XVI

La drogue astrale

— Tu en fais une tête ! observa James lorsque j’ouvris la porte de l’appartement.

En mon absence, il n’avait pas renâclé à la besogne. Sa collection d’annuaires était dispersée sur le canapé et, en pénétrant dans le salon, je le trouvai à genoux sur le tapis, le nez plongé dans celui du Worcestershire. Cependant, son air contrarié laissait présager qu’il n’avait pas été payé de ses efforts à sa juste mesure.

— J’ai dépouillé les bottins de Londres et de tous les comtés situés dans un périmètre de cent miles, dit-il. Écoles communales, public schools, pensionnats, institutions religieuses de toutes obédiences – anglicane, catholique, presbytérienne, même les mouvements missionnaires tels que darbystes ou évangélistes… Mais rien pour l’instant qui ressemble de près ou de loin à un « Charnock » machin truc.

Les annuaires m’empêchant d’accéder au sofa, je m’étais jeté dans le fauteuil vide. Sur l’autre siège, le corps embaumé de Stephen Flaxman paraissait écouter mon camarade avec détachement.

— Puisque les résultats de mon travail semblent exciter à ce point ta curiosité, sache que j’ai appelé tout à l’heure la demeure familiale des Auber-Jones, à Bury St Edmunds. En l’absence de la maîtresse de maison, c’est le majordome qui m’a répondu, un certain Mr Adams. Pour ne pas éveiller sa méfiance, je me suis fait passer pour un adjoint de l’inspecteur Staiton, du Yard. Je suis bien tombé, le bonhomme travaille là depuis toujours et il a pour ainsi dire vu grandir le jeune Bertram.

James marqua un temps d’arrêt, attendant certainement de ma part un commentaire ou du moins une quelconque manifestation d’intérêt. Comme je ne répondais rien, il poursuivit.

— Il garde un souvenir précis des complices de jeu du cadet de la famille, en tout cas jusqu’à ce que celui-ci quitte le foyer à ses dix-neuf ans, et il m’a certifié que personne parmi eux ne répondait au nom d’Ambrose Merithorpe. Grâce à Mr Adams, j’ai aussi obtenu le nom des établissements scolaires fréquentés par Auber-Jones. Je me suis bien sûr empressé de les contacter, ainsi que le Queen’s College, à Cambridge, où le jeune homme a fait ses classes. Là non plus, aucune trace de Merithorpe. Si ces deux-là se sont croisés un jour, ce n’est manifestement ni à l’école ni à l’université.

Malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à me concentrer sur le compte rendu de mon camarade. À en juger par l’impression de fatigue écrasante qui m’était tombée dessus en sortant du York Hotel, la rencontre avec Aleister Crowley avait laissé des traces dans mon esprit. Dès la fin de l’entretien, qui avait duré moins d’une heure en tout et pour tout, j’avais été la proie d’une extrême tension nerveuse, si bien que j’avais tourné un long moment dans le quartier, à la fois sonné par ce que je venais de vivre et tiraillé par des sentiments confus et contradictoires.

D’abord, je n’en revenais toujours pas d’avoir obtenu si facilement la fameuse drogue astrale. En venant à la rencontre du mage, mon but avait été de lui soutirer quelques bribes d’informations sur le sujet, et voilà que je me retrouvais en un clin d’œil détenteur d’un précieux échantillon ! Ensuite, je m’en voulais d’avoir été aussi peu réactif en face de Crowley et de sa maîtresse. Ensorcelé par la beauté de celle-ci, troublé au plus haut point par sa faculté de clairvoyance, j’avais l’impression d’avoir assisté à toute cette scène tel un observateur extérieur. Ah ! Comme je regrettais à présent de ne m’être pas exprimé davantage, d’avoir étouffé toutes les questions qui s’entrechoquaient dans mon crâne, en particulier de ne pas avoir consulté Eva Fortunato sur ces visions hallucinatoires qu’elle avait su deviner en moi. Sur le chemin du retour, pour me convaincre que la scène à laquelle je venais d’assister était véritablement advenue, j’avais marché en serrant fermement la boîte entre mes doigts.

Ce qu’il y avait d’assuré, c’était que mon exaltation du matin n’était plus qu’un lointain souvenir, et je me sentais avoir replongé dans une morne apathie.

— Hé ! Tu ne vas t’en tirer comme ça ! protesta James comme s’il avait lui aussi réussi à lire dans mes pensées. Je te rappelle qu’on a du pain sur la planche. Tes recherches dans la salle de lecture ont-elles donné quelque chose ?

— Euh… pas vraiment.

