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Avec un front étroit et un nez trop grand pour son visage, le prince Issur n’était pas très beau. Mais il était plein d’entrain et prudent, et en dépit de sa rudesse, je le savais capable de se montrer juste et même gentil. Ses longs cheveux ornés de cinq rubans de bataille tombaient sur son surcot rouge vif arborant le gros ours blanc de la maison royale des Ishkans.

« Sire Shamesh, dit-il à mon père, le roi Hadaru me prie de vous rappeler la promesse que vous avez faite sur le champ du Raaswash de partager la Pierre de Lumière entre tous les Valari. Cela fait plus de six mois maintenant que la Coupe Merveilleuse se trouve ici, à Silvassu. Le roi Hadaru me prie de vous demander quand elle pourra être apportée à Ishka. »

En dépit du ton raisonnable du prince, un peu de l’arrogance et de l’exigence du roi Hadaru filtrait dans les paroles de son émissaire. Un murmure de protestations se fit entendre parmi les guerriers et les chevaliers présents dans la salle. La plupart d’entre eux se trouvaient sur le champ du Raaswash quand avait été conclue la paix fragile entre Ishka et Mesh. Comme moi, ils devaient se rappeler qu’on y avait découvert que Salmélu, le fils aîné du roi Hadaru, avait trahi tous les Valari et qu’il avait été banni à jamais des Neuf Royaumes. Cependant, si le prince Issur souffrait de la honte de la trahison de son frère, il ne le montrait pas.

Finalement, mon père fit un signe de tête à Issur et répondit : « La Pierre de Lumière sera emmenée à Ishka et dans les autres royaumes. Bientôt.

— Bientôt, répéta le prince Issur comme si ce mot avait un goût amer. Vous voulez dire dans un mois, sire Shamesh ? Dans six mois ? Ou "bientôt" signifie-t-il dans un siècle ou même un âge de trois mille ans ? »

Autrefois, à la fin de l’Âge des Épées, le grand Aramesh avait arraché la Pierre de Lumière à Morjin et l’avait rapportée dans ce même château où mes ancêtres l’avaient gardée pendant le long Âge de la Loi.

« Bientôt signifie bientôt, répondit mon père au prince Issur avec un sourire suave. Nous sommes en train de prendre des dispositions pour accéder à votre désir. Le roi Hadaru peut-il nous accorder encore un peu de patience ? »

Mon père, pensai-je, était un homme avisé et rusé. Comme moi, il savait très bien que les Ishkans étaient venus à Mesh pour exiger que soit fixée la date à laquelle la Pierre de Lumière serait transportée au palais du roi Hadaru à Loviisa. Et il savait aussi que les Ishkans s’attendaient à voir leur demande rejetée avec toute la détermination qui faisait la réputation de mon père. Aussi ses manières aimables avaient-elles désarmé le prince Issur.

« Un petit peu plus de patience, alors, répondit-il en rougissant sous le regard intense de mon père. Disons avant les premières neiges de l’automne ?

— L’automne sera là dans moins de six mois, fit remarquer mon père. Avec le Dragon Rouge de nouveau sur le pied de guerre et les royaumes qui s’embrasent, il sera là assez tôt, bien assez tôt. » Il fit signe au prince Issur de se rasseoir et, celui-ci s’exécuta à contrecœur. Il devait bien se rendre compte que mon père n’avait pas pris de véritable engagement mais il rentrerait à Ishka avec l’impression que le roi Shamesh souhaitait la même chose que le roi Hadaru. Et c’était la vérité. Si l’exercice de la royauté exigeait qu’il fasse preuve d’une certaine flexibilité stratégique, jamais il ne s’abaisserait à la tromperie ni au mensonge délibéré.

Quoi qu’il en soit, je savais qu’il détestait être obligé de biaiser ainsi, car cela allait à l’encontre de sa nature honnête. Il se tourna alors vers moi et me lança un bref regard qui semblait dire : « Tu trouves que c’est difficile d’être roi ? Qu’est-ce que ça doit être, alors, d’être le Maîtreya ? »

Tandis que je réfléchissais à ce mystère, je pris soudain conscience que beaucoup de gens me regardaient à la dérobée comme pendant tout le banquet. Je sentis également une animosité latente envers moi ; cela me remit en mémoire une autre soirée, juste avant la quête, au cours de laquelle Salmélu, le frère du prince Issur, assis au milieu des Ishkans, n’avait cessé de me décocher en silence les traits de son cœur plein de haine. À l’époque, je ne savais pas encore qu’il avait fait allégeance à Morjin et qu’il était l’assassin qui m’avait lancé une flèche trempée dans du kirax dans l’obscurité de la forêt. En dépit de l’acuité de mon don, j’avais été incapable de découvrir parmi les centaines de visages lequel abritait le désir de me tuer.

Les yeux de mon père se posèrent sur la table des Aloniens. « Comte Dario, demanda-t-il, voulez-vous parler au nom de l’Alonie ? »

Le comte Dario, petit et alerte, se leva prestement en lissant de ses doigts les poils roux de sa moustache et de son bouc et salua mon père d’un signe de tête. « Sire Shamesh, vous avez envoyé des émissaires dans tous les Royaumes Libres pour convoquer un conclave ici, à Silvassu, afin de conclure une alliance contre Morjin. Cependant, le roi Kiritan me prie de vous informer que ce n’est pas possible. Le conclave doit se tenir à Tria. Le roi Kiritan a fait savoir à tous les Royaumes Libres que le conclave débutera le vingt-huitième jour de marud. Qu’en dites-vous ? »

Je sentis la colère monter dans la poitrine de mon père quand il répondit : « J’en dis que votre roi doit avoir de sérieux griefs contre moi pour m’insulter de la sorte. »

Dans la salle, lord Harsha, lord Tanu, et d’autres invités hochèrent la tête avec irritation en guise de soutien devant l’affront fait à mon père.

Le comte Dario me jeta un regard vif et perçant, puis tendant son doigt court en direction de la Pierre de Lumière, se retourna vers mon père et dit : « L’an dernier à Tria, le septième jour de soldru, le soir où le roi Kiritan a appelé à la quête, tous les chevaliers désireux de récupérer la Pierre de Lumière jurèrent de la chercher pour tout Ea et pas pour eux-mêmes. La Coupe Merveilleuse devait être rapportée à Tria d’où est partie la quête. Le roi Kiritan demande au roi Shamesh pourquoi il n’en a pas été ainsi. »

Alors que le comte Dario attendait la réponse de mon père, Maram se leva brusquement en titubant sur ses jambes affaiblies par la bière. Il était assez soûl pour oublier tout protocole, mais pas assez pour ne pas contester les paroles du comte Dario.

