16

J’avais envie de me précipiter vers elle, de lui prendre la main et de la serrer dans mes bras ; j’avais envie d’embrasser ses lèvres pleines et le bandeau qui couvrait l’emplacement de ses yeux disparus. Je n’en fis rien. J’étais à la tête de près de deux cents chevaliers épuisés par le combat et elle-même semblait diriger ses compagnes guerrières. Elles étaient sarni et nous étions valari, et bien que nous ayons combattu le même ennemi ce jour-là, il n’y avait pas encore d’amour entre nos peuples. Sous les nuages de plus en plus sombres, tous les combattants présents avaient le regard braqué sur Atara et sur moi et attendaient de voir ce que nous allions faire. « Atara ! criai-je. Atara Ars Narmada ! » Elle secoua légèrement la tête et répondit : « Ici, je ne suis qu’Atara l’Aveugle, lord Valashu, Seigneur de Lumière. »

Elle me souriait comme elle le faisait toujours quand elle jouait avec les mots ou quand elle s’amusait. Mais sous son amabilité perçait un détachement auquel je n’étais pas habitué et un soupçon de froideur qui me serra immédiatement le cœur.

« Comment nous as-tu retrouvés ici ? lui demandai-je. Pourquoi avons-nous été attaqués ?

— Bonnes questions, lord Valashu. Mais si nous y répondions plus tard ? Il y a beaucoup à faire si vous ne voulez pas abandonner vos morts aux loups. »

Avec la tombée de la nuit, les verts intenses de la steppe et les pans de ciel bleu se fondaient dans un gris unique qui s’étendait à l’ensemble du ciel et recouvrait la terre comme un linceul. Bientôt, il ferait trop sombre pour distinguer nos compagnons gisant dans l’herbe haute. Il fallait les retrouver et les enterrer avant que les loups et les autres charognards ne s’agglutinent autour d’eux. En outre, nous devions également enterrer les corps de nos ennemis.

« Nous avons dû en tuer une centaine, dit lord Harsha, et cela ne va pas être facile. Mais Sarni ou pas, les morts sont des morts et ils doivent être enterrés.

— Non, on ne doit pas les enterrer », lui cria Atara. Elle donna un petit coup de talons à sa jument appelée Flamme et s’approcha de nous. Je sentis que cela mettait lord Harsha mal à l’aise de voir Atara l’Aveugle diriger sans hésiter son cheval entre les corps des Sarni. « Je veux dire qu’ils ne doivent pas être enterrés à la manière des Valari. Ici, nous avons d’autres coutumes. »

En fait, les Sarni ne creusaient pas de tombes dans le sol très dur de la steppe. Ils ôtaient à leurs morts leurs armes, leurs ornements et leurs vêtements et les étendaient dans l’herbe, les yeux ouverts vers le ciel et les bras en croix, comme une offrande aux bêtes sauvages qui voudraient bien d’eux. L’homme venait au monde nu et il devait le quitter nu.

« C’est barbare, dit lord Harsha en découvrant cette tradition. Ce n’est pas bien de laisser vos frères se faire dévorer par les loups.

— Est-ce mieux de les laisser se faire dévorer par les vers ? » lui demanda Atara.

Lord Harsha qui n’avait pas l’habitude d’être défié par des femmes, surtout aussi jeunes qu’Atara, posa instinctivement sa main sur la poignée de son épée. Et presque instantanément, les arcs des quatre-vingt-dix compagnes Manslayers d’Atara se levèrent et pointèrent leurs flèches sur lui.

« Venez », dis-je en me dirigeant vers lord Harsha. Je mis la main sur son épaule et attendis que ses doigts se détendent. « Nous avons assez de monde à enterrer comme ça, quelle que soit la manière dont nous nous y prenons. Les Valari enterreront les Valari et les Sarni s’occuperont des Sarni. »

Nous travaillâmes jusque tard dans la nuit. Tandis qu’Atara et ses Manslayers parcouraient la steppe à la recherche des ennemis que nous avions tués et de six de leurs sœurs, nous autres chevaliers des Montagnes du Levant, nous repérions nos compagnons et les ramenions au bord du fleuve sur nos chevaux. C’est là, dans le sol dur parcouru de racines, que nous avions commencé à creuser les tombes : vingt et une en tout, car nous avions perdu deux chevaliers de plus des suites de leurs blessures. Après avoir ôté les flèches des corps de nos compagnons, nous les lavions et les enduisions d’huile. Puis nous leur placions leur épée entre les mains avant de les envelopper dans leur cape et de les mettre en terre. Quand ce fut fait, nous nous réunîmes et entonnâmes des chants de deuil pour rappeler leurs âmes à notre souvenir, les exalter et les aider à rejoindre les étoiles.

Tout ce travail dut être effectué dans la nuit noire. Nous avions allumé des feux de bois pour y voir clair et des Gardiens faisaient le gué au cas où l’ennemi reviendrait. Les Manslayers établirent leur camp à cinquante mètres du nôtre. Cette nuit-là, nous dûmes installer notre propre camp sans creuser le fossé traditionnel ni ériger de palissade. Vers minuit, le ciel se dégagea et nous ne montâmes qu’une seule tente : le pavillon dans lequel maître Juwain soignait les blessés. Il arracha de nombreuses flèches et reboucha de nombreux trous dans les chairs à l’aide de ses poudres guérisseuses et de la lumière de sa gelstei verte. Par miracle, aucun autre de mes hommes ne mourut. Cependant, aux vingt et un chevaliers qui resteraient à jamais sur la rive du fleuve viendraient s’ajouter au moins quatre chevaliers qui leur tiendraient compagnie jusqu’à ce qu’ils soient assez remis pour remonter à cheval.

