5

Maram et maître Juwain se dépêchèrent de me rattraper dans le couloir silencieux. Ils avaient, dirent-ils, commencé cette longue nuit de recherche d’informations avec moi et ils entendaient l’achever à mes côtés. Je me réjouissais de leur présence dans ce long corridor trop vide et trop sombre à mon goût. Seules quelques lampes à huile y brûlaient encore. Le bruit de nos bottes sur la pierre froide résonnait sur les murs. Nous empruntâmes le même chemin qu’à l’aller, entre le quartier des domestiques et les cuisines, puis en arrivant près de l’infirmerie, nous tournâmes dans un autre couloir où à l’odeur âcre des médicaments se mêlaient des effluves plus pénétrants de maladie, de sueur et de sang. Quand nous passâmes devant la salle de classe et la chambre vide de Nona, cette odeur se fit encore plus forte. Elle ne semblait émaner ni du sanctuaire, sur notre droite, ni des appartements des invités où l’on avait logé le roi Kurshan et sa fille, sur notre gauche. Appréhendant d’en découvrir l’origine, je m’efforçais de surmonter la peur et la douleur qui me paralysaient les membres comme de l’eau glacée.

Finalement, nous atteignîmes l’escalier à l’angle sud-ouest du donjon. Nous pénétrâmes l’un derrière l’autre dans ce boyau de pierre sombre qui s’élevait en spirale vers les étages supérieurs. Mon père m’avait dit que l’on avait mis les prophétesses au troisième étage. Nous montions toujours plus haut dans le silence des ténèbres en suivant les marches étroites qui s’enroulaient vers la gauche. Dans cet espace obscur, l’air était froid et rare ; l’odeur de transpiration de Maram et son haleine douceâtre chargée d’alcool me donnaient presque la nausée. Il soufflait et grognait derrière moi en s’efforçant d’avancer aussi vite que possible. Mais il n’était pas assez rapide, car l’angoisse qui m’étreignait le cœur me poussait maintenant à grimper les marches deux par deux, puis trois par trois.

« Ralentis, dit-il en haletant. Tu veux me tuer ! Pitié, vieux ! »

Mais je ne ralentis pas. Nous dépassâmes le palier du deuxième étage où étaient logés les Aloniens et les Ishkans. Poursuivant notre ascension, nous finîmes par atteindre le porche de pierre qui ouvrait sur le troisième étage. Alors que je m’enfonçais dans le couloir silencieux, j’avais l’impression que les pierres scellées au mortier hurlaient. Une douleur violente me déchira le ventre avec la froide sauvagerie d’une lame d’acier. Tirant mon épée, je me mis à courir devant les portes fermées des invités de mon père.

« Venez », soufflai-je. Maram et maître Juwain qui étaient juste derrière moi se mirent à courir eux aussi. « C’est cette porte ! C’est forcément cette porte ! »

Au bout du couloir, nous arrivâmes devant une porte noircie par la lumière des torches et renforcée par des plaques d’acier noir. Je frappai le bois épais avec le pommeau en diamants de mon épée et attendis. Mon cœur battit dix fois, affolé comme celui d’un oiseau effrayé. Je frappai de nouveau, plus fort cette fois. J’attendis encore un peu, puis j’essayai de tourner la poignée, mais c’était fermé à clé.

« Viens ! » criai-je à Maram. Je donnai un coup d’épaule si violent dans la solide porte en bois que les anneaux de ma cotte de mailles s’enfoncèrent dans ma chair presque jusqu’à l’os. « Aide-moi à ouvrir !

— Mais, Val, ce sont de vieilles dames ! répondit-il.

— Elles ont peut-être pris une potion pour dormir, ajouta maître Juwain.

— Venez ! répétai-je. Elles ne dorment pas ! Aidez-moi ! »

Maram finit par acquiescer en soupirant et de son corps massif vint cogner avec moi contre la porte. Au second essai, elle s’ouvrit brusquement vers l’intérieur dans un hurlement de bois volant en éclats et de fer martyrisé. Et ce n’était rien comparé au hurlement de mes yeux, de mon ventre et de mes poumons. Car la faible lumière des torches du corridor éclairait une petite chambre simple dans laquelle régnait un véritable carnage. L’épouvantable odeur de fer du sang m’atteignit à la tête comme un coup de marteau. Des éclaboussures de sang couvraient l’un des murs ; des traces de bottes rouges marquaient le sol de pierre. Sur l’un des lits étaient étendues deux prophétesses dont j’ignorais le nom. Elles avaient la gorge tranchée et des flots de sang s’étaient répandus sur leurs robes et leurs couvertures de laine blanche. Soir l’autre lit se trouvait Kasandra. Quelqu’un lui avait ouvert le ventre. Elle gisait sur le dos, les yeux fixés sur le plafond, et elle paraissait morte.

Maître Juwain se précipita vers elle et posa ses vieux doigts rugueux sur sa gorge à la recherche de son pouls.

« Ce n’est pas possible ! » haletait Maram. Il tenait son ventre à pleines mains comme s’il voulait protéger cette énorme excroissance pleine de nourriture – ou se retenir de vomir. « Oh ! Moi qui pensais qu’on en avait fini avec ce genre de chose. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! »

Le cœur battant la chamade, je saisis mon épée et balayai du regard la pièce sommairement meublée à la recherche d’une trace des responsables de cette barbarie.

« Ces pauvres femmes ! disait Maram. Mais quel genre de prophétesses étaient-elles donc pour se laisser tuer dans leur sommeil ?

