XVII

Dans la peau d’un homme traqué

D’après l’horloge murale, mon absence n’avait duré que quelques heures.

J’inspectai les autres pièces, il n’y avait personne. Dans la chambre de James, je trouvai son lit défait, mais son blouson d’aviateur ainsi que ma pelisse n’étaient plus suspendus au portemanteau.

Que s’était-il passé ? Qui m’avait dépouillé de mon corps ? Je n’étais plus qu’une âme abandonnée, sans prise physique sur le monde, sans moyen de me prêter secours. Certes, j’avais la possibilité de voler, de passer à travers les murailles, mais j’étais incapable de communiquer avec l’extérieur. Je me sentais plus impuissant que je ne l’avais jamais été, et cette effigie absente, regardée durant toute mon existence comme une misérable prison de chair, j’aurais tout donné à cet instant pour ne l’avoir jamais quittée.

Miss Sigwarth avait l’habitude de se lever aux aurores. À cette heure, il y avait donc toutes les chances pour qu’elle eût rejoint le rez-de-chaussée et pris place devant son poste de TSF. Elle était sûrement au courant de quelque chose, en mesure de me dire où James était parti… Peut-être même avait-elle vu mon corps quitter la maison… ?

Or, pour en être certain, il m’aurait fallu l’interroger, et je n’étais point en capacité de le faire.

Allais-je enfin me réveiller de cet abominable cauchemar ?

Près de moi, la momie de Flaxman était assise sur le fauteuil. Dès l’instant où je vis cette enveloppe vacante, à la chair molle et flexible, il m’apparut évident que c’était grâce à elle que je pourrais retrouver le contact avec la réalité. Bien sûr, j’ignorais tout de la façon dont je devais m’y prendre, mais ce que je savais, c’était qu’il me fallait à toute force m’introduire dans ce corps, actionner ses muscles embaumés.

Sans plus traîner, je rassemblai mes énergies et me projetai à l’intérieur. Toutefois, le résultat fut loin de ce que j’espérais. J’étais plongé dans le noir, avec l’impression pénible d’être un aveugle enfermé dans une boîte hermétique, qui se débattait pour trouver une issue. Aucun son, aucune image ne me parvenait et, au bout d’un temps très court, je me sentis comme asphyxié. Pressé par l’angoisse, je n’eus d’autre choix que de m’extirper de la dépouille.

Mais je ne pouvais me résoudre à déposer les armes aussi facilement. Il me fallait essayer encore.

Cette fois-ci, je tournai longuement autour de la momie pour l’étudier avec soin, je visualisai chacune de ses parties, tel un machiniste penché au-dessus d’un moteur pour analyser son fonctionnement. Puis je réitérai ma tentative de me glisser dedans, m’insinuant avec une infinie précaution au cœur de ses rouages. Au fil des secondes, de petites lueurs multicolores apparurent. Je concentrai mes efforts. Les paupières s’ouvrirent. Je pus alors distinguer le canapé devant moi et, en pivotant la tête vers la gauche, le bureau de James. Je réussis à manœuvrer les doigts d’une main, le poignet, et enfin tout le bras.

Aussitôt, j’entrepris de me lever, mais dès que je voulus faire un pas, je m’affalai sur le tapis. Le corps de Flaxman était plus fort, plus massif que le mien, et c’était comme si j’avais passé un costume trop large.

Me cramponnant à l’accoudoir, je me hissai debout tant bien que mal. J’avançai le pied gauche, puis le droit. L’équilibre était précaire, les mouvements désordonnés, mais j’arrivai sans encombre jusqu’au canapé.

Durant près d’une demi-heure, j’arpentai ainsi le salon, agitant les bras d’avant en arrière, étirant le cou dans toutes les directions. Les gestes demeuraient gauches et empruntés, les membres – les jambes surtout – me paraissaient avoir été fabriqués dans une matière caoutchouteuse, mais je gouvernais à ma guise ce corps qui n’était pas le mien.

Le seul accroc résidait dans mon aptitude à m’exprimer. Lorsque je risquai une première fois quelques mots, il ne sortit de ma bouche qu’un grotesque gazouillis. Avec l’opération d’embaumement, les cordes vocales avaient perdu de leurs qualités vibratoires. En renouvelant l’exercice, je finis malgré tout par obtenir un résultat acceptable. La voix demeurait sourde, étouffée, légèrement voilée ; j’étais obligé d’articuler de manière outrée et d’espacer les mots, mais au moins les phrases étaient intelligibles.

