III

Où Singleton se remet
 de ses frayeurs à la pension
 de Wood Street

James m’avait transporté à bout de bras jusque dans le bureau où, grâce à l’effet conjugué d’un flacon de sels et d’un verre d’eau-de-vie, je finis par recouvrer mes esprits. Cependant, me sentant trop faible pour me remettre séance tenante à l’enquête, alors que la pendule murale finissait de sonner les dix coups, nous convînmes avec nos hôtes de reprendre la conversation le lendemain dès la première heure.

Sur les conseils des Patterson, nous ralliâmes une pension sur Wood Street, à quelques encablures de leur demeure, tenue par une charmante veuve. Cette dernière nous accueillit avec courtoisie, malgré l’heure tardive, et nous établit dans deux chambres contiguës, de dimensions réduites mais confortables. Là, au fond d’un lit douillet, face à la cheminée au manteau de marbre rose dans laquelle un feu vif crépitait, je profitai du calme qui régnait, James étant descendu en cuisine apaiser les criailleries de son estomac, pour prendre le temps de réfléchir posément à la nouvelle hallucination dont je venais d’être victime.

Évidemment, dans la crypte, nul à part moi n’avait distingué de forme humaine étendue sur les coussins, et je convenais que la vue de ma grêle personne tournant de l’œil comme une donzelle dans le sarcophage de Flaxman avait dû être d’un ridicule consommé. Pourtant, quelle terreur avais-je ressentie quand ce corps, exact décalque du mien, m’était apparu, blême et hiératique, vêtu du même complet en étoffe de laine de bruyère que celui que je portais !

Jamais, je dois l’avouer, l’une de mes hallucinations n’avait eu d’effet aussi violent sur moi. Les visions d’Alice Grey avaient la terrible particularité de lui annoncer la mort des êtres qui lui étaient chers, et, avant de perdre connaissance, l’idée m’avait traversé que ce cercueil m’était désigné. Devais-je voir dans cette apparition le présage brutal de mon proche anéantissement ? Étais-je moi aussi sur le point d’accomplir le grand voyage vers le royaume d’Osiris et de monter dans la barque sacrée de Rê, le roi soleil ? Ou fallait-il interpréter mon malaise comme l’effet d’un compréhensible ébranlement des nerfs devant le spectacle de tous ces cadavres, qu’on aurait dit « vivants », et par la bouleversante ressemblance du visage de la jeune embaumée avec celui d’Alice ?

Pour chasser ces idées noires, et comme je me sentais l’esprit trop agité pour me jeter sur-le-champ dans les bras de Morphée, je décidai de revenir à mon sujet d’étude favori du moment et de faire le point sur mes investigations littéraires concernant l’Ordre hermétique de l’Aube dorée.

J’ouvris ma besace et posai mes livres devant moi, sur la couverture à gros carreaux. Je saisis également mon carnet de notes dans la poche de ma pelisse. J’y avais recopié plusieurs coupures datant du début du siècle qu’Adam Pupper, l’astucieux et sympathique pigiste du Star1, m’avait aidé à collecter quelques jours auparavant dans les archives de différents journaux et au cabinet de lecture du British Museum.

L’Aube dorée exigeait de la part de ses membres une parfaite discrétion quant à son fonctionnement et aux motivations réelles de ses activités, et ce n’était donc pas une sinécure que d’obtenir des renseignements. Pour ma bonne fortune, la confrérie avait, à son corps défendant, bénéficié d’une certaine « réclame » entre octobre et décembre 1901, à l’occasion du procès d’un couple d’escrocs se faisant appeler M. et Mme Horos. Ces derniers avaient obtenu illégalement plusieurs rituels et les avaient utilisés pour fonder leur propre ordre, en réalité une couverture dans le but d’abuser de jeunes filles de bonne famille.

Si, au moment du jugement, les grands journaux de l’époque, à l’instar du Times, du Star ou du Daily Express, avaient fait des gorges chaudes de cette affaire de mœurs, des revues comme Light, organe du mouvement spiritualiste, avaient publié des articles circonstanciés et des extraits de courriers que certains hauts grades de l’ordre avaient adressés à la rédaction dans l’espoir de rétablir la vérité. En recoupant ces diverses sources d’informations, j’étais parvenu à me faire une idée plus précise des origines de la société, même si de nombreux points demeuraient douteux ou en suspens.

L’histoire semblait avoir commencé lorsque, au milieu des années 1880, un certain révérend Woodford avait découvert d’étranges manuscrits chiffrés dans les rayonnages poussiéreux d’une librairie d’occasion. Le révérend ayant signalé leur existence au Dr William Wynn Wescott – occultiste notoire, qui exerçait par ailleurs la charge de coroner de la Reine pour le nord-est de Londres –, ce dernier était parvenu non sans mal à en pénétrer le sens. Il s’agissait d’une description sommaire de cinq rites d’une société rosicrucienne allemande jusque-là inconnue.