« Sire Shamesh ! s’écria-t-il, puis-je parler ? » Sans attendre la permission, il se tourna vers le comte Dario et poursuivit : « Je faisais partie des chevaliers qui se sont engagés à faire la quête lors de la fête d’anniversaire de votre roi ; j’étais avec maître Juwain Zadoran et lord Valashu Elahad présents ici ce soir. Je me rappelle avoir juré que seules mettraient fin à notre quête la maladie, les blessures ou la mort. Eh bien, nous avons souffert de la maladie de l’âme que contractent tous ceux qui entrent à Argattha, nous avons eu notre lot de blessures et la mort a frappé le plus pur d’entre nous dans le passage du Kul Moroth. Pourtant, comme vous pouvez tous le constater, nous n’avons pas mis fin à notre quête. Nous avons effectivement juré de chercher la Pierre de Lumière pour tout Ea, mais nous n’avons jamais dit que nous la rapporterions au roi Kiritan qui est resté à l’abri des murailles de son royaume. »

Haletant et en nage après son petit discours, Maram se laissa brusquement retomber sur sa chaise, assez content, pensai-je, de n’avoir buté que sur quelques mots.

Réprimant un sourire, le comte Dario salua Maram d’un signe de tête. « Il convient d’honorer tous ceux qui ont participé à la quête, en particulier ceux qui sont entrés dans Argattha et en sont revenus et je n’aurai pas l’impertinence de contredire le prince Maram. Mais je me dois d’affirmer avec force qu’il était entendu que la Pierre de Lumière devait être rapportée à Tria. C’était l’esprit des vœux prononcés par les chevaliers de la quête. »

De l’estrade qui surplombait notre table, où les trente Gardiens ne quittaient pas des yeux le comte Dario, l’éclat de la Pierre de Lumière illuminait la chevelure noire et argentée de mon père. Regardant calmement le comte Dario, il dit d’une voix tranchante : « Ce sont certainement ceux qui ont prononcé les vœux qui sont le plus à même d’en interpréter l’esprit. Quoi qu’il en soit, comme vous l’avez entendu, nous sommes tous d’accord pour dire que la Pierre de Lumière est pour tout Ea. Elle sera bientôt emmenée à Ishka – bientôt.

— Dans ce cas, nous sommes aussi d’accord pour qu’elle soit emmenée à Tria peu de temps après, n’est-ce pas ?

— C’est possible.

— Le roi Kiritan vous demande d’accepter qu’elle soit gardée à Tria où elle sera davantage en sécurité. »

Le visage grave, mon père répondit : « Où trouver la sécurité dans ce monde ? L’année dernière seulement, lors des fêtes d’anniversaire du roi Kiritan, l’un de ses barons n’a-t-il pas failli l’assassiner ?

— Comme vous devez le savoir, le baron Narcavage s’était rallié à Morjin, expliqua le comte Dario en jetant un coup d’œil aux prêtres de la table à côté de lui. Les conspirateurs ont été écrasés et vous pouvez être certain que les autres nobles sont restés fidèles à mon roi.

— Voilà qui est une bonne chose. Il y a si peu de certitudes dans ce monde. »

Essayant de soutenir l'éclat du regard de mon père de ses yeux bleus et froids, le comte Dario dit alors : « Eh bien, sire Shamesh, que répondez-vous à la requête de mon roi ?

— La décision d’accéder à sa requête ne dépend pas de moi seul.

— Ah bon ? Et de qui alors ? »

Mon père changea de position sur sa chaise pour contempler longuement la Pierre de Lumière. Il fit un signe de tête aux Gardiens qui la protégeaient, puis il se tourna vers le comte Dario. « Vous parlez de garder définitivement ce qui est destiné à demeurer dans un endroit et un seul.

— Vous voulez dire dans cette salle ? »

Le comte Dario était toutes griffes dehors et le prince Issur semblait prêt à bondir de sa chaise pour reprendre la parole.

Mon père dit alors : « La Pierre de Lumière est destinée à demeurer entre les mains du Maîtreya. Lui seul peut décider de son lieu de résidence et de son sort. »

Le visage du comte Dario s’illumina comme si on venait de lui fournir la meilleure des armes. « Dans ce cas, vous serez heureux d’apprendre que le Maîtreya a très probablement été découvert dans un village près d’Adavam. Son nom est Joakim.

— S’agit-il du forgeron dont nous avons entendu parler ?

— Oui, mais on l’a conduit à Tria pour le préparer à une plus grande destinée. »

Le comte Dario expliqua alors que Joakim habitait désormais au palais du roi Kiritan où les plus grands savants, guérisseurs et alchimistes d’Ea complétaient ses connaissances et le préparaient à prendre sa place dans l’histoire.

À ce moment-là, maître Juwain se leva en serrant son exemplaire usé jusqu’à la corde du Saganom Élu de voyage qui ne le quittait jamais et s’écria : « Sire Shamesh, puis-je parler ?

— Je vous en prie, maître Juwain. »

Après avoir feuilleté les pages de son livre, élevant encore la voix, maître Juwain se mit à lire un passage des Origines : « La grâce ne peut s’acquérir comme les diamants ou l’or. C’est l’Unique qui fait le Maîtreya, pas le savoir des hommes. » Il referma son livre et le brandit en direction du comte Dario comme s’il le mettait au défi de lire lui aussi.

« Ce sont là des termes bien curieux de la part d’un maître de la Confrérie, dit le comte Dario. Qui peut révérer le savoir davantage que maître Juwain ?

— Quelqu’un qui en connaît les limites, peut-être.

— Excusez-moi, mais la Confrérie n’enseigne-t-elle pas que les hommes doivent user de tout le savoir possible pour se perfectionner ? Et qu’en fin de compte, leur destin est d’atteindre à la gloire des Elijins et des Galadins ? »

À cet instant, Flick apparut dans l’espace à côté de ma tête et s’élança dans la salle dans une spirale de lumières argentées. Il passa à toute allure devant la table des Prêtres Rouges qui ne parurent pas le voir. C’était étrange, pensai-je qu’une personne sur dix, à peine, soit capable de distinguer sa silhouette flamboyante.

« Ce que vous dites est exact, répondit maître Juwain au comte Dario. Malheureusement, on ne peut pas devenir Maîtreya de cette façon.

— Contestez-vous la sagesse de la décision du roi Kiritan d’instruire le fils du forgeron ?