Il restait à troquer les vêtements souillés de terre que portait la dépouille contre une tenue plus séante. Flaxman avait peu ou prou la même carrure que James, aussi je fouillai dans sa chambre et lui empruntai un pantalon, que j’enfilai avec le plus grand mal.

Je finissais de passer un chandail et une grosse veste en velours quand un bruit familier rompit le silence de la maisonnée. Dans la rue, quelqu’un secouait à tout rompre le clocheton du perron.

Je m’approchai de la porte de l’appartement, dont le verrou n’avait pas été repoussé. L’ayant entrebâillé, j’entendis en bas Miss Sigwarth qui se hâtait d’aller ouvrir.

— En voilà des façons ! Pourquoi ce tintamarre ?

— J’ai besoin de toute urgence d’accéder à l’appartement de vos deux locataires !

D’où je me tenais, je ne pouvais apercevoir la porte d’entrée, mais je reconnus d’emblée celui qui venait de mugir. Sur le moment, la voix de stentor d’Harold Staiton fut presque un réconfort.

— Et en quel honneur, je vous prie ? riposta la logeuse qui n’avait pas oublié le dédain avec lequel l’inspecteur l’avait traitée la dernière fois qu’il avait foulé le plancher de sa maison.

J’allais m’élancer sur le palier quand, outre le fait que je pris brusquement conscience d’occuper le corps d’un homme soupçonné de meurtre par la police et dont le portrait avait été diffusé dans tous les journaux du pays, les répliques qui suivirent achevèrent de me convaincre de ne pas bouger.

— Singleton m’a appelé, très pressé, me soutenant qu’il avait mis la main sur le tueur de Curzon Street et que je n’avais plus qu’à venir le cueillir dans son salon. Il prétendait aussi que lui et son compère ne pouvaient m’y attendre. Une mission urgente à terminer, paraît-il. Ah çà ! Je vous promets que si nos deux lascars m’ont débité des sornettes, je me ferai une joie de leur faire rentrer leur longueur dans leur largeur !

— Cette histoire est parfaitement ridicule. Mr Singleton et Mr Trelawney ne se seraient jamais permis d’héberger un criminel sous mon toit !

— C’est ce qu’on va savoir tout de suite, ma bonne dame. Permettez que mes hommes et moi-même montions jeter un coup d’œil !

Je repoussai aussitôt la porte et tirai le verrou pour les retenir.

Il était inutile de parlementer, Staiton n’aurait jamais donné crédit à mes explications. Au contraire, il aurait été trop heureux d’appréhender le meurtrier d’Auber-Jones à quelques heures du couronnement.

Sans perdre une seconde, après avoir saisi au vol un chapeau et prélevé quelques pièces dans la caisse commune, je me précipitai vers la croisée à guillotine. Il y avait huit pieds entre la fenêtre et la chaussée, mais le plus grand danger, c’était la grille qui cernait le sous-sol et ses redoutables montants armés de piques. Je soulevai le châssis, passai le corps par-dessus la balustrade et me laissai péniblement glisser pour m’accrocher au barreau. Puis, oscillant au-dessus de la clôture pour prendre assez d’élan, je l’évitai d’extrême justesse et sautai sur le trottoir, sans me faire remarquer d’un petit groupe qui descendait la rue en provenance des gares voisines.

J’ignorais le nombre d’agents avec lesquels Staiton avait fait le voyage. En tout cas, aucun d’entre eux ne s’était posté devant l’entrée extérieure. Ainsi, lorsque l’inspecteur, après avoir bataillé pour ouvrir la porte de l’appartement, pencha la tête par la fenêtre, j’avais eu le temps de gagner l’angle de Russell Square.

 

Le ciel était aussi couvert que la veille, mais, en cette date historique où tous les regards du monde étaient tournés vers Londres, il semblait vouloir se retenir de pleuvoir. Une brise froide achevait de dissiper la brume et agitait les guirlandes qui donnaient partout un air de fête à la cité.

