13

Avec sa deuxième place aux échecs, Yarashan avait maintenant quinze points ce qui le mettait en tête du tournoi. Cependant, d’après le règlement, il avait peu de chances de devenir champion parce qu’il fallait pour cela finir premier dans l’une des trois compétitions suivantes, ce qui, de son propre aveu, était impossible.

Au tir à l’arc le lendemain, il ne marqua aucun point. En revanche, Asaru finit quatrième et, de mon côté, je soufflai de justesse la cinquième place à Sar Avram d’Ishka. Une fois de plus, Maram surprit tout le monde en prenant la troisième place. Quand nous nous retrouvâmes ensuite dans ma tente autour d’un verre d’eau-de-vie, il expliqua sa prouesse ainsi : « Je jure que je ne me suis pas entraîné au tir à l’arc. Mais Atara est le meilleur archer – enfin, la meilleure archère – d’Ea. Je pense qu’à force de la regarder décocher ses flèches avec autant d’adresse, cela a dû se communiquer à moi.

— Tu as marqué dans deux épreuves, maintenant, lui dit Asaru. Voilà qui devrait satisfaire le roi Mohan lui-même. »

Parmi les cinq cents chevaliers valari participant au tournoi, peu réussiraient à être classés une fois et beaucoup moins encore à l’être deux fois.

« J’ai obtenu huit points, répondit Maram en brandissant la flèche en bronze que lui avait remise le roi Waray. C’est mieux que toi. Val. »

Et en effet, c’était mieux que mes trois malheureux points, et même mieux qu’Asaru, qui en avait six. Mais nous savions tous qu’Asaru avait toutes les chances de remporter l’épreuve de lance de cavalerie et d’ajouter dix points à son score. Et seize points suffisaient souvent pour être déclarés champion du tournoi.

Le lendemain, le jour se leva sombre et nuageux dans une atmosphère humide qui annonçait la pluie. Cependant, tout au long de l’interminable matinée, le ciel se contenta de rester menaçant et nous souffrîmes le martyre dans l’air immobile et moite qui précède l’orage. Dégoulinants dans nos armures suffocantes, la lance coincée sous le bras, nous chargions les uns contre les autres sur le terrain que l’épreuve de masse d’arme avait déjà retourné. À chaque reprise, Asaru réussissait à éviter ses adversaires et à toucher le corps de ceux qui l’affrontaient avec le bout émoussé de sa lance, et j’en faisais autant, car il m’avait enseigné la technique de cette arme difficile ; en effet, pendant une grande partie de mon enfance, nous avions chargé l’un contre l’autre, frère contre frère, sur le terrain d’entraînement. Lord Bahram de Waas et Sar Tarval d’Athar dominaient eux aussi. En fin d’après-midi, alors que des éclairs fendaient le ciel obscur au loin, au-dessus des Collines Ferreuses, nous nous retrouvâmes tous les quatre en demi-finale.

Cependant, Sar Tarval qui avait ajouté une troisième place à la masse et aux échecs à sa cinquième place au lancer de javelot avait reçu une vilaine blessure au cou lors d’un round précédent. Un des guérisseurs d’Athar avait extrait les éclats de lance du muscle et lui avait bandé le cou comme il avait pu. Il lui avait conseillé de se retirer du tournoi mais Sar Tarval, qui était le neveu du roi Mohan, était un homme courageux ; il ne voulait pas perdre aussi facilement l’occasion de charger contre moi et de ruiner mes espoirs. Aussi se hissa-t-il avec difficulté sur le dos de son destrier, déterminé à l’emporter pour gagner les faveurs de son roi assoiffé de sang.

Ensemble, nous attendîmes dans la zone de repli pendant qu’Asaru affrontait lord Bahram de Waas. Leur combat fut long et brutal, car tous deux étaient d’excellents chevaliers. À dix reprises, ils chargèrent l’un contre l’autre en tentant d’atteindre leur adversaire au ventre ou à la poitrine. Finalement, lors de la onzième charge, la lance d’Asaru réussit à contourner le bouclier de lord Bahram et à le toucher en plein cœur. C’était sans conteste un coup mortel. Cependant, au moment où le bouclier d’Asaru la déviait vers le haut, je vis avec horreur la protection de la lance de lord Bahram tomber. La pointe d’acier nue trouva un passage entre les diamants de l’armure de mon frère et s’enfonça dans son épaule. Asaru poussa un cri de douleur et moi aussi. Le coup l’avait presque désarçonné. Mais le vainqueur qu’il était parvint néanmoins à se redresser sur sa selle et à diriger son cheval vers la zone de repli. Lord Bahram secoua le sang sur le bout de sa lance en agitant la tête avec colère, car blesser un adversaire à un endroit du corps qui n’était pas censé être une cible n’apportait que le déshonneur et la défaite.