Wescott demanda sa collaboration à Samuel Liddell « MacGregor » Mathers, un autre occultiste à la solide réputation, pour mettre en forme les éléments disparates du système décrit et, quelque temps plus tard, les deux hommes établirent leur nouvelle confrérie qu’ils baptisèrent l’« Ordre hermétique de l’Aube dorée ».

En 1888, un premier temple, celui d’Isis-Urania, fut consacré à Londres, à Fitzroy Street. Trois autres, tout aussi somptueusement aménagés, furent fondés à Weston-Super-Mare, à Bradford et à Édimbourg, avant que MacGregor Mathers, parti vivre dans le Paris de la Belle Époque avec son épouse Moina Bergson, sœur du philosophe français, n’instituât en 1894 le temple Ahathoor, avenue Duquesne, près du Champ-de-Mars.

À la fin des années 1890, l’Aube dorée se trouvait solidement implantée en Grande-Bretagne et à Paris, et comptait plus de cent membres actifs de hauts grades, parmi lesquelles de nombreuses personnalités du monde des arts et des lettres.

Malheureusement, son essor connut un violent coup d’arrêt à l’orée du XXe siècle, suite aux protestations de dignitaires du temple de Londres et d’Édimbourg contre la gestion de Mathers. Son autocratie grandissante et son attachement récent pour Aleister Crowley, jeune dandy à la moralité douteuse, les inquiétaient. L’affaire « Horos » ayant fini de semer la zizanie, l’unité vola en éclats dans les années 1902-1903, l’Aube dorée se fractionnant en plusieurs sociétés hermétiques rivales, dont certaines, à ce qu’il semblait, avaient survécu jusqu’à nos jours sous diverses appellations.

J’en étais là de mes réflexions quand un bruit de souliers projetés contre le mur me rappela brutalement à la réalité. C’était le signe manifeste que James avait réintégré sa chambre. En effet, quelques instants après, il apparaissait en chaussettes dans l’encadrement de la porte de communication. Derrière lui, une magnifique flambée dispensait une chaleur tout aussi roborative que celle prodiguée de mon côté, mais mon camarade, un verre de whisky et un exemplaire de l’Evening Standard à la main, insensible à cet appel vibrant au calme et à la méditation, vint s’affaler dans le fauteuil près de moi, sous une grappe de petites peintures marines aux teintes délavées.

— Tu es sûr que tu ne veux rien croûter ? s’enquit-il en sirotant bruyamment une gorgée d’alcool, les jambes jetées sur le bord de mon lit. Il reste quelques saucisses grillées et des tranches de viande froide. Notre délicieuse maîtresse de maison, qui a les yeux aussi bleus que ceux de Mabel Pilgrim, s’est mise en quatre pour me préparer un médianoche aux petits oignons. Elle m’a aussi dégoté un exemplaire de la dernière édition du soir.

Le nez plongé dans mon carnet, je continuai à compulser mes notes.

— Je constate avec plaisir que tu te remets de tes émotions. Ah çà ! Tu m’as fichu une de ces frousses quand je t’ai vu t’affaler dans ce cercueil ! Avoue qu’il y a des endroits plus confortables pour piquer un roupillon. Et plus gais surtout !

Constatant que je n’étais pas d’humeur à badiner, James abandonna son verre vide au pied du fauteuil et changea de sujet.

— Bon, et que penses-tu de notre affaire ? Elle se présente sous les meilleurs auspices, n’est-ce pas ? Une momie qui disparaît, ça ne court pas les rues !

— Les meilleurs auspices ? m’exclamai-je, pressentant que je ne recouvrerais pas la tranquillité tant que je ne me serais pas attardé avec lui sur les événements de la soirée. Je ne la crois guère engageante, au contraire.

— Pourquoi diantre ?

— Retrouver le corps d’un lascar disparu il y a plus de onze ans, qui menait une existence si peu méritante qu’aucun de ses proches n’a daigné, sa mort advenue, débourser le moindre shilling pour lui offrir une sépulture, voilà qui n’a rien de l’enquête du siècle !

Je refermai mon carnet en le faisant claquer comme un coup de revolver.

— En outre, poursuivis-je, tes sieurs Patterson n’ont pas été en mesure de nous fournir le moindre fait concluant. Même la date du vol est on ne peut plus floue : entre le 25 avril et le 3 mai ! Encore heureux qu’ils soient certains du cadavre qui leur a été dérobé !

— Bah ! Tu fais preuve d’une parfaite mauvaise foi. Et les concurrents jaloux ? C’est une piste crédible, si on y réfléchit.