Je savais gré à Staiton de m’avoir alerté à son insu que c’était l’esprit de Merithorpe qui avait pris possession de mon corps. L’inspecteur était persuadé de m’avoir reconnu au téléphone. Qui d’autre que le peintre se serait amusé à l’abuser de la sorte ? Pour autant, je ne saisissais pas bien le but de ce coup de fil. Pourquoi s’être dépêché d’expédier Staiton à Montague Street ? Voulait-il, en livrant la momie aux mains de la police, écarter tout risque de me voir l’utiliser à mon tour ?

Enfin – et c’était le second point incontestable sur lequel je pouvais me fonder –, Merithorpe avait de toute évidence franchi un cap supplémentaire dans son aptitude à prendre corps. Il paraissait en mesure d’investir n’importe quelle enveloppe vivante, et plus seulement des cadavres momifiés. Là où il avait échoué en voulant contrarier le retour de Lester Sparrow sans entraîner sa mort, il était passé maître.

Mon objectif était de rejoindre sans délai le logis de Miss Abbott. Cecily Teynham était la seule de l’entourage d’Auber-Jones que nous n’avions pu interroger la veille, et elle représentait ma dernière chance de découvrir où Merithorpe se cachait. Même si, étant donné les circonstances, j’ignorais comment approcher la jeune femme sans risque de l’effrayer.

Je cheminai en direction du Strand, essayant d’emprunter les rues les moins embouteillées, ce qui n’était pas chose commode au regard de l’immense foule qui ne cessait d’envahir les quartiers du centre.

Si j’avais réussi à m’introduire dans la momie de Flaxman sans trop de difficultés, il était cependant illusoire d’espérer oublier un instant que j’avais pris place à l’intérieur d’un cadavre. La marche n’avait plus rien désormais de spontané. Il me fallait demeurer concentré sur chacun de mes pas et, plus souvent que de raison, il m’arriva de trébucher tout au long du trajet. De surcroît, j’étais contraint d’avancer le feutre enfoncé sur ma tête et le bas du visage dissimulé derrière le col relevé de mon veston, afin d’éviter qu’on ne reconnaisse en moi le portrait du journal.

Sur Kingsway, je réussis à grimper à l’arrière d’un tram en me cramponnant à la barre d’appui de la plate-forme. Une grève inopinée des conducteurs de bus, soutenue par les travaillistes et les autres partis de gauche, avait laissé à l’arrêt dans les dépôts une grande partie de la flotte des transports publics, et les réseaux du métropolitain et du tramway, qui seuls fonctionnaient, étaient au bord de la saturation.

Aux abords de Charing Cross cependant, comme un individu me lorgnait de manière trop insistante, je choisis de continuer à pied. Bien m’en prit, car l’homme sauta de la voiture aussitôt après moi et se rua vers un agent de police. Dans l’intervalle, j’avais eu le temps de me fondre dans le flux ininterrompu d’hommes et de femmes, venus de la banlieue et de la province, qui débouchaient de la gare des chemins de fer du Sud-Est, et l’incident n’eut pas de conséquence fâcheuse.

Ces nouveaux arrivants grossissaient pour la plupart la masse de ceux qui s’étaient déjà installés sur les trottoirs, derrière les impeccables alignements de policemen. Pour les autres, ils déferlaient en direction du Mall, de Park Lane et du palais de Buckingham, refluaient vers les tribunes disposées sur Regent Street et Oxford Street, ou allaient se déployer dans les vertes étendues de Hyde Park.

L’appartement de Miss Abbott se situait au 3 Greycoat Street, non loin de la cathédrale catholique. Par conséquent, il m’était nécessaire pour l’atteindre de traverser les secteurs les plus bondés.

Parvenu sur Northumberland Avenue, où le trafic automobile était suspendu, je constatai qu’il me faudrait tenir tête pour progresser, aussi bien sur l’Embankment que dans Whitehall, à une multitude bourdonnante, encadrée par un faramineux contingent de policiers et de soldats. Je décidai donc de longer l’aile orientale de St James Park, délaissée par les vendeurs de programmes et les marchands de longues-vues ou de périscopes.

De tous côtés me parvenaient l’écho des haut-parleurs qui clamaient quelques formules habiles à électriser la foule et, dans les jardins, celui des premières mesures de musique militaire. Le début du service liturgique étant prévu pour onze heures, il était à prévoir qu’une marée humaine stationnait déjà près de l’abbaye de Westminster. Aussi, dès que j’eus atteint Great George Street, je pris soin d’éviter les environs et ralliai mon point de destination en empruntant les petites artères.

