de quotidiens. Quelques jours auparavant, James les avait remontés de la réserve de Miss Sigwarth pour se mettre en chasse de nouveaux exploits. C’était toujours ainsi qu’il agissait entre deux enquêtes, en plus de décacheter avec impatience tout le courrier qui nous était expédié, dans l’attente d’une affaire prometteuse. Si, en ce qui me concernait, il me suffisait de m’immerger dans les mystères livresques – n’ayant point besoin de les vivre, ces aventures, loin s’en fallait –, pour mon associé, en revanche, l’action primait toujours l’imagination. Il est vrai que, depuis l’épouvantable affaire du « Garçon coiffeur chauve », lequel avait contracté la déplaisante manie de scalper ses clients, et celle non moins piquante du « Saigneur de Paternoster Row », James n’avait eu que trop l’occasion de ronger son frein ces trois dernières semaines. Seule la pratique intensive de la nage aux bains de St Marylebone, à défaut de pouvoir piquer une tête dans les eaux de la Serpentine, ainsi que quelques cours de jiu-jitsu à Regent’s Park, lui avait permis d’entretenir sa forme physique ainsi que son moral.

Je me levai et ramenai sous le bras une grosse quantité de journaux parmi les plus récents, profitant de mon passage près de mon bureau pour saisir le paquet de cigarettes.

— Épluchons déjà ceux-là, veux-tu ? dis-je en lançant à James la moitié des exemplaires. Il doit exister d’autres événements à mettre en corrélation avec notre affaire.

Nous avions sous les yeux des éditions du Times, du Star, de l’Evening Standard et du Daily Express, plus quelques Daily Sketch et Westminster Gazette.

— Comment établir un lien ?

— Je ne sais pas. C’est peut-être écrit dans le marc de ton café.

Il feignit de contenir son courroux en engloutissant d’une seule bouchée ce qui restait sur le plateau. Ensuite, il commença à faire le tri parmi les quotidiens que je lui avais remis.

— Nous sommes le dimanche 9 mai, repris-je en allumant une cigarette, et le meurtre d’Auber-Jones a été commis le 28. Commençons par consulter les journaux parus entre ces deux dates.

J’optai pour l’Evening Standard du vendredi 30. Quant à mon camarade, il plongea le nez dans l’édition du Times du lundi 3 mai.

— C’est toi qui me parlais d’Aleister Crowley l’autre jour, remarqua-t-il après quelques minutes d’un silence studieux.

— C’est exact.

— Eh bien, le journaliste indique que ton hurluberlu, de retour à Londres depuis peu, a causé un scandale dans le restaurant du Langham, le palace où il était descendu en compagnie d’une jeune Sud-Américaine. Passablement éméché, le soi-disant mage a incité sa compagne à se livrer à un numéro d’effeuillage vestimentaire tout à fait dépravé à l’heure du souper. La direction les a sommés de quitter sur-le-champ l’établissement. Aux dernières nouvelles, lui et sa cavalière ont plus modestement posé leurs valises au York Hotel, à Berners Street, où ils comptent demeurer jusqu’à la veille du couronnement. Crowley aurait en effet clamé à qui voulait l’entendre qu’il ne souffrirait pas de voir ce jour-là tous les yeux tournés vers un autre que lui et qu’il trouverait asile sur le Continent.

Je gloussai en essayant d’imaginer l’air ulcéré des voisins de table de l’ancien membre de l’Aube dorée, puis nous reprîmes le dépouillement de nos piles de journaux. Malheureusement, hormis les traditionnels drames familiaux, les règlements de comptes parmi les malandrins des bas-fonds de l’East End, les outrages scabreux perpétrés par de vieux nobles gâteux et les crimes raffinés entre gens de la haute société, nous ne trouvions rien à nous mettre sous la dent.

Une fois terminé un exemplaire, nous le jetions sur le tapis et le remplacions aussitôt par un autre. Sans plus de résultats. Au terme de plus de deux heures d’épluchage systématique de la rubrique « Faits divers » des quotidiens de ces onze derniers jours, force était de convenir que nous en étions pour nos frais.