— Tu crois vraiment qu’un rival se serait échiné à entrer dans ce pavillon sans fenêtre et fermé à clef, puis à pénétrer dans la crypte, défendue par une serrure au système de verrouillage des plus modernes, simplement pour s’approprier une momie ?

— Et pourquoi non ?

— Parce qu’une fois volé, il faudrait ensuite soumettre le cadavre à une batterie d’examens au succès hautement hypothétique dans le seul espoir de déterminer la composition du fluide injecté. Il me semble qu’il aurait été bien plus simple et plus efficace de s’emparer directement de la formule dans le coffre du bureau. Ce qui n’a pas été le cas, je te le rappelle.

— La porte sécurisée a été conçue pour interdire d’entrer dans la chambre, non pour défendre d’en sortir. On peut imaginer qu’un agent d’exécution envoyé par un de leurs concurrents s’est volontairement laissé enfermer à l’intérieur. Peut-être un des clients qui ont visité l’endroit le 25 avril ?

— Les Patterson auraient fait montre de beaucoup de négligence en oubliant quelqu’un dans la crypte. Ils m’ont eu l’air au contraire de prêter une grande attention à ceux qu’ils autorisaient à y pénétrer, puisqu’ils prenaient la peine de consigner leurs noms. Et puis, ça n’explique pas comment le larron aurait procédé pour faire sortir le corps du pavillon qui, lui aussi, était fermé à clef.

Je croyais en avoir terminé, mais James se montrait intarissable. Ramassant son verre sur le sol, il engloutit l’eau des glaçons avant de poursuivre.

— Et ce type bizarre en haut-de-forme, ce Hesketh Lubin ? Il est le seul en dehors des deux frères à connaître le code d’accès. Qui nous dit qu’il n’est pas à l’origine de tout ce ramdam ! Il ambitionne peut-être de se mettre à son compte. À moins que ce soit lui l’espion à la solde d’un des fameux concurrents.

— Pour Lubin, point n’était besoin de voler un des cadavres, soupirai-je. En tant qu’employé, il était aux meilleures loges pour chaparder la formule. Mais il sera nécessaire de l’interroger, je te l’accorde. De même qu’il faudra effectuer une inspection en règle du bâtiment et de la crypte.

— Ah, ah ! Je constate que tu brûles au tréfonds de toi de te mesurer à ce nouveau mystère, se félicita James. Mais ta timidité naturelle te retient de m’exprimer toute ta gratitude. Comme je te reconnais bien là !

— Qu’il soit dit au moins que nous n’avons pas fait le déplacement pour rien ! À présent, si tu n’y vois aucun inconvénient, j’aimerais pouvoir lire.

— Je suis sûr que tu seras dans de meilleures dispositions une fois que tu auras pris un peu de repos. Et si jamais tu vois rabouler une autre de tes berlues, sifflote The Way You Look Tonight2, j’accourrai aussitôt.

Mon compagnon s’extirpa de son siège et, singeant une valse au bras d’une Ginger Rogers imaginaire, regagna sa chambre, rabattant la porte derrière lui d’un petit coup de patte. Pendant quelques minutes, il parvint jusqu’à mes oreilles un air fredonné de comédie musicale, puis le silence finit par s’installer, seulement rompu par le bruit du journal qu’on maltraite. Le Derby d’Epsom se disputant dans moins de quatre semaines, il y avait fort à parier que James était absorbé dans les pages hippiques, jaugeant la forme du moment de chacun des candidats au trophée.

Je retournai à mes moutons, en l’occurrence le volume de l’autobiographie d’Arthur Machen, Things Near & Far, paru chez Martin Secker en 1923, et Le Frémissement du voile, de William Butler Yeats, paru à un tirage confidentiel chez T. Werner Laurie en 1922. Dans chacun de ces textes, les auteurs mentionnaient à mots couverts leur expérience au sein de l’Aube dorée. J’avais annoté au crayon les passages en question. Il ressortait qu’au début de la constitution de l’ordre certains dignitaires, Mathers en tête, avaient entrepris de rassembler une foule de vieux traités et des grimoires de magie, et que les rites et cérémonies pratiqués durant les séances étaient d’un syncrétisme inspiré pour une grande part de la kabbale juive, du néoplatonisme et de l’alchimie occidentale. Selon Yeats, les réunions de groupe étaient propices aux rencontres avec des personnages hauts en couleur, dont certains prétendaient avoir obtenu l’élixir de longue vie, d’autres se targuant d’évoquer les esprits d’un autre monde quand bon leur semblait.

