VII

Où il est dit que Trelawney
 a fait du bon travail

Il était cinq heures passées lorsque la voiture des policiers déboucha dans Montague Street, la rue où James et moi avions établi nos quartiers depuis notre arrivée à Londres, quelques années auparavant. J’avais crains qu’il fût un peu tôt et que mon acolyte n’eût pas encore regagné la capitale, mais, contre toute attente, je reconnus la carrosserie vert olive de la Midget PA stationnée devant la maison.

Quand nous pénétrâmes dans l’appartement, au premier étage, après que j’eus été solliciter des boissons chaudes auprès de Miss Sigwarth à l’office, nous trouvâmes James assis dans l’un des fauteuils, un verre de bourbon en équilibre sur le bras du siège, en train de consulter un grand registre à couverture de cuir.

— Ah ! Vous voilà enfin ! dit-il en levant son verre en guise de salutations. Je commençais à croire que j’étais le seul à trimer ici. Cela fait près d’une heure que je suis rentré de ma mission à la campagne.

— Et j’ose croire, mon jeune ami, que vous ne revenez pas bredouille, repartit Staiton.

Le policier s’avança dans le salon, suivi comme son ombre par l’agent Royston. Au vu de sa mine enjouée, ce dernier paraissait ravi de son expérience artistique de l’après-midi.

— Au contraire, inspecteur, mon panier est richement garni. Posez-vous donc, je vais vous raconter ! Et servez-vous un bourbon, ou autre chose si vous préférez !

— Miss Sigwarth va apporter du thé et du café d’un instant à l’autre, précisai-je.

Tandis que les deux policiers s’étaient déjà installés sur le canapé, je pris place dans l’autre fauteuil.

— Comment ont réagi les Patterson quand tu leur as montré le portrait dans le journal ? m’empressai-je de demander.

— Ah ça ! Ils ont tiré une de ces bobines ! J’ai rarement vu des visages exprimant pareil mélange d’horreur et de stupéfaction. Remarque, il ne devait pas être plus de six heures moins le quart lorsque j’ai tambouriné à leur porte, et le dessin de l’Evening Standard a été leur première vision de la journée.

— Qu’ont-ils dit ?

— Eux qui étaient si prolixes la veille, ils sont restés plusieurs minutes sans parvenir à débiter un seul mot. Pour décoincer leur appareil phonatoire, je les ai invités à énoncer une fois encore devant moi les faits par le menu.

— Il en est sorti quelque chose ?

— Non, de même que je n’ai rien pu tirer de mon entretien avec l’étrange Mr Lubin quand il a pris son poste un peu plus tard. Il avait l’air désorienté. Soit ce type est vraiment aussi brindezingue que ses employeurs, soit c’est un fichu comédien.

— Voilà qui fait grandement avancer notre affaire, se renfrogna Staiton.

— Patience, inspecteur. Je vous ai dit que la récolte avait été fructueuse. Pendant que j’interrogeais Mr Lubin, j’avais donné comme travaux pratiques aux deux jumeaux de vérifier avec attention si rien d’autre ne leur avait été dérobé.

— Et donc ?

— Ils ont fini par découvrir du neuf.

À cet instant, notre logeuse entra dans le salon, munie d’un plateau de boissons chaudes. Ayant adressé son plus beau sourire à l’inspecteur Staiton, qui ne sembla porter nul intérêt à cette marque d’attention, elle déposa son chargement sur la table basse.

— Un grand merci pour votre amabilité, Miss Sigwarth. Vous pouvez nous laisser à présent. Nous nous débrouillerons tout seuls.

— Inspecteur, préférez-vous du thé ou du café ?

La vieille dame, feignant de ne pas m’avoir entendu, avait à cœur de jouer son rôle de maîtresse de maison jusqu’au bout.

— Trelawney ! Qu’ont-ils découvert à la fin ?

Staiton se contenta de pointer du doigt la théière pour signifier son choix.

— À l’intérieur de la crypte, dans un meuble à casiers, se trouve un registre où sont consignés les noms de tous ceux qui ont subi l’opération de momification définitive, ainsi que l’indication du lieu de leur sépulture. En examinant soigneusement ce document, ils ont remarqué que le dernier feuillet avait été arraché, celui qui correspond à la liste des embaumements les plus récents.

— Se rappellent-ils les noms qui y étaient mentionnés ?

— Les Patterson sont décidément très prévoyants.

James désigna le livre qu’il était en train de compulser à notre arrivée.

— Ils conservent un double de ce registre dans leur bureau, de même qu’ils ont aussi une copie de celui où ils inscrivent l’identité des visiteurs de la crypte. Je leur ai demandé qu’ils me les confient tous deux, afin de les étudier. Après avoir épluché un bon moment leur contenu, je n’y ai rien remarqué de renversant, mais il faut chercher encore. Un détail important m’a peut-être échappé.