James avait fini par trouver mieux à s’occuper. En sifflotant, il recueillait une à une les miettes de toasts dispersées sur son chandail en les collant au bout de son index.

— Nous devrions élargir le champ de notre recherche, insistai-je en allant chercher sous la fenêtre un nouveau tas de journaux. Essayons avec la presse d’avant le 28 avril !

— Bonne idée ! maugréa-t-il. Je te regarde faire.

J’avais consacré une demi-heure supplémentaire dans la lecture de plus en plus expéditive des divers échos et entrefilets, lorsque mon attention fut attirée soudain par le titre d’un court article, au bas d’une page.

— Écoute ça ! C’est dans le Daily Express du 26 avril :

« DOUBLE MORT DANS BETHNAL GREEN. Le cadavre de Roger Sparrow, 44 ans, sans emploi, a été découvert samedi 24 avril, en fin de journée, dans son appartement du 8 Old Nichol Street, la gorge férocement broyée. Le corps du coupable présumé, Lester Sparrow, 37 ans, qui vivait sous le même toit que son frère aîné, a été retrouvé quant à lui un peu plus tard dans la nuit. Son cadavre gisait le long d’une ruelle, à presque deux miles de son domicile. Selon le chef de la police de la division J, il ne fait aucun doute que Lester Sparrow a étranglé son aîné sous l’emprise de la démence, laquelle seule permet d’expliquer l’incroyable force déployée, avant de s’enfuir et de succomber quelques heures plus tard à une embolie cérébrale. »

— Je te concède que cela est assez pittoresque, mais quel rapport vois-tu avec notre affaire ?

— La « gorge férocement broyée » ! me récriai-je, ayant recouvré soudain l’enthousiasme. Exactement comme pour le crime de Bertram Auber-Jones. Lorsque nous avons interrogé David Bishop, hier après-midi, Staiton a précisé que le larynx et les vertèbres du jeune politicien avaient été complètement brisés, avec une rage peu ordinaire.

— D’accord, mais je te rappelle que, le 24 avril, la momie de Flaxman n’avait pas encore disparu. Sur ce coup, on ne peut pas la soupçonner de quoi que ce soit.

— Est-ce qu’on en dit plus dans d’autres éditions ?

Je décortiquai les exemplaires du Daily Express des jours suivants, mais l’enquête semblait avoir été vite expédiée, ce que nous confirma une notule dans l’édition du Times datée du 29 avril, que j’avais déjà feuilletée sans y prêter attention. L’autopsie des deux corps avait révélé que Lester Sparrow était responsable des nombreux traumatismes relevés sur la gorge de son frère, et le coroner, conforté par les résultats de l’enquête de voisinage, avait entériné la thèse de la crise de folie.

— Que fait-on à présent ?

— Donne-moi juste le temps de me rafraîchir le visage et de m’enduire la nuque de baume Elliman pour calmer mes cervicales. Ensuite, nous filerons vers Old Nichol Street. Il faut tâcher d’en apprendre davantage sur cette étrange affaire.

Un quart d’heure plus tard, alors que la douleur s’était dissipée, mais que le ciel se chargeait à nouveau de gros nuages noirs, le roadster filait vers son but, ralliant d’abord Clerkenwell Road, puis dépassant Old Street.

Situé à l’est de Shoreditch, Bethnal Green était un bourg populeux, surtout voué au commerce du bois et du cuir, où se succédaient les rues sans éclat et les immeubles vulgaires. À l’entrée de Bethnal Green Road, dans un remugle d’étable, nous fûmes pris au milieu d’un gigantesque encombrement de camionnettes et de fourgons à cheval. À plus de trois heures de l’après-midi, le marché aux animaux, installé sur les abords de la grande artère, avait fini de battre son plein, et les cages emplies de chiens, de cochons et de toutes sortes de volatiles étaient chargées par des bras vigoureux à l’arrière des véhicules.