— Elles ne sont pas toutes mortes, répliqua maître Juwain en effleurant le visage ridé de Kasandra. Pas encore. Celle-ci vit encore. »

Je le savais ; je sentais son souffle faible, semblable à un murmure, au fond de ma gorge.

« Pouvez-vous l’aider, maître ? »

Maître Juwain toucha délicatement sa blessure au ventre. Tel un loup affamé, quelqu’un lui avait arraché la majeure partie de son contenu, et celui-ci était répandu sur les couvertures autour d’elle comme un tas de serpents blancs sanguinolents. « L’aider à survivre à une telle blessure, Val ?

— Non, l’aider à vivre… quelques instants de plus. Il faut que je lui parle. »

Maître Juwain hocha tristement la tête. « Je vais essayer », dit-il.

Après s’être essuyé les mains sur l’ourlet de la robe de Kasandra, il sortit de sa poche une gelstei verte qui ressemblait beaucoup à une longue émeraude étincelante. Grâce à ses pouvoirs, il avait un jour guéri Atara d’une blessure de flèche mortelle aux poumons. Mais il n’avait jamais été capable de soigner des mutilations aussi terribles que celle qui emporterait bientôt Kasandra.

Tandis qu’il plaçait la varistei sur le cœur de la prophétesse, je m’agenouillai de l’autre côté du lit et pris sa main dans la mienne. Sa peau, aussi douce que du cuir fin, était encore chaude.

« Maram ! appelai-je doucement. Surveille l’entrée ! Celui qui a fait ça pourrait revenir. »

Maram tira son épée avec un grognement et s’installa près de la porte. Mais il tourna son regard vers le cristal que maître Juwain tenait entre ses mains expertes. Il devait avoir senti la lumière pure qui jaillissait de la pierre et retombait sur la poitrine de Kasandra comme une pluie de minuscules émeraudes scintillantes.

« Oh ! fit Maram. La pauvre femme ! »

Un violent frisson secoua le corps de Kasandra et elle toussa, une fois, tandis qu’un râle montait de sa gorge. Une faible lumière s’alluma dans ses yeux. Elle n’avait pas la force de tourner la tête ni même de protester contre la souffrance que je lui infligeais en la rappelant au seuil de la mort. Mais je savais qu’elle me voyait. C’était elle qui m’avait fait venir dans sa chambre, qui m’avait guetté et attendu.

« Valashu Elahad », dit-elle d’une voix entrecoupée.

Je me penchais sur elle et demandai : « Qui vous a fait ça ?

— Celui… qu’on appelle Salmélu.

— Mais pourquoi ? Vous avez dit qu’une goule détruirait mes rêves. Qui est cette goule ? Salmélu vous a-t-il tuée pour vous empêcher de me le dire ?

— Parce que… il est… il a tué mes sœurs et… »

Sa voix se perdit dans un souffle brûlant tandis qu’une nouvelle vague de douleur parcourait son vieux corps frêle. Maître Juwain me dit alors : « C’est trop, Val. Par pitié, ne lui posez qu’une question à la fois ! »

La gorge serrée par l’angoisse, je demandai : « Qui est cette goule ?

— Son nom… je ne sais pas, répondit Kasandra. Mais son visage est aussi noble que le vôtre.

— Et la dernière partie de votre prophétie ? Vous avez dit qu’un homme sans visage me montrerait le mien ? Qui est cet homme ?

— Qui est n’importe qui ?

— Est-ce qu’il a un nom ?

— Il n’est pas… seulement… humain. »

En dépit de sa voix qui se perdait dans le néant, elle semblait essayer de me crier quelque chose. Je demandai : « Cet homme me montrera-t-il le visage du Maîtreya ?

— Non. C’est la petite esclave qui vous révélera le Maîtreya.

— Quelle petite esclave ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Estrella. »

Ce nom étrange parut demeurer suspendu dans l’air comme une étoile dans l’obscurité. Je serrai la main de Kasandra dans la mienne aussi fort que possible. Puis je lui demandai : « Suis-je le Maîtreya ? »

Les lèvres de Kasandra ne bougeaient plus, aucun souffle ne réchauffait plus ses lèvres. Je savais qu’elle était sur le point de franchir le seuil du pays sans lumière que les plus courageux des guerriers eux-mêmes craignaient de rejoindre. Je saisis la garde de mon épée dans ma main droite. Kasandra inspira alors profondément, comme si elle tentait de rassembler ses dernières forces, puis elle dit d’une voix entrecoupée : « C’est vous… »

Ces paroles aussi parurent rester suspendues dans l’espace. C’est vous, pensai-je. C’est moi. Je baissai les yeux sur Kasandra pour lui demander de finir sa phrase, si elle ne l’avait déjà fait. Mais la lumière s’éteignit soudain dans ses yeux tourmentés. Elle ne parlerait plus, plus jamais. Où, me demandai-je, la lumière partait-elle quand elle s’éteignait ?

Maître Juwain secoua la tête dans ma direction et rangea sa pierre verte. Puis il tendit la main et ferma les yeux de Kasandra.

« Val, dit-il, il n’y a rien…

— Non, protestai-je doucement. Non, non, non. »

Comme Kasandra m’entraînait avec elle dans la mort, je lui lâchai la main et me retirai entre les murs du château de solitude qui me protégeait depuis si longtemps. M’éloignant du lit, je tirai mon épée. Sa sombre lame argentée s’illumina soudain.