Asaru réussit à revenir jusqu’à la zone de repli et vint directement vers moi. Voyant le sang qui tachait son surcot noir et argent, je lui demandai : « C’est grave ? »

Asaru qui me connaissait bien fit non de la tête. « Pas assez pour t’empêcher de battre Sar Tarval. Concentre-toi sur sa lance. Val. »

Là-dessus, il me sourit en écartant d’un geste de la main les valets d’écurie qui voulaient l’emporter sur un brancard et insista pour se rendre seul au pavillon blanc installé en bordure du terrain qui servait d’infirmerie.

Puis les hérauts nous firent signe, à Sar Tarval et à moi-même, de prendre place sur le terrain. Nous nous écartâmes de cinquante mètres avant de charger l’un contre l’autre. Les sabots des chevaux retentirent sur l’herbe retournée et on entendit les lances heurter les boucliers. Nous chargeâmes une seconde fois, puis une troisième : nous faisions demi-tour et foncions l’un vers l’autre en tentant d’atteindre le corps de notre adversaire avec notre lance. Après avoir poussé violemment pendant quelques instants, écrasant les protections de nos armes contre les boucliers en acier, nous nous séparâmes et nous éloignâmes d’une centaine de pas pour charger de nouveau. C’est alors que Sar Tarval s’effondra brusquement sur sa selle en portant sa main à son cou. Son pansement était imbibé de sang. En voyant cela, les juges ordonnèrent un arrêt du combat. Ils pénétrèrent sur le terrain pour examiner Sar Tarval et décidèrent que sa blessure nécessitait un nouveau pansement. La compétition fut donc interrompue en attendant.

Je suivis les valets d’écurie qui transportaient Sar Tarval à l’infirmerie de l’autre côté de l’allée principale du Stade. Et Maram, Yarashan et d’autres chevaliers m’emboîtèrent le pas. Là, sous la soie blanche du pavillon claquant dans le vent, dans un vaste espace aux odeurs de décoctions d’herbes et de sang, les palefreniers déposèrent Sar Tarval sur un lit de camp à côté d’Asaru. Maître Juwain avait ôté son armure à mon frère et s’occupait déjà de son épaule transpercée. Un autre guérisseur, de Nar celui-là, commença à découper le pansement rougi de Sar Tarval. Sur d’autres lits de camp gisaient trente-six chevaliers et, parmi eux, Baltasar qui avait une vilaine blessure à la main. Lansar Raasharu, inquiet, était penché au-dessus de lui. Je les saluai tous les deux avant de me retourner pour plonger mon regard dans celui de mon frère.

« La blessure est grave, n’est-ce pas ? » lui dis-je. Le corps de maître Juwain m’empêchait de voir l’épaule d’Asaru et j’étais content qu’il en soit ainsi.

Ignorant ma question, Asaru me demanda : « Tu as gagné ?

— Non, pas encore. Dès que Sar Tarval sera prêt, nous reprendrons le combat. »

Mais apparemment, ce n’était pas ainsi que les choses devaient se passer. À cet instant, le bourdonnement sourd des voix autour des lits s’éteignit et le roi Mohan entra sous la tente. Il marchait à grands pas énergiques, comme si son petit corps tendu parvenait mal à contenir le feu qui brûlait en lui. Son visage dur semblait adouci par l’inquiétude qu’il éprouvait pour son neveu. Il s’approcha jusqu’au bord du lit sans se soucier de tacher sa délicate tunique dorée ornée d’un cheval bleu avec le sang de Sar Tarval.

Après avoir parlé au guérisseur qui s’occupait de lui et examiné son cou, le roi Mohan sourit à son neveu et déclara : « Je suis dans l’obligation de te demander de te retirer du tournoi. »

Les yeux sombres de Sar Tarval lancèrent des éclairs dans ma direction. Il se tourna vers son roi. « Plutôt mourir, sire.

