XVIII

Où Singleton se lance
 à la poursuite d’une part
 non négligeable de lui-même

Le chauffeur fut contraint d’effectuer un détour interminable par Marylebone et Clerkenwell pour rallier l’est de la capitale sans être pris au milieu des embouteillages. Heureusement, passé la gare de Liverpool Street, il put filer bon train jusqu’à Limehouse.

Plusieurs fois sur le trajet je cherchai à apercevoir la conduite intérieure qui paraissait nous avoir filés, mais, au bout du compte, il devait s’agir d’une méprise car la voiture avait disparu.

Il était huit heures et demie quand le taxi s’engagea dans West Ferry Road, l’une des deux seules routes qui permettaient de traverser les bassins des West India Docks et reliaient Poplar à l’île aux Chiens. Cette dernière n’avait rien d’une île en vérité. Elle consistait en une langue de terre lovée dans une boucle de la Tamise et devait paraît-il son nom aux chenils du roi Édouard III, installés à l’époque où le site n’était qu’une vaste étendue de marécages.

Depuis le milieu du siècle dernier et le considérable développement du port de Londres, la péninsule des Dogs était constituée d’affreux quartiers où des casernes aux toits de tôle ondulée, qui abritaient une partie de l’innombrable contingent des travailleurs du fleuve, voisinaient avec des ateliers, des forges et des entrepôts.

Staiton avait parlé d’un édifice situé sur le bord de la Tamise, non loin des Millwall Docks. Parvenu sur la péninsule, je réclamai donc au conducteur de poursuivre plus au sud, jusqu’au coude extérieur que formait le bassin et qui l’amenait aux abords de la River.

— Venons d’passer Glengall Grove, sir ! annonça le chauffeur de taxi. Tenez vraiment à continuer ? Z’êtes bien le seul à vouloir mettre les pieds ici un jour comme c’lui-là !

— L’endroit que je cherche ne doit plus se trouver très loin, me contentai-je de répondre, en n’oubliant pas de dérober mon visage sous les bords de mon chapeau.

Il est vrai que les lieux étaient lugubres. Après avoir traversé une courte portion de terrain constitué de logements de deux étages d’un aspect décent à défaut d’être agréable, nous pénétrâmes, parvenus à l’extrémité ouest du bassin, dans une zone franchement industrielle où, en raison du congé offert par le roi à tous ses sujets, il ne se trouvait âme qui vive. À gauche, les grues et les palans qui bordaient les Millwall Docks étaient à l’arrêt, et les vastes magasins de marchandises avaient tous tiré leurs grilles. Même les énormes vaisseaux gavés de rhum, de sucre, de grain ou de bois durs, qui mouillaient dans la rade, semblaient attendre sagement la fin des festivités. À droite, une succession d’usines et de hangars affichaient leurs faces lépreuses, le côté donnant sur la Tamise ne devant pas se montrer beaucoup plus avenant.

Je demandai au chauffeur de s’arrêter et descendis du taxi. Pour être certain qu’il attende mon retour, je lui offris la moitié de l’argent que j’avais emporté avec moi – deux pièces d’une demi-couronne –, lui promettant la même somme par la suite, ce qui était de beaucoup supérieur au prix de la course.

Puis j’examinai les environs. Le bâtiment qu’avaient visité les policiers devait être un de ceux qui bordaient le fleuve. Mais lequel ?

Je fis un premier tour du propriétaire, m’avançant à pied en direction de la pointe de la presqu’île. Staiton avait parlé d’un lieu désaffecté. Or, même si, en la circonstance, je n’apercevais aucun ouvrier, la plupart de ces édifices avaient l’air en activité. Au bout de vingt minutes, je revins sur mes pas. Étant repassé devant le taxi, j’aperçus quelques yards plus haut un chemin de terre qui se dirigeait vers la Tamise.

Après m’être m’enfoncé dans le passage, je constatai que l’une des imposantes usines remarquées de loin dissimulait en réalité une construction plus discrète à deux niveaux, coiffé d’un haut toit brisé, qui semblait posée au bord de l’eau. Sur la façade en front de fleuve, on pouvait lire l’inscription :

HODGSON PÈRE & FILS, IMPORTATION DE VINS ET SPIRITUEUX.