Sur la table basse, j’avisai la première édition de l’après-midi de l’Evening Standard et du Star, que mon ami avait dû rapporter avec lui mais qu’il ne paraissait pas avoir eu le temps encore de parcourir. Avec un peu de chance, il devait s’y trouver quelques lignes au sujet de l’incendie de la nuit précédente à Milligan Street.

— Bah ! Autant chercher une aiguille dans une meule de foin, s’exclama James qui s’était remis sans trop de conviction à l’examen de son annuaire. D’autant que le cliché a pu être pris au pays de Galles, en Écosse, en Irlande ou dans n’importe quel coin perdu de l’Empire.

Au moment où j’allais me pencher pour agripper les journaux, James se releva en déroulant douloureusement sa carcasse et il étira ses bras derrière la tête à se faire craquer les os.

— Avant que tu ne sombres de nouveau dans la dépression, que penserais-tu de commencer illico presto notre série de consultations auprès des relations d’Auber-Jones ? Car je te rappelle que demain, c’est jour de fête ! Et moi aussi je compte bien m’amuser !

Comme à l’accoutumée, la phrase était énoncée sous la forme d’une invite, mais le ton employé était ferme et résolu. Du reste, j’avais moi-même convenu dans la salle à manger du Dr Dryden qu’explorer le passé de Bertram Auber-Jones était la meilleure façon de procéder. Aussi je me laissai entraîner sans résistance en dehors de l’appartement.

Durant tout l’après-midi, nous sillonnâmes la ville de long en large pour aller à la rencontre de ceux qui avaient côtoyé Bertram les derniers mois de son existence. En opérant de la sorte, nous piétinions les plates-bandes de Staiton et des autres gros pontes du Yard chargés de l’affaire, mais nous n’avions plus le temps d’agir différemment.

Partout, Londres mettait la dernière touche à ses parures de gala, malgré le froid et la pluie qui tombait maintenant sans discontinuer. Les caprices du ciel étaient d’ailleurs dans toutes les bouches. Les vendeurs de journaux déclamaient à tue-tête les bulletins de l’office de météorologie qui se voulaient optimistes pour le lendemain, jour fatidique, en même temps que la nouvelle se répandait comme une traînée de poudre que le Premier ministre et son épouse avaient renoncé un peu plus tôt à la garden-party prévue à Downing Street pour les invités de marque.

Nous nous rendîmes dans un premier temps chez David Bishop, à son appartement de Frith Street. Malgré sa bonne volonté, celui-ci ne nous fut pas d’un grand secours. Il n’avait jamais entendu parler d’Ambrose Merithorpe, ni de quelque artiste que ce fût dont le visage était à ce point dévasté qu’il avait été contraint de se tenir à l’écart de ses pairs.

Une réponse du même tonneau nous fut livrée tour à tour par l’histrionnant Edwin Blyton, logeant à Soho, et un certain Sherard Kellett Mure, dont l’atelier se situait sur Hercules Road, à Lambeth – deux peintres qui avaient l’habitude de fréquenter de nombreux cercles de la capitale et vers lesquels Bishop, navré de ne pouvoir nous être utile, nous avait dirigés.

Un peu plus tard, nous ne connûmes pas davantage de succès à l’antenne locale du parti travailliste de Hanover Square – c’est là qu’Auber-Jones avait démarré sa carrière politique, et, selon les dires du même Bishop, il y avait conservé de nombreuses amitiés –, ni à celle de Sutton Court Road, à Chiswick, circonscription dont il ambitionnait de se faire élire bientôt député. De même, du côté de son bureau du Temple, où il tenait consultation trois jours par semaine, nous fîmes chou blanc tant auprès de ses deux avocats associés que de l’unique secrétaire du cabinet, une jeune femme arborant des cheveux platine à la Jean Harlow… et nantie de la même voix nasillarde.

Pour tous, le nom de l’artiste peintre était strictement inconnu. À les entendre, Bertram Auber-Jones n’était lié en aucune façon à ce monsieur, et c’était même à croire que Merithorpe n’avait jamais eu d’existence réelle, ce dont nous aurions pu finir par douter si nous n’avions vu ce matin-là son corps reposant sur un lit au London Hospital.