Au chapitre XX du livre I de son essai autobiographique, le poète irlandais s’arrêtait sur la période où il était entré en relation avec la confrérie. Il racontait en particulier comment Mathers lui avait enseigné la façon de provoquer des visions à l’aide de symboles de couleurs peints sur des morceaux de carton. Le poète apposait-il une de ces cartes sur son front, les yeux fermés, qu’il voyait aussitôt surgir devant lui, dans un état proche de la transe, des images mentales sur lesquelles il n’avait aucun contrôle. Il résumait cet apprentissage d’une phrase qui ne laissait pas de me turlupiner : « J’entrepris certaines études et expériences qui allaient me convaincre que les images jaillissent devant l’œil de l’esprit d’une source plus profonde que la mémoire consciente ou subconsciente. »

Sous-entendait-il que l’objectif ultime des artistes et écrivains de l’Aube dorée, à l’instar des surréalistes parisiens deux décennies plus tard, était la découverte du territoire caché de l’inspiration poétique ? Était-ce cela, en dernier ressort, qu’ils étaient tous venus chercher : la possibilité de faire s’évanouir à volonté l’univers tangible qui nous entoure et d’accéder à l’outre-monde insaisissable des idées et des symboles ?

L’horloge de la chambre affichait déjà minuit, et les bûches dans la cheminée s’étaient presque entièrement consumées. Comme je sentais poindre les signes avant-coureurs du sommeil, je me penchais pour éteindre la lampe, quand une bordée de jurons en provenance de la chambre voisine me laissa le bras en suspens au-dessus de la tablette.

James avait sauté de son lit et je l’entendais qui fouillait avec empressement dans ses habits. Une seconde bordée, encore plus nourrie que la précédente, retentit, puis la porte de communication s’ouvrit brusquement. La silhouette sportive de mon acolyte, vêtu d’un pantalon de pyjama en jersey et d’un maillot de corps sans manches, se découpait dans l’embrasure.

Il tenait dans une main l’exemplaire de l’Evening Standard et, dans l’autre, la photographie que nous avaient confiée les Patterson.

— Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu blasphèmes comme quelqu’un qui aurait aperçu le diable.

— C’est qu’il y a… il y a une éventualité que nous n’avons pas envisagée ! bredouilla-t-il en se précipitant vers moi.

— Laquelle ?

— Eh bien, que Stephen Flaxman soit sorti de la crypte par ses propres moyens !

— Stephen Flaxman ? répétai-je en ne pouvant réprimer un gloussement. Je te rappelle que le pauvre homme est définitivement mort et embaumé ! Je crois qu’il faudrait que tu envisages toi aussi de dormir un peu.

La lumière de la lampe de chevet éclairait en plein la page de son journal qu’il agitait devant mes yeux.

En haut de celle-ci, un titre s’étirait sur plusieurs colonnes :

EN EXCLUSIVITÉ POUR NOTRE JOURNAL :

LE PRINCIPAL SUSPECT DANS L’AFFAIRE DU MEURTRE DE BERTRAM AUBER-JONES

« CROQUÉ » PAR UN TÉMOIN.

Suivait un long paragraphe qu’il m’enjoignit de réciter à haute voix :

« L’enquête sur l’assassinat du jeune avocat et politicien Bertram Auber-Jones, survenu le soir du 28 avril à son domicile de Curzon Street, n’ayant pas donné les résultats escomptés, le haut-commissaire de la police métropolitaine, face aux nombreuses critiques qui se sont élevées ces derniers jours pour vilipender l’inefficacité de ses services, a décidé de rendre public un portrait du suspect présumé. Ce “crayonné”, d’une habileté éloquente (voir page ci-contre), a été réalisé par David Bishop, dessinateur de profession et ami de la victime, qui fut le premier arrivé sur les lieux du crime. Mr Bishop s’apprêtait ce soir-là à rendre visite à Mr Auber-Jones lorsque, peu avant onze heures, il a été bousculé par un homme qui se précipitait hors de l’immeuble et dont sa mémoire d’artiste a mémorisé les traits. Depuis plus d’une semaine entre les mains de l’officier en charge de l’affaire, l’inspecteur Harold Staiton, du département d’investigation criminelle, le dessin n’a pas encore permis de mettre un nom sur le suspect. Deux jours après que l’enterrement de la victime a été célébré dans la plus stricte intimité, le ministère de l’Intérieur compte vivement sur la publication du portrait pour voir l’individu enfin identifié… »

À ce stade de ma lecture, James retourna le quotidien et, contre l’illustration qui occupait toute une demi-page, il approcha le cliché fourni tantôt par les Patterson.

Je considérai d’un air interloqué le dessin en question, d’un réalisme saisissant. Sans aucun doute possible, il représentait le même individu que celui de la photo.

Le portraitiste avait même figuré la petite marque noire dans le cou.

1- Voir Le Diable du Crystal Palace, op. cit.

2- Chanson qu’interprète Fred Astaire dans le film de George Stevens Sur les ailes de la danse, sorti quelques mois plus tôt sur les écrans. (N.d.É.)