— Non, seulement le fait qu’on ne l’ait pas conduit à la Confrérie pour y être éduqué. »

De toute évidence, le comte Dario et maître Juwain auraient pu continuer à discuter ainsi pendant des heures. Aussi mon père finit-il par lever la main pour demander le silence. Il se tourna vers le comte Dario : « Si le roi Kiritan croit vraiment que ce Joakim est le Maîtreya, pourquoi ne l’a-t-il pas fait amener ici pour le mettre en présence de la Pierre de Lumière et nous permettre à tous de voir s’il peut supporter son éclat et nous le renvoyer avec ses yeux, ses mains et son cœur ? »

Le comte Dario leva les yeux vers la coupe en or sur son socle. Puis il regarda mon père et déclara : « Vous avez votre trésor, sire Shamesh et nous, Aloniens, avons le nôtre, et nous devons le garder en sécurité derrière les murailles de Tria. »

Il raconta ensuite les grandes passions que Joakim avait suscitées dans tout son pays. Nombre de barons parmi les plus importants d’Alonie, dit-il, exigeaient du roi Kiritan que la Pierre de Lumière soit remise entre les mains de Joakim. Il laissait entendre qu’ils appelaient à la guerre pour libérer la coupe en or de Mesh. Le roi Kiritan était le seul rempart entre eux et ce qui serait la plus terrible des tragédies. À l’entendre, le roi Kiritan était un noble personnage qui s’efforçait de retenir ses barons belliqueux pour le bien de Mesh et de tout Ea.

Quand il eut fini de parler, mon père le regarda fixement et lui répondit : « Vous remercierez en notre nom votre roi pour sa patience.

— Je le ferai, bien sûr, mais ce ne sont pas vos remerciements dont il a besoin. »

Tandis que le regard de mon père devenait froid et limpide comme le diamant au cœur de l’hiver, le comte ajouta en tirant sur sa barbiche : « Le roi Kiritan est conscient du sacrifice que constitue l’envoi de la Pierre de Lumière dans un pays lointain. C’est pourquoi il offre un cadeau, un très gros cadeau en échange. »

Se tournant alors vers moi, il poursuivit : « Le soir de l’appel à la quête, tous les nobles d’Alonie ou presque ont entendu lord Valashu Elahad demander la main de la princesse Atara. Si la Pierre de Lumière est amenée à Tria, le roi Kiritan bénira ce mariage. Et nos deux royaumes pourront unir leurs forces contre Morjin. »

Un frisson me parcourut comme si j’avais été frappé par la foudre. Le comte Dario venait de dire que le roi Kiritan consentait à ce qui me tenait le plus à cœur. Lui qui avait un jour traité Mesh de petit royaume sauvage et qui me considérait comme un aventurier en haillons devait penser qu’il nous faisait à tous les deux la plus grande des faveurs.

Je me levai pour répondre au comte Dario : « Le roi Kiritan est connu pour sa générosité, mais il ne lui appartient pas de disposer du cœur d’Atara. »

Le fait qu’Atara ne pouvait plus me regarder avec amour et qu’elle ne consentirait jamais à m’épouser tant qu’elle ne serait pas capable de le faire constituait le plus gros chagrin de ma vie.

« Si mon roi est capable de régner sur le plus grand royaume d’Ea, répliqua le comte Dario, il est certainement capable de se faire obéir de sa propre fille. »

Au moment où je me rappelais la lumière profonde et magnifique qui illuminait les yeux d’Atara avant que Morjin ne les lui arrache, une douleur terrible me traversa la tête. Je hoquetai : « Peut-on faire obéir la lumière des étoiles ?

— C’est vous qui demandez cela, lord Valashu ? Vous dont on murmure que vous seriez le Seigneur de Lumière en personne ? »

Là-dessus, il se rassit sur sa chaise, et je fis de même. Beaucoup de gens avaient les yeux braqués sur moi. Comme un peu plus tôt, je sentis l’animosité de l’un d’entre eux me transpercer le corps de ses pointes chauffées à vif. Mais cette haine mortelle et pénétrante ne venait pas du comte Dario. J’en étais sûr, tout comme j’étais sûr du regard aimant de ma mère sur moi et de la compassion dans les yeux de mon père. En effet, mon don de la valarda s’était affiné depuis que j’avais récupéré la Pierre de Lumière et il était renforcé en sa présence. Alors que j’observais les centaines d’hommes et de femmes dans la salle, mon cœur s’accéléra au moment où je me tournai vers la table voisine de celle des Aloniens. C’était celle des sept Prêtres Rouges Kallimuns. Je n’arrivais pas à distinguer leurs visages, car ils gardaient la tête baissée, dissimulée sous leurs capuchons jaunes. Je redoutais de découvrir que l’un d’entre eux faisait partie des prêtres qui avaient torturé maître Juwain et Atara à Argattha.

Mon père hocha la tête en direction du comte Dario : « Vous remercierez le roi Kiritan de nous offrir sa fille en mariage. Ce doit être difficile d’échanger un aussi grand trésor contre une petite coupe en or. »

Un âne qui voit une carotte suspendue devant son nez peut être tenté de se diriger vers elle, surtout si on lui donne des coups de bâton sur l’arrière-train. Mais mon père n’était pas un âne. Il ne se laisserait pas tenter par une alliance matrimoniale avec l’Alonie et encore moins émouvoir par la menace de guerre à peine voilée du roi Kiritan.

« Que la Pierre de Lumière soit amenée ou non à Tria, continua mon père en regardant fixement le comte Dario, je suis sûr que le roi Kiritan réussira à maîtriser ses barons. N’avez-vous pas dit vous-même qu’ils lui resteraient fidèles ? »

Ayant esquivé assez habilement le problème du comte Dario et de son roi réclamant la Pierre de Lumière, mon père ajouta : « Pour ce qui est de réunir le conclave à Tria, il sera difficile de convaincre les rois valari de se rendre en Alonie. »

Là-dessus, il se tourna vers l’un des rois en question. Il s’agissait du roi Kurshan de Lagash qui s’était levé sur ses grandes jambes pour s’adresser à mon père et à tous les invités réunis dans la salle. Sa longue silhouette était vêtue d’une tunique bleue sur laquelle était brodé un arbre de vie blanc. Dirigeant son visage couvert de cicatrices vers mon père, il déclara : « Tria est loin des Neuf Royaumes, Sakai aussi, déclara-t-il. Nous autres Valari n’avons pas à craindre d’invasions de rois étrangers, qu’il s’agisse du Seigneur des Mensonges ou de ceux qui devraient s’allier contre lui. Non, notre pire ennemi, c’est nous. »

Le roi Kurshan eut la bonne grâce de ne pas rendre public son désir de marier sa propre fille à Asaru ou à moi. J’attendis qu’il continue.