Quand arriva enfin l’heure de dormir, il apparut que beaucoup d’entre nous avaient besoin de compagnie et surtout de parler. Je m’assis avec Atara et une femme d’âge moyen appelée Karimah autour d’un feu alimenté de branches de bois mort. Lord Raasharu et Baltasar vinrent se joindre à nous ainsi que Sunjay Naviru, lord Harsha et Maram. Lord Harsha avait apporté une vieille bouteille d’eau-de-vie qu’il versa dans des chopes avant de nous les tendre. Baltasar regarda avec stupéfaction Atara tendre la main et saisir la sienne avec toute la précision d’un tailleur de diamants. Mais son étonnement céda vite la place à la colère, car il n’acceptait pas la mort de Sar Viku qu’il considérait comme un frère.

« Quand on aura vu ton fameux lac, Val, me dit-il, on devrait aller ravager le campement de Trahadak et tuer ceux qui nous ont échappé aujourd’hui. »

En entendant cela, Atara se mit à rire. D’une voix claire, pure et douce, elle dit à Baltasar : « Si vous pénétrez dans le campement de Trahadak avec des lances et des épées dégainées en guise d’or, c’est vous qui serez tués. Trahadak est kurmak, et zakut par-dessus le marché.

— Kurmak ou pas, c’est un chien galeux de traître. »

Atara sourit. « Vous devriez faire attention à la manière dont vous parlez des hommes du Wendrush. Nous autres Manslayers, nous pouvons parler ainsi d’un homme, bien sûr, mais vous, vous ne devriez pas. Sachez qu’ici, les chiens on les mange. Et si Trahadak a vent de votre insulte, c’est vous qu’il fera rôtir et qu’il mangera. »

À ces mots, Baltasar devint blême, car dans les Montagnes du Levant tous les enfants ont entendu raconter des histoires sur la cruauté des Sarni. Puis il caressa la poignée de son épée et dit : « Il devra d’abord affronter nos lames, comme il l’a fait aujourd’hui.

— Vraiment ? Dites-moi, Sar Baltasar, c’est vous qui avez payé tribut à Trahadak au campement des Zakuts, n’est-ce pas ? »

Cette fois, la main de Baltasar se crispa sur la poignée de sa kalama. Il s’emporta : « Les Valari ne paient tribut à personne. L’or était un présent pour remercier Trahadak de son hospitalité.

— Un présent, d’accord, répondit Atara en souriant. Mais vous vous êtes assis tout près de Trahadak comme vous êtes assis tout près de moi ce soir, non ? »

Baltasar qui dégustait son eau-de-vie hocha la tête. Seuls son père et Maram le séparaient d’Atara.

« Très bien, poursuivit Atara. Alors vous connaissez le visage de Trahadak aussi bien que le mien. Dites-moi, courageux chevalier, l’avez-vous vu sur le champ de bataille aujourd’hui ?

— Bien sûr. Je veux dire, c’est sûrement lui qui dirigeait cette retraite honteuse. Même si c’est difficile à dire. Vous les Sarni, vous vous ressemblez tous. »

En entendant cela, Karimah éclata de rire. Elle se rapprocha d’Atara et colla son visage contre sa joue. Puis elle dit en pouffant. « Bien sûr, et nous les Manslayers, qui sommes toutes sœurs, nous nous ressemblons encore plus. Je suis sûre que vous ne voyez pas de différence entre Atara et moi. »

Cela nous fit tous rire. Alors que les longs cheveux de Karimah, décolorés par les nombreuses années passées au soleil, étaient presque blancs, ceux d’Atara brillaient comme de l’or. Karimah avait un visage plein et agréable si on faisait abstraction de deux cicatrices rondes sur ses joues marquant le passage de la flèche qui lui avait autrefois traversé la face. Le visage d’Atara était carré, lisse et magnifique. Avec ses gros bras et sa corpulence, Karimah aurait presque pu passer pour une sœur de Maram. Atara, elle, était longue et fine avec des membres bien dessinés, et éblouissante à regarder en dépit du bandeau blanc qui rompait la perfection de son visage.

En voyant les deux femmes côte à côte, Baltasar rougit violemment, comme s’il s’était assis trop près du feu. « Ce que je voulais dire, expliqua-t-il, c’est qu’avec vos visages peints en bleu, comment faire pour vous différencier les uns des autres ?

— Nous, en tout cas, nous y arrivons, dit Atara à Baltasar. C’est pour ça que je peux vous affirmer que notre ennemi d’aujourd’hui n’était pas Trahadak. Ce n’était pas des Zakuts ni un autre clan kurmak non plus, car ceux-ci respectent toujours leur parole. Non, les hommes que nous avons tués étaient des Adirii. »

Alors que j’échangeais un regard entendu avec lord Raasharu et que Baltasar devenait de plus en plus rouge, Atara nous raconta qu’une bande de guerriers du clan Akhand des Adirii avait franchi le fleuve Serpent et envahi le pays kurmak pour se lancer à notre poursuite.

« Mais comment ont-ils su que nous étions là ? demandai-je. Pour pénétrer en pays kurmak et risquer une guerre ou un massacre, il faut que ces Adirii cherchent désespérément quelque chose. »

C’est l’or qu’ils veulent, pensai-je soudain. Ils veulent désespérément s’emparer de la gelstei d’or.

À sa manière qui donnait le frisson, Atara tourna la tête vers moi comme si elle pouvait me voir et plonger son regard dans mon cœur. « Tous les Sarni du Wendrush savent, ou ne tarderont pas à savoir, que vous êtes ici. Le Dragon Rouge a de nombreux espions. La nouvelle que vous vous rendez à Tria vous a précédés et se répand comme un feu de broussailles.

— Mais c’est terrible ! » s’écria Maram. Il prit une longue gorgée d’eau-de-vie, puis une autre.