— Je comprends, mais je préférerais que tu ne meures pas. Ton existence m’est très chère. »

Sar Tarval hocha la tête et la douleur soudaine le fit grimacer. « Oui, et vous m’avez sauvé la vie au Fleuve Argenté. Au risque de mourir vous-même. »

Au rappel de cette féroce bataille avec Kaash, les yeux du roi Mohan s’illuminèrent. Puis il demanda de nouveau à Sar Tarval de se retirer.

Sar Tarval me regarda longuement avant de soupirer : « Si telle est votre volonté, sire. »

Maram qui était debout à côté de moi me donna une claque sur l’épaule en souriant. Avec l’abandon de Sar Tarval, j’étais sûr d’arriver au moins second à l’épreuve de lance de cavalerie et d’obtenir cinq précieux points.

Le roi Mohan se tourna alors vers moi pour me regarder fixement. Sur son visage se lisaient des émotions simples : colère, déception, orgueil, jalousie, amour. « Je ne comprends pas, sire, lui dis-je. Je croyais que vous vouliez que je perde.

— Ce que je veux n’a aucune importance », répondit-il. En entendant cela, je secouai la tête, car je ne m’attendais pas à ces paroles de la part de cet homme obstiné.

« Un roi, dit-il en manière d’explication, a des désirs, comme tous les hommes. Il agit pour les voir se réaliser, ce qui est juste et bon. Mais il ne peut jamais être sûr que ses actes produiront le résultat désiré ; il ne peut être sûr que des actes eux-mêmes. C’est pourquoi chacun d’eux doit être empreint de bonté et de sincérité. Il est de ma responsabilité de protéger la vie de mes chevaliers comme la mienne. Ou à défaut, de ne pas la risquer inconsidérément. Un roi qui ne vit pas pour le bien de ses sujets et de son royaume n’est pas un vrai roi. »

C’étaient là des paroles très nobles. Le saluant d’un signe de tête, je lui répondis simplement : « Merci. »

Mais cela ne réussit qu’à mettre le roi Mohan en colère. Il leva les yeux vers moi en grinçant des dents. « Vous ne me devez aucun remerciement. J’ai fait ce que je devais faire. À vous maintenant. Si vous êtes vraiment le Maîtreya, vous gagnerez le tournoi quoi qu’on fasse pour vous y aider ou vous en empêcher. »

Là-dessus, il se retourna vers Sar Tarval et lui serra la main. Puis il fit le tour du pavillon pour saluer d’autres chevaliers athariens et les écouter raconter comment ils avaient été blessés. Comme Sar Tarval, tous regardaient le roi Mohan avec adoration. Je l’entendis leur promettre un grand banquet en leur honneur à leur retour à Athar. Puis il dit au revoir et sortit de la tente.

Maître Juwain qui avait fini de bander l’épaule d’Asaru lui dit : « Vous devriez vous retirer vous aussi. »

Sautant dessus comme un mendiant sur une pièce d’or, Maram ajouta : « Oui, si tu te retires, Val gagnera l’épreuve de lance par défaut. Avec les dix points supplémentaires, cela lui fera treize points et il lui suffira d’une deuxième place à l’escrime pour gagner le tournoi. »

Yarashan, debout près de Maram hocha lentement la tête. Lord Dashavay avait fini quatrième aux échecs ce qui lui faisait un total de sept points. S’il remportait l’escrime, cela lui ferait dix-sept points, un de moins que moi si tout se passait comme Maram l’avait dit.

« Mais si Val ne finissait pas second à l’escrime ? demanda Yarashan. Dans ce cas, ni lui ni Asaru ne gagneraient le tournoi. »

Maître Juwain écarta ces suppositions d’un geste de la main comme s’il chassait un nuage de mouches piquantes. « Le roi Mohan a bien parlé. Une action est soit bonne, soit mauvaise. Et ce qui est bon, c’est qu’Asaru abandonne comme Sar Tarval. »

Asaru qui avait écouté en silence les autres exprimer leur opinion sur ce qu’il devait ou ne devait pas faire, dit alors : « Ce qui est bon pour Sar Tarval ne l’est pas nécessairement pour moi. Ma blessure ne met pas ma vie en danger.

— Ah bon ? rétorqua maître Juwain. Et si elle se rouvrait quand vous chargerez contre Val ? Et si vous saigniez à mort avant que je n’aie le temps de vous venir en aide à nouveau ? Vous pourriez aussi vous trouver mal et vous rompre le cou en tombant de cheval. »

Cette fois, c’était au tour d’Asaru d’écarter les suppositions de son guérisseur.