— La crypte, justement, l’as-tu bien explorée ? questionnai-je, alors que Miss Sigwarth, piquée par l’indifférence de l’inspecteur, se résignait enfin à nous quitter et refermait tapageusement derrière elle la porte de l’appartement.

— Pouce après pouce, mais je n’ai rien trouvé d’autre que ce que nous y avons déjà vu hier. Par contre, je crois avoir découvert comment l’individu s’y est pris pour sortir du bâtiment.

— On vous écoute.

— Comme je le soupçonnais, le pavillon n’est pas totalement dépourvu de fenêtre. Derrière les cuves en étain et la table d’examen se niche dans un renfoncement un petit escalier en pierre qui conduit au grenier. Là-haut, il y a une croisée, assez large pour laisser le passage à un homme de ma taille, donnant sur le parc de Town Gardens. C’est à trois mètres de hauteur à tout le moins, mais, grâce au lierre qui a envahi ce côté-ci de la façade, on peut rejoindre sans encombre le plancher des vaches.

— Avez-vous relevé des traces de ces acrobaties sur les plants de lierre ? demanda l’inspecteur en ne se départant pas d’un certain air de défiance à l’écoute des explications de James.

— Je n’en ai constaté aucune, mais cela ne signifie rien. On ne sait pas avec exactitude quand le corps de Flaxman a disparu. Dans le meilleur des cas, ça remonte à plusieurs jours. La végétation a eu tout le loisir de se refaire une beauté.

— Hum ! fit le policier. On peut à la limite concevoir qu’un homme seul se soit laissé glisser le long du mur, mais un individu encombré d’un cadavre, la chose est hautement improbable. À moins de vouloir à tout prix se rompre le cou.

— Ou de l’avoir jeté au préalable du haut du grenier, contrecarra James.

— Je ne vous suis pas, messieurs, intervins-je. Vous semblez uniquement accréditer l’idée qu’un voleur ait subtilisé le corps de Flaxman et qu’il se soit ensuite enfui avec son butin par la fenêtre. Mais cela n’explique en rien comment David Bishop a pu croiser la momie en bas de l’immeuble de la victime le soir du meurtre, ni comment il a pu dessiner son visage avec autant de réalisme. Rappelez-vous les paroles de Bishop, inspecteur : il a constaté que l’individu n’avait pas « l’air vivant », que son regard était « fixe » et « sans expression ».

Staiton me gratifia du même éclat de rire retentissant qu’auparavant dans son bureau du Yard. Pour calmer les soubresauts de son corps massif, il tenta d’attraper la tasse de thé, mais il ne réussit dans l’opération qu’à se brûler les doigts.

— Vous allez voir trop de films d’épouvante hollywoodiens1, Singleton ! Dans la réalité, les momies ne se réveillent pas de la longue nuit des siècles pour les beaux yeux d’une donzelle, ou je ne sais quel autre motif…

Sur son fauteuil, James me regardait lui aussi avec une moue embarrassée.

Comme un enfant pris en flagrant délit de faute, je sentis le sang me monter aux joues. Tout le monde dans cette pièce semblait refuser catégoriquement ce qui avait commencé à m’apparaître à moi, depuis notre entrevue avec le dessinateur, comme une éventualité de plus en plus crédible. Mais en l’occurrence, avais-je raison de privilégier une piste aussi peu rationnelle ?

Il est vrai que, loin du scepticisme outré qui était le mien naguère en mettant les pieds sur le Vieux Continent – et qu’en raison d’un rejet instinctif pour tout ce qui ressortait au surnaturel j’affichais alors sans discernement –, mon opinion sur la question de l’au-delà avait évolué de manière radicale ces dernières années.

Je dirais même plus : un puissant désir de percevoir l’inconnu m’animait depuis la mort d’Alice. Au fond de mon cœur, j’entretenais le secret espoir qu’il me serait bientôt possible d’entrer en contact avec l’esprit de la jeune femme. Il était devenu évident que les frontières entre l’univers des morts et celui des vivants étaient davantage perméables qu’on voulait bien le croire, et ce sentiment n’était peut-être pas étranger à l’hallucination dont j’avais été victime la veille dans la crypte des Patterson. J’avoue qu’au fil de l’enquête j’avais forgé l’hypothèse que l’esprit de Flaxman avait repris possession de son ancien corps, en parfait état de conservation, prêt à être « occupé » de nouveau par son propriétaire. « Tes morts revivront, tes cadavres ressusciteront », était-il stipulé dans le Livre d’Isaïe.