« Non, Maram, le rassura Atara, ce n’est peut-être pas aussi terrible que tu le penses. Le Dragon Rouge, c’est vrai, a promis une énorme quantité d’or à quiconque lui apportera la Pierre de Lumière. Le clan Akhand a dû l’apprendre et la cupidité a dû les rendre fous. Sinon ils n’auraient pas franchi le fleuve Serpent, rompu la trêve entre nos tribus et bravé la volonté du chef adirii, Xadharax, qui déteste Morjin presque autant que les Kurmaks. »

Cette fois, ce fut au tour de Baltasar de boire son eau-de-vie à grands traits. « Toutes mes excuses, madame, dit-il à Atara. J’ai eu tort d’incriminer Trahadak qui m’a bien traité.

— Il vous a plus que bien traité. Quand il a appris que votre compagnie avait l’intention de se rendre au lac, il a envoyé des messagers à notre campement, à une demi-journée d’ici à peine, pour nous prévenir.

— Mais si Trahadak savait que les Adirii nous pourchassaient, pourquoi n’a-t-il pas envoyé ses propres guerriers à leur rencontre ? »

Atara tenait un verre d’eau-de-vie à la main mais elle ne buvait pas. « Parce que Trahadak ne le savait pas. Et quand Sajagax saura ce qui s’est passé ici aujourd’hui, il aura toutes les peines du monde à empêcher Trahadak d’entraîner tous les Zakuts de l’autre côté du Serpent pour s’attaquer à ces Akhands assoiffés d’or.

— Mais alors, insista Baltasar, pourquoi Trahadak vous a-t-il prévenue ? »

Atara sourit. « Parce qu’il sait que Valashu Elahad et moi avons fait la Grande Quête ensemble.

— D’accord, mais pourquoi êtes-vous venue ici avec toutes ces sœurs ? Comment saviez-vous que nous étions ici ? »

C’était la première question que je lui avais posée. Dans la faible lumière filtrant d’un minuscule croissant de lune, au milieu des hurlements interminables et poignants des loups dans la steppe, tout le monde regardait Atara pour voir ce qu’elle allait dire.

En réponse à la question de Baltasar, Atara sortit un cristal limpide, rond comme un ballon d’enfant. La gelstei blanche refléta les flammes et les étincelles du feu en petits éclats rouges et orangés. À l’intérieur de ses courbes lisses, l’espace d’un instant, je crus apercevoir un univers entier pris dans un incendie éblouissant.

« Vous êtes une prophétesse », dit Baltasar, et il hocha la tête comme s’il venait d’éclaircir un grand mystère. « Nous avons tous entendu dire que l’une des compagnes de Val était voyante. Mais a-t-on jamais entendu parler d’une prophétesse privée de ses yeux et néanmoins capable de voir ? »

Tout le corps d’Atara parut se figer comme si elle venait d’avaler une longue gorgée d’eau dans un torrent glacial. « Est-ce que je vois vraiment ? Parfois, il me semble que j’y parviens presque. Et parfois… »

Sa voix s’évanouit dans la nuit. L’eau-de-vie que je buvais me brûlait la gorge et la poitrine. Cela me rappela qu’alors qu’Atara était quelquefois capable de « voir » les formes et les détails de la terre jusqu’au brin d’herbe le plus fin à cent mètres derrière elle, d’autres fois, elle était réellement aveugle, aussi aveugle que si la main du destin l’avait plongée dans l’obscurité d’une grotte.

« On dit, continua Baltasar, que les prophétesses peuvent voir des choses éloignées dans le temps, mais je ne savais pas qu’elles pouvaient voir des choses proches dans l’espace.

— Peu de prophétesses en sont capables, lui expliqua Atara.

— C’est pour ça que le chef des Akhands vous a traitée d’imakla ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Cela signifiait qu’Atara n’appartenait pas totalement à notre monde, qu’elle chevauchait parmi les guerriers immortels d’autres âges et que ni la main ni les flèches d’un homme ne pouvaient l’atteindre.

« Je vous en prie, demanda Atara en posant son verre et en serrant sa boule de cristal, parlons d’autre chose. »

Le verre d’Atara était encore plein mais celui de Karimah était complètement à sec. Lord Harsha s’en rendit compte. Il se leva, alla jusqu’à elle en boitant avec sa bouteille et lui resservit un peu d’eau-de-vie. Ensuite, il reboucha la bouteille et mit sa main sur le bras nu de Karimah en disant : « Nous pourrions peut-être parler de la beauté des femmes sarni ? Ou peut-être porter un toast à cette beauté et… »

Avec la rapidité de l’éclair, Karimah sortit une dague et posa le tranchant sur le poignet de lord Harsha. Son visage vif éclairé d’un sourire, elle lui dit : « Otez votre main de là, lord chevalier, sinon vous risquez de la perdre comme vous avez perdu votre œil. »

Stupéfait, lord Harsha cligna son œil unique. Avec une rapidité tout aussi étonnante, il écarta brusquement sa main comme s’il avait touché un fer chaud. Puis il s’excusa en toussant : « Pardonnez-moi, je me suis oublié. J’ai dû me laisser contaminer par les manières galantes de mon gendre. »

Là-dessus, il fit un signe de tête à Maram qui marmonna : « Gendre ? Je pensais être encore un homme libre, en tout cas jusqu’au printemps prochain, quand on trouvera un moment favorable au mariage. Quant à mes manières, je fais des poèmes, aussi, et on ne m’a jamais accusé de contaminer ceux qui récitent des vers. »

Karimah sourit et se tourna vers lord Harsha : « Dans ce cas, vous êtes pardonné. »

Mais cela ne suffisait pas à lord Harsha qui continua à s’expliquer : « Vous comprenez, mon unique intention était de célébrer votre beauté. Vous êtes si blonde ! Dans les Montagnes du Levant, nous n’avons pas de femmes comme vous. »

Le sourire de Karimah s’élargit et se fit plus osé. « Vous pouvez tout à fait célébrer ma beauté, mais de loin. Je serais d’ailleurs très honorée que vous le fassiez.

— Alors vous êtes imakla, vous aussi ?