En remontant vers Hackney Road, nous parvînmes quelques minutes plus tard dans Old Nichol Street. La rue était crasseuse, les murs des bâtiments noircis par le crachat fuligineux des manufactures voisines. Nous arrêtâmes la Midget devant l’adresse indiquée par le journaliste du Daily Express.

Le numéro 8 était affecté à un petit immeuble en pierre dont la couche de suie était un peu moins épaisse qu’ailleurs. Sur le côté, une ruelle sans jour d’à peine dix pieds de large conduisait à l’arrière de l’édifice, où languissait une vieille remise en tôles.

— Le coin est charmant, plaisanta James alors que nous retournions sur nos pas pour gagner l’entrée de l’immeuble.

Dans le hall, les noms de Lester et Roger Sparrow étaient inscrits sur une boîte aux lettres, nous faisant entretenir l’espoir que, plusieurs semaines après la tragédie, l’appartement n’avait pas encore été débarrassé.

Nous empruntâmes l’escalier, dont les marches n’avaient pas été lustrées depuis la dernière guerre. Les frères logeaient dans l’un des deux appartements du premier étage. Sur le bord du battant, les forces de l’ordre avaient naguère apposé un sceau en cire rouge qui se trouvait à présent rompu comme un petit pain du Christ.

James tenta de tourner la poignée, mais la porte était verrouillée.

— Un petit coup de lime dans la serrure, et le tour sera joué, dit-il en fouillant dans ses poches pour mettre la main sur son outillage d’aigrefin.

— Une minute !

Je m’approchai de l’entrée voisine, où un air de musique se faisait entendre. S’il y avait quelqu’un à l’intérieur du logement, cela comportait trop de risque de jouer les cambrioleurs.

— Sûrement un poste de radio, dit James pour me tranquilliser. Sur la boîte aux lettres, l’étiquette indiquait « Elizabeth Wisbeck ». Je te parie cinq shillings qu’il s’agit d’une adorable brunette aux yeux de gemmes.

— Et elle survit de menus travaux de couture en priant chaque matin que le prince charmant vienne frapper à sa porte.

— C’est ça ! D’ailleurs, j’y pense, elle pourrait nous être une source précieuse de renseignements.

— Non ! Attends…

Mais je n’eus pas le temps de retenir le geste de mon camarade. Il avait déjà frappé plusieurs coups contre la porte. Après un nouvel essai, celle-ci finit par s’ouvrir sur une dame d’un âge plus que canonique. Les cheveux aussi blancs que la craie, le visage fardé comme une majorette, les épaules enveloppées dans un pimpant châle en tissu bariolé, elle ausculta James d’un regard vitreux.

— Content de te voir, ma mie !

Il s’était jeté dans ses bras. La vieille eut quelques secondes de perplexité. Soudain, son regard s’éclaira.

— Percy ? C’est toi, mon p’tit ? Après toutes ces années !

— Pour sûr ! Qui voudrais-tu que ce soit ?

— Comme c’est gentil d’passer voir sa Grand-tante Elsie !

Elle parlait avec un accent du Yorkshire, truculent, teinté d’une nuance traînarde.

— Je t’reconnaissais pas sans ton uniforme. T’v’là donc rentré des Indes ?

— Je ne suis à Londres que pour quelques jours. Dès demain, je repars pour l’Hindoustan par le premier steamer. Laisse-moi te présenter Marmaduke, un copain de garnison.

Mrs Wisbeck me lança un regard canaille.

— Qu’ça m’fait de la joie, mes tourtereaux ! Mais entrez donc !

Comment James allait-il s’y prendre, à présent que la vieille poule l’avait pris pour un membre de sa famille ? Nous risquions d’en avoir pour des heures. Au moins, c’était à lui qu’il incombait de tenir le dé de la conversation.

Escortant notre hôtesse, nous pénétrâmes dans un petit appartement aux murs recouverts de papiers peints aussi vieux que le siècle. L’ameublement était chiche, mais le salon pour le moins coloré grâce à la pléthore d’oiseaux exotiques, plus d’une vingtaine, qui voletaient dans une immense volière. Pour couvrir les pépiements incessants des canaris et des perruches, le haut-parleur d’un poste de TSF braillait un air de sirtaki, donnant l’impression de se trouver à mille lieues de la grisaille de Bethnal Green et de ses cheminées d’usines.