Mais ce besoin irrépressible de nouer communication avec l’outre-monde ne finissait-il pas par m’aveugler moi-même ? N’était-ce pas cette soif d’idéalité qui se trouvait à l’origine de ma mélancolie profonde, dont James n’avait pas manqué de s’alarmer ces derniers temps ?

Moi qui avais tant dédaigné la philosophie spiritualiste, à laquelle mon regretté père s’était autrefois abandonné sans compter, moi qui avais tant raillé son acharnement à invoquer les mânes de Leonor, morte peu après m’avoir donné la vie, ah, comme je lui ressemblais désormais !

— Cette fois, je crains que notre ami l’inspecteur n’ait raison, Andrew.

— Que veux-tu dire ?

— Ce matin, tu te souviens qu’on avait décidé que je ferais un saut auprès de Betty Poulton, la cousine de Flaxman.

— En effet.

— Mrs Poulton vit toujours à Witney, dans l’Oxfordshire. Je l’ai dénichée sans mal. Quand j’ai abordé le sujet de son parent, elle a failli me ficher dehors, mais, après avoir déployé un trésor d’éloquence, j’ai fini par obtenir quelques informations. Dont une qui nous intéresse au premier chef.

— Sacredieu, Trelawney ! Allez-vous nous cracher le morceau ?

— Minute, inspecteur ! Je lui ai demandé si Flaxman n’avait pas de frère. Le certificat de décès stipulait qu’il était fils unique, mais il pouvait y avoir une erreur.

— Bien vu ! Et donc ?

— Betty Poulton m’a certifié que ce n’était pas le cas…

— Où voulez-vous en venir, saperlotte ?

— Laissez-moi finir ! Flaxman n’avait pas de frère, soit, mais il avait un cousin.

— Quoi, un cousin !

— Le demi-frère de Betty Poulton. Car, en vrai, Betty n’était pas directement la cousine de Flaxman. Elle l’était par alliance. Son père l’avait eue avec une Irlandaise, et il s’était ensuite acoquiné avec une certaine Gina Holland, Flaxman de son nom de jeune fille. C’était la sœur du père de Stephen. Vous me suivez ? Elle aussi avait eu un enfant d’un premier lit, un fils…

— Arggh ! Soyez plus clair, Trelawney, je vous en supplie !

— Le fils en question s’appelle Sam Holland. C’est donc le cousin germain de Stephen Flaxman.

— Pourquoi nous bassinez-vous avec leurs histoires de famille ?

— Sam et Stephen se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Quand ils étaient enfants, ils faisaient les quatre cents coups en profitant de leur ressemblance pour ne pas se faire attraper ou éviter des coups de ceinturon.

— Et adultes, ils se ressemblaient toujours autant ? demandai-je, abasourdi par ce que j’étais en train d’entendre.

— On aurait dit des jumeaux. Ou des sosies, si tu préfères.

— Merveilleux ! Splendide ! Vous avez fait là du bon travail, Trelawney ! Et où peut-on trouver ce Sam Holland ?

— C’est là que l’affaire se corse. Betty n’a pas revu Sam depuis 1929. Il est soi-disant parti en Amérique faire fortune. Aux dernières nouvelles, qui remontent quand même à plus de trois ans, il aurait monté une entreprise de négoce à Seattle.

— Seattle ? Aucun problème. Je vais de ce pas câbler une demande d’informations au chef de la police de la ville afin qu’on sache ce qu’il est advenu de ce Sam Holland. Mais je vois déjà le topo : le bonhomme n’est plus là-bas, il est rentré récemment en Angleterre et, en grattant un peu, on découvrira qu’il a des accointances avec les Chemises noires d’Oswald Mosley.

— Les Chemises noires ?

— Singleton vous expliquera. En attendant, donnez-moi le registre, jeune homme ! Il est réquisitionné. À partir de maintenant, c’est Scotland Yard qui reprend les choses en main.

— Volontiers, inspecteur, déclara James sans faire montre de la moindre résistance.

— Royston, debout ! À la revoyure, messieurs ! Et encore tous mes compliments, Trelawney !

En moins de deux, Staiton s’était levé, avait agrippé son imperméable et entraîné derrière lui son agent.

Quand la porte de l’appartement se fut refermée, James, qui avait assisté amusé au départ précipité des policiers, avisa le cadran de sa montre-bracelet.

— Bah ! Ce n’est pas ça qui va nous empêcher de rafler les cent livres sterling. En attendant, on est samedi soir, et j’ai d’autres missions beaucoup plus urgentes qui me réclament.

1- La Momie, le célèbre film de Karl Freund avec Boris Karloff dans le rôle-titre, était sortie en 1932. À partir de 1940, et jusqu’à 1944, quatre autres films allaient être tournés sur le même sujet par les studios Universal. (N.d.É.)