I

Sur la route du Wiltshire

— Bon sang de bois, Jim, tu comptes nous trimballer encore longtemps comme ça ? tonnai-je, le visage cinglé par l’air vif, alors que nous roulions depuis près de deux heures déjà et que le soleil couchant venait de disparaître derrière un bosquet au feuillage incarnat.

En ce vendredi 7 mai 1937, plutôt clément jusque-là sur le plan des températures, la fraîcheur s’était abattue d’un coup, rendant l’habitacle du véhicule, ouvert à tous les vents, aussi agréable à vivre qu’un séjour en chambre froide. Les cités de Maidenhead, Reading et Newbury n’étaient plus qu’un lointain souvenir, et notre roadster avait quelques minutes auparavant traversé en fanfare le village de Baydon, dans le comté de Wilt.

C’était les premières paroles qui sortaient de ma bouche depuis une éternité. En fait, depuis que James, après m’avoir arraché du sofa où j’étais plongé dans la lecture d’Arthur Machen et de William Butler Yeats, m’avait entraîné dans la rue et propulsé sans ménagement sur le siège passager de la Midget PA.

Il va sans dire que, eu égard à nos différences de gabarit, toute tentative de résistance de ma part se serait soldée par un échec. Aussi, pour marquer mon mécontentement, avais-je fini par opposer à mon acolyte un silence absolu.

— Tu t’es enfin décidé à sortir de ton mutisme, se réjouit-il, les yeux masqués par d’énormes lunettes de pilotage et le haut du crâne heurtant la capote en toile à chaque cahot. Rassure-toi, Andy, nous n’allons plus tarder à arriver.

— Je présage que cette joyeuse escapade n’est pas sans lien avec une nouvelle enquête.

— Droit dans le mille ! Parmi tout le courrier que mézigue a épluché une grande partie de la journée, pendant que Môssieur lanternait comme à son habitude sur le canapé, une requête a particulièrement retenu mon attention. Elle était expédiée depuis la ville de Swindon, non loin de l’endroit où nous nous trouvons, par deux augustes citoyens répondant aux noms d’Archibald et de Nathaniel Patterson qui nous suppliaient de leur venir en aide.

— Taratata ! La dernière fois que ton intuition nous a jetés dans une affaire prétendue alléchante, on s’est retrouvés dans les fondrières des Cornouailles à traquer trois jours durant un corniaud daltonien qui rêvait de s’apparier avec la femelle Basset Hound du baronnet du coin.

— Tu conviendras que la rétribution était largement à la hauteur des efforts consentis.

— Et aussitôt dilapidée dans la salle des paris à Hampton Park et à Greenford.

— Hé ! C’est que j’ai un train de vie à satisfaire, moi. Toujours est-il qu’aujourd’hui je ne te fais pas déplacer pour rien. Les Patterson nous proposent vingt livres sterling rien que pour aller les écouter débiter leur laïus. Et cinq fois plus si l’on réussit dans notre mission.

— Cent livres sterling ? sifflai-je entre mes dents, alors que je luttais contre les courants d’air pour gratter une allumette.

— J’ai profité que tu t’étais enhardi à quitter quelques instants ton fichu canapé pour les appeler en catimini. Ils m’ont ardemment remercié quand je les ai avertis de notre arrivée.

— Ça m’apprendra à descendre réclamer un thermos de café à Miss Sigwarth. Et quelle captivante énigme ont-ils soumise à ton oreille charitable ?

— Une vague histoire de momie.

— Mais encore…

— Ils ont préféré rester évasifs au téléphone.

— Dois-je comprendre que tu n’en sais pas plus sur ce qui nous conduit à la nuit tombée parmi les lièvres et les troupeaux de moutons ? fus-je obligé de hurler pour couvrir les subites pétarades du moteur.

— Si fait !

Comme je venais de réussir à protéger d’un coup de vent la flamme d’une allumette, je la portai sans attendre au bout de ma cigarette et, aspirant avec délectation une profonde bouffée, je me sentis aussitôt ragaillardi par le goût âpre du tabac dans ma gorge.

— Archibald et Nathaniel Patterson, tu dis ? À Swindon ? C’est étrange, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu ces noms quelque part. N’empêche, il aurait été plus simple que tes nouveaux amis viennent nous exposer leurs déboires jusqu’à Montague Street. Cela aurait évité que tu m’interrompes dans mon travail de manière aussi éhontée.

— Ton travail ? Ah, excuse-moi ! Je n’avais pas remarqué que tu étais en plein labeur !

Faisant mine de n’avoir pas relevé le ton de raillerie de mon camarade, je serrai contre moi ma besace. Dans le feu de mon départ précipité, j’avais juste eu le temps de fourrer à l’intérieur deux des ouvrages que j’étais occupé à lire.