Pendant que nous observions le décor autour de nous, elle avait sorti d’un buffet trois verres et une bouteille de bénédictine.

— Parle-moi d’l’Inde, Percy chéri ! enjoignit-elle en nous invitant à nous asseoir autour de la table. Fais-moi voyager ! J’ai si peu l’occasion d’sortir d’c’trou.

— Hé ! Comment te décrire la grandeur de ces contrées avec seulement des mots ? fanfaronna mon acolyte en vidant cul sec son verre de liqueur. Ah ! les Indes, les Indes, tatie !… ce sont avant tout les plantations d’indigo à perte de vue, les abricotiers et les cerisiers du Panjab, la fine poussière du lœss, le palais du vice-roi, le glapissement des langurs au coucher du soleil sur les flancs indomptés de l’Himalaya, le sauvage labyrinthe du Pamir, les fastes de Lahore et les sublimes vestales en sari de Bombay…

Je me retenais d’éclater de rire. James n’avait jamais mis les pieds dans cette partie de l’Empire, mais, à cette minute, il aurait pu donner le change à n’importe quel muscadin du Bureau des Indes.

— Ah ! l’Orient, l’Orient ! prononça plusieurs fois Elizabeth Wisbeck en levant les yeux vers le ciel derrière les carreaux. J’ai autrefois connu dans un tripot d’Piccadilly un attaché d’ambassade en poste à Pékin. Si j’lui avais mis la main au collet à c’lui-là, je n’aurais pas vécu la vie qu’m’a fait mener ton grand-oncle, ce ruffian. Paix à son âme, mais il perd rien pour attendre ! Dès qu’j’l’aurai rejoint là-haut, je t’promets que j’m’en vais lui rendre la monnaie de sa pièce…

— Dis-moi, on a bien failli se tromper il y a un instant, l’interrompit James. J’ai frappé à la porte de tes voisins, mais personne n’a répondu.

— Les frères Sparrow ! Ils risquent plus d’ouvrir, sont morts tous les deux ! Dans un coup d’folie, Lester a étranglé Roger. Plus tard, on a retrouvé son corps non loin de Farrington Road. Il serait tombé raide comme ça, en pleine rue, sous le coup d’l’émotion. C’était dans les journaux.

— Sans blague !

— C’est moi qu’ai alerté les flics. Des agents en uniforme sont venus m’interroger. Ceux du district, pas les gros pontes d’Scotland Yard. Ici, on les a pas vus ceux-là.

— Pourquoi les as-tu appelés ? Tu avais surpris quelque chose ?

— Seulement Lester lorsqu’il s’est enfui d’chez lui c’soir-là, avec un air bizarre. C’est p’têt’ c’qui pouvait lui arriver d’mieux de clamser, vu c’qu’il a fait. Un garçon plutôt effacé à part ça. Et gentil. Pas comme l’autre vicieux…

— Qu’est-ce qu’il avait le Roger ?

— Un moins que rien. Quand il s’est fait virer d’chez sa légitime, à Birmingham, il s’est rappliqué chez son frangin, et il en est jamais reparti. En plus, il arrêtait pas de s’ficher d’sa tête. Lester, c’était comme qui dirait une âme sensible. Il savait pas dire non. Mais cette fois-là, il s’sera pas laissé faire. C’est c’qu’j’ai dit aux policiers. Et c’est aussi c’qu’a retenu l’juge.

— De quelle manière gagnaient-ils leur vie tous les deux ? demandai-je en trempant mes lèvres dans mon verre.

— En quoi qu’ça t’intéresse, mon poussin ?

— Marmaduke raffole de ces histoires macabres. Un jour, il voudrait écrire un livre. Vas-y, Elsie ! Mets-lui-en plein les esgourdes !

Elizabeth Wisbeck me gratifia d’un nouveau coup d’œil concupiscent. Nom d’un pétard ! Cette femme avait l’âge de ma grand-mère Sarah !