Aux environs de sept heures, nous nous présentâmes au Burlington Fine Arts Club. Contrairement à la veille, Philip ne fit pas barrage à notre introduction dans les locaux de l’établissement et il nous escorta même jusqu’à l’un des salons de l’étage. Avec l’aide de Franck Talbot, nous fîmes le point sur les informations en notre possession concernant Merithorpe. Talbot nous mit également en relation avec son ami Reginald Forbes, dans son manoir de Riverside Drive, sur les bords du fleuve Hudson. Ce n’était que le début d’après-midi à New York, et Mr Forbes, qui finissait de déjeuner, se plia de bonne grâce à un interrogatoire téléphonique. Las, l’armateur retraité ignorait aussi bien l’époque précise à laquelle Merithorpe avait rallié la capitale britannique que la région dont il était originaire. Pour ce qui était de l’accident qui avait fait de son existence un perpétuel supplice, il n’en savait pas plus que ce que Talbot nous avait déjà raconté. Quant à l’éventualité que le peintre ait connu Bertram Auber-Jones à Londres dans un passé récent, au vu de l’extrême solitude dans laquelle il vivait, la chose lui paraissait tout à fait improbable.

À l’issue de cette journée de prospection, nous n’étions pas vraiment plus éclairés. Même l’ultime tentative que nous effectuâmes en nous rendant à l’ancien atelier du peintre à Old Hampstead, alors que la nuit était tombée depuis longtemps, ne nous mena à rien. La petite maison, qui se situait au coin de Holly Walk et de Mount Vernon, avait bien été relouée, et les nouveaux locataires n’étaient au courant de rien concernant celui qui les avait précédés dans les lieux.

Avais-je fait fausse route en supposant que l’artiste et le politicien se connaissaient de longue date, et que le premier avait une première fois manqué d’assassiner le second plusieurs mois auparavant ? Pire encore : l’esprit désincarné de Merithorpe était-il assurément le tueur que l’on recherchait ?

Les idées s’embrouillaient dans ma tête. Je ne parvenais plus à faire la part des choses, et je sentais ma brumeuse théorie qui vacillait tel un fragile château de cartes.

En revenant d’Hampstead, voyant mon air abattu, James proposa de nous refaire une santé en mangeant un morceau. Un nouveau restaurant indien venait d’ouvrir ses portes près de la station de Camden Town, et nous y demeurâmes une bonne partie de la soirée. Sur place, je rappelai Miss Abbott, qui m’informa que Cecily n’était toujours pas rentrée. En conséquence, notre visite attendrait le lendemain. Quant à James, il téléphona à Mabel Pilgrim afin de lui prouver qu’elle demeurait plus que jamais au centre de ses attentions et convenir avec elle d’un rendez-vous pour le mercredi soir, à l’heure où les réjouissances battraient leur plein.

Partout dans les rues, des cortèges de piétons, de tous âges et toutes conditions, chargés de manteaux épais, de châles, d’une réserve de sandwiches et parfois même de toiles de tentes pour les aider à passer la nuit, étaient déjà en marche vers le district de Westminster, à la recherche des emplacements les plus favorables.

Malgré l’envie que je devinais chez mon compagnon de s’abandonner jusqu’à l’aube à la fièvre ambiante, il se résolut vers une heure du matin à refluer vers Montague Street.

À notre retour dans l’appartement, je gagnai ma chambre sans réclamer mon reste. La débauche d’activité déployée durant l’après-midi m’avait évité de ressasser ma rencontre avec Aleister Crowley. Toutefois, à peine m’étais-je étendu sur ma couche que défila à nouveau dans mon esprit l’incroyable scène au York Hotel et le mystérieux « présent » qui m’avait été octroyé.

Je glissai ma main dans ma poche en quête de la petite boîte. L’ayant amenée à la lumière de la lampe de chevet, j’ouvris le couvercle avec précaution.

Que valait vraiment cette pommade rosâtre, d’aspect tellement inoffensif ? Crowley s’était-il joué de moi en m’en vantant les mérites ? Était-ce bien la drogue astrale dont maints adeptes de l’Aube dorée avaient abusé avant-guerre et qui avait prétendument le pouvoir d’éveiller le Serpent de feu ?

J’avais d’abord cru l’onguent inodore, mais il apparaissait maintenant qu’il exhalait une odeur vaguement balsamique, intense, profonde, qui se complexifiait à mesure que les secondes s’égrenaient.

Devant moi, la fenêtre qui donnait sur l’arrière du British Museum n’affichait qu’un carré de nuit opaque.

Les conditions étaient réunies. Que risquais-je à tenter l’expérience ? Tout au plus une méchante migraine.

Je me levai pour me dévêtir, me contraignant à agir sereinement, sans précipitation excessive, prenant le temps de déposer avec soin mes habits sur la chaise. Une fois que mon corps fut entièrement nu, je m’allongeai à nouveau sur le lit, par-dessus les draps, et j’éteignis la lumière.