— Tu te souviens de la mystérieuse société qui avait mandaté Ashley Kirkby1 en 1898 pour entrer en relation avec Arthur Conan Doyle ? questionnai-je. L’auteur des Aventures de Sherlock Holmes a décrit cette mémorable rencontre au chapitre XV de ses Mémoires.

— Mouais, et alors ?

— Eh bien, je suis parvenu tant bien que mal à rassembler des bribes d’informations sur cette confrérie. Arthur Machen, l’un des meilleurs écrivains de ce pays, en a fait partie au début de notre siècle. De même que le poète William Butler Yeats, qui a obtenu depuis le prix Nobel de littérature, l’actrice Florence Farr, maîtresse de George Bernard Shaw, Constance Wilde, l’épouse du grand Oscar, Algernon Blackwood, Sax Rohmer, le créateur de Fu Manchu, sans compter Aleister Crowley, dont la presse à scandales a amplement rapporté les frasques ces dernières années. Cette société s’appelait l’« Ordre hermétique de l’Aube dorée », et je donnerais cher pour savoir ce que tous ces brillants cerveaux manigançaient ensemble.

— Ça nous fait une belle jambe ! Je te signale que ce ne sont pas tes investigations mystico-littéraires qui vont nous faire vivre. Nous tenons une agence de détectives et, à ce titre, nous sommes censés mener des enquêtes, des vraies, avec des crimes, des suspects et même, si ce n’est pas trop demander, des coupables en bonne et due forme. Au lieu de ça, tu végètes dans tes babouches, mon vieux. Montague Street ne te réussit guère en ce moment. Je dis qu’il est temps que tu te bouges un peu !

Sur ce point, je ne pouvais donner tout à fait tort à James. Je traînais ces derniers temps une mélancolie dont j’avais le plus grand mal à me délivrer. Il n’est pas contestable que mon tempérament a toujours été assez enclin à la neurasthénie, mais je crois en la circonstance que la mort d’Alice2, survenue après une série d’événements on ne peut plus tragiques, le 7 décembre 1936, avait eu sur mon esprit des répercussions dont j’étais loin de mesurer l’ampleur.

En particulier, je venais d’être la proie de plusieurs hallucinations étranges, prégnantes, déroutantes, totalement dépourvues de sens, mais qui m’avaient ébranlé au plus profond de mon être. Quelques-unes s’étaient produites durant mon sommeil, s’immisçant en plein milieu d’un songe avec lequel elles n’entretenaient aucune espèce de rapport, mais il était arrivé à trois ou quatre reprises qu’elles surviennent durant la journée, de manière subite et incontrôlée.

Alice Grey était sujette à des visions obsédantes, qui la laissaient sans force et désemparée. C’était elle-même qui me l’avait confié. Étais-je en droit de supposer que la jeune femme m’avait, sur son lit de mort, transmis cette troublante faculté ? Ou bien l’émotion suscitée par sa disparition m’avait-elle affecté d’une manière singulière, rendant opérante une disposition de l’esprit que j’avais en moi depuis toujours et qui ne se révélait que maintenant ?

Le mystère de ces hallucinations n’était pas étranger au fait que j’avais cherché récemment à renouer contact avec Ashley Kirkby. L’érudition qui était la sienne dans le domaine de l’Invisible, et qui nous avait sauvés naguère d’une situation ô combien périlleuse, aurait pu m’aider à y voir plus clair. Hélas, contraint de rallier le Continent pour quelques semaines, il s’était montré peu disert, et mon initiative n’avait eu pour résultat que de piquer à nouveau ma curiosité touchant son ancienne confrérie.

— Allez, pas d’inquiétude ! J’ai pensé à mettre ton pyjama et ta brosse à dents dans le coffre à bagages. C’est l’affaire d’un ou deux jours. Nous serons largement rentrés pour les festivités.

— Les festivités ? De toutes les façons, on aura du mal à y échapper. Les conversations ne roulent que sur ça. Même le bombardement de Guernica, en Espagne, ou l’explosion du zeppelin Hindenburg sont relégués au second rang.

— Moi, pour rien au monde je n’en raterais une miette, j’adore cette atmosphère de liesse. Et puis, c’est la première fois que je vais assister à un couronnement. On m’a dit qu’il y aurait des sultanes et des maharanés à tous les coins de rue… et aussi des gallons de bières ! God save our gracious King !

