XII

Une visite au London Hospital

— « John Smith » ! Le gros Chinois a prononcé le nom de « John Smith » ! répétai-je en avalant une grande gorgée d’alcool, avachi sur le canapé.

Une heure plus tôt, après qu’il m’eut aidé à rejoindre la Midget sur East India Dock Road, James avait tenté de faire chemin arrière en voiture pour retrouver la trace du mystérieux cadavre, mais une nuée noire au-dessus du quartier chinois et l’arrivée dans la clameur des sirènes de trois fourgons-pompes de la brigade du feu l’avaient convaincu que toute tentative en ce sens était vouée à l’échec. Les zélateurs de l’Union fasciste n’y avaient pas été de main morte. Selon les premiers échos, un tripot sur Milligan Street et un autre sur Limehouse Causeway étaient en train de partir en fumée, et une foule indescriptible avait envahi les abords du quartier, empêchant notre véhicule d’avancer. Du reste, comme, pantois, déboussolé, je peinais toujours à recouvrer mes esprits, James avait jugé plus sage de me ramener à notre appartement.

À présent, après deux verres de whisky, j’étais passé sans crier gare de l’atonie à une surexcitation fébrile et finissais de rapporter par le menu à mon camarade, non moins agité que moi, ce qu’il était advenu dans la boutique de Ji Hao.

Mon récit terminé, il se mit à aller et venir dans le salon son verre à la main. Il n’avait même pas pris la peine de se changer, et des bouts de varech lui restaient collés sur le front et dans les cheveux.

— Tu peux m’expliquer pour quelle raison ton John Smith – si c’est bien là son véritable nom – a épié plusieurs soirs de suite la maison de Miss Teynham ? Le faisait-il de son propre chef ou quelqu’un lui a-t-il demandé d’opérer cette surveillance ? Et dans cette dernière hypothèse, qui ? Reconnais que nous ne sommes guère avancés !

Près de la cheminée, le corps embaumé ramené du cimetière de Kensal Green trônait à sa place, les bras sur les accoudoirs, le tronc dressé, le visage arborant ce même air grave et absorbé, comme s’il avait pris lui aussi la juste mesure de la situation. Sur la table, la photo de Marcus Bolton n’avait pas bougé depuis la nuit précédente.

— Ce que je ne saisis pas davantage, continua James, c’est de quelle manière tu lui as réglé son compte. Tu y es allé un peu fort en essayant sur lui une des clefs d’étranglement que je t’ai apprises, c’est ça, hein ?

— C’est plutôt cet enragé qui a failli me briser la gorge, récusai-je en écrasant ma cigarette dans le cendrier avant d’en allumer aussitôt une autre. À la place, il s’est arrêté d’un coup et a mis un point d’honneur à me faire inhaler les vapeurs de son fourneau.

— J’y pense. Pupper a évoqué au Flying Carpet une affaire de substance frelatée dans des fumeries du quartier. Selon lui, il y aurait déjà eu récemment plusieurs victimes. John Smith a pu se rendre malade en goûtant de ce produit corrompu.

— Pourquoi n’aurais-je pas succombé moi aussi ? Nous avons partagé le même calumet que je sache.

— Exact. Que faisaient alors les affidés d’Oswald Mosley dans le secteur ? Et si Smith était un des leurs ? Cela tendrait à démontrer que la mascarade de ce soir n’était pas étrangère au meurtre d’Auber-Jones.

— N’allons pas trop vite en besogne. Les Chemises noires n’en sont pas à leur premier fait d’armes dans l’East End. C’est même plutôt leur terrain de prédilection.

— Mais ils en avaient après les Juifs jusqu’à aujourd’hui, pas les Chinois. Et puis, pourquoi ont-ils débarqué précisément dans cette fumerie ?

— D’abord, ce n’est visiblement pas le seul tripot à avoir subi leur accès de violence, cette nuit. D’après ce que l’on sait, il y en a au moins deux qui ont brûlé. Ensuite, depuis la nouvelle loi sur l’ordre public promulguée en décembre dernier, les dispositions à l’encontre des actes antisémites ont été renforcées, en même temps que le port des uniformes paramilitaires a été prohibé. L’affaire que nous a rapportée Pupper sur des cas d’opium frelaté a pu parvenir jusqu’aux oreilles des membres de l’Union fasciste. C’était l’occasion pour eux de marquer l’opinion à bon compte. Qui s’offusquerait de bouges clandestins incendiés en plein cœur de Chinatown ?