— Moi ? Non, lord chevalier. En revanche, je suis bien une guerrière Manslayer.

— Et il est interdit aux hommes de vous toucher ?

— Interdit ? Vous voulez dire par la loi ? Non, il n’y a pas de loi. Il n’y a que ça. » En disant cela, Karimah leva sa dague et sourit de toutes ses dents solides et blanches. « C’est nous qui l’interdisons aux hommes, ou pas, selon notre bon vouloir. »

Maram qui était un peu ivre ne put s’empêcher de faire une petite plaisanterie. « Et je dois vous dire, mon cher… euh… beau-père, qu’en général leur réponse est non. Elles ne peuvent ni se marier ni avoir d’enfants.

— Pas avant d’avoir tué cent ennemis, dit Karimah.

— Et combien en avez-vous tué ? lui demanda lord Harsha.

— Dans ma vie ? En comptant ceux d’aujourd’hui, dix-huit.

— C’est plus que la plupart des chevaliers valari.

— Peut-être, je ne sais pas. Mais c’est cinquante-trois de moins que ceux qu’Atara l’Aveugle a abandonnés aux loups. »

Karimah repoussa les cheveux du visage d’Atara comme pour l’auréoler de splendeur afin que nous puissions rendre hommage à son exploit terrible et unique. Mais depuis Argattha, Atara ne s’enorgueillissait plus de tuer des hommes. Appuyant sa gelstei blanche sur son front, elle soupira, « Je vous en prie, parlons d’autre chose.

— Parlons d’aller dormir, alors, dit lord Harsha. Après cette journée de combats, qui sait ce qui nous attend demain ? Maram, vous venez vous coucher ?

— Bientôt, répondit Maram en bâillant. Dès que j’aurai fini mon eau-de-vie. Et que j’en aurai bu un peu plus, peut-être.

— Vous en avez déjà bu assez », lui fit remarquer lord Harsha en glissant la bouteille sous sa cape. Après avoir fait un signe de tête à Karimah, il se retourna vers Maram en disant : « En tout cas, cette nuit nous n’aurons pas à craindre de vous voir traîner du côté du campement des femmes. »

Sur ces mots, lord Harsha rejoignit en boitant un feu à proximité près duquel dormaient Béhira et Estrella. Peu de temps après, lord Raasharu et Baltasar nous souhaitèrent à leur tour bonne nuit, imités par Sunjay Raviru. Comme promis, Maram avala sa dernière goutte d’eau-de-vie avant de roter et d’aller se coucher d’un pas tranquille. Karimah, elle, semblait hésiter à laisser Atara seule avec moi. Elle lui caressa la main. « Ma chérie, les loups sont de sortie ce soir, et les lions aussi. Si l’obscurité vous enveloppe, comment retrouverez-vous votre chemin jusqu’à nous ?

— Si je deviens aveugle, vraiment aveugle, dit Atara, je suis sûre que lord Valashu me raccompagnera. »

Karimah me regarda longuement et intensément, comme quand elle scrutait les prairies sombres du Wendrush à la recherche de lions. Puis elle embrassa la main d’Atara et déclara : « Très bien, alors. Nous t’attendrons. »

Elle se leva et se dirigea vers les feux de camp des Manslayers qui brillaient sur la steppe plongée dans l’obscurité à l’écart du fleuve.

« Ton lord Harsha devrait faire attention avec Karimah, dit Atara.

— Tu veux dire faire attention à ses mains ou au couteau de Karimah ?

— Je veux dire faire attention à son cœur. Tant que nous camperons à proximité les uns des autres, nos deux peuples seront en danger.

— Mais tes sœurs doivent souvent rencontrer des hommes, je suppose.

— Oui, bien sûr – mais pas des hommes comme les Valari.

— Sommes-nous si différents des guerriers sarni ?

— Oui, vous êtes différents. Vous ne passez pas votre temps à compter votre bétail, votre or ou à vous vanter des femmes que vous possédez.

— Nous ne pensons pas à nos femmes en termes de possession. Une femme est-elle une chose que l’on possède ?

— Tu vois ? dit Atara en se tournant vers moi. Tu vois ? »

Je restai un moment silencieux à regarder sa peau ambrée et ses longs cheveux dorés. « Nous sommes des guerriers, Atara. Nous tuons des hommes nous aussi.

— Oui, vous tuez vos ennemis avec une férocité effroyable, mais uniquement pour protéger ceux que vous aimez, pas parce que vous aimez tuer.

— Parfois, c’est vrai. Mais parfois nous nous conduisons en sauvages.

— Vous maniez l’épée comme des sauvages, dit-elle, c’est vrai. Et pourtant, à d’autres moments, vous faites preuve d’une telle douceur. Vous avez une telle sérénité intérieure. Vous chantez pour les étoiles ! Et je crois que parfois, les étoiles vous répondent. Dans la lumière, dans le feu. Ah, ce feu ! Il brûle si fort en vous. Il est si chaud, si pur, si doux. »

À ce moment-là, je me réjouissais presque qu’elle ne puisse pas plonger son regard dans le mien, car je ne sais pas si j’aurais pu supporter ce que j’y aurais vu.

« Et c’est pour cela, conclut-elle en respirant avec peine, qu’il est bon que nous ne campions pas avec vous et que nous ne prenions pas nos repas ensemble. D’ailleurs, que diraient vos femmes si lord Harsha et les autres parvenaient à leurs fins ?

— Lord Harsha est veuf depuis de nombreuses années. Et les Gardiens n’ont pas de femmes.

— C’est encore pire. Tu veux dire pas d’épouses ou personne à qui ils aient promis fidélité ?

— Pas d’épouses. Nous avons des engagements, bien sûr. Et des espoirs. »

Je tendis le bras et pris sa main dans la mienne. Cette belle main, longue et délicate et pourtant forte d’avoir manié l’arc pendant de nombreuses années, cette main paraissait froide et raide comme si la chaleur du feu n’avait fait qu’effleurer sa peau sans pénétrer à l’intérieur. Doucement, mais avec une grande fermeté, elle la retira.

