VI

Dans les studios d’Islington

Les studios de la société de production Gainsborough Pictures étaient plutôt mal nommés puisque, loin de se trouver à Islington à proprement parler, ils étaient logés au nord du faubourg d’Hoxton, dans Poole Street, lovés entre New North Road et le Regent’s Canal.

Aménagés en 1924 dans une ancienne centrale électrique qui alimentait le métro londonien, les bâtiments étaient visibles de loin grâce à l’imposante cheminée en briques qui couronnait le bâtiment1.

C’était aux studios d’Islington qu’un certain Alfred Hitchcock avait commencé sa carrière au temps du cinéma muet. De 1922 à 1927, il y avait réalisé plusieurs longs-métrages dont le mémorable Cheveux d’or, variation sur le thème de Jack l’Éventreur, et il n’allait pas tarder à y tourner, à la fin de l’année, son célèbre Une femme disparaît.

Notre Austin Ripley se gara non loin de l’entrée. Après avoir franchi le portail au-dessus duquel s’étiraient en lettres jaunes le nom des studios, nous nous présentâmes devant le vigile, une grande gigue au visage sec comme une trique, qui, à la vue de l’uniforme du constable Royston, daigna extirper le brûle-gueule qui lui déformait la bouche.

Dans la cour, une demi-douzaine de camions de déménagement étaient stationnés en rangs, d’où des ouvriers se hâtaient de décharger du matériel.

— Inspecteur Staiton, de Scotland Yard. Cecily Teynham se trouve-t-elle dans les studios ?

— Sûr qu’elle est là, postillonna le cerbère.

— Nous désirerions nous entretenir avec elle.

— Désolé, j’ai ordre de n’laisser entrer personne d’extérieur.

— Vous préférez que je revienne avec un pouvoir émanant du haut-commissaire ? Ils sont sacrément pointilleux sur la sécurité en ce moment, à cause du couronnement.

— Vous fichez pas en rogne, ’specteur ! C’est que tout l’monde est très occupé là-dedans. Risquez d’être pas l’bienvenu.

— Ce sera l’affaire de quelques minutes.

— Moi, pour c’que j’en dis ! Miss Teynham, la trouverez sur l’plateau n° 3, dans c’te direction-là.

— Dites donc, il y a un sacré remue-ménage chez vous, ajouta Staiton en avisant les véhicules.

— M’en parlez pas. Ils ont fermé les studios d’Lime Grove, à Shepherd’s Bush. Paraît qu’y a d’l’eau dans l’gaz à la Gaumont-British2. Du coup, ils débarquent tout leur outillage ici.

Nous traversâmes la cour et pénétrâmes dans celui des bâtiments que le concierge avait pointé avec l’embout de son calumet. Une fois à l’intérieur, nous parcourûmes plusieurs galeries jusqu’à l’endroit recherché, facilement repérable à l’écriteau fixé au-dessus de l’entrée : « Studio n° 3. Défense de pénétrer à toute personne extérieure à l’équipe de tournage. » Quand nous eûmes poussé les battants, nous parvînmes dans une sorte de hangar grouillant d’activité, long d’environ cent pieds et large de soixante-dix.

Au fond, des projecteurs disposés en demi-cercle éclairaient un décor constitué d’énormes pans de murs censés figurer l’intérieur d’une gare de province, et percés de grandes baies à travers lesquelles des toiles peintes donnaient l’illusion de paysages rupestres. À gauche, derrière son comptoir de carton-pâte, on apercevait un cabotin en costume de guichetier qui, désœuvré, se tenait les bras croisés. Près de lui, installés sur une rangée de bancs en bois, un groupe de comédiens tuait le temps en grillant des cigarettes. Devant la scène, des assistants se pressaient autour de deux grosses caméras, l’une fixe, l’autre montée sur des rails, vérifiant que la pellicule était bien chargée dans les magasins et assurant les ultimes réglages des objectifs. Plus près de nous, des nuées de techniciens s’agitaient comme des abeilles dans une ruche.

Au milieu du brouhaha qui s’élevait jusque dans les cintres, une voix, dont je ne parvenais pas à identifier le propriétaire, tentait de faire régner un semblant de discipline.

Peu après que nous eûmes franchi le seuil du studio, un avorton d’à peine quatre pieds et demi de haut, un béret enfoncé jusqu’aux sourcils, sauta sur le policier en uniforme et s’agrippa à sa manche tel un roquet hystérique.