J’avalai d’une traite le restant de whisky et aspirai une grande bouffée de tabac.

— Arghhh ! Cette histoire est à s’arracher les cheveux ! s’emporta James en posant bruyamment son verre vide sur la table basse. Toujours aucune piste, aucun indice sérieux à quoi se raccrocher.

— Demain, nous irons rencontrer Miss Teynham pour l’interroger à nouveau. J’aimerais en savoir un peu plus sur cette impression d’être observée qu’elle m’a confiée l’autre jour. Après cela, on tentera notre chance auprès de la communauté chinoise pour obtenir des informations sur ce John Smith. Il n’avait pas l’air d’être tout à fait un inconnu dans les parages.

— Excellente idée ! En attendant, le jour n’est pas loin de se lever et, avant d’espérer grappiller quelques heures de sommeil, il serait bon que je me récure un peu. J’ai encore de l’eau gluante de la River jusque dans les oreilles.

Resté seul dans le salon, je dévisageai l’effigie de Flaxman en remâchant l’enivrante émotion ressentie quelques heures auparavant dans la fumerie. Si j’avais confié à James la teneur de la vision qui avait pris forme dans mon esprit sous l’effet de l’opium, en revanche je n’avais touché mot de ce que j’analysais à présent comme une incroyable expérience de sortie hors du corps ou, comme l’appelaient certains auteurs versés dans les arts hermétiques, de « décorporation » – la première que j’eus jamais éprouvée de toute mon existence.

Pour les cerveaux les plus sceptiques, cette sensation déroutante de l’esprit qui s’extirpe de son enveloppe physique n’est qu’une illusion due à un violent choc émotionnel ou à l’absorption de certains stupéfiants. Pour d’autres, au contraire, il s’agit d’une réalité tangible qui établit de façon indiscutable, s’il en était besoin, l’existence de ce fameux « corps astral », sorte de vêtement subtil dont l’âme est revêtue et qui la rend capable de sortir de son effigie de chair pour se transporter à travers le temps et l’espace. On raconte que certains sages hindous, à force de discipline corporelle et d’exercices psychiques contraignants, étaient passés maîtres dans l’art de s’exproprier de leur organisme et d’accomplir de lointains voyages sidéraux.

En admettant que j’avais véritablement fait une expérience de cet ordre, cela signifiait que j’avais été à deux doigts de toucher cet autre côté du miroir que j’aspirais tant à découvrir. Pour accomplir tout à fait mon vœu, il eût fallu que mon esprit s’élève davantage, qu’il grimpe beaucoup plus haut, qu’il atteigne ce grand vide que je n’avais fait qu’entrevoir. Dans ces conditions, était-il possible de produire une nouvelle décorporation, plus puissante, plus complète, et surtout qui me permît cette fois de me propulser jusqu’aux confins de notre réalité ?

Je revins également sur la non moins insolite vision dont j’avais été le sujet durant ma sortie hors du corps. En effet, s’il était indéniable qu’elle possédait des traits de similitude avec les autres hallucinations survenues ces dernières semaines, la puissance des images qui avaient défilé devant mes yeux, sans compter l’ébranlement qu’elles avaient provoqué au tréfonds de moi-même, me semblait d’un degré supérieur encore. Que représentaient ces taches de couleurs vives disséminées partout, et ces doigts, et ces mains qui s’étaient livrés à cette répugnante sarabande ? Pourquoi cet homme, que j’avais identifié comme étant William Butler Yeats, était-il apparu un ouvrage à la main ? Et quel était le sens de ce discours à propos d’évocations spirites dont je n’avais réussi à glaner que des bribes incohérentes ? S’agissait-il de réminiscences de ma lecture récente des Mémoires de l’écrivain, que mon esprit intoxiqué par les bouffées narcotiques avait affublé d’oripeaux extravagants ? Ou bien, à la faveur d’une obscure alchimie opérée dans le secret de mon moi cryptique, des indices capitaux, des signes prépondérants que j’avais occultés jusqu’à présent s’étaient-ils manifestés à moi de manière quasi métaphorique ?

Dans le flot des images – je le réalisai seulement à cet instant-là –, ce n’était pas Le Frémissement du voile que l’individu m’avait désigné avec impatience. Il s’agissait de la couverture en maroquin gris de la seconde édition d’Une vision.