La marée était basse, et, au pied de la digue, se déroulait à perte de vue un long ruban d’algues et de vase. Devant l’édifice, sur un quai en bois dont, pour l’heure, seule une partie baignait dans les flots, une machine à poulie aidait naguère à décharger les barils amenés par bateaux. Un engin du même type, établi le long du corps de bâtiment et déplaçable grâce à des rails, permettait de hisser les marchandises jusqu’à des guichets pratiqués au premier étage. Au rez-de-chaussée, de grandes portes en bois coulissantes, dont certaines n’étaient pas entièrement rabattues, donnaient accès à des magasins de stockage aux plafonds voûtés, jonchés de barriques vides et de caisses à moitié éventrées. Lorsque je m’approchai du premier de ces entrepôts, laissé entrouvert, mon esprit s’emballa en avisant, contre un mur, un chevalet et du matériel de peinture récemment utilisé.

Je n’avais donc pas fait fausse route. Cela me fut du reste confirmé quelques minutes plus tard par une autre découverte, tout aussi probante. Ayant escaladé un remblai à la poupe de l’édifice, j’aperçus, camouflé derrière une palissade, une de ces ambulances de couleur jaune et aux lignes saillantes, frappées des armoiries du comté de Londres.

L’habitacle était vide. Je touchai de la main à l’endroit du moteur pour vérifier qu’il avait tourné récemment, mais c’était oublier que je n’éprouvais aucune sensation, ni de froid ni de chaud. Néanmoins, les traces de pneus sur le sol, rendu boueux par les pluies incessantes de la veille, et celles du chariot-brancard qui avait dû servir à déplacer le corps, étaient on ne peut plus fraîches.

Il me restait désormais à débusquer Ambrose Boyle. Et, selon toute vraisemblance, je devais le trouver à l’intérieur du bâtiment.

Je gagnai sans tarder une petite porte située sur le côté. Elle n’était pas fermée, et je n’eus qu’à pousser le battant pour accéder à une longue galerie qui traversait de part en part l’édifice et desservait chacun des entrepôts voûtés aperçus un peu plus tôt. Je les examinai scrupuleusement, en particulier les derniers, dont je n’avais pu voir le contenu depuis le quai, mais dans aucun je ne trouvais trace de celui que je cherchais. À l’autre bout du corridor, un monte-charge électrique, qui avait l’air en état de fonctionner bien que les lieux parussent abandonnés depuis des années, voisinait avec un escalier en colimaçon.

Ce dernier était particulièrement escarpé. Cependant, je n’avais pas vraiment le choix, le bruit de l’élévateur risquant sinon de révéler ma présence.

J’entrepris de gravir lentement les degrés, m’aidant de la rampe en acier pour soulever le poids de ce corps massif auquel j’avais du mal à m’habituer. Je parvins finalement jusqu’à une immense salle, haute de plafond, dont le sol était lui aussi parsemé de barils et de matériels divers laissés en déshérence. Des rafales de vent venues du fleuve, s’engouffrant par les ouvertures qui dominaient le débarcadère, balayaient la poussière. Comme rien ne bouchait nulle part la perspective, je me rendais compte que seule une impressionnante colonie de mouettes avait pris ses quartiers dans la place.

Mais je n’avais pas visité tout le bâtiment. La colonne du monte-charge aussi bien que l’escalier s’élevant encore à travers le plafond, il apparaissait que le toit abritait un dernier niveau.

Je repris donc mon ascension, malgré une raideur de plus en plus vive au niveau des jointures. Cette fois, je débouchai dans une étroite galerie, sous une verrière en faîtage qui prodiguait une surprenante luminosité. Quelques carreaux ayant été endommagés, le sol en dalles était noyé, par-ci par-là, sous de grandes flaques d’eau de pluie. De part et d’autre du couloir s’ouvraient une dizaine de pièces aménagées sous les charpentes. Les murs étaient percés de grandes ouvertures vitrées, presque toutes munies de rideaux sombres, mais, soit que les pans étaient écartés, soit que leur état de décrépitude les rendait inefficaces, je pouvais aisément distinguer ce qui se trouvait derrière. Il s’agissait pour la plupart d’anciens locaux administratifs, de remises ou d’ateliers, qui tous se révélaient vides au fur et à mesure que je m’approchais.