— C’est pas trop tôt. Ça fait vingt minutes que Mr Reiziger t’attend. Qu’est-ce que tu fabriquais, nom de Dieu ? Ils en mettent un temps au maquillage aujourd’hui.

— Veuillez lâcher cet homme, je vous prie, s’interposa Staiton, et indiquez-moi plutôt où l’on a des chances de trouver Cecily Teynham !

— Hé, papy ! Puisque tu le proposes si gentiment, va donc la prévenir dans sa loge que l’autre débile qui joue le flic est arrivé ! Il ne manque plus que les potiches qui font les voyageurs, et on va enfin pouvoir tourner.

À ce moment, les portes battirent avec fracas, et un flot de figurants, des valises et des sacs de voyage à la main, se déversa dans le studio, entraînant avec lui le freluquet et le constable.

— Où se trouve la loge de Miss Teynham ? fit Staiton à une armoire à glace affairée à enrouler un énorme câble électrique autour de son épaule.

Le machiniste se contenta d’émettre un vague grognement en désignant l’entrée d’un couloir de l’autre côté du plateau.

— Venez, Singleton ! Ce benêt de Royston saura bien se débrouiller seul.

Lorsque nous eûmes gagné le corridor, nous nous enquîmes à nouveau de l’endroit où demeurait l’actrice. Une demoiselle pressée, les bras débordant d’accessoires, nous indiqua sa loge d’un signe de tête.

Dès le premier coup frappé, une voix s’éleva derrière la porte :

— Entrez !

Je suivis Staiton à l’intérieur d’une pièce mal éclairée. Bien que je m’attendais à trouver Cecily Teynham entourée d’un véritable état-major – secrétaire, maquilleur, habilleuse –, l’actrice, qui nous tournait le dos, se tenait seule, installée devant sa table de toilette. Elle était vêtue d’une longue robe en velours noir. En reconnaissant le policier dans le reflet du miroir, la jeune femme fit aussitôt pivoter son siège dans notre direction.

— Inspecteur Staiton ? Quelle surprise de vous voir ici !

— Cela n’a pas été facile, Miss Teynham. J’ai perdu dans la bataille l’agent en uniforme qui m’accompagnait. Un jeune microbe me l’a pour ainsi dire kidnappé en le prenant pour un figurant.

— Humboldt ! C’est l’âme damnée de Reiziger, le metteur en scène. Vous avez eu de la chance, il ne laisse entrer personne dans le studio. Surtout en ce moment. On a pris du retard sur le plan de travail, et la production souhaiterait que le tournage soit achevé pour mardi, veille du couronnement.

Sur la coiffeuse étaient disposées deux photographies la représentant en compagnie d’un homme à la mise distinguée et la figure affable, sans nul doute Bertram Auber-Jones.

De l’autre côté de la pièce, appuyé contre un mur tapissé d’affiches de Gainsborough Pictures, un vieux sofa encombré de coussins était flanqué de deux penderies chargées d’une multitude de costumes de scène et de toilettes bigarrées.

Parmi les affiches, je reconnus celle du film Cerveau de rechange, que j’avais été voir au Rialto à l’automne précédent et où l’on pouvait admirer le grand Boris Karloff en personne.

— Nous disposons de peu de temps, enchaîna Staiton. J’ai cru comprendre que vous étiez attendue avec impatience sur le plateau. Mais avant de vous laisser vaquer à vos occupations, laissez-moi vous présenter Andrew Singleton, détective consultant, qui me donne un coup de main sur cette enquête.

— Je connais votre réputation, Mr Singleton, et vous sais infiniment gré d’apporter votre concours à la police.

Je m’avançai d’un pas pour mieux l’observer dans le halo tamisé des lampes de la coiffeuse. Elle s’était penchée vers l’une des photographies sur la tablette et effleurait du doigt la silhouette d’Auber-Jones.

— Si vous saviez comme son absence me pèse !