Aussitôt, je me levai pour attraper sur mon bureau l’ouvrage acheté deux jours auparavant dans la boutique de Mr Sullivan et, dans la foulée, m’emparai de mon carnet de notes à l’intérieur de ma pelisse. Ensuite, livre et calepin dans la main, je retournai sur le divan.

Je cherchai d’abord dans le carnet les passages consacrés à William Butler Yeats et à la composition d’Une vision. Par chance, les pages ne faisaient pas partie de celles que j’avais arrachées durant la nuit.

En 1917, Yeats avait épousé la jeune Georgie Hyde-Lees, une amie de longue date, avec qui il aura par la suite deux enfants. À cette époque, il n’était plus affilié à quelqu’une des confréries se prétendant héritières de la fameuse société secrète – dans son autobiographie, le poète assurait avoir été initié en mai ou juin 1887 dans un atelier de Charlotte Street, mais j’avais trouvé ailleurs l’information selon laquelle, en réalité, il l’aurait été le 7 mars 1890. C’est quatre jours seulement après leur mariage que Yeats s’était aperçu du don de médiumnité de Georgie et de sa capacité à entrer en contact avec des esprits désincarnés par le biais de l’écriture automatique.

Ensuite, je saisis l’ouvrage en question et le compulsai en tous sens. Je feuilletai les premières pages, parcourus des bribes au hasard et dans le désordre, lus des paragraphes entiers censés être rédigés sous la dictée de « l’écrivain inconnu », des morceaux au demeurant abscons et au style souvent ampoulé.

J’éprouvais l’intuition que la résolution de cette enquête se trouvait à ma portée, que j’avais réuni sans le savoir la plupart des pièces nécessaires à la compréhension du mystère qui m’occupait. Il me fallait simplement ouvrir les yeux. Les yeux de l’esprit !

Tout à coup, telle la foudre qui illumine un paysage lors d’une nuit d’orage, mon cerveau exténué fut déchiré par un trait de clairvoyance. Et si ce n’était pas sur les pages en elles-mêmes qu’il importait de se pencher, sur ce texte aux significations obscures ou hasardeuses, mais bien plutôt sur les conditions extraordinaires qui avaient entouré la rédaction de l’ouvrage ?

« Médium » ! « Dictée » ! « Écrivain inconnu » !

Est-ce que je ne me fourvoyais pas en donnant à mon hallucination plus de crédit qu’elle n’en méritait en réalité ?

Après un long moment passé à interroger les vieux traités de philosophie naturelle, acquis au gré de mes pérégrinations, ou les écrits d’occultistes modernes parmi les plus dignes d’intérêt, je m’élançai hors du canapé, stupéfait de ce que je venais de mettre au jour.

Il y avait plusieurs points qu’il me fallait d’abord vérifier.

Les aiguilles de la pendule avaient beaucoup tourné sans que j’y prenne garde. James ronflait au fond de son lit, et je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour le faire sortir du sommeil.

— Hé ! Quelle mouche te pique ? Il est à peine sept heures.

— Nous devons partir sans délai.

— Mais où ça, jour de Dieu ?

— Rendre visite à un malade au London Hospital.

— Quoi ? Encore cette histoire de faux tableaux ? Je te rappelle qu’on a une autre affaire sur les bras, et d’une bien plus haute importance.

— Allez ! Ne lézarde pas, il faut t’habiller !

James finit par obtempérer, mais, pour afficher sa mauvaise humeur, et malgré le ciel qui menaçait, il conduisit tout le trajet à tombeau ouvert et la capote de la Midget rabattue. Le vent, qui avait fait relâche aux premières lueurs de l’aube, était en train de se remettre à souffler. Quand nous parvînmes devant la façade du vaste bâtiment sur Whitechapel Road, en ce mardi matin 11 mai, veille du couronnement, j’avais les bouts des oreilles engourdis par le froid.

Nous nous présentâmes au bureau d’accueil de l’hôpital et émîmes le souhait de visiter un patient du nom d’Ambrose Merithorpe. Une femme robuste aux allures de gardienne de pénitencier nous expédia, après consultation de ses registres, en direction de l’aile est, dans le service du Pr Silas Marlwood.

Suivant l’itinéraire fixé par la matrone, nous traversâmes l’immense corps de bâtiment et, bien que nous demandâmes à plusieurs reprises notre chemin, nous nous égarâmes dans les mêmes proportions.