Il a tué mes sœurs, avait dit Kasandra. Son visage est aussi noble que le vôtre. Il n’est pas seulement humain…

Sur le sol au-dessous de moi, il y avait les marques sanglantes des bottes d’un ou de plusieurs hommes. Les traces rouges de cette profanation semblaient gravées dans la pierre.

Je sais que vous conservez la Coupe Céleste enfermée dans votre château sous bonne garde, comme par le passé, m’avait écrit Morjin. C’est un bel objet, n’est-ce pas ? Le plus bel objet au monde.

Mon épée flamboya de nouveau, plus vivement cette fois. Je la maintins pointée vers l’est dans la direction de la grande salle où les Gardiens veillaient sur la Pierre de Lumière. Alkaladur se mit à briller d’un éclat éblouissant qui me brûla les yeux.

« Maître Juwain, m’écriai-je, retournez aux appartements de mon père ! Demandez au roi, à Asaru et à tous mes frères de se rendre dans la salle du trône !

— Que se passe-t-il, Val ? » s’étonna-t-il.

Mais je courais déjà vers la porte. Je ne m’y arrêtai qu’un instant pour crier à Maram : « Va au quartier des Gardiens ! Réveille Baltasar ! Dis-lui qu’une goule va voler la Pierre de Lumière ! »

À bout de souffle, je ne pus rien ajouter de plus. Je fonçai dans le couloir. Le fracas des portes cassées et nos hurlements avaient dû réveiller les invités de l’étage. Deux d’entre eux, la veuve du vieux lord Garvar et un ménestrel originaire de Thalu entrouvrirent leur porte pour voir si le château était attaqué. Je leur dis de s’enfermer dans leur chambre, puis l’épée à la main, je passai devant eux et m’élançai vers la cage d’escalier.

Je dévalai les marches en spirale en rebondissant comme une pierre qu’on vient de lâcher. Par miracle, je réussis à négocier les degrés de granit usé sans trébucher ni me casser le cou et il ne me fallut que quelques secondes pour atteindre la porte menant au couloir du rez-de-chaussée. Je remontai aussi rapidement que possible le corridor désert. Aux cuisines, je tournai à droite et fonçai dans le passage plus court qui reliait le donjon à la grande salle. Les portes étaient ouvertes et je n’eus aucun mal à y pénétrer.

Dans le vaste espace mal éclairé qui sentait encore la bière et la viande rôtie, ce que je découvris me stupéfia : les trente Gardiens étaient étendus dans diverses positions sur l’estrade à l’entrée de la salle. Ils avaient le visage détendu et tous paraissaient endormis. La Pierre de Lumière était toujours sur son socle au-dessus d’eux. Sa présence miroitante parut intensifier encore le rayonnement de mon épée.

La dette devra être remboursée, avait écrit Morjin. Vous me servirez, dans la vie comme dans la mort.

« Adamar ! Viku ! Skyshan ! » J’appelai trois des Gardiens, en vain. Je courus jusqu’à l’estrade, grimpai les marches d’un bond et me frayai un passage entre les bras et les jambes étalés des Gardiens affalés sur le sol. La main du Gardien le plus proche de la Pierre de Lumière paraissait me faire signe d’approcher – à moins que ce ne fût à quelqu’un d’autre.

« Skyshan ! appelai-je de nouveau en m’agenouillant et en tentant de secouer le robuste jeune homme pour le réveiller. Skyshan ! »

Au bout d’un moment, j’abandonnai et me relevai. Mon épée à la main, je m’armai de courage pour protéger la Pierre de Lumière, dans la vie comme dans la mort.

Je guettais le bruit sourd de bottes dans le couloir et les grincements de porte. Sous mon armure, mes flancs dégoulinaient de sueur brûlante. J’avais le souffle court et mon cœur battait comme un tambour de guerre. Je balayai du regard les rangées de tables et de chaises vides de la salle, puis levai les yeux vers les portraits de mes ancêtres accrochés aux murs ; leurs visages graves me regardaient comme pour me jauger. Mon grand-père, Elkasar Elahad, son père, Aradam, et son grand-père – tous les rois de Mesh depuis des générations – semblaient attendre dans la salle avec moi. L’un des portraits des plus anciens était celui de Julamar Elahad qui avait régné sur Mesh trois mille ans auparavant, à l’époque où la Pierre de Lumière avait été exposée pour la dernière fois sur son socle. Ses vieux yeux, brillants comme des étoiles, paraissaient fixés sur moi et me demander si je remettrais la Pierre de Lumière entre les mains du Maîtreya comme lui-même l’avait fait. Ils me demandaient si, comme lui, je mourrais en essayant d’arracher la Coupe à Morjin et à ses prêtres assassins.

Alors que ma vie déferlait dans mes veines en vagues courtes et chaudes rythmées par les battements de mon cœur, le monde entier semblait attendre avec moi dans la salle silencieuse. J’avais l’impression que quelqu’un me surveillait. Il pouvait être loin - ou peut-être tout près. Dans cette vaste pièce aux murs de pierres lisses, il y avait peu d’endroits où se cacher : derrière les piliers qui soutenaient le plafond ou dans les recoins sombres des portes sud. Je guettais le bruissement de vêtements ou d’une cotte de mailles dans ces directions et j’essayais de discerner les battements d’un autre cœur ou la buée silencieuse de son souffle.

Tout à coup, une envie irrépressible de dormir m’envahit. Mes bras se firent incroyablement lourds, comme s’ils étaient enfermés non pas dans de l’acier mais dans du plomb. J’avais du mal à garder les yeux ouverts. Ma tête, comme une lourde masse, ne cessait de retomber sur ma poitrine.