« Très bien, se résigna maître Juwain en soupirant. Mais il faut que je vous dise que la lance de lord Bahram a sectionné un nerf. J’ai réussi à commencer à le reconstituer mais il faut du temps pour qu’il se régénère complètement. Si vous combattez maintenant, vous risquez de perdre l’usage de votre bras, Asaru. »

Mobilisant toute sa volonté pour lever le bras et le tester en faisant jouer ses muscles et ses doigts, Asaru grimaça. En voyant cela, Yarashan se mit à maudire lord Bahram qui, disait-il, détestait Asaru depuis la bataille de la Montagne Rouge au cours de laquelle Yarashan avait passé sa lance à travers le corps de son fils. Il alla même jusqu’à accuser lord Bahram d’avoir desserré la protection de sa lance et blessé Asaru délibérément. Mais Asaru refusait qu’on dise du mal d’un lord valari, fût-il son ennemi. Revenant à l’affaire qui nous occupait, il déclara : « L’honneur justifie qu’on prenne quelques risques.

— Mais il n’y a aucun déshonneur pour un chevalier blessé à garder le lit.

— Dans ce cas, le déshonneur serait particulièrement grave. Si je me retire, beaucoup diront que c’est uniquement pour aider Val à remporter la compétition de lance.

— Et alors ? Qui se soucie du qu’en-dira-t-on ? » demanda Maram.

En entendant ces mots, Yarashan secoua la tête, découragé, comme s’il pensait que Maram pouvait bien se classer dans cent compétitions, jamais il ne comprendrait ce que cela signifiait d’être un chevalier valari.

Asaru croisa mon regard. Je me souciais profondément de ce que les gens diraient, comme Yarashan, Baltasar et les autres Gardiens de la Pierre de Lumière. Comme notre père et notre grand-père s’il était encore vivant. Comme toute notre famille et tous nos amis restés à Mesh.

« Il n’y a pas que ça », fit Asaru en me regardant. Dans ses yeux calmes, il y avait quelque chose qui rappelait nos sorties en montagne sous le ciel bleu et le soleil, quelque chose de si lumineux et de si beau que je pouvais à peine en supporter la vue. « Si tu gagnais la compétition de lance de cette manière, Val, et remportais le tournoi, tu aurais toujours un doute quand les gens t’appelleraient "Seigneur de Lumière".

— Oui, dis-je en lui serrant la main, c’est vrai.

— Et c’est pour ça, ajouta Asaru, que je ne peux pas rester ici. Maintenant, aide-moi à me lever et finissons-en avant la pluie. »

Le temps de nous retrouver sur le terrain en face du pavillon du roi Waray, de grosses gouttes de pluie s’écrasaient déjà sur nos heaumes et nos chevaux. Mon frère et moi chargeâmes l’un contre l’autre dans l’herbe dévastée et tachée de sang. Dans un fracas de bois et d’acier, nos lances rebondirent sur nos boucliers respectifs. Asaru tenait la sienne de sa main gauche. La force de mon coup ébranla son bras jusqu’à son épaule blessée et il dut ravaler l’onde de douleur qui le parcourait. Je grimaçai moi aussi. Un instant, j’envisageai d’abaisser mon bouclier lors de la charge suivante afin de lui permettre de remporter cette compétition interminable et de retourner au lit. Mais la colère qui brillait dans ses yeux quand nous nous retrouvâmes face à face m’apprit qu’il savait ce que je pensais. Elle m’apprit aussi que si je perdais délibérément ou combattais un tant soit peu en deçà de mes capacités, ce serait une offense au courage qu’il montrait en m’affrontant.

Alors je m’élançai vers lui avec toute la férocité et toute la vitesse que je pus exiger de mon cheval. Le mieux, pensai-je, était d’en finir au plus vite. Asaru paraissait tout à fait du même avis, car je le sentis bander tous ses muscles et mobiliser tous les nerfs de son corps martyrisé pour déplacer sa lance au dernier moment et m’assener un coup fatal. Mais il avait été un trop bon maître ; je déviai sa lance avec la mienne tout en m’efforçant de l’atteindre à la poitrine avec la pointe. Il glissa sur le côté de sa selle et ma lance frappa dans le vide. Le plaisir de la bataille effaçant un instant la douleur, il sourit de m’avoir ainsi évité.