Fallait-il conclure qu’Ambrose avait renoncé à demeurer ici et qu’il avait rejoint, par la voie des eaux, un autre repaire – auquel cas, c’en était à jamais fini de mes chances de le retrouver ?

Je commençais à me décourager lorsque, comme je passai la tête devant l’une des dernières fenêtres du couloir, j’aperçus de profil la silhouette d’un homme sur une chaise, bâillonné, les mains derrière le dos et attachées autour d’une des poutres verticales qui formaient la structure du comble.

— James ! m’exclamai-je dans un cri étouffé.

Son torse et ses pieds étaient nus – pull, maillot de corps, souliers et chaussettes lui ayant été confisqués –, et il s’agitait sans répit pour tenter de se dégager.

À première vue, il n’y avait personne d’autre que mon camarade dans la pièce. Celle-ci, meublée de manière très spartiate d’une table, de quelques chaises et d’un gros bahut, paraissait avoir servi naguère de logement. Je me précipitai, laissant la porte béante derrière moi.

En me voyant surgir, James émit un bruit de gorge, tandis que son regard manifestait la plus parfaite incompréhension. Il est vrai que j’avais l’apparence d’un homme censé être mort depuis des lustres et qu’il m’avait aidé, trois jours plus tôt, à extraire d’un sépulcre.

— C’est moi, Jim ! Je viens te libérer ! C’est Merithorpe qui t’a amené ici en se faisant passer pour moi.

Soudain, avant que j’aie eu le temps de le débarrasser du morceau de tissu qui lui obturait la bouche, une voix insolite et cependant intimement familière résonna derrière moi.

— Singleton ! Comment diable avez-vous réussi à retrouver ma trace ?

Lorsque je me retournai, mon corps, revêtu de mon complet en laine de bruyère, se tenait à quelques pas, devant une porte qu’il venait de refermer et qui communiquait avec un autre cabinet. Dans sa main droite, il serrait un pistolet automatique. Tout en s’avançant, Ambrose avait plaqué le bout du canon contre sa tempe – ma tempe ! On aurait dit qu’il menaçait de se suicider.

— Lâchez votre ami et veuillez vous lever, je vous prie ! Sans quoi, je me verrai dans l’obligation d’appuyer sur la détente. La balle passerait à travers mon être psychique sans occasionner le moindre dommage, mais pour le vôtre, les effets seraient hautement préjudiciables. Pour ne rien vous cacher, vous tomberiez raide mort, à l’unisson de votre corps physique.

La sensation d’étrangeté était indescriptible. Je me regardais sans y croire, comme si j’auscultais un miroir dont le reflet me rendait une image entièrement affranchie de moi-même, libre de parler et d’évoluer à sa guise. Libre surtout de se tirer une balle dans la tête !

— Ma foi, il faut avouer que je pensais être débarrassé de vous. C’était pure folie, cette nuit, que de vous hasarder sans aucune expérience aussi loin de votre niveau de réalité. Jamais je n’aurais imaginé que vous puissiez revenir. En tout cas, pas aussi vite.

L’esprit du peintre actionnant mes propres cordes vocales, c’était ma voix, exactement telle que les autres la percevaient en toute circonstance, qu’il m’était donné d’entendre, et pourtant il me semblait que je la découvrais pour la première fois.

J’étais en train de vivre une expérience étonnante, extrêmement déstabilisante. Ma vision dans la crypte des Patterson, où j’avais eu l’impression de contempler un autre moi-même, n’avait-elle été que la prémonition de ce spectacle ahurissant auquel j’assistais en ce moment ? Pour autant, étais-je tout à fait assuré de ne pas me trouver en plein dans une nouvelle hallucination, plus puissante, plus débridée, plus délirante que les autres ?

— Qu’avez-vous fait de votre corps ? interrogeai-je, comme pour tester que ce double était bien réel, qu’il saisissait ce que je lui disais et était capable de répondre de manière sensée.