Je ne dois pas, je ne peux pas, priais-je en silence. Je vous en prie, faites que je ne m’endorme pas.

Un éclat argenté fendit l’air au-dessus de moi. Dans une pluie d’étincelles, Flick fit son apparition. Cet être mystérieux se mit à tournoyer sans trêve dans l’espace autour de moi et de la Coupe en or comme pour tisser une barrière de lumière. Ou pour tracer un motif fascinant de zébrures rouges et argentées destiné à me garder éveillé.

Brandissant ma longue épée étincelante, je criai : « Alkaladur ! »

On l’appelait l’Épée qui éveille. Dans sa gelstei d’argent battait un pouls secret qui palpitait au rythme de mon propre cœur. Cela me rappela que la partie la plus profonde de mon être restait toujours éveillée et toujours consciente, et demeurerait debout même quand je mourrais.

Finalement, des profondeurs lointaines du château montèrent les bruits de pas que je redoutais. Je me tournai vers la porte ouverte par laquelle j’étais entré dans la salle. Les yeux brûlants, j’attendis de voir qui apparaîtrait dans le rectangle sombre. Mes mains semblaient ne faire qu’un avec la poignée de mon épée.

« Valashu ! appela une voix forte. Valashu Elahad ! »

Mon cœur bondit de joie en voyant mon père se précipiter dans la pièce, sa kalama étincelante à la main. Asaru, Karshur et mes autres frères, accompagnés de Lansar Raasharu, le suivaient de près. Quelques instants plus tard, tandis que mon père montait en toute hâte les marches de l’estrade pour me rejoindre, maître Juwain apparut à son tour dans l’encadrement de la porte.

« Que se passe-t-il ? s’écria-t-il en voyant les corps des Gardiens endormis. Du poison ? Une potion ?

— De la sorcellerie, vous voulez dire », répliqua Asaru en rejoignant l’estrade et en tentant de réveiller ses amis.

À ce moment-là, on entendit à l’extérieur de la salle, du côté est, des bruits de bottes et de ferraille beaucoup plus forts. Brusquement, les portes s’ouvrirent à toute volée dans un craquement de bois et Baltasar et Maram pénétrèrent dans la pièce suivis de soixante-dix chevaliers en armure. Je souris en reconnaissant les visages sombres de Shivathar, d’Artanu de Godhra et d’autres guerriers que je considérais comme des frères. Ils se dirigèrent directement vers l’estrade, mais je levai la main et criai : « Ne bouge pas, Baltasar ! Surveille les portes et garde tes distances jusqu’à ce qu’on ait découvert la nature de ce maléfice ! »

Alors que maître Juwain s’agenouillait sur le sol au milieu des Gardiens à la recherche d’un indice de ce qui aurait pu les frapper, Karshur se dressait, massif, au-dessus de lui. Il bâilla et dit : « Maître Juwain a peut-être raison, ce doit être un narcotique.

— Non, répondis-je, ce n’est pas possible. »

Je lui expliquai que j’avais donné pour règle aux Gardiens de service de ne jamais manger ni boire la même chose en même temps.

Ravar, le plus intelligent de mes frères, dit en frottant son visage de renard : « Alors ce doit être quelque chose d’autre. Fouillons la salle. »

Et tout le monde s’y attela. Mes frères et les Gardiens encore sur pied s’éparpillèrent dans la salle comme s’ils faisaient une battue pour lever un lapin. Ils parcoururent les rangées de tables les unes après les autres, mais c’est à l’estrade elle-même qu’ils accordèrent la plus grande attention. Finalement, ce fut Ravar qui découvrit ce qui avait frappé les Gardiens. D’un petit coup de couteau, il délogea un morceau de mortier qui bougeait entre deux pierres du sol. Et dans l’interstice, ses doigts habiles trouvèrent une petite sphère lisse ressemblant à une agate ou à une bille d’enfant.

« Je vois, je vois », fit maître Juwain quand Ravar la lui remit. Il la fit rouler entre ses vieilles mains rugueuses et ses yeux gris s’illuminèrent. « Il s’agit certainement d’une pierre du sommeil, une gelstei ordinaire assez rare. Celui qui l’a cachée ici a dû rester à côté sinon elle n’aurait pas eu autant d’effet. »

Il fit un grand geste de la main en direction des Gardiens endormis.

« Le traître, dit Asaru. Salmélu. Ce doit être lui.

— Qu’il soit maudit ! s’écria lord Raasharu en montant sur l’estrade. On nous a dit qu’il avait quitté le château avec les autres prêtres il y a une demi-heure à peine. Au milieu de la nuit ! Nous qui pensions que c’était la honte qui le faisait fuir ! »

Mon père s’avança en secouant la tête. Il tendit son épée vers la Pierre de Lumière. « Pourquoi s’est-il enfui sans même emporter ce qu’il était venu voler ? »

Après avoir échangé un regard avec Maram et maître Juwain, je racontai à mon père ce qui s’était passé dans la chambre des prophétesses. « Il a fui pour échapper à votre justice, père. »

Les yeux de mon père lançaient des éclairs tandis qu’une colère noire montait en lui.

« Apparemment, dit Maram, Salmélu ne pouvait plus compter sur son statut pour lui éviter le châtiment.