« Depuis trop longtemps, poursuivit-il, nous autres Valari avons fait la guerre contre d’autres Valari… parce que nous avons oublié qui nous sommes réellement. »

Il leva les yeux vers la Pierre de Lumière et parut un instant transporté dans un autre monde. Quand il posa de nouveau son regard sur mon père pour reprendre son discours, ses paroles semblèrent, elles aussi, venir d’un autre monde : « On raconte qu’autrefois, les Valari parcouraient les cieux d’étoile en étoile. Pourquoi ne pas le faire de nouveau ? Dans deux semaines, les lords et les rois de Lagash à Mesh se rencontreront au grand tournoi de Nar. Pourquoi ne pas en profiter pour nous mettre d’accord, comme un seul peuple, pour construire une flotte de navires comme on n’en a jamais vu sur Ea ? Car on raconte aussi que les eaux de tous les mondes de l’univers se rejoignent. Si nous traversons la mer alonienne, puis l’océan, nous finirons peut-être par découvrir le Passage du Nord vers les mondes habités par les anges. La Pierre de Lumière nous montrera le chemin. Elle est destinée aux mains du Maîtreya, bien sûr, mais probablement pas seulement à elles. »

Sur ces mots, il se rassit sur sa chaise. Il régnait un tel silence dans la salle que je pouvais presque entendre son souffle court et brûlant. Personne ne paraissait savoir s’il était vraiment dérangé ou simplement porté par de grands rêves.

Pour une fois, mon père restait sans voix. Finalement, il sourit au roi Kurshan et se força à répondre : « C’est… une très belle idée. Peut-être que nous construirons effectivement des navires pour parcourir la mer étoilée des cieux. Vous êtes un visionnaire. »

Le roi Kurshan au visage effrayant lui rendit son sourire comme un petit garçon complimenté pour son dessin. Puis mon père balaya la salle du regard. Ses yeux se posèrent sur une table à l’autre bout de la pièce où étaient assises trois femmes vêtues de robes blanches en compagnie d’autres étrangers et d’autres exilés. Il annonça : « Il semble que soit venue l’heure d’entendre parler d’autres visions. Kasandra d’Ar a quelque chose à nous dire ce soir. »

Kasandra était une petite femme menue qui paraissait aussi vieille que la pierre fendue des murs. Tandis qu’elle se mettait péniblement debout, lord Tanu se leva à sa table et s’écria : « Sire, il vaudrait mieux demander à cette prophétesse de tenir sa langue. Rien ne nous oblige à écouter les paroles de lointains oracles dont la plupart sont corrompus. »

Il tendit la main vers Kasandra et les deux femmes qui l’accompagnaient. « Pour être plus précis, ces prophétesses viennent de Galda. Qui nous dit qu’il ne s’agit pas d’agents ou d’espions de Morjin ? »

Lord Tanu, pensai-je, était un vieux grincheux méfiant qui soupçonnerait jusqu’au soleil parce qu’il se lève d’abord sur les montagnes d’un autre pays. Je sentis Kasandra blessée par ses paroles. Elle se tenait debout, vieille et pratiquement pliée en deux par le poids de sa prophétie. Elle avait parcouru un long chemin pour venir nous la révéler, et la répugnance dont lord Tanu faisait preuve envers les prophétesses la blessait profondément, et moi aussi.

C’est pourquoi je me levai pour tenter de minimiser l’insulte. Moi qui avais si souvent écouté Atara parler de ses visions sans comprendre, je lançai à lord Tanu et aux autres invités : « La vraie difficulté, c’est de comprendre ce que veulent dire les prophétesses, d’où qu’elles soient. C’est comme tenter d’attraper un poisson à mains nues au milieu d’un torrent en crue. »

Mais si j’avais espéré calmer la colère montante de Kasandra, c’était raté. Kasandra me regarda de l’autre bout de la salle et sa vieille voix cassante claqua comme un coup de fouet : « Je vous préviens, Valashu Elahad, j’ai des choses à dire auxquelles vous feriez mieux de croire de toutes vos forces. »

Elle tira de la poche de sa robe une petite boule de voyante en cristal qui étincela dans le rayonnement soudain de la Pierre de Lumière.

« Voici ce que mes sœurs et moi avons vu : vous, Valashu Elahad, vous trouverez le Maîtreya dans l’endroit le plus sombre ; vous aurez sur les mains le sang d’un innocent ; une goule détruira vos rêves ; un homme sans visage vous montrera le vôtre. »

Elle me fixa le temps pour mon cœur de battre trois fois, à grands coups. Puis, sans laisser à lord Tanu ni à qui que ce soit d’autre le temps de lui poser des questions, elle rassembla ses sœurs et remonta en trombe les rangées de tables avant de sortir par le portail ouest.

Un silence de mort s’abattit sur la salle. Personne ne bougeait, personne ne disait rien. Ses paroles paraissaient suspendues dans l’air comme des nuages menaçants. Je frissonnai, la mort dans l’âme, car je savais qu’elle avait dit la vérité. Je voulus bondir pour la suivre et lui demander la signification de sa prophétie, mais à cet instant, une explosion de haine me vrilla le ventre et me coupa le souffle.

Tandis que mon père et ma famille restaient pratiquement pétrifiés sur leur chaise, je me tournai avec difficulté vers la table des Prêtres Rouges. Les dragons rouges sur le blason de leurs robes semblaient me brûler les yeux. Ces sept hommes étaient les descendants spirituels de ceux qui avaient autrefois crucifié un millier de guerriers valari le long de la route d’Argattha avant de boire leur sang. Et maintenant, l’un d’eux, poussé par les paroles de Kasandra peut-être, me crucifiait du regard et aspirait mon âme. Je cherchai son visage sous les capuchons baissés, mais on ne distinguait que des ombres. J’eus alors recours à un autre sens pour les examiner.

Tous les hommes et toutes les femmes brûlent de passions telles que la haine, l’amour, l’exubérance, l’envie et la crainte. Ces flammes forment dans chaque être un schéma unique qui brille de plusieurs couleurs : des tortillons rouges pour la rage, une touche de jaune pour la couardise, des bandes bleu vif pour les rêves impossibles. Et à cet instant, les flammes de l’un des prêtres, le grand penché sur son verre d’eau-de-vie, jaillirent bruyamment des cavernes de ma mémoire et imprimèrent en moi leur signature flamboyante. Soudain, avec une certitude qui me fit refermer ma main autour de la poignée de mon épée, je sus que je connaissais parfaitement cet homme.

Et il le sut aussi, car il redressa la tête avec un orgueil qui dépassait la simple arrogance et rejeta en arrière la capuche jaune de sa robe. Quand il se leva pour m’affronter, l’un des guerriers s’écria : « C’est le traître ! C’est Salmélu Aradar !

— Il a été banni de Mesh ! hurla quelqu’un d’autre. Il a été banni sous peine de mort !

— Renvoyons-le dans les étoiles ! » s’exclama une voix familière.

Jetant un coup d’œil à l’autre bout de la salle, j’aperçus Baltasar debout avec son épée à demi tirée qui tremblait de se jeter sur Salmélu.