L’odeur s’était répandue insidieusement dans la chambre, toujours plus obsédante. Sans plus de délai, je plongeai le doigt dans la boîte et prélevai une bonne mesure de pâte. La texture était douce, grasse, presque gélatineuse. Je commençai à m’oindre le corps conformément aux recommandations qui m’avaient été fournies, traçant avec le bout de l’index et du majeur accolés de petits cercles sur la peau, selon un rythme continu. J’opérai depuis la plante des pieds jusqu’à la partie haute du corps, insistant sur les endroits attachés aux organes sensitifs – paupières, oreilles, narines et pourtour des lèvres.

Dans un premier temps, il ne se passa rien de particulier. Après trois ou quatre minutes cependant, j’éprouvais la sensation que la pommade prenait peu à peu possession de moi, s’insinuant depuis le creux des reins jusque dans le haut de la colonne vertébrale en un flux de vaguelettes irisées. À la fin, il me sembla que j’étais entièrement immergé dans une eau chaude, à l’exception près que l’eau ne se trouvait pas seulement autour de moi, mais aussi à l’intérieur, dans les tréfonds de mon être, et que je ne faisais plus qu’un avec tout ce qui m’entourait.

Le plaisir était indescriptible et allait en s’intensifiant. Bientôt, je reconnus cette impression, déjà ressentie dans la fumerie d’opium, qu’une partie de ma personne avait acquis une telle légèreté qu’elle paraissait prête à se désolidariser de l’autre.

Puis je fus traversé d’un spasme. À ce signal, tout alla très rapidement.

Mon esprit se détacha de son enveloppe physique et démarra une ascension lente, graduelle mais ininterrompue, jusqu’au pinacle de la chambre. Je craignis d’abord que le plafond mît un terme à ma progression, mais force était de constater que je pénétrai dans la maçonnerie avec autant de facilité qu’un rayon de lumière à travers du cristal, glissant à l’improviste dans la chambre de Miss Sigwarth, qui ronflait dans son lit en chemise de nuit purpurine.

Confus de me retrouver ainsi à loucher l’alcôve de ma logeuse, il me suffit de formuler le désir de modifier ma trajectoire pour que je franchisse aussitôt la muraille et me déporte au-delà de la maison, en surplomb de la coupole du muséum. La sensation de liberté et de toute-puissance était enivrante. Bien sûr, je n’étais pas exempt de quelques doutes quant à la réalité de ce que j’étais en train de vivre, mais la manière dont je ressentais avec une acuité exacerbée l’humidité de l’air et la froidure de la brise qui me fouettait la peau – sans que j’en éprouve d’incommodité particulière – aurait suffi à convaincre n’importe qui.

Je cessai de contempler le décor pour observer ce qui me tenait lieu d’anatomie. Quand bien même j’avais quitté mon corps et que je le savais reposer sur un lit, plongé dans une transe comparable à la mort, je percevais avec un luxe de détails ma nouvelle effigie, formée à la ressemblance exacte de celle qui était mienne depuis ma venue au monde. Les proportions et l’apparence générale étaient identiques et, si j’avais eu la possibilité de me contempler dans un miroir, j’y aurais certainement reconnu sans peine les traits de mon visage. Lorsque je touchai mes mains, mon ventre, mes jambes, je me rendis compte cependant qu’ils étaient constitués d’un matériau différent, translucide, « spiritualisé », et que la couche tissulaire n’était résistante au toucher que pour moi seul.

En tournant la tête pour tenter de distinguer derrière moi le fil d’argent, ce cordon ombilical dont parlaient les philosophes et qui était censé rattacher l’esprit désincarné à sa matrice objective, je n’en décelai aucune trace. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était inexistant. Au bas du dos, à la naissance de la colonne vertébrale, je ressentais comme une pointe de chaleur localisée qui me laissa supposer que ce lien, d’une nature plus subtile encore que le reste de mon corps, n’affectait tout simplement pas mes sens.

Ayant fini l’inspection de mon être hyperphysique, je décidai de reprendre mon ascension. Car, pour ce que je considérais comme ma deuxième expérience de sortie en astral, j’étais décidé à me rapprocher le plus possible de la frontière avec l’autre monde.

Par la seule force de mon esprit, j’impulsai à mon enveloppe éthérée un vigoureux mouvement vers le ciel et, d’un coup, je me transportai au-dessus des nuées. Les lumières de la ville s’étaient dérobées, je me retrouvais encerclé par de profondes ténèbres. Le froid, qui était plus prégnant à cette altitude, ne m’indisposait toujours pas.