— Il est à l’abri de l’autre côté de cette porte. Je ne pouvais continuer à le laisser au London Hospital. Ce brave Forbes était empli de bons sentiments, mais il exhortait les médecins à me laisser mourir et ces derniers étaient à deux doigts de me couper les vivres. J’ai profité que nous étions quatre bras ce matin pour me mettre définitivement hors de danger. Échouer si près du but pour quelques milligrammes de sucre, ça aurait été rageant, avouez !

— Si près du but ?

Mon interlocuteur se tenait à une distance de neuf ou dix pieds. Voyant que je restai docilement à ma place, il avait abaissé le canon de son arme, mais il était trop hasardeux de tenter quoi que ce soit. La momie de Flaxman n’était pas suffisamment alerte pour lui sauter dessus à brûle-pourpoint. Et je risquais surtout d’infliger une grave blessure à ma propre effigie.

— Votre associé n’a pas été facile à décider quand il s’est agi de procéder au « retrait » de mon corps à l’hôpital, s’exclama-t-il. Il a fallu que je me montre très inspiré pour réussir à le convaincre que la seule façon de faire pression sur Merithorpe – ou plutôt Boyle, car sachez que c’est là mon véritable nom ! – était de soustraire son enveloppe et de la transporter dans un lieu solitaire.

Il s’approcha d’une des deux lucarnes de la pièce et l’ouvrit en grand. Sur la rive opposée, de l’autre côté des Surrey Docks où les cargos de cabotage se mêlaient aux schooners et clippers venus d’un autre siècle, par-delà les toits de Southwark et de Lambeth, on devinait dans la brume les tours du Parlement, d’où les échos des parades militaires, portés par le vent, parvenaient jusqu’à nous malgré la distance.

— Tous ces gens croient fêter le sacre de leur roi. Mais ce jour est mille fois plus considérable qu’ils ne peuvent se l’imaginer. Car aujourd’hui restera dans les annales comme celui d’une naissance d’un genre nouveau. Ou devrais-je dire d’une re-naissance ?

Je soupçonnais que Boyle n’avait plus toute sa tête.

— Vous allez me tuer, n’est-ce pas ? Et ensuite, ce sera le tour de James. Cela ne vous a-t-il pas suffi d’avoir semé tous ces morts autour de vous ? Voyez à quelle folie destructrice la jalousie vous a conduit !

— Ce n’est point tout à fait de la jalousie que de prétendre à tout prix occuper la place qui vous échoit sur cette terre.

— Auprès de qui ? De Cecily ? La chose est impossible, vous le savez bien.

— Impossible ? Vous vous trompez, Singleton. Il me suffira de lui faire savoir qu’à aucun moment je ne l’ai abandonnée.

L’arme au poing, il se dirigea vers une table, entre les deux lucarnes, et ramassa un morceau de corde qui reposait sur le plateau. Puis, après avoir poussé l’une des chaises vides pour la placer contre un autre pilier, non loin de James, il me la désigna afin que je m’y installe. Tout en effectuant son étrange manège, il poursuivit ses explications.

— Certes, après le drame, j’ai écrit à Cecily que je partais à l’autre bout du monde, mais, en réalité, je ne me suis jamais éloigné d’elle de plus de quelques miles. J’ai assisté à presque toutes les représentations qu’elle a données au Royal Court, au Playhouse ou à l’Ardwick Empire, à Liverpool et à Manchester. À l’heure du spectacle, j’avais mis au point d’ingénieux stratagèmes pour gagner ma loge de balcon sans me faire remarquer. Ah ! Ces soirs-là, j’avais vraiment l’impression qu’elle ne jouait que pour moi. Quand Cecily a décidé de partir pour Londres, je l’ai suivie et j’ai installé mon atelier un peu à l’écart de la capitale, continuant à me rendre incognito dans les théâtres où elle se produisait, à suivre sa carrière, à collectionner les comptes rendus de ses triomphes.

Une fois que je fus assis, Boyle passa derrière moi et commença à me lier les poignets autour de la pièce de bois. Bien qu’il serrait avec vigueur, je ne ressentais presque aucune douleur. À quelques pas, James, qui nous avait écoutés depuis le début d’un air incrédule, se mit à redoubler d’activité sur sa chaise, mais sans parvenir à desserrer ses attaches.