Au moment où nous commencions à désespérer, nous croisâmes une femme d’une quarantaine d’années, le grade d’infirmière-chef épinglé sur la blouse, à qui nous réitérâmes notre requête. Elle portait sur la tête le traditionnel calot blanc, sur des cheveux bruns relevés en double chignon, et affichait d’aimables yeux noisette. Quant à ses lèvres, je n’en avais jamais vu d’aussi fines et incolores.

L’infirmière-chef nous informa que nous avions atteint ledit service et nous entraîna jusqu’à une porte derrière laquelle elle s’éclipsa, notre carte de visite à la main, en nous demandant de bien vouloir patienter.

— Messieurs, annonça-t-elle quand elle réapparut quelques minutes plus tard, le Pr Marlwood se prépare pour une opération qui risque de l’accaparer plusieurs heures. Toutefois, il m’a chargée de vous guider jusqu’à la chambre de Mr Merithorpe et de répondre dans la mesure du possible à toutes vos questions.

Elle nous escorta tout au bout du couloir. Après avoir franchi une issue et accédé à un jardin fleuri, nous empruntâmes une allée qui menait à un pavillon de deux étages, à la limite orientale de l’hôpital.

— Merithorpe ne se trouve donc pas avec les autres patients dans le bâtiment principal ? demandai-je.

— Cette unité est réservée en général aux blessés souffrant d’insuffisances organiques aiguës. Quand Mr Merithorpe nous a été confié après son accident, il se trouvait déjà dans un état de coma avancé et nous avons choisi de le transférer ici. Le lieu dispose d’un bloc opératoire indépendant. Il jouit en outre d’une tranquillité et d’un silence appréciables.

— Pour les malades plongés comme lui dans le coma, quelle est leur espérance de survie ?

— Dans l’hypothèse où, malgré l’attention qui leur est portée, ils ne reprennent pas rapidement connaissance, quelques jours, quelques semaines tout au plus1. Or, en ce qui concerne Mr Merithorpe, ça fait déjà six mois qu’il a été admis ici !

— En conséquence, c’est un cas à part.

— Tout à fait exceptionnel.

Nous contournâmes le pavillon et pénétrâmes à l’intérieur par un accès latéral, non loin du mur d’enceinte. Nous passâmes sans nous arrêter devant le bureau des infirmiers. Un peu plus loin, près d’un bureau sur lequel trônait un imposant bouquet de tulipes, un surveillant pointait les papiers qu’un ambulancier lui présentait, sur le seuil d’une entrée donnant directement sur la rue. De toute évidence, la façade arrière de la bâtisse ouvrait sur East Mount Street, une rue perpendiculaire à Whitechapel Road.

— Le patient de la chambre 6 a de la visite aujourd’hui, annonça l’infirmière-chef en passant devant le bureau pour rejoindre un ascenseur.

— C’est noté, Miss Maiden, fit le gardien d’un ton paterne.

L’élévateur nous transporta à l’étage où une dizaine de chambres s’agençaient de part et d’autre du couloir.

L’infirmière tourna la poignée d’une des portes et nous invita à entrer.

Je notai qu’il n’y avait personne attaché à la surveillance du locataire des lieux. Les murs de la pièce étaient couverts de gros carreaux blancs. Par l’unique fenêtre, on pouvait entrevoir une portion de jardin.

Merithorpe était étendu sur un grand lit à armature métallique. Ses bras étaient placés le long du corps, la main droite emmaillotée dans un épais bandage. Au-dessus de lui, le cornet d’un appareil à oxygène ainsi qu’un masque à gaz embouché à une sorte de ballon en cuir dégonflé pendaient, désœuvrés, d’une rampe au plafond.

Seul appareillage relié au corps du blessé, une mince canule était introduite dans une des narines. À l’autre extrémité, le flexible était raccordé à une poche, en haut d’un éminent trépied, d’où s’écoulait une solution brunâtre.

« Narine » était cependant un bien grand mot. En nous approchant plus près du lit, nous pûmes constater à quel point le visage de Merithorpe n’avait pas été épargné par les flammes. Le nez avait fondu et n’était constitué que d’un maigre lambeau de peau replié sur lui-même et perforé de deux minuscules trous. Si la partie gauche de la figure paraissait avoir été moins dramatiquement exposée, la partie droite, de la base du cou jusqu’au sommet de la tête, à hauteur de l’os pariétal, avait été calcinée et n’était constituée que d’une épaisseur de croûte informe, sans plus aucun trait distinctif. Le cuir du crâne, quant à lui, avait été rendu impropre à la repousse des cheveux, excepté, par-ci, par-là, quelques indigentes touffes blondes.