« Non, non, tu ne dois pas me toucher, dit-elle.

— Pourquoi ? Parce que tu es une Manslayer qui menace les hommes avec son couteau ? Ou parce que tu es imakla ?

— Parce que je ne supporte pas d’être touchée de cette manière. Et toi non plus.

— Rien n’a changé, alors ?

— Ça aurait dû ?

— Oui, répondis-je. Ça aurait dû. »

Je pensai à maître Juwain se précipitant au château de mon père pour me montrer ses thèmes astraux et à ce qui s’était passé ensuite entre Baltasar et moi dans la salle du trône. Je pensai à Estrella assise au bord d’un ruisseau de montagne et buvant de l’eau dans une petite coupe en or en toute innocence.

« Je suis toujours tenue par mes vœux, me rappela-t-elle.

— Tu as tué soixante et onze hommes et l’idée d’en tuer d’autres te fait horreur.

— Pourtant, il le faudra bien si, comme cela semble probable, il y a une guerre.

— Mais la guerre n’est pas inéluctable, répliquai-je. Nous devons l’empêcher. Quant à tes vœux, tu les as faits à la Société des Manslayers, n’est-ce pas ?

— Oui, et à moi-même.

— Mais il y a des vœux plus importants, tu ne crois pas ? Rien qu’en naissant, tu t’es engagée devant la vie et devant l’Unique qui t’a donné la vie. »

Elle finit par prendre son verre d’eau-de-vie et par en avaler une grande gorgée. Puis elle dit : « Honorons-nous vraiment la vie en rompant nos vœux ?

— Le vieil âge et les vieilles traditions touchent à leur fin. Une nouvelle vie s’ouvre, il est temps de faire de nouveaux vœux.

— À toi, par exemple ?

— Oui, à moi – à nous et au monde entier. À la nouvelle vie que nous allons faire naître.

— Mais je suis toujours aveugle, dit-elle. Et ça, rien ne pourra le changer. »

Je levai les yeux vers le ciel, vers les différentes constellations qui y dessinaient comme une tapisserie chatoyante de diamants et de soie noire. Les étoiles les plus brillantes, Solaru, Aras et Varshara, répandaient leur lumière pure et merveilleuse.

« S’il s’agit vraiment d’un nouvel âge, lui expliquai-je, l’heure est venue de former de nouveaux espoirs. »

Elle tira sur le bandeau qui lui entourait le visage. « En me prenant mes yeux, Morjin m’a pris tous mes espoirs.

— Pourtant tu as ta vision, plus puissante qu’avant.

— Ce n’est pas la même chose, répondit-elle. Quand on voit comme je voyais auparavant, le soleil illumine les choses : une pierre, une fleur, un enfant. Le monde entier… renvoie la lumière dans nos yeux, nous atteint dans toute sa splendeur. Tout est si brillant, si chaud, si doux. Mais maintenant, ce que tu appelles ma vision est… si froid. C’est comme appréhender le monde à travers des eaux glaciales.

— Tu as tes mains. Tu as ton cœur – un cœur enflammé. Aucune femme ne peut aimer un enfant comme toi.

— Un enfant, Val ?

— Nos fils. Nos filles.

— Non, dit-elle en secouant la tête. Tu ne vois donc pas que ce n’est pas possible ?

— Mais pourquoi ?

— Parce que tout est enterré sous ce linceul, continua-t-elle en posant la main sur son bandeau blanc. Parce que… c’est dans la lumière des yeux de sa mère qu’un nouveau-né apprend à devenir un être humain. »

Je tournai le regard vers le feu et ne répondis rien. Les flammes luttaient toujours contre une bûche de bonne taille qui se calcinait. Dessous, les braises couvertes de cendres et brillant d’un rouge intense, semblaient brûlantes. Elles me rappelaient les braises d’un autre feu qui avaient carbonisé les yeux d’Atara à Argattha ; mes doigts sentaient presque les bords rigides de la boîte que Salmélu m’avait rapportée de cet endroit abandonné. Si c’étaient nos mères qui nous apprenaient à être des humains, qui nous enseignait plus tard à devenir des monstres ?

« Il y a toujours un moyen, murmurai-je. Il y a forcément un moyen.

— Un moyen fait d’espoirs et de miracles ?

— De miracles, oui, si tu veux.

— Quel autre nom donner à cet espoir insensé qui est le tien ? Quel nom te donner à toi ? Lord Valashu ? Seigneur de lumière ? »

Je fis un signe de tête en direction de sa boule de cristal, mais elle ne parut pas remarquer ce léger mouvement. « Qu’as-tu vu dans ta kristei, Atara ? lui demandai-je.

— Trop de choses.

— As-tu vu le Maîtreya ?

— J’ai vu beaucoup de gens… qui ont dû détenir la Pierre de Lumière. Qui la détiendront presque certainement, et qui existent toujours. Mais un moment viendra. Alors apparaîtra quelqu’un qui fera briller la Pierre de Lumière comme personne. Lui, je ne peux pas le voir. Aucune prophétesse ne peut le voir. De la même manière qu’il est impossible de voir la Pierre de Lumière, pour l’instant nous sommes aveugles devant lui, car leurs destinées sont liées.

— Et est-ce que tu as vu qui n’est pas le Maîtreya ? Est-ce possible que ce soit moi ?

— Est-ce que tu souhaites l’être ? » demanda-t-elle ? Elle se tenait immobile, et sa voix était pleine de nostalgie et de mystère.

« On dit que si le Maîtreya ne se présente pas, alors Celui qui apporte les ténèbres revendiquera la Pierre de Lumière à sa place. Et ce n’est peut-être pas le pire.

— Que peut-il y avoir de pire que ça ?