— J’espérais que les choses continueraient comme ça, reprit le peintre, mais, à l’automne dernier, j’ai eu le pressentiment que plus rien ne serait jamais pareil. Un homme assistait chaque soir aux représentations. Il s’éclipsait à la fin du spectacle pour attendre Cecily devant sa loge et l’emmenait dîner. Le jour où un journal a annoncé que Bertram Auber-Jones avait demandé en mariage l’actrice Cecily Teynham, une haine impitoyable m’a submergé. Sur l’instant, j’ai retourné ma fureur contre moi-même et saccagé toutes mes œuvres, décidé à en finir ensuite avec la vie, cependant, au moment d’effectuer le geste ultime, ma détestation de celui qui allait vivre le bonheur qui m’était destiné a pris le dessus.

— Mais vous n’êtes jamais arrivé jusqu’au domicile d’Auber-Jones. Vous avez eu cet accident de voiture et vous avez perdu le contact avec notre réalité. Jusqu’à ce que, six mois plus tard, le médium Lester Sparrow vous ramène de nouveau parmi les vivants.

Ayant terminé de me ficeler les mains, Ambrose s’assura que je ne pouvais plus bouger. Bien sûr, il n’ignorait pas que la manœuvre n’empêcherait nullement mon esprit de s’arracher de la momie, mais il savait aussi qu’en agissant de la sorte je perdrais tout moyen de lutter. Si tant est qu’il était encore possible de faire quelque chose pour nous sortir de là !

La seule conduite qui semblait à ma portée était de gagner du temps. Du temps pour quoi ? Je n’aurais su le dire.

— Où sont les mille livres sterling que les frères Sparrow ont tiré de la vente de vos tableaux ?

— Je les avais emportées avec moi en quittant leur appartement. Lorsque je fus contraint d’abandonner la dépouille de Lester, j’ai caché les billets sous une grille d’égout. Plus tard, une fois revenu de Swindon dans cette enveloppe que vous occupez, je suis allé récupérer l’argent.

— Et vous vous êtes installé dans ce bâtiment désaffecté. La cachette idéale pour abriter le corps embaumé de Flaxman et attendre l’occasion de liquider Auber-Jones. Sauf qu’il y a eu un contretemps le soir de l’assassinat : David Bishop.

— Simple détail, qui aurait dû rester sans conséquence. Quand j’ai su, en me rendant de manière invisible dans les bureaux du Yard, que Bishop avait établi un portrait du meurtrier, je n’ai pas attendu longtemps avant de changer d’apparence. De plus, le faux courrier anonyme que je me suis empressé d’adresser à la police a semé la confusion dans les esprits.

— Qu’avez-vous fait après le crime de Curzon Street ?

— Ho ! J’étais très occupé, j’éprouvais une telle soif de vivre ! De l’aurore jusqu’à l’après-midi, je passais mon temps à travailler ici. Le corps de Marcus Bolton était plus souple, plus malléable que celui de Flaxman, et j’avais presque l’impression de retrouver mes sensations d’artiste. Ensuite, jusqu’au soir, je quittais mon enveloppe provisoire et je passais du temps avec Cecily. Je l’observais travailler, au studio, je me tenais à ses côtés, chez elle, je l’accompagnais pour son coucher. Souvent je lui parlais, même si elle ne pouvait m’entendre et me répondre. Je la consolais en lui expliquant qu’Auber-Jones ne la méritait pas, qu’il ne l’avait jamais aimée d’un amour aussi puissant que le mien, et, quelquefois, il me semblait qu’elle me comprenait. J’aurais aimé l’approcher physiquement, mais j’avais bien conscience qu’un cadavre n’était pas une tenue décente. Il me fallait autre chose.

— Un corps vivant !

— Bien sûr, un corps qui respire et dont je sentirais le cœur battre au creux de ma poitrine. Si mon expérience d’intrusion dans l’organisme du médium avait raté, cela ne signifiait pas que la chose était impossible, seulement que je manquais de pratique. Aussi, à la nuit tombée, je n’avais de cesse de réitérer mes tentatives d’incorporation. Avec les opiomanes des tripots du quartier chinois, je disposais d’une inépuisable réserve. Toutefois, cela ne fonctionnait pas avec tous les sujets, exclusivement ceux qui subissaient une dissociation complète.