— Ben, Roger, il savait pas faire grand-chose d’ses dix doigts. Vivait surtout au crochet des autres. C’t’hiver, il avait trouvé un boulot pas loin d’ici, au London Hospital. Mais le peu d’fric qu’il gagnait, il l’claquait au jeu. Il avait des dettes, à c’qui paraît.

— Il les remboursait comment ?

— J’en sais fichtre rien. P’têt’ qu’il comptait l’faire en vendant ses tableaux.

Elle eut un gros rire nasal qu’elle noya dans de l’eau-de-vie.

— Quels tableaux ?

— Aux dernières nouvelles, il s’était mis à l’art. Un matin, la semaine d’avant l’drame, j’l’ai croisé avec un drôle d’barda, comme en ont les rapins. En attendant, c’est un parent à eux qui hérite des meubles. Il devait passer vider l’appartement, mais visiblement l’a pas trouvé l’temps.

— Roger avait des amis ?

— Il les cachait bien alors.

— Et Lester, il s’occupait comment ?

— Travaillait comme comptable dans une fabrique de pâté en boîte, à Hackney. Ah çà ! Il était pas bêta. Paraît qu’avant qu’il s’installe ici, il y a cinq ans, il s’occupait d’spiritisme.

— De spiritisme ?

— Faisait tourner les tables, quoi ! V’là ! C’est tout c’que j’peux dire. Mais si vous en voulez des plus scabreuses des histoires, j’en ai une tripotée. Pas ça qui manque dans l’secteur.

— Hé, il est grand temps qu’on te laisse ! fit James en regardant sa montre. On est attendu à l’Amirauté.

Il se leva sans autre cérémonie, et je ne me fis pas prier pour lui emboîter le pas.

— À l’Amirauté ? Grands dieux ! Vous reviendrez m’voir, mes pinsons ?

— Sans faute, grand-tata ! À notre prochaine permission, je te le promets !

Parvenus sur le palier, je descendis quelques marches avant de m’arrêter en attendant que la porte de Mrs Wisbeck se fût refermée.

— Il faut pénétrer dans cet appartement, dis-je, le doigt pointé vers la porte des Sparrow.

— Pourtant, au vu de ce que nous a raconté ma douce aïeule, il ne semble pas subsister beaucoup d’incertitude dans cette affaire.

— Au contraire, je trouve qu’il y en a beaucoup trop. Le hic, c’est que Mrs Wisbeck risque de nous entendre trifouiller le verrou.

— Avec sa TSF et ses canaris, j’en doute.

James se rapprocha de la porte et appliqua l’une des lames de son couteau de poche multifonction dans la serrure, mais, malgré tous ses efforts, il n’obtint pas les résultats escomptés.

— Bernique ! C’est fermé à double tour. Je vais plutôt passer par l’arrière du bâtiment. D’après mes estimations, l’une de leurs fenêtres à guillotine doit donner à six ou sept pieds au-dessus du débarras aperçu tout à l’heure. En effectuant un triple salto arrière à partir de la toiture en tôle, je pourrai me rétablir facilement sur le rebord de la croisée.

— Je viens avec toi.

— Non, tu ne bouges pas d’ici. Dans moins de trois minutes, je t’aurai ouvert la porte.

Un quart d’heure plus tard, craignant que mon camarade n’ait été victime d’une complication, je m’apprêtais à descendre le rejoindre, quand j’entendis enfin le battant s’écarter.

Le visage et les habits barbouillés d’une infâme et pestilentielle matière verdâtre, James me fit signe de le rejoindre.

— Que t’est-il arrivé ?

— J’ai glissé sur un tas d’ordures dans la ruelle, et il m’a fallu en découdre avec un rat qui m’avait pris pour un morceau de cheddar. Je te laisse accomplir le tour du propriétaire, le temps de faire un brin de toilette. J’ose espérer qu’ils n’ont pas couper l’eau.