À six reprises, nous nous jetâmes l’un sur l’autre. Le tonnerre se rapprochait et il se mit à tomber des trombes d’eau argentées.

Après notre huitième charge, ralentie par le gazon glissant et gorgé d’eau, Asaru fit rapidement faire demi-tour à son cheval et s’élança sur moi. Pendant la minute qui suivit nous poussâmes furieusement sur nos lances au milieu des hurlements des chevaux qui luttaient pour trouver une prise dans la boue spongieuse et des éclairs qui s’allumaient au-dessus de nous. Finalement, avec un coup de maître, Asaru para ma lance avec la sienne et poussa rapidement en avant. La pointe de son arme frôla le bord de mon bouclier et s’écrasa sur ma poitrine. L’un des juges qui chevauchait à côté de nous leva alors sa lance pour signaler la victoire d’Asaru.

Le plus grand exploit d’Asaru ce jour-là fut de parvenir à rester en selle jusqu’au roi Waray pour recevoir son prix. Mais là, devant les gradins, alors que Yarashan et moi le rejoignions, il tomba dans mes bras et nous aidâmes les valets d’écurie à l’étendre sur une civière. Ils le transportèrent jusqu’au pavillon de soins où maître Juwain le prit de nouveau en charge. Ce dernier, fatigué par de nombreuses journées de travail, ne put tirer qu’un maigre feu de sa varistei émeraude. Cependant, c’était suffisant pour lui permettre d’espérer qu’Asaru récupérerait complètement s’il était bien soigné et si la fièvre ne s’emparait pas de lui. À cette fin, je pris des mesures pour que mon frère soit ramené dans ma tente où je l’étendis sur mon lit. Puis je passai la nuit près de lui avec Estrella et Béhira qui m’aidèrent à le baigner et à lui faire avaler des bouillons reconstituants. Quand l’aube illumina les fenêtres de mon pavillon, il était capable de s’asseoir et d’échanger quelques mots avec moi.

« Tu t’es bien battu », me dit-il. Son souffle était presque aussi faible qu’un murmure, car il avait perdu beaucoup de sang. « Tu t’es trop bien battu, lui répondis-je. Tu as l’air un spectre. – Et toi, tu as l’air fatigué. Tu aurais dû dormir un peu. » Je bâillai en étirant mon corps meurtri. Comment aurais-je pu dormir alors que pendant des heures j’avais craint que mon frère ne se transforme vraiment en spectre ?

« C’est le grand jour », dit-il en levant les yeux vers la lumière qui entrait à flots par la fenêtre. Il me regarda enfiler mon armure et ceindre mon épée. « Maintenant, il faut gagner, hein ? Que l’Unique t’accompagne, Val. Surveille bien l’épée de lord Dashavay. » Il me serra faiblement la main en souriant et je sortis dans l’air frais du matin pour affronter lord Dashavay et d’autres chevaliers.

Dans le Pavillon d’Escrime, on avait enlevé les tapis des pistes d’escrime pour dégager neuf cercles de chêne ciré. Devant eux se trouvaient les gradins centraux où étaient assis le roi Waray et le roi Mohan, entre le roi Sandarkan et le roi Kurshan. Mon oncle, lord Viromar, était également présent et il avait pris place à côté du roi Danashu qui surveillait de près le roi Hadaru, comme s’il craignait de recevoir un coup de poignard dans le ventre pour avoir comploté contre Ishka. Mais le roi Hadaru, à l’instar des nombreux lords, ladies et chevaliers sur les autres gradins du pavillon, regardait droit devant lui en direction des trois rangées de cercles où les quatre cent quarante chevaliers toujours en compétition se rencontreraient, leur kalama étincelante à la main.

Par chance, exempté du premier tour par tirage au sort, je bénéficiai d’un moment de repos pour observer lord Dashavay ainsi que d’autres fines lames telles que lord Marjay et Sar Shivamar à l’œuvre. Mais par malchance, je tirai lord Dashavay comme adversaire au deuxième tour. Maram, qui était assis avec Yarashan et moi sur l’un des nombreux bancs d’attente entre les gradins et les cercles, grogna bruyamment. « Tu crois que c’est le roi Waray qui a organisé ça pour que tu sois éliminé dès le début et que tu ne puisses pas marquer de points ?