« Arrêtez ! » lui cria mon père. Puis il dit à Salmélu : « Vous ne pouvez recevoir ni feu, ni pain, ni sel sur les terres de Mesh. Pourtant vous êtes là, et vous avez partagé bien plus que du pain avec nous ce soir !

— Il est exact que Salmélu d’Ishka a été banni », répondit-il. C’était un homme laid, avec un gros museau d’ours en guise de nez et une cicatrice qui lui traversait le visage de son front bas à son menton fuyant. Ses petits yeux noirs comme des ronds de poix débordaient de rancune envers mon père et moi. « Mais apprenez que je ne suis plus Salmélu. Salmélu est mort. Vous pouvez m’appeler Igasho. C’est le nouveau nom que m’a donné lord Morjin. »

Au milieu de son front était tatouée la marque de Morjin : un dragon rouge lové. Quelques mois auparavant, sur les rives du Raaswash, j’avais montré cette empreinte à tout le monde et révélé que Salmélu était un traître aspirant à devenir prêtre Kallimun. Depuis ce jour, il avait dû se rendre à Sakai pour être ordonné prêtre du Mal par Morjin. Et il revenait ici en tant que chef de ses émissaires.

« Qu’importe qu’il s’appelle Igasho ou Salmélu… ou même le Maléfique lui-même ! s’exclama Baltasar en tirant un peu plus son épée. Quel que soit le nom d’un cadavre, il pue toujours autant. Enterrons celui-là !

— Non, attendez ! ordonna mon père. Qui que soit cet Igasho, en tant qu’envoyé officiel de Morjin, il est intouchable, sous peine de mort, Baltasar, sous peine de mort. »

Il en coûtait beaucoup à mon père de prononcer ces paroles, surtout en présence de Lansar Raasharu qui était non seulement son sénéchal, mais également son plus vieil ami. Assis à sa table, lord Raasharu paraissait collé à son siège. Les yeux fixés sur son fils, il l’implorait silencieusement de rengainer son épée. La kalama de Baltasar s’enfonça dans son fourreau avec un claquement sonore et lord Raasharu laissa échapper un gros soupir de reconnaissance.

« Quant à vous, dit mon père à Salmélu, vous avez profané la mission sacrée des émissaires. Mais vous n’en restez pas moins un émissaire, et puisque vous êtes venu ici pour parler au nom de Morjin, parlez. »

Salmélu – ou Igasho – leva la tête d’un air triomphant. Se dirigeant vers le centre de la salle, il se plaça devant la Pierre de Lumière et débita précipitamment le discours suivant : « Ce soir, vous avez entendu la prédiction d’une prophétesse. Je vous en apporte une autre, de Sakai : le Jour du Dragon est proche car il a été prédit que lord Morjin récupérerait la Coupe Merveilleuse qui lui a été dérobée. »

Sur ces mots, il tendit la main comme une épée, droit au-dessus de la tête de mon père, en direction de la Pierre de Lumière. « Votre fils, sire Shamesh, a volé cet objet dans la salle du trône de lord Morjin et mon roi exige qu’il lui soit rendu !

— C’est un mensonge, rugit Maram en se levant de sa chaise. Comment Morjin peut-il prétendre qu’on lui a volé un objet qu’il a lui-même dérobé il y a très longtemps ? »

Salmélu jeta à Maram un regard de mépris. Il avait l’air de se demander qui pourrait bien s’intéresser aux paroles d’un ivrogne. Puis il se tourna et pointa son doigt sur moi.

« Vous êtes entré illégalement dans la ville sacrée d’Argattha, et même dans les appartements privés de lord Morjin. Vous êtes un voleur, vous avez pris des gelstei appartenant à mon seigneur : une pierre de sang et la Pierre de Lumière elle-même qui brille en ce moment au-dessus de vous. Vous êtes un menteur, car vous avez menti sur la façon dont vous êtes entré en possession de ces objets. Et vous êtes un meurtrier : combien d’hommes avez-vous passés au fil de l’épée, Valashu Elahad, lors de votre fuite ? Vous avez même massacré une pauvre bête, le dragon Angraboda, qui ne faisait que protéger ses œufs. »

Salmélu allait et venait devant la table de ma famille, s’arrêtant tantôt pour tendre son doigt vers moi pour souligner un point, tantôt pour me regarder d’un air méprisant en crachant ses infâmes accusations. Il était possédé par la rage et la haine de Morjin qui bouillonnaient dans son sang comme du poison, transformant le fier guerrier valari qu’il avait été en une caricature d’homme, hargneuse et vengeresse.

Une fois déjà, au palais du roi Hadaru, les mensonges de Salmélu avaient failli me rendre fou. Je l’avais provoqué en duel et ce combat lui avait laissé de terribles blessures et avait manqué de me tuer. Ce soir-là, au cœur du château de mon père, j’avais posé mes mains à plat devant moi sur le bois froid de la table afin de les surveiller et je leur avais ordonné de ne pas bouger.

« Vous êtes aussi un assassin, continua Salmélu en me montrant de nouveau du doigt, car vous avez tenté de tuer lord Morjin. Existe-t-il crime plus grand qu’un régicide ? »

Un jour, dans une sombre forêt pas très loin de là, Salmélu m’avait décoché une flèche trempée dans du kirax dans lequel le Dragon Rouge avait mis toute sa malveillance. Le poison brûlait à jamais dans mes veines et mettait mon cœur en relation avec celui de Morjin. Son Prêtre Rouge Salmélu, devenu Igasho, continuait à m’envoyer du poison par le biais de ses mots pleins de haine.

« Et maintenant, poursuivit-il, vous vous faites passer pour le Seigneur de Lumière alors que vous savez que c’est lord Morjin qui est destiné à faire entrer Ea dans le nouvel âge. »

Collées à la table poisseuse par la bière renversée autant que par ma volonté, mes mains demeuraient immobiles. Mais je ne pus empêcher mes lèvres de former les mots suivants : « Si Morjin est le Maîtreya, alors la lumière est ténèbres, l’amour est haine et le bien est devenu le mal.

— C’est vous qui parlez de mal, lord Valashu ? Vous qui accusez un être réputé pour sa mansuétude ? »

Sur ces mots, il tira de sa poche une petite boîte dorée, s’avança et la posa sur la table juste devant le bout de mes doigts.

« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Un présent de lord Morjin.

— Je ne veux rien de lui, répondis-je en regardant la boîte. Je ne peux pas l’accepter.

— Mais ça vous appartient. Ou devrais-je dire, ça appartient à l’une de vos amies. »

À l’autre bout de la salle, je vis Maram tendre le cou pour essayer de voir ce qu’il pouvait y avoir dans la boîte. Baltasar s’était lui aussi à moitié levé de son siège.