Quand j’atteignis les limites extrêmes de la stratosphère, le voyage prit une tout autre tournure. Mon corps fut brusquement entraîné dans un tourbillon grondant où même les planètes et les étoiles ne constituaient plus des points fixes. Autour de moi, il n’y avait plus ni haut, ni bas, ni gauche, ni droite. Je roulais dans le vide cosmique, non comme un nageur apeuré emporté par les flots, mais plutôt comme une créature marine subissant sans émoi l’assaut des ondes. Car j’étais habité par l’intime conviction qu’il m’était impossible de m’y noyer. Malgré le côté effrayant qu’aurait dû revêtir la situation, le sentiment qui dominait en moi était un enthousiasme démesuré, plus encore que celui ressenti quelques minutes auparavant lorsque je flottais telle une plume au-dessus de Bloomsbury. J’étais persuadé d’avoir la maîtrise des événements, de pouvoir revenir en arrière quand bon me semblerait.

J’avais été arraché au présent et au passé, hors du temps et de l’espace. Malgré cela, je ne me trouvais pas dans un no man’s land dépeuplé. Des silhouettes confuses avaient commencé de jaillir autour de moi, se matérialisant à demi avant de se résorber aussi vite. L’ombre dans laquelle je baignais regorgeait de formes tantôt immondes, que le pinceau de Goya aurait été inapte à rendre dans toute leur ignominie, tantôt fascinantes de grâce, telles des sirènes égarées dans une mer de ténèbres opalescentes. Je ne faisais souvent qu’entrevoir le temps d’un éclair ces spectres abjects, ces larves crépusculaires, ces coques grossières et semi-conscientes ou ces essences spirituelles à la beauté magnifiée. C’étaient eux les véritables habitants de ce territoire, et, comme moi, ils étaient entraînés dans les impétueux courants fluidiques. Le spectacle qui se déroulait devant mes yeux dépassait en intensité tout ce que j’avais jamais entrevu. Mieux, j’étais à présent envahi par un fol espoir, celui d’être proche, si proche, de l’endroit où demeuraient Alice et les miens. J’allais bientôt pouvoir communiquer avec eux, d’une manière plus libre et plus directe qu’aucun médium ne serait jamais capable de le faire.

C’est alors qu’un changement subit se produisit dans mon humeur. Sans que j’en comprenne tout de suite la raison, je fus envahi par une frayeur incontrôlable. Pourtant, rien ne semblait différent. Je dérivais toujours dans le néant interstellaire.

Je pivotai en tous sens pour m’efforcer de deviner la nature de la menace qui pesait sur moi, mais je finis par réaliser que celle-ci n’était pas à chercher dans mon environnement immédiat. C’était mon corps, celui fait de chair et d’os, qui m’appelait à l’aide par-delà la frontière de la réalité. Si le fil d’argent m’unissant à mon vêtement terrestre n’était pas visible à l’œil nu, une liaison psychique n’en existait pas moins bel et bien avec lui, ténue mais suffisante pour percevoir le cri d’alarme qu’il venait de m’adresser.

Mais comment retrouver mon chemin ? À la peur s’ajouta un sentiment de panique devant l’épreuve qui m’attendait. Je m’étais aventuré très loin de mon point d’origine, et l’invisibilité de la chaîne sympathique qui me reliait à mon corps m’interdisait l’espoir de le rejoindre par cette entremise, tel Thésée guidé hors du Labyrinthe par son fil d’Ariane.

Mon assurance m’avait entièrement abandonné et, pour me garder de toutes ces formes repoussantes qui me terrorisaient désormais, les yeux embués par ce qui ressemblait à des larmes, je me mis à hurler.

Combien de temps mon errance dura-t-elle ? Une poignée de secondes ? Des semaines entières ? J’avais perdu la pleine notion de ce qui arrivait. Je me souviens seulement d’avoir éprouvé la sensation de perdre de la vitesse. Puis il me parut que les ténèbres se déchiraient, et mon être dématérialisé se retrouva flottant dans la lumière d’une aube blafarde.

Quelques instants plus tard, recouvrant peu à peu mes esprits, je survolai le toit de mon immeuble. Cependant, le répit fut de courte durée. Au moment de franchir le mur extérieur de ma chambre, une vision d’effroi m’assaillit : la couche sur laquelle mon enveloppe physique était censée reposer se trouvait vide. Absolument vide ! Seule son empreinte encore chaude se laissait deviner sur les draps. Quant aux habits que j’avais placés sur la chaise avant de commencer mon onction, ils avaient eux aussi disparu.

De même que la petite boîte en carton.