— Non, répondis-je en levant les yeux vers les gradins où le roi Waray me regardait d’un air furieux. C’est le tirage au sort qui l’a voulu. »

Généralement, pendant les premiers tours de la compétition, les rencontres occupaient les neuf cercles en même temps, car il y avait de nombreux chevaliers à éliminer. Mais comme le roi Waray et de nombreux autres spectateurs souhaitaient se concentrer sur notre combat, les hérauts n’appelèrent que lord Dashavay et moi. Nous prîmes place dans le rond central. Lord Dashavay avait enfilé son surcot vert orné d’un lion blanc sur son armure étincelante. Comme moi, il ne portait pas de heaume. Tous deux, nous positionnâmes nos pieds nus sur le parquet blanc et brillant. Il tira son épée et me fit face avec une assurance qui était presque palpable. Il m’étudiait avec une grande concentration. Sa première rencontre contre Sar Araj avait duré exactement neuf secondes, assez pour lui permettre d’écarter l’épée de Sar Araj et d’arrêter la course de la sienne à quelques centimètres de sa tête.

J’aurais dû observer mon illustre adversaire, moi aussi ; j’aurais dû chercher quelque faiblesse sur son beau visage ou dans ses yeux noirs au calme surnaturel. Au lieu de cela, je fixais les tâches de sang rouges sur le bois de notre cercle. J’écoutais mon cœur qui battait la chamade en attendant que le juge vienne donner le signal du début de la rencontre.

Du banc sur lequel étaient assis le prince Issur, lord Mestivan et les autres Ishkans, j’entendis lord Nadhru crier : « Et maintenant, on va voir si vous avez eu de la chance quand vous avez battu lord Salmélu au cours de ce duel honteux ! »

À ce moment-là, je dégainai Alkaladur et, en voyant son éclat, nombre d’hommes et de femmes dans le pavillon en eurent le souffle coupé. Flick apparut et décrivit une spirale autour de la lame argentée de mon épée avant de s’évanouir dans le néant. Un léger doute vint troubler l’expression impassible de lord Dashavay.

Et puis le juge, le vieux lord Jonasar de Taron, s’écria : « Allez ! »

Sans la moindre hésitation, lord Dashavay bondit sur moi. Je parai son épée et l’acier résonna contre la gelstei d’argent de la mienne. Nous reculâmes d’un saut, tournâmes en rond et nous rapprochâmes de nouveau. Nos épées fendirent l’air une fois, deux fois, trois fois. Le fracas des lames était assourdissant ; l’éclat de l’acier me brûlait les yeux et m’aveuglait presque, frappant mon cœur de terreur. Je n’avais pas peur pour moi ; je n’avais pas peur de perdre la rencontre ; je ressentais une peur viscérale de blesser ou de tuer lord Dashavay. Je savais que j’en étais capable, car j’avais été formé par Kane, ce lumineux ange de la mort qui était mon ami. Et par tous les ennemis que j’avais combattus avec cette épée sur la route d’Argattha et au cœur des ténèbres de cet enfer de roche froide et de haine implacable. Quelque chose de sombre habitait désormais mon épée, comme si elle s’était nourrie de toutes ces morts et en réclamait de nouvelles. Ou plutôt, quelque chose d’incroyablement brillant remontait le long de sa lame pour se communiquer à ma main et à mon cœur et m’enjoindre de vaincre à tout prix, même si cela signifiait que d’autres devaient être complètement détruits. Je le savais, et c’est pour cela que je m’étais entraîné seul avec cette épée magnifique et terrifiante durant ces longs mois.

Lord Dashavay, avec une synchronisation et une évaluation des distances parfaites, assena un nouveau coup dans ma direction, puis un autre, puis toute une série de coups, de feintes et de bottes. Je les parai tous. Plus il se déplaçait vite, plus je faisais tournoyer Alkaladur rapidement pour écarter sa lame. Tandis que je commençais à comprendre sa tactique, mon épée d’argent tissait autour de moi un motif infranchissable semblable à une barrière de lumière. Contrarié, lord Dashavay plissait son front dégoulinant de sueur. La douleur de ses muscles en feu le suffoquait, son cœur envoyait du sang chaud dans ses veines et il faisait tournoyer encore et encore sa kalama dans ma direction. Le désarroi avait brisé son assurance et cédait peu à peu la place à la peur qui commençait à le ronger. Je fis un pas vers lui, puis un autre, balançant mon épée à droite, puis à gauche, parant ses coups et profitant de la vitesse avec laquelle sa lame frappait la mienne pour faire pivoter Alkaladur et la ramener vers lui en décrivant un arc. Je ne ressentais aucune fatigue, seulement une force inépuisable que mon épée tirait du soleil et communiquait à mes bras. Yarashan m’avait dit de me méfier de mes faiblesses mais là, dans ce cercle d’honneur, alors que mon épée lumineuse résonnait contre la lame expérimentée de lord Dashavay, je savais que je ne commettrais pas d’erreur.