« Ne l’ouvrez pas, Val, s’écria maître Juwain. Rendez-la-lui ! »

Finalement, recouvrant une vie et une volonté propres, mes mains s’emparèrent de la boîte pour l’ouvrir. Je relevai le couvercle et découvris avec horreur deux petites boules qui ressemblaient à des morceaux de viande carbonisée. Elles dégageaient une odeur pestilentielle de ciguë, de sumac et d’acides utilisés pour tanner le cuir. Je toussai et m’étouffai en luttant pour ravaler la bile qui montait de mon ventre, car je venais soudain de comprendre avec une immense amertume de quoi il s’agissait : ces deux sphères étaient les yeux d’Atara que Morjin avait arrachés de ses propres doigts et jetés dans un brasero rempli de charbon rougeoyant.

Toutes les abominations, pensai-je, toutes les perversions de l'esprit humain.

« Vous voyez ? » me dit Salmélu. Sa voix moqueuse résonnait en moi comme un tambour de guerre. « Lord Morjin souhaite rendre ce trésor à votre femme par votre intermédiaire. Et maintenant, il faut lui rendre la Coupe Merveilleuse. »

Malgré moi, mes doigts allèrent toucher ces boules noircies sur lesquelles j’avais autrefois posé mes lèvres, et ce fut comme si j’avais mis la main sur la noirceur que Morjin recelait en son cœur. Je me sentis plonger dans un abîme sans fond. Me levant d’un bond, je dégainai mon épée et la pointai sur Salmélu. « C’est vous que je vais rendre aux étoiles ! lui hurlai-je. – Arrête ! s’écria mon père. Arrête-le, Ravar ! » Comme une flèche, Ravar bondit de sa chaise et s’empara de moi. Asaru et Karshur firent de même. Ils vinrent se placer derrière moi et m’entourèrent de leurs bras en me serrant contre leurs corps robustes.

« Vous voyez ? s’exclama de nouveau Salmélu en s’éloignant de ma table. Vous voyez bien que cet Elahad est un assassin ! »

C’était vrai, j’étais vraiment un meurtrier. À cet instant, dans ma rage de planter mon épée dans la bouche infâme de Salmélu, je me débattais comme un fou contre mes frères. Je faillis me libérer, car ma fureur, agissant comme un poison que mes frères absorbaient à mon contact, affaiblissait leur volonté de m’empêcher de tuer Salmélu.

« Val ! me soufflait Asaru à l’oreille en serrant mon bras d’une poigne de fer. Calme-toi ! »

Mais je ne pouvais pas. Quelque chose de lumineux et de terrible s’agitait en moi. Un jour, dans les profondeurs obscures d’Argattha, Morjin m’avait dit que la valarda était une épée à double tranchant : non seulement ce don m’ouvrait aux émotions des autres, mais il me permettait d’utiliser les miennes contre les hommes pour les blesser et les contrôler. Maître Juwain m’avait enseigné que je devais apprendre à utiliser la valarda pour faire le bien, comme mes mains et mes yeux. Mais mes mains tremblaient de saisir la garde de mon épée et de tuer ; et mes yeux, aveuglés et assombris par la haine, étaient comme ceux d’Atara.

« Val ! cria une voix familière à l’autre extrémité de la salle. Oh, Val ! »

La haine noire et ardente que j’éprouvais pour Salmélu et Morjin ne cessait de croître en moi. Comme la valarda m’ouvrait aux hommes et aux femmes présents dans la salle et les ouvrait à moi, eux aussi ressentaient cette haine et ils me considéraient avec dégoût et avec crainte. Mais à trente mètres de là, Baltasar Raasharu s’était levé de sa chaise et me regardait comme s’il attendait mes ordres.

« Vous voyez ? » hurla de nouveau Salmélu en remontant les rangées de tables en direction de Baltasar. Il appartenait à cette catégorie étrange de lâches qui ont besoin de provoquer continuellement les autres pour prouver leur courage. « Valashu Elahad serait même prêt à demander à ses amis de tuer pour lui, et à disposer de leur vie comme il l’a fait avec le ménestrel dans le Kul Moroth. »

Finalement, la douleur l’emporta. Mes yeux croisèrent ceux de Baltasar et la lame brûlante de ma fureur envers Salmélu alla se planter dans le cœur de mon jeune ami. Son épée jaillit, étincelante, et il bondit vers Salmélu en poussant un cri. Celui-ci pensait probablement que les chevaliers aux tables environnantes s’empareraient de lui. Mais Baltasar était trop rapide pour être aussi facilement stoppé.

Ce fut la Pierre de Lumière qui sauva la vie de Salmélu – et celle de Baltasar. (Et peut-être la mienne.) Tandis que je me tortillais dans tous les sens pour me libérer des mains désespérées de mes frères, la petite coupe se mit à briller plus intensément sur son socle derrière moi. Dans son éclat soudain, je vis plusieurs choses : je vis que Baltasar était vraiment prêt à mourir pour moi, non pas parce que je le souhaitais, mais parce qu’il m’aimait encore plus qu’il ne haïssait Salmélu et son terrible maître. C’est pourquoi, il ne me laisserait pas devenir l’assassin de Salmélu. Alors que la Pierre de Lumière illuminait son noble visage de sa splendeur, je vis en lui le fleuron de la chevalerie valari sur le point d’abattre Salmélu, et par conséquent d’être lui-même abattu parce que mon cœur avait failli.

Baltasar.

Je vis toute la beauté des créations de l’Unique. La promesse de vie était si douce, si bonne, si grande. Et pourtant, le monde était plein de malveillance, plein de souffrances. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi et je savais que je n’y arriverais jamais. Et pourtant j’aurais tout donné, j’aurais arraché mon propre cœur pour tenir la promesse de vie faite à Baltasar et à tous les autres, pour les voir devenir les hommes magnifiques qu’ils étaient destinés à être.

« Baltasar ! » m’écriai-je.

La Pierre de Lumière se mit soudain à scintiller comme une étoile. Elle devenait de plus en plus brillante et son éclat opéra sur moi un miracle bien plus grand que la transmutation du plomb en or. En un instant magique, il transforma ma haine pour Salmélu et Morjin en un amour irrépressible pour Baltasar. Comment pouvais-je retenir une chose aussi belle ? Et comment mes frères parvenaient-ils à me retenir ? Tout mon être s’emplissait d’une force qui me donnait la puissance de dix hommes. Elle coulait en moi comme un feu doré. Me libérant des mains d’Asaru, je levai mon épée d’argent et la pointai vers Baltasar. Il avait finalement rejoint Salmélu et, brandissant son épée haut au-dessus de sa tête, il s’apprêtait à le couper en deux.

« Baltasar ! » criai-je de nouveau.