J’avais pu admirer à une occasion déjà Cecily Teynham au théâtre, et il faut bien avouer qu’elle n’était pas moins séduisante dans la vie réelle que sur les planches. Ce jour-là, l’actrice portait une coiffure bouffante, à la teinte châtain clair et légèrement frisottante, qui lui tombait à hauteur du menton et rehaussait sa gorge délicate. Le nez était plutôt court, imperceptiblement arqué, la peau lisse et blanche, les lèvres fines, et son visage, un tantinet carré, était illuminé par deux immenses yeux verts, ourlés de longs cils. J’estimais qu’elle devait avoir dans les vingt-six ou vingt-sept ans.

L’inspecteur m’arracha d’un coup de coude à mes pensées.

— Singleton, auriez-vous l’obligeance de bien vouloir montrer la photo ?

Je m’exécutai de bonne grâce.

— C’est l’individu qui a assassiné Bertram ! s’exclama-t-elle aussitôt qu’elle eut examiné le cliché que je lui tendais. Dieu soit loué ! Vous l’avez donc enfin arrêté ?

— Pas encore, mais nous sommes plus que jamais sur sa trace.

— Savez-vous du moins pourquoi il a commis un acte aussi monstrueux ? Pour quelle raison obscure il en avait après Bertram ?

— Malheureusement non, Miss Teynham. Néanmoins, nous espérons pouvoir répondre bientôt à toutes ces questions. Regardez bien cette photo ! Vous confirmez n’avoir jamais rencontré cette personne ?

— Absolument.

— À aucun moment vous n’avez aperçu ce visage dans l’entourage de Mr Auber-Jones durant les jours qui ont précédé sa mort ?

— Comme je l’ai déjà dit à l’inspecteur, je n’ai jamais croisé cet homme. Dans le cas contraire, je m’en souviendrais, je vous l’assure.

Elle me rendit la photo en étouffant un sanglot.

— Soyez sûr que j’aimerais du fond du cœur pouvoir vous aider, mais je ne sais comment. J’ai tellement hâte que tout soit terminé.

La taille cambrée, les bras fins et dénudés, toute sa personne exprimait, malgré le poids du chagrin qui l’affligeait, une grâce et une élégance extrêmes en même temps qu’une dignité touchante.

— Depuis dix jours, les gens ne cessent de revenir sur le drame, poursuivit-elle. Des inconnus m’accostent dans la rue, je reçois des courriers par dizaines. À chaque fois, cela ravive ma douleur, je me sens oppressée. Il m’arrive même parfois de me croire épiée, alors que je me trouve seule ici, dans ma loge, ou bien à la maison. Mon médecin affirme que ce sont les nerfs, que la dépression me guette si je n’y prends pas garde.

Elle respira profondément avant de continuer :

— Bertram était si fier qu’on me propose le premier rôle dans cette grosse production, il était tellement certain de mon talent, qu’une fabuleuse carrière cinématographique allait s’ouvrir devant moi. C’est pour lui que je tiens ma place sur le plateau. Pourtant, depuis sa disparition, combien de fois me suis-je formulé que cela n’avait aucun sens ? Chaque matin, je me réveille avec l’idée de tout arrêter. Chaque soir, l’envie m’étreint de rester chez moi pour pleurer, pleurer, des jours entiers s’il le faut, afin que mon corps s’épuise et se vide de toutes les larmes qu’il contient. Puis, le visage de Bertram m’apparaît, lumineux, et il me convainc de ne pas baisser les bras.

Je laissai le temps à la jeune femme d’étancher ses yeux avec un mouchoir de cotonnade.

— C’était un être volontaire, courageux, reprit-elle. Il refusait les souffrances et les injustices de ce monde, et voulait se battre pour que ça change : l’ordre établi, le poids des traditions, l’esprit de caste… Tenez, bien qu’il savait que sa famille n’accepterait jamais qu’il fréquente une actrice, il m’a proposé de nous marier sur-le-champ, quelques semaines seulement après notre rencontre. Avec l’aide d’un ami journaliste, il s’était même arrangé pour clamer notre liaison dans la presse.

— Et pourtant, les noces n’avaient pas encore été célébrées. Vous avez préféré temporiser ?

— Je suis orpheline, j’ai passé une grande partie de mon existence dans une petite pension catholique, dans la vallée de la Mersey, près de Liverpool. Et même si cette période a été emplie de moments très joyeux, je suis bien placée pour savoir que rien ne remplace de véritables parents. C’est pourquoi je ne voulais pas que, par ma faute, Bertram rompe définitivement avec les siens. Néanmoins, c’était un homme résolu, et on avait fini par convenir d’une date. Le mariage devait se dérouler le 22 juin prochain.