— Ainsi donc il ne s’agissait pas d’une affaire de substance frelatée ! m’exclamai-je. C’est vous qui étiez à l’origine de tous ces accidents dans les fumeries de Chinatown.

— On ne peut rien vous cacher.

— Et le matelot qui faisait le gué devant la maison de Cecily, à Chelsea, je devine que c’était vous également ?

— J’étais dans la loge de Cecily lorsque vous êtes venu l’interroger en compagnie de l’inspecteur : alors que personne jusqu’à présent n’avait avancé d’un iota dans l’enquête sur le meurtre d’Auber-Jones, vous, Singleton, aviez non seulement remarqué la disparition du portrait de Cecily, mais, surtout, vous déteniez la photo de Flaxman. Dès cet instant, j’ai senti que vous seriez un véritable poison. En outre, il ne m’a pas échappé que Cecily se livrait à vous en toute confiance. Si elle avait besoin d’aide, c’est vers vous qu’elle se tournerait, non vers ce stupide policier. Plusieurs soirs de suite, j’ai fait le guet devant chez elle dans des corps d’emprunt afin de vous attirer. Mon objectif était de vous entraîner jusqu’à l’une des fumeries de Milligan Street.

— Dans le dessein de me voler mon corps ?

Boyle fut pris d’un fou rire. Mes yeux noisette ornés de longs cils me fixaient d’un air réjoui.

— Désolé, Singleton, mais le vôtre est un peu trop émacié. Si vous saviez comme je m’y sens à l’étroit au moment où je vous parle ! Non, non, il s’agit du sien !

— James ?

Je tournai la tête vers mon acolyte, qui en retour jeta à mon adresse un regard tout aussi médusé, accompagné d’un grognement pointu.

— Quand je l’ai vu pour la première fois dans votre appartement, continua le peintre, j’ai cru que je déraisonnais. Le même dessin du visage, la même couleur de cheveux, les mêmes yeux clairs, la même stature puissante… J’ai réellement cru me voir tel que je serais si cette maudite explosion ne s’était produite dans mon atelier il y a des années… il y a une éternité… N’avez-vous jamais fait le rêve de revenir en arrière, d’effacer une partie de votre existence et de pouvoir repartir comme si de rien n’était ?

— Vous voulez dire... ?

— Oui, votre associé, James Trelawney, est mon sosie parfait. Il paraît que chaque individu en compte au moins un, qu’il a peu de chance toutefois de jamais croiser. Pour la première fois depuis longtemps, la fortune était en train de me sourire : le corps qu’il me fallait, celui qui allait me permettre de tout recommencer de zéro, je n’avais même pas besoin de partir à sa recherche. Vous me l’avez apporté, Singleton.

J’étais sous le choc de ce que Boyle était en train de nous révéler, incapable de prononcer un mot.

— Ce soir-là à Milligan Street, je voulais expérimenter les effets de l’opium sur votre camarade. J’espérais que la drogue provoquerait une décorporation suffisante pour que je puisse m’emparer de son corps. Mais les choses ne se sont pas passées comme je l’avais prévu. D’abord, il a bêtement glissé dans le fleuve, faisant avorter mon projet. Ensuite, comme je m’étais rabattu sur l’idée de vous confisquer votre enveloppe, pour être en meilleure posture de lui ravir la sienne un peu plus tard, son retour dans la fumerie m’en a empêché. Mais ce n’était que partie remise. En attendant, j’ai abandonné sur la natte le corps du matelot que j’avais utilisé, après lui avoir tranché son fil d’argent afin que vous ne puissiez l’interroger à son réveil.

« De ce jour, je vous ai suivi dans tous vos déplacements, scrutant le moindre de vos faits et gestes, constatant à quel point vous vous rapprochiez toujours davantage de la vérité. J’étais là quand vous avez visité mon corps au London Hospital, là aussi quand vous avez rencontré ce médecin spirite à Holland Park. Vous veniez de faire le rapport entre la mort des Sparrow, le meurtre d’Auber-Jones et moi. Vous étiez devenu trop dangereux, Singleton, pour avoir le droit de continuer à vivre. Mais j’ai bien fait de me montrer patient. Car cette fois-ci, avec la visite chez Crowley et votre petite sortie dans les étoiles de cette nuit, vous m’avez grandement facilité la tâche. Grâce à vous, me voici en possession d’un outil à la valeur ô combien inestimable !