— Un émissaire qui assassine de vieilles femmes n’est plus un émissaire », répondit mon père. Je sentais qu’il s’efforçait de se calmer. « Mais qui est donc Salmélu ? Un prêtre qui a profané ma maison ? Un voleur ? Est-ce lui qui a utilisé la pierre du sommeil ?

— Non, ce n’est pas lui, dis-je. La prophétesse a parlé d’une goule au visage noble. Il ne peut pas s’agir de Salmélu. »

Je regardai mon père qui échangeait des regards avec Asaru et Lansar Raasharu fit un signe de tête à Ravar. Soudain, tout le monde dans la salle se mit à considérer tout le monde avec des yeux interrogateurs. Qui, me demandai-je avait un visage plus noble que mes amis et ma famille ?

« Non, il n’y a pas de goule parmi nous », dis-je. J’avais observé les flammes de vie de tous les hommes de la pièce et j’en étais sûr, comme j’étais sûr que le soleil se lèverait à l’est quelques heures plus tard. « Ce doit être quelqu’un d’autre.

— Mais qui, alors ? demanda Ravar en montrant du doigt la fente dans le sol. Quelqu’un a caché la pierre du sommeil ici. Est-ce un serviteur apportant à boire aux Gardiens ? Un chevalier de leurs amis qu’ils auront laissé s’approcher trop près ? »

Je secouais la tête. Ni moi ni personne n’avions de réponse à ces questions. « Impossible de croire qu’un Meshien ait pu ainsi trahir les siens.

— En effet, c’est impossible », acquiesça lord Raasharu. Son long visage parut soudain s’assombrir. « Et pourtant, Salmélu a trahi les siens, et de son propre chef. »

Mon père, debout au-dessus des Gardiens endormis, fit soudain décrire à son épée un large arc de cercle d’est en ouest. « Fouillons le château, alors. Voyons si quelqu’un se trouve où il ne devrait pas être ou si un intrus se cache à proximité de la salle. »

Il fut fait selon ses ordres. Mon père fit appeler sa garde personnelle et celle-ci se joignit à ses chevaliers pour explorer non seulement le donjon, mais également la tour du Cygne, les autres tours et les quartiers nord, centre et ouest. La pierre du sommeil fut confiée à trois Gardiens qui allèrent la mettre à l’abri dans la chambre de maître Juwain dans la tour Adami. Les autres Gardiens se joignirent à mon père et à moi et nous assistâmes tous aux efforts de maître Juwain pour réveiller les trente chevaliers qui dormaient encore.

Environ une demi-heure plus tard, l’un des hommes de mon père entra dans la pièce, porteur d’une terrible nouvelle de plus. Cet écuyer à la triste figure, du nom d’Amadu Sankar, se précipita vers mon père et dit d’une voix entrecoupée : « Les serviteurs des Prêtres Rouges – ils ont tous été tués ! Ils gisent morts dans les appartements de lord Salmélu !

— Une profanation de plus, s’écria mon père. Les crimes de cet homme n’ont-ils pas de limites ? »

Karshur, le plus lent de mes frères, physiquement et intellectuellement, s’exclama en frottant sa robuste mâchoire : « Mais pourquoi a-t-il fait ça ? »

Mon père qui avait déjà envoyé des chevaliers à la poursuite de Salmélu et des autres prêtres lui répondit : « Ses domestiques l’auraient ralenti. Si mes chevaliers le rattrapent avant qu’il ait quitté le territoire de Mesh… »

Il n’acheva pas sa phrase. Il secoua lentement la tête et ses yeux sombres évoquaient la mort.

Soudain, je me rappelai les derniers mots que m’avait dits Kasandra : C’est la petite esclave qui vous révélera le Maîtreya. Voulait-elle parler de l’une des esclaves de Salmélu ?

Me tournant vers Amadu Sankar, je demandai : « Etes-vous sûr que tous les domestiques sont morts ?

— Ils… doivent l’être, lord Valashu », répondit-il. Son jeune visage était plein d’horreur. « Ils ont été étripés comme des lapins. »

Un espoir horrible m’envahit. Je m’approchai de maître Juwain. « L’une des servantes est peut-être dans le même état que Kasandra, dis-je. Pouvez-vous m’accompagner jusqu’à leur chambre, maître ?

— S’il le faut, acquiesça maître Juwain en hochant la tête.

— Et toi, Maram ? demandai-je en me tournant vers mon meilleur ami.

— Il le faut vraiment ? » répondit-il en me regardant. Puis, voyant mon regard enflammé, il marmonna : « Enfin, je suppose que la réponse est oui. »

Je pris congé de mon père et retournai dans le donjon suivi de maître Juwain et de Maram. Nous rejoignîmes l’escalier et montâmes aussi vite que possible jusqu’au cinquième étage où Salmélu et sa suite avaient été logés. Maram se plaignit que cet effort exigeait trop de son cœur tandis que maître Juwain, économisant son souffle, s’attaquait aux marches en spirale avec une tranquille détermination.

Nous trouvâmes le dortoir des domestiques dans l’aile nord-ouest du cinquième étage, à deux portes de la grande pièce et de la petite chambre adjacente où Salmélu et ses six prêtres avaient été installés. Elles étaient au nombre de huit, uniquement des filles, âgées de neuf à treize ans environ. Et comme l’avait dit Amadu, elles étaient toutes mortes. On avait l’impression qu’elles avaient été tirées de leur couche de paille et amenées dans le coin de la pièce pour y être assassinées. Elles étaient pratiquement entassées les unes sur les autres, les bras étendus ici et là, et leurs longs cheveux noirs, bruns et blonds étaient imbibés du sang qui s’était échappé de leurs jeunes corps. Des cris s’étaient également échappés de leurs gorges et l’air était encore rempli du son désespéré de leur agonie.