Sa voix chevrotait. Elle était à nouveau au bord du sanglot.

— Une dernière chose, si vous me permettez, Miss Teynham. Quand avez-vous vu Mr Auber-Jones pour la dernière fois ?

— Quelques heures avant sa mort. Comme j’avais terminé plus tôt aux studios, nous avions passé un long moment au Florence, un café sur Rupert Street, à établir des plans d’avenir. Vers sept heures, Bertram m’avait proposé de demeurer la soirée avec lui, à Curzon Street. On était mercredi et, ce jour-là, son ami David Bishop l’y retrouvait en général pour bavarder, boire et fumer, une de leurs habitudes de célibataires. Mais je me sentais fatiguée et j’avais décliné l’invitation. Il était donc rentré seul potasser ses dossiers pour les élections avant la visite de David. Si j’avais su…

À cet instant-là, des coups vigoureux furent frappés à la porte, et une voix féminine hurla d’un ton martial que Cecily était mandée de toute urgence.

La jeune actrice se leva, et, après que je l’eus aidée à enfiler le manteau à col de renard bleu qui reposait derrière elle, sur le bras d’un fauteuil, nous nous empressâmes tous trois de sortir de la loge.

— L’inspecteur et moi-même sortons justement de chez Mr Bishop, repris-je alors que nous trottinions vers le plateau, escortés par la virago qui avait battu le rappel. Il a mentionné l’existence d’un portrait offert à votre fiancé en guise de cadeau d’anniversaire. Or votre ami s’est souvenu que, le soir du 28 avril, ce dessin n’était plus sur le guéridon de l’entrée, à Curzon Street. Avez-vous une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ?

— Quand j’ai été avertie du drame, la police avait déjà transporté le corps à l’institut médico-légal, et l’épreuve m’a été épargnée de pénétrer dans l’appartement de Bertram. Depuis, je ne me suis pas sentie la force d’y retourner. Ni à son logement ni à son bureau du Temple. J’ignore donc tout à fait où est ce portrait à l’heure qu’il est.

Nous étions parvenus sur le plateau et approchions de la scène. Un homme au visage en lame de couteau, les cheveux gris et tout de noir vêtu, assenait ses instructions à une armada de figurants au milieu desquels se tenait, penaud, l’agent Royston.

Une maquilleuse virevoltante brandissait sa houppette et se mit à exécuter sur le visage de l’actrice un repoudrement express.

— Miss Teynham, je vous prie d’accepter ma carte, glissai-je en profitant que Staiton était à distance. Si vous vous souvenez d’un détail, ou si vous avez en quoi que ce soit besoin de mon concours, n’hésitez pas à me contacter.

Cecily se tenait sans bouger, le carton de bristol dans la main, en attendant que la maquilleuse eût achevé son œuvre.

— Je n’y manquerai pas, assura-t-elle.

Nous n’eûmes point le loisir d’en dire davantage. Humboldt avait surgi de derrière un groupe de techniciens, et il entraîna l’actrice sous le feu des projecteurs.

Staiton et moi en fûmes quittes pour patienter une bonne heure supplémentaire, le temps que Theodore Reiziger, petit maître de la romance aigre-douce, eût mis en boîte le quinzième plan de la scène soixante-trois, dans laquelle le constable Granville Royston, de la police métropolitaine, faisait une brève apparition. Celui-ci n’avait certes qu’une phrase à prononcer, mais il s’en tira avec les honneurs. Toutefois, ne cherchez pas son nom au générique car, à titre de fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions, il ne fut pas autorisé par sa hiérarchie à voir son nom crédité.

1- En activité jusqu’en 1951, les studios furent pendant longtemps laissés à l’abandon après la fermeture de la société de production. Les bâtiments ont fini par être démolis en 2002, et un groupe d’immeubles a été construit sur le site. En hommage aux studios, le toit de l’édifice principal arbore aujourd’hui le nom de « Gainsborough » en lettres géantes. (N.d.É.)

2- Autre célèbre compagnie de production britannique créée en 1905, la Gaumont-British était à cette époque étroitement liée à Gainsborough Pictures. Touchée par une crise financière en 1937, elle dut temporairement fermer ses studios de Lime Grove, dans l’ouest de Londres. (N.d.É.)