Il sortit aussitôt de la poche de pantalon la petite boîte en carton bouilli que m’avait remise la veille Eva Fortunato.

— Cet onguent est cent fois plus puissant que n’importe quelle substance opiacée, d’après ce que j’ai pu apprécier des quelques tests réalisés avant votre arrivée dans un galetas voisin. La décorporation est garantie, et pratiquement instantanée. Dans un instant, je vais investir le corps de votre ami.

— Mais ça n’a aucun sens ! m’écriai-je. Vous ne serez jamais qu’un esprit désincarné évoluant dans le corps dérobé à un autre. Vous ne cesserez jamais votre vie de paria !

— Vous vous trompez encore, Singleton ! Il est possible de changer de corps de manière définitive. C’est un de ces savoirs que j’ai acquis durant mon périple dans l’autre réalité. Il y a très longtemps, les hommes disposaient d’une telle connaissance, mais ils l’ont depuis longtemps perdue. Mon fil d’argent va se dissocier graduellement de son ancienne effigie, comme d’une vieille peau racornie, et venir se greffer sur la nouvelle. Ce n’est qu’une question de semaines, de mois peut-être. Après quoi, je serai un homme neuf !

J’ignorais si Merithorpe disait vrai ou si son esprit s’était égaré dans un délire sans nom. Mais, même s’il se leurrait sur son aptitude à pouvoir troquer cette enveloppe honnie contre une nouvelle, il n’empêche qu’il s’apprêtait à mettre sa menace à exécution et à s’emparer du corps de James. Que deviendrait alors mon camarade ? Si Eva Fortunato avait décelé en moi une disposition pour ce type d’expériences psychiques – raison pour laquelle, sans doute, j’avais été en mesure de revenir des limbes par mes propres moyens –, il n’en était pas de même de James. Serait-il alors condamné à errer indéfiniment dans l’immensité astrale ?

Boyle avait dévissé le couvercle de la boîte et s’approcha de la chaise où James était ligoté. Celui-ci, saisissant la situation, se mit à se débattre de plus belle sur son siège. Je comprenais mieux pourquoi le peintre avait pris la peine de lui ôter une partie de ses vêtements.

Il se pencha au-dessus de mon acolyte.

— Je vais attendre que la drogue fasse son effet, lui annonça-t-il. À ce moment-là, et à ce moment-là seulement, je romprai les cordes qui vous embarrassent. Ensuite, votre corps deviendra le mien. Quant à votre esprit, je lui souhaite sincèrement bonne chance !

Il trempa son doigt dans le pot et recueillit une couche de pâte.

— Nous ne remplissons pas tout à fait les conditions du cérémonial que Crowley a préconisées, ajouta-t-il en se tournant vers moi, mais pour l’effet que je veux obtenir, cela suffit amplement. Comme je vous l’ai dit, j’ai eu le loisir de l’éprouver plusieurs fois ce matin.

Il avançait le bras et allait oindre la poitrine de James quand soudain une voix s’éleva.

— Je t’en prie, Ambrose ! Arrête immédiatement !

Nous tournâmes tous la tête de concert vers la porte qui donnait sur la galerie.

Cecily se tenait dans l’embrasure, en compagnie de Miss Abbott. Celle-ci, sur un signe de son amie, se résolut à demeurer en retrait, tandis que l’actrice s’avança seule dans la pièce.

À n’en point douter, c’était la voiture transportant les deux jeunes femmes que j’avais aperçue à plusieurs reprises derrière le taxi, après mon départ de Greycoat Street.

Ambrose Boyle me fustigea du regard.

— C’est vous qui l’avez emmenée, malheureux !

— Non, je l’ai suivi sans qu’il s’en rende compte, expliqua Cecily. Il n’était pas au courant de ma présence.

— Tu… tu es là depuis longtemps ?

— Depuis le début.

— Tu as tout entendu ?

— Tout.