— Mon Dieu ! s’exclama James. Je n’imaginais pas qu’il avait été à ce point dénaturé.

— Au vu de l’état de cicatrisation des tissus, le Pr Marlwood estime que le pauvre garçon est dans cet état depuis environ quatre ou cinq ans.

— Je comprends mieux pourquoi il évitait de se mêler au monde.

— Après que son corps a été extrait de la voiture, précisa l’infirmière, on a retrouvé dans l’habitacle un chapeau à large bord et une sorte de masque vénitien en carton bouilli qu’il avait sans doute l’habitude de porter hors de chez lui. Un tel stratagème était souvent utilisé par les gueules cassées au sortir de la guerre pour cacher leurs lésions. Pour certains, on leur sculptait même des figures en cuivre à l’imitation de leur ancienne physionomie. De cette manière, ils pouvaient se présenter à leur entourage sans provoquer la frayeur. Du moins, c’était l’effet escompté.

James s’avança vers la poche suspendue à la tringle.

— Qu’est-ce que cela contient ? questionna-t-il en désignant le fluide.

— Un simple mélange d’eau, de sels, de sucre et d’hydrolysat de protéines. Deux, trois heures par jour, on lui en administre une infime quantité à l’aide d’une sonde directement dans l’estomac, juste ce qu’il faut pour soutenir le métabolisme et lui permettre de continuer à assurer les fonctions vitales.

— Ne serait-il pas plus simple de lui retirer ce tuyau une bonne fois pour toutes ? Après tout, je crois savoir que cet homme avait le dessein de se donner la mort.

— Cet acte ne pourrait être accompli sans une décision de justice, monsieur. Même si, je ne le vous cache pas, la question se pose tous les jours au sein du personnel soignant.

— En sus de la commotion qui l’a plongé dans le coma, intervins-je, Merithorpe présente-t-il des séquelles irréversibles ?

— Nul traumatisme externe que nous n’ayons pu soigner, excepté le tendon de la main droite qui a été trop gravement touché. Concernant d’éventuelles atteintes cérébrales, évidemment, c’est autre chose. Il faut que le patient revienne à lui pour qu’on puisse prononcer un jugement définitif. Pour Mr Merithorpe, nos examens radiologiques n’ont révélé aucune fracture du crâne associée, ni hématome ou hémorragie méningée. Le Pr Marlwood a seulement constaté une hypertrophie de la glande pinéale.

— À votre avis, est-ce qu’il sait ce qui lui est arrivé ? Je veux dire : se pourrait-il qu’Ambrose Merithorpe ait connaissance de sa situation et qu’il refuse de revenir parmi nous ?

— Nous ne disposons d’aucun outil pour détecter et évaluer les degrés de la conscience. Ce qui est certain, c’est qu’il n’a jamais réagi de quelque façon aux divers stimuli que nous lui adressons. Seules les activités cardiaque et respiratoire se maintiennent, à un rythme extrêmement faible mais régulier.

On avait revêtu le blessé d’une fine chemise de coton. Un drap couvrait ses membres inférieurs jusqu’à hauteur du nombril. Considérant que l’immobilité prolongée l’avait à coup sûr amaigri, j’évaluais qu’il avait dû être, à l’époque de ses années florissantes, sensiblement de la même taille que James, et d’un gabarit tout aussi athlétique.

J’éprouvais un sentiment d’horreur mêlé de fascination morbide devant cette créature privée de visage, ce paria qu’une tragédie avait rendu impropre à évoluer au milieu de ses semblables, dans la haine et la répugnance de lui-même.

— Cette chambre reçoit-elle des visiteurs ? repris-je.

— Un collectionneur d’art, Mr Reginald Forbes, est venu s’informer régulièrement de son état de santé. Mais Ambrose Merithorpe paraissait vivre dans une extrême solitude. Quant à savoir s’il avait encore de la famille, Mr Forbes lui-même n’a pas été en mesure de nous le dire.

— Personne d’autre n’est donc venu ici, vous en êtes certaine ?

— Je suis catégorique. Mr Driscoll, que vous avez aperçu en bas, consigne toutes les allées et venues. Quoi qu’il en soit, s’il y avait eu d’autres visiteurs, ou si quelqu’un avait cherché à prendre de ses nouvelles, le Pr Marlwood ou moi-même en aurions été informés.

— Connaissez-vous un certain Roger Sparrow ?