Mais ma gorge n’émit aucun son, mes lèvres ne formèrent aucun mot, il n’y eut que le tintement de cette chose lumineuse et magnifique qui était en moi. Comme un éclair dirigé par mon épée, elle jaillit soudain hors de moi et traversa la pièce. Je la sentis pénétrer dans le cœur de Baltasar. Dans la salle, tout le monde, mon père et mes frères, ma mère et ma grand-mère, Salmélu lui-même, la sentirent également. Mais c’est Baltasar qui la ressentit le plus profondément. Le masque figé de la fureur se délita. Il se tourna vers moi, hésitant, le visage doré par l’éclat irrésistible de la Pierre de Lumière. Nous échangeâmes un regard émerveillé, et quelque chose d’autre aussi.

 « L’Épée de Lumière ! » s’exclama une femme en me montrant du doigt.

Je baissai les yeux et vis que le silustria de mon épée brillait intensément, presque aussi intensément que l’épée de valarda que j’avais en moi. Mais bientôt le rayonnement éblouissant de la Pierre de Lumière commença à faiblir en même temps que celui des deux épées, celle que j’avais à la main et celle qui était dans mon cœur.

 « L’Épée d’Amour ! »

Je baissai mon épée appelée Alkaladur et la remis dans son fourreau au moment même où Baltasar rengainait la sienne. Son sourire me fit l’effet d’un lever de soleil.

« Oh, Val ! » murmura-t-il.

Dans la salle tout le monde avait les yeux braqués sur moi. À la table de lord Harsha, Maram et Béhira me regardaient avec fierté, et lord Tanu lui-même paraissait oublier de se méfier de tout. Maître Juwain me fit un petit signe de tête silencieux et Asaru, Karshur et mon père en firent autant. Ma mère, elle, me contemplait avec adoration et le comte Dario me dévisageait avec crainte.

Un grand nombre de chevaliers et de nobles avaient une expression d’effroi mêlé de respect sur le visage tout comme Salmélu. Pendant un instant, tout son être parut débarrassé de la malveillance qui l’empoisonnait. Il me regarda comme s’il n’arrivait pas à croire ce qui s’était passé. Mais quand la Pierre de Lumière reprit son aspect de petite coupe en or, Salmélu retrouva sa personnalité haineuse. Sur son vilain visage réapparurent l’envie, l’arrogance et la malveillance qui le caractérisaient.

« Vous avez tiré l’épée contre quelqu’un qui n’en porte plus, me dit-il, le visage brûlant de honte. Mais peut-être qu’un jour j’en porterai de nouveau une et nous verrons alors qui sera le plus rapide. »

Il traversa la salle et vint directement à ma table. Puis il tira d’une autre poche de sa robe jaune une lettre cachetée et la jeta devant moi. « Ceci est pour vous ! De la part de lord Morjin ! »

Sur ces mots, il réunit les autres prêtres et quitta la salle en trombe.

La grande pièce peuplée de personnages importants demeura plongée dans un silence qui dura longtemps. Finalement, Lansar Raasharu, premier lord de Mesh, se leva.

« Vous avez évité à mon fils un terrible déshonneur », dit-il en inclinant la tête dans ma direction. Jetant ensuite un coup d’œil au visage sévère de mon père, il ajouta : « Et la mort. »

Puis il expliqua que ce qu’il avait vu et ressenti ce soir-là était tout simplement un miracle.

« Baltasar est toujours trop vif, trop prompt à tirer son épée et vous avez retenu sa main. » Lord Raasharu se tourna alors de façon à être entendu dans toute la salle. « Ne dit-on pas dans les anciennes prophéties que c’est précisément à ce genre de miracle qu’on reconnaîtra le Maîtreya ? Qu’y a-t-il de plus beau que de guérir la haine dans le cœur d’un homme ? »

Ne pas haïr du tout, pensai-je en me rappelant l’épée que j’avais mise dans la main de Baltasar.

La voix puissante de lord Raasharu s’adressait aux centaines de personnes présentes dans la salle qui l’écoutaient avec fascination. « Tout à l’heure, la prophétesse de Galda nous a fait part d’une autre prédiction : Valashu Elahad trouvera le Maîtreya dans l’endroit le plus sombre. Le Seigneur de Lumière peut-il se trouver dans un endroit plus sombre que les ténèbres de son propre cœur ? »

Il se tourna vers moi et inclina de nouveau la tête dans ma direction, plus profondément cette fois. « Lord Valashu, Seigneur de Lumière. Vous ne pouvez qu’être le Seigneur de Lumière. Cette manière dont la Pierre de Lumière a flamboyé quand vous avez fait appel à elle, cet éclat presque impossible… »

Il leva les yeux vers la Pierre de Lumière qui scintillait sur son socle et je l’entendis murmurer : « Je ne savais pas, je ne savais pas. »

L’effroi et le respect se reflétaient sur le visage des hommes et des femmes tournés vers moi. J’entendis la femme de lord Tanu, Dashira, s’écrier : « Le Seigneur de Lumière ! » tandis que sur l’estrade au-dessus de moi, trois des Gardiens debout près de la Pierre de Lumière s’exclamaient d’une seule voix : « Le Maîtreya ! » D’autres reprirent alors cette acclamation et la salle retentit aux cris de : « Maîtreya ! Maîtreya ! Maîtreya ! »

Ce simple nom, répété encore et encore, était plus doux que du miel et plus enivrant que des tonneaux entiers d’eau-de-vie.

« Lord Valashu, revendiquez la Pierre de Lumière ! » me dit lord Raasharu. De nombreuses voix fortes, parmi lesquelles se détachait celle de lord Raasharu, s’élevèrent alors pour me pousser vers ce qui semblait être mon destin. Elles parvenaient presque à couvrir une voix beaucoup plus discrète qui murmurait au fond de moi. Comment pourrais-je être le Maîtreya, me demandais-je, moi qui quelques instants auparavant seulement tremblais de colère meurtrière ? Les yeux brillants de mon père fixés sur moi semblaient me poser la même question.

Maître Juwain me sourit alors, tout à sa joie de voir ses espoirs réalisés et Baltasar s’avança jusqu’au bout de ma table. Il me souleva de ma chaise et me serra dans ses bras, puis il me donna un baiser sur le front et déclara : « Ma vie t’appartient – merci mon ami.