— Alors… alors tu sais… Tu sais que nous allons bientôt pouvoir être de nouveau ensemble, ma chérie.

— Je l’ai entendu, Ambrose.

Elle marcha à sa rencontre, calme et digne. Il semblait qu’elle se contenait pour dissimuler autant que possible ses émotions.

— Mais avant cela, je voudrais que tu te montres à moi, dit-elle.

— Comment cela ?

— Je veux voir le corps que tu avais refusé de me dévoiler à l’hôpital, autrefois.

— Mais il n’est pas regardable ! Ce n’est qu’un monstre !

— J’en ai besoin. Il le faut.

Boyle paraissait délibérer en lui-même, étudiant soigneusement la jeune femme pour tenter de pénétrer ce qui motivait une pareille requête.

— Je t’en prie, insista-t-elle.

Il essuya son doigt couvert de pâte au revers de mon gilet de flanelle et s’approcha de la porte de communication. Puis il tourna la poignée.

D’où j’étais assis, j’apercevais le chariot-brancard où reposait le corps du peintre, celui qui se trouvait jusqu’à cette nuit encore dans la chambre numéro 6 du London Hospital.

Ambrose avait fixé à l’une des poutrelles de la charpente la poche contenant le mélange de sucre et de protéines qui le nourrissait.

Derrière le chariot se trouvait un autre corps, suspendu deux pieds au-dessus du sol, contre le mur. Je reconnus sur-le-champ le visage de Marcus Bolton. Sa momie était accrochée par le nœud de cravate à un clou, la tête penchée sur le côté, comme un vulgaire vêtement en attente d’être porté.

Sans prêter attention à ce qui l’entourait, Cecily s’avança solennellement jusqu’au brancard. Quand elle fut près du corps, elle se pencha en avant, puis déposa sur les lèvres hideuses un délicat baiser.

Boyle était resté aux aguets devant la porte, de manière à pouvoir garder un œil sur Lucy Abbott.

— Que fais-tu ? s’écria-t-il.

— Je salue celui que j’ai aimé… Et qui n’est plus depuis longtemps.

Sur ces mots, Miss Teynham sortit de la poche de son manteau en laine le Derringer avec lequel Lucy m’avait menacé dans l’appartement.

Le peintre tendit les bras dans sa direction d’un geste désespéré, mais, avant qu’il n’ait eu le temps de la retenir, la jeune femme avait expédié les deux balles du barillet dans le cœur du blessé, sur le chariot.

Impuissant, j’observais l’autre part de moi-même qui se mit à vaciller, puis tomba à genoux. Je sus de manière très précise l’instant où l’esprit d’Ambrose s’en échappa pour toujours et où il me fut loisible de l’occuper de nouveau. Avant que mon effigie ne s’effondre sur le sol, je m’étais extirpé de la momie et, projetant mon corps astral de toutes mes énergies, je réussis à me rétablir avec suffisamment de promptitude à l’intérieur de mes chairs pour m’éviter une douloureuse chute.

Quand j’ouvris les paupières – mes véritables paupières cette fois –, Lucy serrait entre ses bras son amie qui avait fondu en larmes.

Un lourd silence régnait dans le bâtiment désaffecté, seulement troublé par les criaillements des mouettes.

La boîte en carton avait roulé sur les lattes du plancher, juste à mes pieds. Je la ramassai avec la rageuse intention de la catapulter dans les eaux de la Tamise, mais, comme j’avisai mon compagnon qui n’en pouvait plus de trépigner sur sa chaise en manquant de s’étouffer, je me précipitai pour lui ôter son bâillon et le libérer enfin de ses entraves.

Près de lui, la dépouille de Flaxman penchait dangereusement vers l’avant, et elle ne devait qu’à la corde qui lui liait les mains derrière le dos de ne pas basculer.

Dans le lointain, une formidable clameur s’éleva soudain vers le ciel. Je considérai le cadran de ma montre à gousset. Il était dix heures trente. Selon le programme officiel égrené depuis des jours par la presse et la radio nationale, George VI et la reine Elizabeth venaient de quitter Buckingham et, sous les ovations d’une foule de plus de quatre millions de personnes, leur carrosse s’engageait dans le Mall pour aller rejoindre l’abbaye de Westminster.