Les pièces de l’appartement, plus grand que celui de Mrs Wisbeck, étaient disposées selon un enchaînement différent. Un couloir sombre ouvrait à droite sur une chambre, puis un salon, et, à gauche, sur la salle d’eau, une autre chambre et un réduit où s’entassaient un tas de bibelots. Après un coude, le corridor donnait ensuite accès à la salle à manger – par la croisée de laquelle James avait surgi, à en juger par le châssis coulissant qui était remonté – et à une cuisine de taille modeste.

La décoration ne devait pas être le fort des deux frères, car l’agencement et le choix des meubles avaient été faits sans goût, et aucun effort d’embellissement n’avait été consenti depuis des années.

La seule pièce qui semblait d’un quelconque intérêt était le salon, éclairé par deux fenêtres distantes de quelques pas. Dans un coin, la partie la plus lumineuse – si tant est qu’on puisse qualifier l’endroit de la sorte –, se trouvait un chevalet à trépied sur lequel était placée une toile vierge, fixée sur châssis et prête à l’emploi. Près du chevalet, sur une tablette, du matériel en vrac était disposé, en particulier une palette, un assortiment de différents types de pinceaux et un choix de tubes de couleurs à l’huile, pour la plupart largement entamés. Mais, ce qui était à tout le moins étrange, c’est qu’on ne trouvait trace, sur aucun mur, ni nulle part dans tout le logis, du moindre tableau, achevé ou en cours d’exécution.

Un peu plus loin, à une dizaine de pas du trépied, était abandonné au beau milieu de la pièce un imposant fauteuil, en velours cramoisi, à qui l’on pouvait décerner sans balancer le titre de plus luxueux objet du foyer.

— As-tu découvert quelque chose ? dit James en me rejoignant devant le meuble.

Son visage avait retrouvé une apparence plus digne, et sa pelisse avait été frottée, mais il se dégageait de sa personne un entêtant fumet où s’entremêlaient les fragrances d’un parfum bon marché, dont il venait visiblement de s’asperger, et un insidieux résidu d’effluve de dépotoir.

— Tu as eu la main lourde avec le flacon d’eau de Cologne. Le résultat est saisissant.

— Hé, la vieille avait raison ! fit-il en désignant le fond de la pièce. Roger Sparrow paraissait s’intéresser de près à la peinture.

— Parlons-en. C’est bien le seul coin de l’appartement où l’on pourrait se croire dans l’antre d’un artiste, car pour le reste, les habitants n’avaient pas l’air de se soucier beaucoup des muses. Pas l’ombre du début d’un gribouillis nulle part. Et aucun objet qui soit le signe du moindre souci esthétique. Il n’y a que ce fauteuil qu’on serait tenté de sauver.

— Placé où il est placé, je me demande à quoi il pouvait servir. Il est possible que Lester aimait regarder le frérot badigeonner sa toile.

Ayant fait le tour de la bergère, mon acolyte s’y jeta de tout son poids.

— Hum ! L’assise est bonne, la garniture moelleuse et confortable.

James avait glissé ses doigts derrière le coussin et en avait extirpé un bout de papier, plié plusieurs fois sur lui-même.

— Les gars de la division J ne sont pas des cracks du ménage à ce que je vois. Il s’agit de la copie au papier carbone d’un récépissé de paiement. Et le montant est indiqué en toutes lettres… Mazette ! Cinq cents livres sterling !

Je considérai le billet à mon tour. Il était daté du 21 avril et contresigné par Roger Sparrow ainsi qu’un certain Reginald Forbes. Il portait en outre l’en-tête du Burlington Fine Arts Club.

— Pourquoi aurait-on cédé une somme pareille à un type comme Sparrow ? m’interrogeai-je tout haut en rangeant le papier dans ma poche.

— Ben, c’était peut-être un sacré barbouilleur en fin de compte. Ou alors il a eu la baraka aux cartes. En tout cas, s’il est indéniable qu’un truc pas clair se niche là-dessous, m’est avis que la double mort des Sparrow n’a pas grand-chose à voir avec notre enquête. Je crains que, cette fois, ton flair ne nous ait engagés sur le mauvais chemin.