Du côté de Pimlico, un clocher sonna sept coups quand je parvins en bas de l’immeuble de Miss Abbott.

Je poussai la porte du hall et cherchai le nom de cette dernière sur le tableau des résidents. Ayant appris qu’elle logeait au deuxième étage, je me hâtai vers l’ascenseur, du moins autant qu’il m’était possible de faire, embarrassé dans mon corps d’emprunt.

Devant l’appartement, je retins mon geste quelques instants. Puis j’appuyai sur la sonnette.

Il y avait de grandes chances qu’à cette heure, comme tous les habitants de la ville, Miss Abbott et Cecily fussent déjà levées. En effet, il ne fallut pas attendre longtemps avant qu’une jeune femme blonde, vêtue d’un tailleur bleu marine à gros boutons dorés, vienne ouvrir.

Avant même que j’aie pu dire quelque chose, celle-ci poussa un hurlement et recula de trois pas.

— Je vous en prie, croassai-je de ma voix mal dégrossie. Je ne suis pas celui que vous croyez.

J’entrai et refermai la porte derrière moi.

Alertée par le cri, Cecily apparut aussitôt sur le seuil d’une des pièces donnant sur le vestibule. Elle portait un ensemble en lainage noir et une blouse en crêpe de même couleur. Contrairement à Miss Abbott, elle n’ouvrit pas la bouche, mais s’adossa au mur, tétanisée par l’effroi.

Lucy fut la première à reprendre ses esprits, et réagit on ne peut plus promptement en se jetant sur la console où reposait un téléphone à cadran.

Heureusement, le meuble ne se trouvait pas loin de moi. Je réussis à lui arracher le cornet avant qu’elle n’ait pu composer le 999. Dans l’action, mon chapeau roula sur le sol.

Désappointée, elle se contenta de ramasser un sac à main posé près de l’appareil et recula pour recueillir son amie dans ses bras.

— Allez-vous-en ! s’insurgea la blonde. Je ne vous laisserai pas assassiner Cecily comme vous avez fait avec son fiancé !

— Je vous l’ai dit, je ne suis… je ne suis pas l’homme que vous imaginez. Ce n’est pas moi qui ait tué Auber-Jones. Mon nom est Andrew Singleton. Le corps que j’occupe n’est pas le mien.

— Vous mentez ! protesta l’actrice que le nom de Bertram avait fait sortir de sa stupeur. Vous n’avez rien du détective qui est venu m’interroger dans ma loge !

— Bah ! C’est normal que tu ne le reconnaisses pas, gloussa Lucy. Puisqu’il te dit que ce n’est pas son corps. Et en plus, on a affaire à un cinglé !

Elle n’avait pas plus tôt terminé sa diatribe qu’elle s’écarta de Cecily et arracha de son sac un Derringer calibre 22.

— Maintenant, espèce de brute, si tu fais un geste, je te transperce le cuir !

C’était une de ces armes de poche de confection américaine comme il s’en fabriquait avant-guerre et dont le succès ne s’était jamais démenti auprès de la gent féminine. Capable de tirer deux coups avec une facilité et une précision déconcertantes.

— Miss… Miss Abbott ! Il faut que vous me croyiez : je suis Andrew Singleton ! Et je n’ai aucune intention de faire le moindre tort à votre amie.

Mais elle ne m’écoutait plus. L’arme pointée dans ma direction, elle rasait le mur pour s’approcher à nouveau du téléphone.

Alors qu’elle avait saisi le combiné, j’interpellai avec vigueur Cecily.

— Le nom de Merithorpe ! Cela vous dit-il quelque chose ?

La jeune femme paraissait ne pas comprendre.

— Ambrose Merithorpe ! répétai-je d’une voix syncopée.

— Je ne connais personne de ce nom, finit-elle par rétorquer.

— Je vous en prie, Miss Teynham. Essayez… essayez de m’aider ! Un artiste peintre d’une trentaine d’années, défiguré par les flammes lors d’un accident survenu il y a peut-être quatre… quatre ou cinq ans.

— Ça suffit ! trancha Lucy. J’appelle la police.

— Non, attends une seconde ! intervint Cecily.

Elle s’était décollée du mur et avança de quelques pas dans ma direction.

— Vous voulez parler d’Ambrose… ?