Miss Maiden réfléchit quelques instants.

— Cet individu aurait été engagé cet hiver au London Hospital pour de menus travaux, complétai-je.

— Ah oui, bien sûr ! Un bon à rien, retors et mal élevé en diable. Le professeur l’a fait congédier le mois dernier.

— Avait-il commis quelque chose de grave ? interrogea James.

— Pas fichu de passer correctement la serpillière. Et puis, il traînait sans arrêt du côté de ce pavillon. Or, il n’avait rien à y faire. Mr Driscoll l’a trouvé plusieurs fois en train de fouiner à cet étage.

— Hormis le revolver, a-t-on découvert autre chose sur Ambrose Merithorpe ?

L’infirmière, sans se départir de son air grave et professionnel, s’avança vers un meuble dont la rusticité tranchait au milieu de ce décor hospitalier. Elle ouvrit un tiroir et en sortit une photographie.

— On a en effet retrouvé ceci en le débarrassant de ses habits.

Le cliché montrait une cinquantaine d’enfants et d’adolescents, âgés de dix à dix-huit ans environ, assis sur les marches d’un large perron, devant une bâtisse à la façade usée. Les uns s’appliquaient à adopter une posture solennelle en fixant l’objectif, d’autres chahutaient ou faisaient les pitres. La photo ayant été prise avec un certain recul de manière à faire entrer tout le groupe dans le cadre, les visages étaient difficilement reconnaissables. Ce que l’on pouvait affirmer, c’est qu’il se trouvait là des jeunes gens des deux sexes.

Je retournai le tirage, mais nulle mention ne figurait au dos.

— Il y a une inscription gravée près de la porte de cette maison, remarqua James qui m’avait arraché le cliché des mains. C’est écrit tout petit, et la plaque est à moitié dissimulée sous les feuilles de lierre : « Charnock L… Sch… »

— Ça ressemble à une école, constatai-je.

— En effet. Le dernier mot doit être « School ».

— Quant au second, ça ne peut être qu’un mot bref, trois ou quatre lettres maximum : « Land », « Lake », « Lodge »… Pouvons-nous conserver cette photo ?

— Je regrette, répondit notre interlocutrice en récupérant l’objet. Si Mr Merithorpe la gardait sur lui, c’est qu’il y tenait beaucoup. Il n’y a donc aucune raison qu’on la lui soustraie. Pour le moment, du moins.

— Je comprends. Eh bien, je crois que nous avons fini de vous importuner, Miss Maiden, conclus-je d’un air satisfait. Vous nous avez été d’un grand secours.

L’infirmière-chef nous raccompagna jusqu’au bâtiment principal, d’où nous regagnâmes Whitechapel Road. Le roadster était stationné non loin du mémorial élevé à Édouard VII par les Juifs de l’est de Londres.

— C’est entendu ! fit mon camarade quand nous eûmes atteint le véhicule. Ambrose Merithorpe repose dans le coma au London Hospital, et Roger Sparrow, qui a travaillé quelques mois dans cet établissement en laissant derrière lui un souvenir périssable, semblait s’intéresser de près au patient de la chambre numéro 6. Mais, sauf votre respect, monseigneur, je ne vois rien là qui éclaire d’un jour nouveau cette affaire. Si Sparrow a vendu à Reginald Forbes des toiles de ce peintre, c’est évidemment qu’il les connaissait l’un et l’autre, ou à tout le moins qu’il avait entendu parler d’eux.

— Patience, Jim ! Il me reste un dernier point à examiner avant de pouvoir t’en dire davantage.

— À la bonne heure ! Et où comptes-tu nous conduire pour ce faire ? J’ai hâte de l’entendre, ta soi-disant version des faits.

— À Kensington. Chez l’une de nos vieilles connaissances : le Dr John Dryden.

— Pour quel motif ?

— Il se pourrait en fin de compte que ce ne soit pas Roger Sparrow qui se soit mis à la peinture dans son appartement d’Old Nichol Street.

— En voilà une nouvelle ! Et ça change quoi ?

— Tout.

1- La réanimation et les services de soins intensifs datent de la seconde moitié du XXe siècle. L’assistance respiratoire, en particulier, n’a commencé à apparaître qu’à partir des années 1950, grâce à la mise au point des premiers respirateurs électriques. Cela explique qu’avant cette date, dans le cas d’atteintes cérébrales lourdes, une prise en charge médicale ne permettait pas de maintenir longtemps ces patients en vie. (N.d.É.)