Pendant que Maître Juwain passait entre les corps des fillettes avec son cristal vert, Maram resta près de la porte pour interroger les gardes postés à cet endroit. J’arpentai la chambre en faisant attention de ne pas marcher dans les mares de sang qui recouvraient le sol de pierre froide. Enjambant le socle d’un brasero retourné, je regardai fixement une tapisserie que l’une des enfants avait dû arracher au mur en tentant désespérément d’échapper à Salmélu et à ses prêtres meurtriers. Mais dans cette pièce de mort, austère et étroite, il n’y avait nul endroit où se cacher.

« L’écuyer avait raison », déclara maître Juwain en s’agenouillant au-dessus de l’une des fillettes. Profondément abattu, il secouait la tête. « Il n’y a plus rien à faire, Val. »

Maram vint vers moi et posa sa main sur mon épaule. « Viens, vieux, il ne reste plus qu’à faire enterrer ces pauvres enfants.

— Attends », dis-je en secouant la tête. Il me semblait entendre encore l’une des fillettes hurler de douleur – ou plutôt appeler à l’aide.

Je me tournai vers l’unique fenêtre de la chambre sur le mur nord. Petite et carré, elle était ouverte au vent de la nuit qui soufflait des montagnes. Je me précipitai vers elle. À l’extérieur, la silhouette massive et sombre du Telshar se détachait sur le ciel noir étoilé. Saisissant le rebord de la fenêtre, je me penchai dans l’air froid pour regarder dehors. Du côté nord, le donjon était dans le prolongement de la grande muraille du château. Il s’élevait à pic à plus de cent pieds des rochers formant la pente raide sur laquelle était érigé le château. Impossible à quiconque de survivre à une chute d’une telle hauteur, pensai-je. Et impossible, même à une jeune enfant cherchant désespérément à échapper au couteau assassin d’un prêtre, de descendre le long des murs de granit lisse du château.

« Attention, Val, dit Maram en venant me rejoindre près de la fenêtre. Cette vue rendrait malade n’importe qui. »

Il posa de nouveau sa main sur mon épaule. Voyant que je ne risquais pas de restituer mon dîner, il ajouta : « Sortons d’ici.

— Attends ! répétai-je. Accorde-moi un instant. »

L’odeur des pins et la peur réveillaient quelque chose en moi. Une voix douce, pressante et cependant suave, semblait m’appeler des étoiles. Je penchai de nouveau la tête par la fenêtre et pivotai pour regarder vers le haut dans l’obscurité. Et là, à environ vingt pieds au-dessus de moi, près des créneaux dentelés, une petite silhouette semblait accrochée à la paroi.

« Une torche ! m’écriai-je. Qu’on m’apporte une torche ! »

L’un des gardes sortit dans le couloir et revint quelques instants plus tard avec un flambeau. Il me donna ce morceau de bois huileux et enflammé et je le tendis à la fenêtre en tordant le cou pour examiner le haut du mur du château. Cette fois, je parvins à distinguer vaguement ce que mon cœur avait deviné : par miracle, une petite fille avait réussi à sortir par la fenêtre et à escalader la muraille balayée par le vent.

« Qu’est-ce qu’il y a, Val ? demanda Maram. Qu’est-ce que tu vois ? »

La fillette, âgée de neuf ans environ, avait les pieds nus et ensanglantés coincés dans une fente étroite entre deux pierres blanches de la muraille. Ses mains avaient trouvé une fissure verticale et étaient enfoncées dedans. Il semblait impossible qu’elle ait pu rester collée ainsi à la paroi pendant plus d’une heure. Tremblant de froid et d’épuisement, elle était à bout de forces. Son visage épouvanté encadré de boucles noires regardait droit dans ma direction. Dans l’obscurité, ses yeux où brillait une dernière lueur d’espoir croisèrent les miens et me supplièrent. Sa certitude que je ne la laisserais pas mourir là m’émut profondément et des larmes me brûlèrent les paupières. Les battements fous de son cœur me provoquaient une douleur lancinante dans la poitrine.

« Les prêtres sont partis ! lui criai-je. Est-ce que tu peux redescendre ? »

Elle secoua doucement la tête comme si elle craignait qu’un mouvement plus brusque ne lui fasse perdre sa fragile prise sur le mur. Je sentais les aspérités froides du granit fendu entre ses mains en sueur ; je sentais les muscles menus de ses bras, noués et brûlants qui s’affaiblissaient à chacune de ses respirations courtes et douloureuses. Je compris qu’elle ne pourrait pas redescendre vers la fenêtre, pas même d’un pouce.

« Laisse-moi voir ! » s’exclama Maram. Il me tira dans la chambre, me prit la torche des mains et se pencha à son tour à l’extérieur. Je l’entendis murmurer : « Oh la pauvre petite ! C’est affreux, affreux. »

Il s’écarta de la fenêtre en prenant soin de ne pas laisser le vent rabattre la flamme de la torche vers son visage. Puis il me regarda en secouant la tête. « Qu’est-ce qu’on peut faire, Val ? »

À présent, maître Juwain et les deux gardes nous avaient rejoints près de la fenêtre. Je les regardai, puis tournai les yeux vers Maram et déclarai : « Il faut la faire redescendre.