Je portai un coup très rapide en direction de sa tête et il recula d’un pas. Je l’attaquai de nouveau, puis une fois encore. Alkaladur, qu’on appelait Épée de Lumière, flamboyait et étincelait comme une nuée lumineuse, une multitude de constellations d’étoiles tourbillonnantes. Alors la peur de lord Dashavay se transforma en admiration, car je lui montrais que l’art terrible qui était le nôtre pouvait avoir quelque chose de magnifique qu’il n’avait jamais imaginé. La lumière de mon épée le pourchassait tout autour du cercle. C’était comme s’il était poursuivi par des éclairs : impossible pour lui d’y échapper. Et impossible pour nous deux d’échapper à notre destin. Le harcelant sans relâche, je l’obligeais à reculer encore et encore. Mon cœur battant la chamade débordait de joie, car la peur m’avait brusquement abandonné. Je savais que j’étais capable de marquer contre lui sans le tuer. Et c’est ainsi qu’au moment où son épée me frôlait pour la centième fois, avec une sauvagerie qui me coupa le souffle, je me fendis brusquement et retins la pointe de ma lame à trois centimètres de son cœur.

« Halte ! s’écria lord Jonasar. Victoire à Valashu Elahad ! »

Alors que je reprenais ma respiration, les clameurs des centaines de Valari sur les gradins parvinrent à mes oreilles.

Quelqu’un cria : « Seigneur de Lumière ! Maîtreya ! »

Lord Dashavay baissa les yeux sur la lame étincelante qui l’avait stoppé net. Son étonnement s’évanouit, cédant soudain la place à la compréhension. « Magnifique, lord Valashu ! dit-il d’une voix entrecoupée. Je ne savais pas. Peut-être que nous aurons un jour l’occasion de livrer un autre combat. »

Puis il inclina la tête et je lui rendis son salut. Ensuite, nous quittâmes ensemble le cercle pour rejoindre nos amis assis avec les chevaliers de nos royaumes respectifs.

« Champion ! Champion ! Champion ! »

Maram se leva de notre banc, jeta ses bras autour de moi et me donna de grandes claques dans le dos. Baltasar me félicita à son tour en faisant attention à sa main bandée et Sunjay Naviru et Yarashan en firent autant.

Leur liesse était prématurée, bien sûr, car je venais seulement de remporter ma première rencontre de la matinée. Tout au long de la journée, d’autres combats et d’autres rounds suivraient, contre lord Marjay et Sar Siraju de Lagash entre autres. Je les battis tous plus rapidement encore que lord Dashavay. Entre mes rencontres, je regardais les autres combattre. Ce fut une belle journée, avec des épéistes d’un excellent niveau et seulement un mort. En fin d’après-midi, je tirai mon épée pour la dernière fois au cours de ce tournoi et la rengainai trente secondes plus tard à peine après avoir balayé les défenses fébriles de Sar Shivamar et manqué de lui arracher la tête. Les juges m’attribuèrent mes dix points et le roi Waray fut obligé de passer autour de mon cou la médaille en or de champion du tournoi.

« Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! »

Alors que je me tenais devant le roi Waray au bord des gradins, les nombreux spectateurs du pavillon se levèrent pour m’acclamer. Lord Viromar et les rois valari me saluèrent de la tête. Le roi Mohan, aussi direct et honnête qu’il était querelleur me dit : « Sar Maram avait raison à votre sujet. Jamais je n’ai vu manier l’épée avec une telle maestria. Aucun chevalier n’a jamais mérité autant que vous le titre de champion.

— Merci, sire Mohan, répondis-je. Ai-je aussi gagné le droit de vous demander si vous ferez le voyage de Tria pour le conclave ?

— Certainement.