Je ne laissai pas d’admirer ce talent qu’avait mon compère de se sentir heureux partout, en toutes circonstances. L’univers semblait lui appartenir, et chaque situation de l’existence n’avait d’autre valeur pour lui que le plaisir et la dose d’émulation qu’elle était à même de lui procurer. Alors que nous avions gagné l’Angleterre depuis seulement cinq ans, on aurait dit que James, qui était né à Boston et possédait la nationalité américaine, avait passé ici le plus clair de son existence, roulant dans un coupé de style britannique, suivant avec passion la saison de football et de cricket, et capable de réciter par cœur le nom de tous les pur-sang alignés pour le Grand National. De la même manière, quand les nécessités de nos enquêtes nous conduisaient en des terres lointaines du globe, il en adoptait illico les us et coutumes, aussi folkloriques fussent-ils. Natif, en ce qui me concernait, de la province canadienne du Manitoba, et donc sujet à part entière de Sa Gracieuse Majesté, j’étais pourtant censé être davantage concerné que lui par l’événement.

De fait, les préparatifs du sacre du nouveau roi, le prince Albert, duc d’York, qui venait de monter sur le trône sous le nom de George VI, mettaient la capitale dans un état d’ébullition qui ne faisait que s’accroître au fur et à mesure que la date des cérémonies, prévues pour le mercredi 12 mai, approchait.

Il faut dire que la mort de son père, George V, le 20 janvier 1936, avait entraîné une grave crise dynastique. Le prince Édouard, son fils aîné, qui lui avait succédé et aurait dû être couronné au cours de l’année suivante, avait très vite été l’objet de vives critiques. Les autorités religieuses lui reprochaient sa romance avec Wallis Simpson, une Américaine deux fois mariée, en même temps que le gouvernement s’alarmait de la complaisance, pour ne pas dire l’admiration, qu’Édouard affichait de plus en plus ouvertement à l’égard du régime nazi. Quelques journalistes, relayant la presse étrangère, plus prolixe sur le sujet que la presse insulaire, avaient en outre rendu publics les liens embarrassants que Mrs Simpson entretenait de longue date avec de hauts dignitaires allemands.

Au soir du 10 décembre 1936, alors qu’il n’avait pas encore été couronné à l’abbaye de Westminster, Édouard VIII, sous la pression du Premier ministre, avait annoncé son abdication. Son discours à la radio avait été suivi, à la grande stupeur des Londoniens, de violentes manifestations d’extrémistes pour réclamer le maintien sur le trône du souverain. Mais au matin du 11 décembre, trois cent vingt-cinq jours seulement après son accession, Édouard avait bel et bien pris le chemin de l’exil, abandonnant le titre à son cadet, Albert le timide, qui souffrait d’un bégaiement prononcé et n’avait jamais été instruit dans l’art de régner.

Heureusement, depuis l’hiver, les tensions étaient retombées. Dans moins d’une semaine, George VI allait officiellement devenir roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, des dominions et des colonies, et ce n’était pas le meurtre retentissant, le 28 avril dernier, d’un jeune politicien du nom de Bertram Auber-Jones qui allait réussir à gâcher la fête.

Pendant que James continuait de fredonner le refrain de l’hymne national, la Midget aborda les premiers foyers de Swindon. Ici comme à Londres, des bannières et des festons avaient été accrochés partout aux fenêtres des maisons. Nous traversâmes une partie de l’agglomération, puis longeâmes ce qui, à la lumière des lampadaires, paraissait être l’enceinte d’un grand parc, avant de ralentir dans une rue portant le nom de Westlecot Road, au pied d’une imposante façade en briques et en bois d’inspiration gothique, coiffée de deux pignons crénelés.

Un dernier quartier de lune émergeait de temps à autre d’un amas de nuages sombres et menaçants, surgis de nulle part. Le temps était en train de changer, et la journée du lendemain risquait de ne pas se montrer tout aussi printanière.

Une fois le moteur coupé, James ôta sa casquette de pilotage, se repeigna avec la main pour redonner quelque solennité à ses cheveux dorés – qu’il entretenait avec soin depuis que le nouvel objet de ses assiduités, Mabel Pilgrim, rencontrée la semaine précédente dans un cinéma de Leicester Square, lui avait déclaré qu’il avait un faux air de Ralph Bellamy – et extirpa ses six pieds, trois pouces du roadster.

— C’est ici. Et avec ça, nous sommes pile à l’heure !

Des lettres d’or barraient l’une des deux grandes vitrines de la bâtisse, derrière laquelle s’amoncelaient, sur une cascade de velours noir, des urnes sculptées et des plaques en marbre :

PATTERSON & PATTERSON,

ENTREPRISE DE SERVICES FUNÈBRES.

1- Voir Le Fantôme de Baker Street, op. cit.

2- Voir Le Diable du Crystal Palace, 10/18, n° 4260.