— C’est que dans ce cas, le Maîtreya ne réalisera pas de miracles. »

Atara prit une nouvelle gorgée d’eau-de-vie et je sentis l’alcool fort se répandre dans sa poitrine en brûlant. Elle inspira profondément et retint un instant sa respiration. La douleur intense et sans fin qui l’habitait me donnait envie de pleurer.

« Il faut que tu saches que les miracles que tu souhaites, je les souhaite aussi, désespérément. Mais je ne dois pas, tu comprends ? Et tu ne dois pas non plus.

— Mais pourquoi ne pas souhaiter ce qui est souhaitable ?

— Parce que tu sais ce qui est souhaitable ? » La colère froide contenue dans sa voix me transperça comme un poignard.

« Mon grand-père, dis-je, croyait que l’homme peut forger son propre destin. »

À ces mots, elle sourit tristement. « Tu as des rêves. Des miracles. Tu voudrais utiliser cette chose magnifique qui est en toi pour exercer une influence sur le futur. Et sur toi-même. Mais, Val, il faut que tu saches que le futur a autant de projets pour nous que nous en avons pour lui.

— Parle-moi de ces projets, alors.

— Parle-toi à toi-même. Écoute ton cœur.

— Mais ton cœur à toi ? demandai-je. Tu te rappelles le passage des Guérisons ? "Si nous donnons naissance à ce qui est en nous, ce qui naîtra nous sauvera. Si nous ne donnons pas naissance à ce qui est en nous, ce qui ne naîtra pas nous détruira. " »

Alors qu’Atara respirait doucement et que le feu craquait et gémissait, je sortis la Pierre de Lumière que j’avais reprise à Skyshan un peu plus tôt. Atara dut le sentir. Elle secoua la tête et une onde de terreur la parcourut. Elle murmura : « Non, Val, pas ça, s’il te plaît !

— Il y a toujours un moyen, lui dis-je. Il y a forcément un moyen.

— Non. Pas ce moyen-là. »

Un enfant, me disais-je, naît parfaitement formé de sa mère comme sa mère naît de la terre. La terre, toutes les terres et toutes les étoiles doivent leur existence à l’Unique, comme toutes les choses. Quant à l’essence de L’Unique, cette force créatrice divine, c’est tout simplement l’amour. Le secret même de la création se trouve dans le cœur enflammé de l’Unique. Mais tous les êtres humains ne possèdent-ils pas un peu de cette flamme étincelante ? Dans les Guérisons, il est aussi écrit que « la Pierre de Lumière est le joyau parfait situé dans le lotus qui se trouve à l’intérieur du cœur humain ». Pourquoi ce joyau ne pourrait-il pas être utilisé pour ranimer la flamme de la création jusqu’à ce qu’elle brille comme une étoile ? Et pourquoi Atara ne pourrait-elle pas faire renaître l’être parfaitement formé qu’elle portait en elle ?

« Atara », murmurai-je. Je pris la Pierre de Lumière dans le creux de mes mains et la plaçai entre nous. Je sentis son rayonnement traverser mon armure de diamants et remplir ma poitrine comme le soleil ; je sentis le cœur d’Atara battre à l’unisson avec le mien. Pendant un moment, nous fûmes comme deux étoiles échangeant de la lumière par le biais de pulsations brillantes et dorées. « Atara, Atara. »

Soudain, elle secoua la tête en proie à une force irrésistible. Cette force s’empara de moi et j’eus l’impression qu’elle m’enlevait à Atara et m’arrachait le cœur de la poitrine. Et puis il n’y eut plus que la nuit. À l’intérieur de moi, il y avait un trou noir, infini comme le vide spatial. Le froid était si mordant, si intense que l’angoisse me donna envie de pleurer.

« Non, non, dit Atara. Ce n’est pas possible ! »

La Pierre de Lumière retrouva son calme et je la serrai entre mes mains jusqu’à en avoir mal aux doigts. « Pourquoi, Atara, dis-je, pourquoi ? »

Dans la lumière rouge du feu, son visage exprimait à la fois la fermeté et une angoisse silencieuse. Elle me demanda : « Que se passerait-il si tu ne parvenais pas à accomplir ce miracle ?

— Que se passerait-il si le soleil ne parvenait pas à se lever le matin ?

— Tu es si sûr de toi ! Mais si tu échoues, cette certitude se transformera en désespoir.

— Je ne le permettrai pas.

— Pourras-tu l’éviter ? Pourrais-tu échapper au désespoir qui me détruirait en cas d’échec ? Avec ta valarda et la manière dont tu me regardes depuis toujours ? »

Pourrais-je y échapper ? me demandai-je. Pourrais-je supporter de vivre si l’étoile la plus lumineuse des cieux mourait soudain pour ne plus jamais briller ?

« Cela tuerait ton rêve, me dit-elle doucement. Et cela te tuerait toi, qui es ce qu’il y a de plus beau. Comment pourrais-je permettre ça ? »

Mes yeux se remplirent de larmes brûlantes, trop douloureuses pour être contenues. « Comme tu m’aimes ! dis-je d’une voix entrecoupée.

— Plus que tu ne l’imagineras jamais. Presque autant que tu m’aimes.

— Et c’est pour ça que je suis prêt à courir le risque.

— Oui, tu prendrais le risque pour toi, comme je le prendrais pour moi. Mais nous ne vivons pas que pour nous. »

Je fixai du regard le bandeau banc qui couvrait son visage. Plus que tout au monde, ou presque, je voulais le lui arracher et faire réapparaître les yeux d’un bleu éclatant qui y brillaient autrefois.

« On t’appelle le Maîtreya, dit-elle. Mais si tu ne parviens pas à accomplir ce miracle, quel nom te donneras-tu ?

— Est-ce que c’est important ?

— Plus que tu ne pourras jamais l’imaginer.