— Irez-vous ? »

Ses yeux noirs semblaient illuminés par la lumière de mon épée, et par quelque chose d’autre aussi. « Oui, dit-il, j’irai. »

Me tournant vers le roi Kurshan, je lui posai la même question avant de m’adresser à lord Viromar, et tous deux donnèrent leur assentiment. Le roi Danashu, à qui j’avais demandé la même chose, hésita un moment en regardant le roi Waray pour savoir ce qu’il devait dire. Puis, semblant retrouver en lui son libre arbitre, il répondit : « Peut-être bien que le temps est venu de nous retrouver à Tria. Je ne serai pas le seul Valari à ne pas y aller. »

Je le saluai de la tête avant de me tourner vers le visage émacié et incrédule du roi Sandarkan. Il soutint mon regard un moment avant de détourner les yeux et de déclarer : « Nous pourrions peut-être réunir notre famille, au moins le temps de faire le voyage de Tria et de revenir.

— Sire Hadaru, dis-je en m’adressant au vieil ours ishkan, vous êtes d’accord ? »

Le roi Hadaru me dévisagea de ses yeux durs en tirant sur les rubans de bataille noués dans ses cheveux blancs. « Je suis d’accord, au moins pour aller à Tria. Vous avez gagné le droit de vous y rendre pour appeler à une alliance. »

Seul le roi Waray ne s’était pas engagé à participer au conclave de tous les Royaumes Libres d’Ea. J’étais debout sous les gradins et la médaille d’or qu’il m’avait remise tirait sur mon cou. Finalement, je lui demandai : « Sire Waray, ferez-vous le voyage de Tria ? »

Alors, sans hésitation, ce roi doucereux et rusé me sourit comme à un fils qui lui aurait fait honneur. « Bien sûr que je le ferai, déclara-t-il. Nous formerons une procession pour entrer ensemble dans Tria comme cela n’est pas arrivé depuis trois mille ans. »

À ces mots, les milliers de spectateurs dans le pavillon poussèrent des acclamations. Baltasar et les autres Gardiens se levèrent ensemble sur les gradins et s’écrièrent : « Maîtreya ! Revendiquez la Pierre de Lumière ! »

Formant leur propre procession, près de cent vingt d’entre eux descendirent au bas des gradins. Puis Sharash de Pushku qui gardait la Pierre de Lumière ce jour-là s’approcha de moi en brandissant la coupe en or.

« Seigneur de Lumière ! s’exclama-t-il. Revendiquez la Pierre de Lumière ! »

Dans les gradins, une centaine de voix reprit : « Revendiquez-la ! Revendiquez la Coupe Céleste ! »

Je contemplai longuement cette coupe en or qui déversait sa lumière sur la foule d’hommes et de femmes qui se trouvaient là. Pendant que le silence se faisait sous la tente, je levai les yeux vers Estrella qui était assise avec lord Harsha. Elle me souriait, vive et heureuse, attendant de voir ce que j’allais faire.

Finalement, je fis signe à Sharash de baisser la Pierre de Lumière. Puis j’annonçai, aussi fort que je pus : « Quand le conclave aura été réuni avec succès, quand une alliance aura été conclue, alors, et seulement alors, je revendiquerai la Pierre de Lumière. »

Dans le silence qui s’abattit sur les gradins, le roi Waray me dit : « Souhaitez-vous demander quelque chose pour vous comme c’est le droit de tous les champions ? »

Il dissimulait son agitation intérieure sous un large sourire, mais je savais ce qu’il lui en coûtait de me poser cette question. Avant de lui répondre, je souris à maître Juwain. « Je demande seulement que l’école de la Confrérie soit réouverte et que maître Juwain soit autorisé à y reprendre ses recherches.

— Bien sûr, répondit le roi Waray en serrant les poings, c’est avec plaisir que j’accéderai à votre demande. Et maintenant, si nous nous retirions sous nos tentes pour nous préparer pour le festin de ce soir ? »

Il descendit des gradins et sortit du pavillon suivi de nombreux spectateurs. Cependant, d’autres, beaucoup plus nombreux vinrent me féliciter. Je montrai ma médaille de champion à Yarashan, lord Raasharu, Skyshan et Sunjay Naviru. Ce fut un grand moment que seule assombrissait l’absence d’Asaru. Mais la main de Maram tambourinant dans mon dos et le calme profond des yeux sombres d’Estrella me laissaient espérer que je parviendrais à réaliser tous mes rêves. Et bientôt.