— C’est moi qui te remercie », répondis-je. S’il ne s’était pas précipité sur Salmélu, je l’aurais probablement fait à sa place. Et c’est ma mort que mon père aurait été obligé d’ordonner. « Une fois de plus, ma vie t’appartient. Comment m’acquitter de cette dette ? »

Il sourit et dit sans hésiter : « Revendique la Pierre de Lumière. »

Je souris à mon tour en hochant doucement la tête. Puis je serrai sa main dans la mienne. Sous les acclamations de lord Raasharu, de lord Tomavar et de nombreux autres spectateurs, je me retournai et montai sur l’estrade derrière moi. Dans leurs cottes de mailles étincelantes, les Gardiens formaient deux rangées de part et d’autre de la Pierre de Lumière. J’allai directement au piédestal supportant la coupe en or. À mon côté, je sentis Alkaladur entrer en résonance avec elle. Je cherchai au fond de mon cœur cette même résonance qui était, disait-on, l’apanage du Maîtreya, et du Maîtreya uniquement.

Toute ma vie, me murmurai-je à moi-même.

Toute ma vie, j’avais aspiré plus que tout à une chose. Et le comble de l’ironie était que moi dont le cœur était tellement ouvert aux autres, je sois obligé de me tenir éloigné d’eux par la force du destin. Car si je ne le faisais pas, leur convoitise et leurs passions brûleraient en moi et me détruiraient complètement. J’étais donc destiné à parcourir un paysage intérieur désolé et terrifiant et à escalader la plus haute montagne du monde. L’air y était froid, raréfié et mordant, et on y respirait la douleur d’être seul à jamais. Toute ma vie, j’avais su qu’il existait un remède au don qui m’affligeait, que j’avais juste besoin de courage pour le découvrir.

Debout sur l’estrade de pierre dans la salle du trône de mon père, je contemplais une petite coupe dont les profondeurs dorées semblaient renfermer tous les secrets de la vie. Je savais qu’on pouvait l’utiliser pour faire germer l’infinité de graines de fraternité qui attendaient d’éclore en chaque homme – et obtenir ainsi l’arbre infini qui brillait de la lumière de l’Unique. Alors la douleur d’être disparaîtrait au profit d’une flamme plus ardente, la promesse de vie serait enfin tenue, et aucun homme, aucune femme, ne serait plus jamais seul.

« Seigneur de Lumière ! » s’écria une voix qui semblait venir de loin. Une autre voix se joignit à elle, puis deux, dix, cent voix. Dans leurs gorges rauques brûlait le désir de s’unir en une force immense et magnifique. « Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! »

Souhaiter voir les hommes et les femmes se tenir fièrement, comme des chênes, le visage offert au soleil tiède du matin, guéris, heureux et sans peur ; souhaiter les voir remis de leurs souffrances à la lumière de cette joie profonde qui jaillit de leurs cœurs et les unit dans la gloire à toutes les choses ; désirer cela pour moi, pour tous ceux que j’aimais et pour tous les hommes, était-ce vraiment si mal ?

« Revendiquez-la, Valashu ! cria quelqu’un d’autre. Revendiquez la Pierre de Lumière ! »

À trois mètres devant moi, sur son socle de granit blanc, la petite coupe en gelstei d’or attendait que je m’empare d’elle. De chaque côté, les trente Gardiens attendaient, les yeux brillants comme des étoiles ; et dans la salle derrière moi, mon père, mes amis et des centaines d’autres gens me regardaient fixement, attendant en silence. Les portraits de mes ancêtres eux-mêmes, le long des murs de pierre froids, semblaient me contempler et exiger que j’accomplisse mon destin.

Tout à coup, un fragment de vers me revint : Sur le Maîtreya / Il est dit une chose : / Au fond de lui toujours / Il saura qui il est.

« Je dois être le Maîtreya, me murmurai-je. Je dois être le Maîtreya. »

Soudain, me rappelant un autre passage du Saganom Élu, je fus frappé de terreur au plus profond de mon être et mes mains se mirent à transpirer : Si un homme dissimulant des ténèbres au fond de son cœur se prétend indûment l’Être de Lumière, s’il revendique la propriété de la Pierre de Lumière, il deviendra un nouveau Dragon Rouge, plus puissant et plus terrible encore.

« Il y a tant de malveillance dans le monde, murmurai-je, tant de souffrances. »

Finalement, je fis un pas en avant et entourai la coupe de mes mains. Instantanément, sa surface froide et dorée parut brûler ma chair. C’était comme tenter de saisir la matière incandescente d’une étoile. La douleur était si intense que je pouvais à peine la tenir. Mais sous la douleur, il y avait quelque chose de plus profond et de plus beau.

Je me retournai et brandis la Pierre de Lumière afin que tout le monde puisse la voir dans la salle. « On ne sait pas encore réellement qui est le Maîtreya, déclarai-je. Il reste des épreuves à passer. Autant que je sache, je ne suis que le Gardien de la Pierre de Lumière, un Chevalier du Cygne. »

Là-dessus, je reposai la coupe sur son socle. Je baissai le regard sur mes mains pour voir si elles étaient carbonisées, mais la peau de mes paumes et de mes doigts était intacte et présentait sa couleur ivoire habituelle.

« Seigneur de Lumière ! cria quelqu’un au-dessous de moi. Seigneur de Lumière ! »

Des murmures de déception et de protestation résonnaient dans la salle. Je compris alors que plus je nierais être le Maîtreya, plus les autres interpréteraient cela comme de l’humilité et plus ils seraient enclins à voir en moi l’Être de Lumière.

« Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! Seigneur de Lumière ! »

Cependant, j’étais bien conscient que si je n’avais pas prétendu être le Maîtreya, je ne l’avais pas nié non plus. Le souvenir de Morjin adoptant la même attitude devant ses prêtres du Mal à Argattha me tourmentait.

Mon père annonça alors que le banquet était terminé. Les nombreux chevaliers, dames et lords commencèrent à se lever de table et à quitter la pièce pour regagner leurs appartements. Les trente Gardiens dont les anneaux d’acier de la cotte de mailles reflétaient la lumière éternelle de la Pierre de Lumière restèrent à leur poste, leurs yeux noirs et brillants ne cessant d’observer, de surveiller, de guetter. Mais la perception qu’ils avaient de moi avait changé.

Il en allait de même pour Lansar Raasharu qui fut l’un des derniers à prendre congé. Il donnait l’impression de ne pas vouloir me laisser. Devant le regard émerveillé qu’il posait sur moi, je me sentis gagné par une inquiétude grandissante.

Je retournai à la table familiale et récupérai la boîte que Salmélu avait posée devant moi. J’avais décidé d’enfouir son contenu dans les profondeurs de la terre. Quant à la lettre de Morjin, je la pris entre mes mains fiévreuses et la glissai sous mon armure. Je ne savais pas si je trouverais le courage de l’ouvrir.

Je restai un long moment à contempler la Pierre de Lumière tandis que les mots de la prophétie de Kasandra se gravaient de plus en plus profondément dans mon esprit : je trouverais le Maîtreya dans l’endroit le plus sombre, j’aurais sur les mains le sang d’un innocent, une goule détruirait mes rêves et un homme sans visage me montrerait le mien.