— Si j’échoue, tant pis. Il faut tenter l’expérience. Il faut que je sache.

— Oui, il le faut. Mais pas avec ce genre de preuve. As-tu besoin de te prouver que tu es en vie ? Qu’au fond de toi tu es beau, doux et bon ?

— Mais alors, comment saurai-je qui je suis vraiment ?

— Comme pour chacun de nous, c’est à toi, et à toi seul, de le découvrir. »

À travers les flammes tremblotantes du feu, je jetai un coup d’œil aux rangées silencieuses de Gardiens allongés sur leurs fourrures. Derrière eux, d’autres Gardiens montaient la garde près de la ligne d’arbres qui bordait le fleuve. J’écoutai le bruit de l’eau sombre et tumultueuse et les grillons qui chantaient dans l’herbe ; j’écoutai le hurlement des loups au fin fond de la steppe et l’imperceptible et lointain murmure des étoiles.

« Il y a une chose que je sais, répondis-je. Rien de ce que le futur nous réserve n’a d’importance à mes yeux sans ton regard posé sur moi comme auparavant.

— Je t’en prie, ne dis pas ça. Et tes amis ? Ta famille ? Ton peuple ? Le monde entier ?

— Le monde peut se débrouiller sans moi. Il l’a toujours fait. »

En entendant ces mots, elle secoua la tête presque violemment avant de tendre la main vers le nord, l’est et l’ouest, puis se tourna un instant vers le fleuve pour désigner le sud. Sa main se leva brusquement comme pour toucher les étoiles, puis elle revint face à moi. « Le Rayon d’Or se fait de plus en plus brillant.

Parfois, il m’arrive de le voir. Il n’est pas vraiment doré, bien sûr. Il n’a pas de couleur, mais s’il en avait une, je dirais que c’est du glorre : il est doux et brillant et porte en lui un nombre infini de nuances. Et l’infini lui-même. Il m’a… effleurée. Tu as raison de dire que ma vision devient plus puissante. Voilà pourquoi il faut que je te dise ce que je dois te dire. Le destin est en équilibre sur le fil d’une épée bien plus acérée que le couteau dont Karimah a menacé lord Harsha. Ton destin, et celui du monde. Si tu te détournes de lui, tout sera plongé dans les ténèbres. »

Poussant un profond soupir, elle posa sa kristei et tendit la main vers moi. « Puis-je avoir la Pierre de Lumière, s’il te plaît ? »

Je plaçai la Pierre de Lumière juste devant elle. Pendant un moment, elle la chercha à tâtons dans l’air frais de la nuit. Alors, me penchant vers elle, je la lui mis entre les mains.

« Merci, dit-elle. Maintenant, prends ça. »

Elle me donna son cristal et je le gardai à la main sans savoir ce qu’elle attendait de moi.

« Regarde dedans ! m’ordonna-t-elle.

— Mais c’est une boule de voyance. Suis-je un voyant ?

— Regarde dedans ! » répéta-t-elle.

À la lumière du feu qui éclairait juste assez pour y voir, je regardai dans la kristei. Elle était en gelstei blanche, aussi limpide que le pommeau en diamants de mon épée. Il n’y avait rien dedans.

Atara inspira profondément et la Pierre de Lumière s’anima entre ses mains. Une lumière claire et intense jaillit de la coupe, se répandit dans l’espace et m’enveloppa. Elle illumina la boule de cristal. Soudain, stupéfait, je me vis en train de me regarder. Je frissonnai et clignai des yeux, car les yeux que je voyais plonger en moi étaient si noirs, si pleins de rêves que je ne pouvais m’empêcher d’avoir pitié de leur propriétaire. J’essayai de reposer la boule, mais cela me fut impossible, car je vis, surpris, que je tenais mon épée à la place. J’essayai de regarder ailleurs que dans la boule mais je n’y parvins pas ; à travers sa surface transparente, je me vis tenant la kristei, assis devant un feu crépitant, avec les guerriers de notre camp gisant immobiles derrière moi. Effrayé, je poussai un cri. Personne ne m’entendit. La surface scintillante de la sphère se durcit soudain et le monde de ma naissance disparut. Tout autour de moi, brillait une sorte de miroir arrondi et froid. Avec horreur, je constatai que j’avais été happé par la boule et que j’étais retenu prisonnier à l’intérieur. C’est alors que tout devint froid, comme un bleu glacial à l’intérieur du bleu, comme un ciel derrière le ciel. Je me sentis tomber encore et encore dans une inexistence miroitante aux profondeurs infinies. Elle s’ouvrait sur l’intérieur, l’extérieur et vers le haut pour l’éternité.

Pendant un moment interminable, je restai suspendu dans l’espace comme une plume portée par le vent. Je pouvais voir à l’extérieur dans toutes les directions jusqu’au bout du monde. Il régnait une immense clarté. Mon regard plongea à un million de milles au-dessous de moi, comme du haut d’une étoile. Une ville au bord de la mer était la proie des flammes. J’aperçus la grande tour blanche du Soleil, la tour de la Lune et le palais des rois Narmada qui se trouvait au sommet d’une colline au-dessus d’un grand fleuve. Je savais qu’il s’agissait de la ville de Tria et que tout était en train de brûler : les palais, les maisons et les jardins répartis sur les sept collines. Les hommes et les femmes, enflammés comme des torches humaines, couraient en hurlant dans les rues. Je criai que cela ne devait pas arriver, mais cette fois encore, personne ne m’entendit. Tendant le bras vers la Ville de Lumière, je découvris que je tenais encore mon épée à la main. Mes doigts étaient couverts du sang qui coulait le long de sa lame. J’essayai de le faire partir en la frottant avec mon autre main, en vain. Je savais que c’était le sang d’un innocent : peut-être celui d’un enfant qui s’était mis en travers de ma rage meurtrière. Car ma fureur de détruire l’être malfaisant qui avait mis le feu à la ville m’embrasait moi aussi. Une flamme terrible jaillit soudain de mon épée lumineuse et se propagea aux champs et aux forêts autour de Tria. À une vitesse incroyable, le brasier atteignit les herbes du Wendrush et les Montagnes du Levant, puis les sables du Désert Rouge jusqu’à ce que tout Ea soit en feu. Il n’y avait rien à faire ; l’incendie brûlait avec telle violence qu’il carbonisait jusqu’aux rochers nus, atteignant même les entrailles de la terre. Le monde flambait, flambait dans l’immensité de l’espace. Et puis il ne resta plus qu’une petite sphère calcinée et le feu s’éteignit. Alors la lumière mourut à son tour et les ténèbres envahirent les cieux comme une fumée noire impénétrable qui voilà l’éclat des étoiles.