Quoique James fût d’avis de quitter l’appartement illico, j’insistais pour accomplir une nouvelle inspection, ne serait-ce que pour vérifier que les cinq cents livres n’avaient pas été cachées quelque part. Mais, malgré une fouille appliquée, les lieux ne semblaient pas en mesure de nous en apprendre davantage, et je finis bientôt par me résoudre moi aussi à plier bagages.

Lorsque nous sortîmes de l’immeuble, il était déjà cinq heures et demie. J’avais donné rendez-vous à Adam Pupper à Fleet Street dans trente minutes. En nous dépêchant, nous pouvions encore arriver à temps.

— Direction le Flying Carpet, Jim ! Et essaie de ne pas traîner en route !

— Qu’est-ce qui te prend ? Envie d’une bonne pinte d’ale pour noyer ta déconvenue ?

— Avec beaucoup de mousse.

Le ciel s’était remis à la pluie. À partir de Cornhill et du quartier de la Bourse, la plupart des rues avaient revêtu de foisonnants festons, des écussons frappés des armoiries royales et des drapeaux aux couleurs de l’Union Jack.

Le pub se trouvait sur Ludgate Circus, coincé entre deux maisons du début du XVIIIe siècle. À travers les vitraux dépolis, je remarquai qu’il n’y avait pas encore grand-monde à l’intérieur.

La clientèle était composée de quelques chauffeurs de cabs, d’une poignée de journalistes et d’ouvriers des nombreuses imprimeries disséminées dans les ruelles, squares et cours qui s’ouvraient de chaque côté de l’artère, jusqu’au Temple.

Du premier coup d’œil, j’aperçus Adam Pupper, installé dans un box au fond de la salle, devant une grande tasse de chocolat chaud. Il était affublé de ses sempiternelles culottes de golf et ses conserves cerclées de bois, qui lui donnaient l’allure d’un apprenti poète.

Malgré son âge, Pupper n’avait pas son pareil pour récolter des informations sur tous les sujets possibles et imaginables, ne craignant pas d’écrémer dès la nuit tombée les quartiers les plus malfamés de la capitale afin de trouver matière à garnir sa page du Star en faits divers insolites et croustillants. Pupper était une sorte de chambre d’échos des activités furtives du Londres interlope. Il aurait été un collaborateur d’une valeur inestimable pour le Yard, mais – c’était pas de chance pour les limiers de la police métropolitaine – James et moi avions déniché les premiers cette perle rare.

Après avoir commandé nos chopes, nous rejoignîmes le pigiste.

— Alors, Pupper, toujours pas en âge de boire autre chose que du lait ? fit James en se projetant sur la banquette.

— J’ai eu mes vingt et un ans, Mr Trelawney ! C’est parce que j’ai du travail, un papier pour l’édition de jeudi dont il faut que je commence à rédiger le texte. À propos d’une affaire d’opium qu’on dit frelaté dans les fumeries de Pennyfields. Plusieurs clients seraient morts d’en avoir consommé.

— Bonjour, Pupper, saluai-je à mon tour. Vous avez les articles dont vous m’avez parlé hier ?

— Bien sûr, Mr Singleton.

Il fouilla dans la poche de son veston et en sortit plusieurs feuilles, surchargées d’une écriture d’écolier.

— Les voici. Je les ai recopiés avec soin. Normalement, vous ne devriez avoir aucun mal à me relire. Le premier date d’octobre 1900 et provient d’un journal du Yorkshire, le Bradford Observer. Comme vous le savez, l’Aube dorée avait ouvert une loge dans cette ville, le temple Horus, en 1888. L’auteur semblait relativement au fait de l’organisation de l’ordre, car l’article contient une liste des différents grades et évoque quelques-unes des cérémonies pratiquées…

Le jeune pigiste s’interrompit soudain pour humer l’atmosphère autour de lui, comme un chien d’arrêt le museau au vent. Non satisfait, il se souleva pour jeter un regard dans le box derrière lui, puis baissa la tête sous notre table.