— Ambrose… ?

— Ambrose Boyle ?

Bien sûr ! Comment l’idée ne m’avait-elle pas effleuré ? Merithorpe n’était pas son vrai nom. Il avait adopté une identité d’emprunt en arrivant à Londres. Et c’était également la raison pour laquelle il ne voulait pas que ses tableaux soient exposés dans la capitale. Il craignait que son « coup de patte » puisse être reconnu par l’œil de celui, ou plutôt celle, qui connaissait intimement l’artiste et son œuvre.

— Où l’avez-vous connu ?

Cecily ne put réprimer ses sanglots.

— Attention, ma chérie ! Ce type est en train de vouloir t’entortiller.

— À la pension catholique, dans la vallée de la Mersey.

— Vous avez donc été élevés dans le même orphelinat ?

Elle acquiesça d’un léger signe de la tête.

— Cette pension, elle s’appelait « Charnock » quelque chose, n’est-ce pas ?

— Charnock Lane School, près d’Halton Brook. Mais je ne comprends pas. Je n’ai jamais parlé de cette histoire à personne.

— Jusqu’à quel point Ambrose était-il lié à vous ?

Les digues de souvenirs trop longtemps refoulés étaient en train de céder.

— Répondez, Cecily !

— Nous nous aimions tous deux, d’un amour absolu et sans partage. À l’époque, j’étais certaine qu’il deviendrait un artiste au talent reconnu et que ses tableaux feraient l’admiration de tous.

— Et puis il y a eu cet affreux drame. Racontez-moi !

— Cela s’est produit plusieurs années après notre départ de l’institution. Nous vivions à Liverpool, dans un garni attenant à son atelier. J’étais absente cette fin d’après-midi-là, j’avais des répétitions au théâtre. Au moment de préparer ses couleurs, une bouteille de solvant s’est renversée, dont le contenu est entré en contact avec la flamme d’une bougie. Le produit s’est embrasé d’un coup, et une boule de feu lui a explosé au visage. Étourdi par les vapeurs d’essence, il n’a dû la vie sauve qu’au fait qu’un voisin avait prévenu les secours. Ambrose est resté plusieurs mois dans un service pour grands brûlés, sans que je puisse l’approcher une seule fois. Il avait interdit aux infirmières que j’entrevoie le monstre qu’il était selon lui devenu.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Un jour, j’ai appris qu’il était parti. Il avait laissé une lettre pour moi où il expliquait qu’il fuyait loin, très loin, en Nouvelle-Zélande ou en Australie.

— Quand l’accident a-t-il eu lieu ?

— Le 16 décembre 1932.

— Et vous ne l’avez jamais revu ?

— Jamais.

— Vous ne saviez donc pas qu’il était à Londres toutes ces années.

— À Londres ?

Cecily s’effondra. Je voulus m’approcher d’elle, mais Lucy veillait au grain.

— C’en est trop ! réagit celle-ci en me faisant signe de reculer avec le canon de son revolver. Puisque vous ne nous voulez aucun mal, j’imagine qu’il vous importera peu que la police participe à notre causerie. Plus on est de fous…

— Ce n’est pas possible ! Il ne peut pas être ici !

— Ambrose se trouve depuis six mois dans… dans un coma profond au London Hospital, suite à un accident de voiture. Lucy, appelez le service du Pr Marlwood, si vous doutez de moi ! Il y est connu sous le nom d’Ambrose Merithorpe. Allez-y, appelez ! Je… je vous en conjure.

Lucy consulta son amie du regard. Comme celle-ci opinait du chef, la jeune femme blonde parut pour la première fois encline à répondre de manière favorable à l’une de mes requêtes.

De sa main libre, elle empoigna le cornet du téléphone et se mit en liaison avec le London Hospital. Une fois qu’elle obtint le service demandé, elle s’informa de la présence d’un certain Ambrose Merithorpe. Cependant, contre toute attente, elle parut avoir le plus grand mal à être renseignée, et ce n’est qu’après avoir renouvelé plusieurs fois sa demande, et fait montre d’un bel acharnement, qu’elle raccrocha enfin.

À voir la mine qu’affichait le visage de Miss Abbott, je présageai que le vent ne soufflait pas en ma faveur.