— Mais comment, Val ? »

L’un des gardes suggéra d’envoyer chercher une corde et de la faire descendre jusqu’à la fillette du haut des créneaux.

« Non, dis-je, on n’a pas le temps. Il va falloir grimper jusqu’à elle.

— Grimper sur cette muraille ? s’écria Maram. Et qui va le faire ? »

En réponse, j’ôtai mon épée et la lui mis entre les mains. C’était la première fois que je m’en séparais depuis qu’on me l’avait donnée.

« Tu es fou ? demanda Maram. Allons au moins chercher une corde avant que tu…

— Non, on n’a pas le temps », répétai-je. Je savais qu’à l’extérieur, la petite fille qui m’avait regardé droit dans l’âme ne tarderait pas à lâcher prise. « Aide-moi, Maram. »

Je commençai à tirer sur les anneaux d’acier qui m’emprisonnaient quand soudain, la plainte silencieuse qui résonnait en moi me dit que je n’avais même pas le temps d’enlever mon armure. Je retournai à la fenêtre et agrippai le rebord froid.

« Mais Val, protesta Maram, c’est une esclave. Et toi tu es… qui tu es. »

Qui étais-je en réalité ? Après avoir donné le flambeau au garde, je tendis de nouveau la tête à l’extérieur pour repérer le trajet jusqu’à l’enfant. Elle ne me quittait pas des yeux. Et son regard noir, affolé me disait que je n’étais pas homme à laisser une petite fille faire une chute mortelle.

Aidé de tous, je sortis dos à la fenêtre et me relevai en me tenant à l’encadrement au-dessus et en appuyant mes pieds sur le rebord. L’obscurité de la nuit m’enveloppa ; le vent glacial ébouriffait mes cheveux contre les vieilles pierres de la muraille. Je baissai les yeux dans le vide vers les rochers tout en bas. Mon ventre se serra et je crus un instant que j’allais finir par restituer mon dîner. Comment escalader ce mur lisse ? Etait-ce seulement possible ? Je savais que chaque printemps mon père faisait le tour de tout le château à la recherche de fentes ou de joint défectueux entre les pierres. Ces défauts dans la maçonnerie étaient systématiquement réparés afin qu’il soit impossible à un ennemi d’escalader les parois. Mais ici, à cent pieds de haut, on n’avait apparemment pas effectué de réparations depuis cent ans. Qui aurait pu imaginer qu’une simple petite esclave, aveuglée par la peur, passerait par une fenêtre et escaladerait la pierre froide et fendue ?

Je pris une courte inspiration et tournai mon regard vers le haut. Le garde tendait la torche par la fenêtre et sa lumière vacillante et jaune révéla une fente au-dessus de ma tête. Je levai le bras et plantai mes doigts dedans. De ma main gauche je trouvai une autre fissure. Puis, après avoir placé le bout de ma botte dans un joint étroit entre les pierres à droite de la fenêtre, je me hissai lentement. Je réussis ainsi à gagner deux pieds, puis deux autres en tirant et en poussant dans d’autres fentes et d’autres joints.

Grimper dans la nuit noire à la merci d’un faux pas se révélait extrêmement difficile. J’avais les mains glissantes de sueur et, très vite, le granit rugueux attaqua la peau de mes articulations et j’eus les doigts en sang. Soudain, je me rappelai comment Télémesh avait escaladé la face du Skartaru, la Montagne Noire, pour délivrer un vieux guerrier qui y était enchaîné. Les paroles de la chanson me vinrent spontanément à l’esprit :

Dans la pluie et dans la grêle, il grimpait sur la paroi

Encore trempée de bile et de sang et de fiel…

Je montai un pied de plus, puis encore un autre. La lumière de la torche faiblit et bientôt je pus à peine discerner les détails de la maçonnerie au-dessus de moi. Je faillis glisser et je me cassai les ongles jusqu’au sang sur une petite aspérité du granit. Le ciel noir et pesant semblait appuyer sur mes épaules et me repousser vers le sol.

Là où la terreur et l’obscurité dévorent la lumière,

Il grimpait seul dans la nuit.

Mais je n’étais pas seul. Comme en réponse à mes prières silencieuses, Flick vint me rejoindre sous les étoiles. Sa silhouette tourbillonnante et étincelante m’indiqua une fissure environ trois pieds au-dessus de moi que je n’avais pas vue. La fillette, elle, continuait à me regarder, pleine d’un espoir démesuré. Elle ne m’encourageait pas avec ses lèvres, mais ses yeux limpides et profonds continuaient à m’appeler et à me presser de monter. Ils me rappelaient que j’avais plus de force que je ne l’imaginais. Ce lien entre son regard et mon âme était comme une corde invisible tendue entre nous qui rendait notre sort indissociable.

Finalement, je me hissai à côté d’elle. Mes doigts s’enfoncèrent dans une petite fente et la pointe de mes bottes trouva une prise incertaine dans le joint cassé d’une pierre. Mon corps tremblait presque autant que celui de l’enfant. Je sentais son cœur battre la chamade à deux pieds du mien. Le vent apportait jusqu’à mon visage son odeur de peur et de cheveux lavés de frais. Je la regardai dans le noir et lui dis : « Accroche-toi à moi ! »

Elle secoua la tête. Je compris qu’elle n’avait pas la force de lâcher prise sans tomber.