— Vous ne sentez pas une odeur bizarre ? Comme un lointain relent de cloaque ? s’inquiéta-t-il alors que ses soupçons hésitaient à se porter à l’endroit de mon camarade.

La figure de celui-ci se brouilla un instant. Puis, après avoir avalé une généreuse lampée, il répliqua du ton le plus sérieux :

— La Fleet, une ancienne rivière, coule sous nos pieds. À présent, c’est un égout couvert, qui se jette dans la Tamise près du pont de Blackfriars. Mais les jours de pluie, il y a comme des remontées fétides.

— Ah bon ? se contenta de réagir le garçon, à moitié convaincu.

— Et le second article ?

— Il est paru en janvier 1903, je l’ai trouvé dans la salle des archives du London Gazette, où travaille l’une de mes connaissances. Il y est largement question du schisme de la confrérie et du déménagement du siège de l’ordre, quelques semaines plus tôt, du 24/25, Clipstone Street, non loin de Regent’s Park, au 36, Blythe Road, à Hammersmith.

— Je vous remercie de votre aide, mon cher Pupper. Sans vous, cette recherche aurait été par trop fastidieuse. Et pour ce que je vous ai demandé au téléphone concernant les incidents survenus dans les morgues ou établissements de pompes funèbres ?

— J’ai mené ma petite enquête, hier soir et ce matin, et, croyez-moi, je n’ai pas mégoté mes efforts. Mais il semble que ce soit le calme plat. Remarquez, ça n’a rien d’étonnant !

Désappointé, je malaxai le lobe de mon oreille gauche entre le pouce et l’index.

— Par contre, ça m’a fait me souvenir d’une histoire entendue dans un estaminet, près de la gare de Paddington, le week-end dernier.

— De quoi s’agissait-il ?

— Le type qui me l’a racontée travaille comme gardien de nuit au cimetière de Kensal Green. Le samedi 1er mai, lors de sa dernière ronde au lever du jour, il a remarqué qu’on avait tenté de déplacer la dalle en pierre d’une des tombes de son secteur, au centre de la nécropole. Bien qu’il tombât des cordes depuis l’aube et que la boue avait effacé les traces, il suppose que la crapule n’a pas eu le temps de terminer le travail. L’une des tournées d’inspection durant la nuit avait dû le faire déguerpir.

— Et évidemment, le témoin n’en a informé personne.

— Lui et son collègue ont été recrutés l’an dernier pour effectuer des patrouilles nocturnes parce qu’on avait déploré deux cas de profanations quelques mois auparavant. Comme il n’y avait aucune inscription blasphématoire sur la sépulture, il n’a pas jugé opportun de signaler l’incident, et il s’est contenté de remettre la plaque correctement.

— Le gardien avait-il noté une activité anormale cette nuit-là durant ses autres rondes ?

— Entre nous, s’il lève le coude pendant son service aussi prestement qu’il a englouti les trois pintes de stout que je lui ai payées au comptoir, je me demande déjà comment il a fait pour s’être aperçu qu’une pierre avait été bougée.

— Il ne vous aurait pas dévoilé le nom inscrit sur la stèle, votre soiffard ? intervint James.

— Pour sûr qu’il me l’a dit ! Je m’en souviens d’autant mieux que ça m’a fait penser à l’un de mes clubs de foot favoris, le Bolton Wanderers. Mon père est originaire du Lancashire, et, quand j’étais gamin, je passais toutes mes vacances d’été à taper la balle avec mes cousins, autour de Burnden Park. Bolton, qu’il s’appelait. Marcus Bolton.

Près de moi, James faillit s’étouffer avec un gorgeon de bière.

— Comment avez-vous dit, Pupper ?

— Marcus Bolton, monsieur.

À ces mots, mon camarade manqua de me déboîter l’épaule.

— Marcus Bolton, cimetière de Kensal Green ! Ce nom faisait partie de la liste, dans le registre des Patterson.

— En es-tu certain ?

— Autant que je peux t’assurer que le soutien-gorge de Mabel Pilgrim était rouge grenat.