— Ce Merithorpe dont vous nous rabâchez les oreilles, eh bien, il a pris la poudre d’escampette ! Plus exactement, son corps a été sorti de sa chambre en pleine nuit et emporté dans un fourgon par deux individus qui n’ont pu être formellement identifiés. Bien sûr, vous allez me soutenir que vous n’avez rien à voir avec tout ça, pas vrai ?

Sous le coup de la nouvelle, je chancelai et dus me soutenir contre le mur. Il me fallut quelques secondes avant de pouvoir reprendre mes esprits.

Quand bien même le peintre exécrait cette image dénaturée de lui-même, son enveloppe lui était indispensable pour vivre. D’un certain point de vue, elle était son unique point faible. Mais à présent que Merithorpe avait réussi à la placer à l’abri, il n’était plus possible d’avoir barre sur son ego désincarné.

Malgré tout, j’étais décidé à me battre jusqu’au bout.

— Ambrose a tué votre fiancé, Miss Teynham ! annonçai-je sans ménagement.

Elle me dévisagea, interdite.

— Vous mentez !

— Vous venez de dire qu’il était dans le coma ! fit remarquer Miss Abbott.

— Son esprit a développé la faculté de s’approprier d’autres corps. C’est lui qui a volé le mien, et c’est probablement lui qui, incarné dans mon effigie, vient de perpétrer le larcin à l’hôpital.

— Ce type est décidément fou à lier !

Lucy avait à nouveau soulevé le combiné et composa, cette fois sans que je l’en empêche, les trois chiffres de la police métropolitaine.

— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où Ambrose pourrait se cacher ?

Cecily était toujours sous le choc de ma déclaration.

— Il faut que vous m’aidiez, l’implorai-je.

— J’ignore où… où il peut être, finit-elle par bredouiller.

— En dehors de la peinture, que faisait-il ?

— Il n’y avait que son art.

— Lui restait-il de la famille ?

— Pas que je sache.

Par habitude, je voulus frictionner mon crâne pour m’aider à réfléchir, mais je ne réussis qu’à me marteler le front, oubliant que j’avais désormais troqué mes mains fines contre d’énormes battoirs.

Je ne savais que faire.

— Son père était débardeur, ajouta Cecily en faisant un effort considérable sur elle-même pour rassembler ses idées. Il travaillait sur le George’s Dock à Liverpool. Il est mort de la tuberculose quand Ambrose avait quatorze ans. Sa mère l’a suivi dans la tombe quelques semaines plus tard.

— Docker…

— Il me racontait que ses plus beaux souvenirs, c’était les fois où son père l’emmenait sur les quais observer les vaisseaux que l’on déchargeait.

— L’île aux Chiens… échafaudai-je tout haut.

Je venais subitement de me rappeler mon entrevue avec l’inspecteur à mon retour de Swindon, quatre jours auparavant. Celui-ci m’avait débité un échantillon des dépositions les plus farfelues que la chambre d’information du Yard avait recueillies depuis la parution du dessin dans la presse. Cependant, parmi ces témoignages, il y avait celui, beaucoup plus sérieux, que Staiton avait mentionné concernant un individu aperçu devant un bâtiment désaffecté au bord de la Tamise, près des Millwall Docks. Quand ses hommes s’étaient rendus sur place, ils n’avaient trouvé aucune trace de l’homme du portrait. Seulement… un artiste peintre qui travaillait sa toile.

Cette piste était infime, mais je ne disposais d’aucune autre. C’était mon seul et ultime espoir de pouvoir me réapproprier mon corps et sortir James de ce guêpier.

Je me relevai, ramassai mon feutre sur le plancher et me précipitai vers la porte.

— Hé ! Où allez-vous comme ça ? protesta Lucy.

— Ne vous occupez pas de moi et restez auprès de Cecily. Vous m’entendez ? Ne la laissez pas seule, même une seconde !

L’ascenseur tardant à venir, je me lançai dans l’escalier, au mépris du sens de l’équilibre très aléatoire qui était le mien. Dans la rue, je dus marcher jusqu’à Francis Street avant de trouver un taxi. Dès que j’eus sauté sur la banquette arrière, j’intimai l’ordre au chauffeur de me conduire dans l’île aux Chiens, aussi vite qu’il était possible.

Quand le cab prit la direction de Hyde Park Corner afin d’éviter les encombrements, il me sembla, sans que je pusse toutefois le jurer, qu’un véhicule nous suivait de loin.