« Attends une seconde ! »

En cherchant autour de moi, j’aperçus une fente plus large et plus profonde un peu au-dessus de moi et j’y enfonçai ma main tout entière. Ses aspérités pointues me broyèrent les os. Quand je fus sûr de ma prise, je tendis l’autre main et la passai autour de la taille fine de l’enfant. En un mouvement soigneusement coordonné, je l’aidai alors à monter sur mon dos tandis qu’elle jetait ses bras autour de mon cou et nouait ses jambes nues autour de ma ceinture. Puis j’entrepris de redescendre vers la fenêtre en la portant sur mon dos comme la petite sœur que je n’avais jamais eue.

« Val, cria Maram en mettant la tête à la fenêtre et en levant la torche. Vas-y doucement ! Encore un effort et je pourrai t’attraper ! »

La descente fut beaucoup plus difficile. J’avais du mal à voir où je mettais les pieds et à trouver des prises pour mes mains. La fillette était légère comme une plume, mais son poids ajouté à celui de mon armure représentait une force écrasante qui torturait mes muscles endoloris et me repoussait sans cesse vers le sol dur et menaçant. À deux reprises, je faillis glisser. Sans la lumière de Flick pour me guider, je n’aurais jamais trouvé à temps les appuis nécessaires pour nous empêcher de faire un plongeon mortel.

« Val ! Val ! »

Cependant, quelque chose chez cette enfant n’appelait pas le malheur mais la grâce. Son souffle rapide et doux me faisait l’effet d’un vent tiède murmurant à mon oreille. Il contenait tout l’espoir et l’immense bonté de la vie. Il jaillissait des profondeurs de son être comme une gerbe de feu qui nous reliait tous les deux aux émanations lumineuses des étoiles. Face à un désir de vivre aussi violent et aussi beau, comment aurais-je pu perdre ma propre force et nous laisser tomber ? C’est ainsi que sous la voûte noire des cieux, pendant un moment qui me parut interminable, nous restâmes suspendus dans l’espace comme deux minuscules particules de lumière.

Comme promis, quand nous atteignîmes la fenêtre, Maram nous attrapa et nous ramena dans la chambre avec l’aide des autres. La fillette se redressa devant moi et nous échangeâmes un regard de triomphe. Puis elle jeta un long regard à ses amies assassinées dans le coin de la pièce et fondit en larmes en enfouissant son visage dans ma poitrine. Je passai un bras autour de ses épaules et couvris ses yeux de mon autre main avant de me mettre à sangloter moi aussi.

Maître Juwain effleura mon épaule : « Val, il ne faut pas s’attarder ici. »

J’acquiesçai de la tête. À présent, je tremblais aussi fort que l’enfant. Baissant les yeux vers elle, je demandai : « Comment t’appelles-tu ? »

Mais elle ne répondit pas. Elle se contenta de rester là à me regarder de ses beaux yeux tristes.

L’un des gardes s’approcha de moi tandis que je remettais mon épée à ma ceinture. « Apparemment, lord Valashu, dit-il, toutes les servantes des Prêtres Rouges étaient muettes.

— Probablement pour qu’elles ne puissent pas raconter les crimes épouvantables de leurs maîtres », ajouta Maram.

Me mordant les lèvres, je demandai à la fillette : « Est-ce Salmélu – Igasho – qui a fait tout ça ? »

La terreur subite qui s’empara de son cœur me confirma que c’était bien le cas.

« Sais-tu si Salmélu avait une goule avec lui ? Aurait-il pu en cacher une dans le château pour voler la Pierre de Lumière ? »

Pour toute réponse, elle haussa les épaules.

« Venez, Val », répéta maître Juwain.

Je commençai à guider l’enfant vers la porte avant de m’arrêter brusquement pour lui dire : « Tu t’appelles Estrella, n’est-ce pas ? »

Elle me fit un grand sourire et hocha la tête.

« J’ai quelque chose à te demander », lui dis-je. Me penchant au-dessus d’elle, je murmurai à son oreille : « Sais-tu qui est le Maîtreya ? Est-ce moi ? »

Poser cette question à une petite esclave de neuf ans qui ne pouvait même pas parler paraissait insensé. Et en effet, elle me dévisagea de ses yeux sombres en amande comme si mes paroles n’avaient aucun sens.

Maître Juwain me jeta un regard perçant comme pour me demander pourquoi je doutais encore de quelque chose qui était pratiquement sûr. « Il faut que je sache, maître, lui dis-je.

— Très bien, mais est-ce que ça ne peut pas attendre ? »

La vue des fillettes mortes me faisait l’effet d’un couteau empoisonné planté dans mon ventre. Autour de mon cou, je sentais un nœud coulant fabriqué par Morjin qui se resserrait inexorablement. Mon être tout entier brûlait du désir de connaître la réponse à une seule question.

« On a si peu de temps, lui répondis-je. Voulez-vous que nous allions maintenant voir quel genre de savoir abrite votre gelstei, maître ? »

Maître Juwain accepta d’un signe de tête. Je sortis dans le couloir. Les gardes restèrent dans la chambre pour attendre ceux qui prépareraient les petites filles mortes pour l’enterrement. Je ne savais que faire d’Estrella, mais quand je proposai de la remettre aux soins d’une infirmière, elle jeta ses bras autour de ma taille et refusa de me lâcher jusqu’à ce que je lui promette de ne pas la laisser.

« Très bien, lui dis-je. Si c’est toi qui dois me montrer le Maîtreya, tu as peut-être d’autres choses à me faire voir. »

Je pris sa main dans la mienne et nous redescendîmes avec mes amis dans la grande salle pour voir la Pierre de Lumière.