L’obscurité m’enveloppa et déroba la lumière de mes yeux. Pendant un instant qui me parut durer un million d’années, je fus aveugle. Et puis je sentis de nouveau la petite boule de cristal dans ma main. Une lueur de sa gelstei blanche traversa la nuit qui m’enveloppait et, brusquement, des étoiles réapparurent : les lumières éclatantes du Cygne et des Sept Sœurs et de toutes les autres constellations remplirent le ciel au-dessus de la steppe. Les feuilles des peupliers au bord du fleuve s’agitèrent dans leur clarté. Les flammes dansantes du feu se reflétèrent sur le bandeau blanc d’Atara. Elle était assise, immobile, la Pierre de Lumière entre les mains. Elle avait le visage blême et grave.

« Tu vois ? me demanda-t-elle doucement. Tu vois ? »

La gorge sèche, je toussai et frissonnai. Serrant la kristei dans ma main, je plongeai mon regard dans ses profondeurs.

« Est-ce que j’ai bien vu ? demandai-je. Est-ce que j’ai vu la même vision que toi ?

— L’une d’entre elles. Il y en a des millions d’autres. Des millions de millions.

— Mais comment est-ce possible ?

— Apparemment, la gelstei blanche ne se contente pas de stimuler les visions des prophétesses, elle les enregistre également.

— Je ne savais pas qu’elle avait ce pouvoir.

— Peu de personnes le savent, même parmi les prophétesses. Je ne le savais pas moi-même jusqu’à ce soir. Jusqu’à ce que je la stimule avec la Pierre de Lumière. »

Je contemplai la coupe en or qui recueillait les lumières des cieux. Qui savait de quels autres miracles ce petit récipient était capable ? Qui savait comment faire en sorte qu’il les accomplisse ?

« Le futur que tu m’as montré, lui dis-je. C’est ce que je dois craindre si je ne parviens pas à te guérir ?

— Non. C’est ce qui arrivera si tu y parviens – et que tu en conclus que tu es le Maîtreya alors que tu ne l’es pas. »

Je plongeai de nouveau dans le cristal et j’eus la surprise d’y voir Atara qui me regardait. Son joli visage remplissait tout l’intérieur lumineux de la boule. Son bandeau avait disparu. À sa place, il y avait deux yeux limpides et étincelants comme des diamants bleus. Soudain, jaillissant du fond de mon être, mon exaltation se répandit sur elle comme du relb rouge de dragon et s’enflamma. Le cri de ses yeux fut pire que tout ce que j’avais entendu jusque-là. En un instant seulement, le feu brûla sa chair jusqu’aux os et il ne resta plus qu’un crâne enrobé de charbon.

« Ça suffit ! » m’écriai-je en repoussant la boule. L’un des Gardiens postés près du fleuve regarda de mon côté mais je levai la main pour lui indiquer que tout allait bien, même si ce n’était pas vraiment le cas. « Reprends ton cristal, Atara. Je ne veux plus rien voir. »

Je lui remis la kristei dans la main et elle me rendit la Pierre de Lumière. Pendant un moment, nous restâmes assis face à face sans rien dire.

« Tu avais raison pour une chose, dis-je finalement. Ces visions, cette manière de voir, c’est trop net, trop froid. »

Je savais qu’un peu de ce froid terrible demeurerait en moi. Il me rongeait les os et me rappelait les montagnes de glace du Nagarshath.

« Tu comprends, n’est-ce pas ? C’est le monde dans lequel je vis maintenant.

— Mais Atara, il existe un autre monde.

— Ton monde, dit-elle amèrement. Et que tu sois ou non le Maîtreya, tu dois faire tout ton possible pour le sauver. »

Toute la froideur qu’elle avait en elle parut ressortir d’un seul coup. Elle s’obligeait à faire preuve de détachement. La femme à la peau dorée, au souffle et aux rêves ardents avait disparu ; il ne restait plus que la prophétesse enfermée dans le froid éternel des glaciers.

« Atara, Atara, lui dis-je.

— Non, Val. Je ne veux plus parler de ça ! »

J’acquiesçai d’un signe de tête, puis remis la Pierre de Lumière sous mon armure. Après tout, elle avait peut-être raison. Car nous savions tous les deux que si l’un de nous faiblissait, j’étais capable de risquer tous les feux du ciel et de l’enfer pour lui redonner ses yeux.

« Il se fait tard », dit-elle.

Le ton glacial de sa voix était plus que je n’en pouvais supporter ; c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter elle-même, car je sentais en elle un désir intense de s’effondrer contre moi en pleurant – si toutefois elle avait encore des larmes à verser. Alors ce fut moi qui pleurai de la voir si courageuse, si droite, si silencieuse. Son attitude réservée me la faisait aimer davantage et je rêvais d’une épée capable de fendre le tombeau glacial du sacrifice qui me l’avait enlevée.

« Demain, nous resterons ici pour nous reposer, dis-je. Mais après-demain, nous reprendrons notre route vers le lac.

— Pour aller chercher le fameux cristal akashic ?

— Oui. »

À défaut d’épée, me disais-je, peut-être que je trouverais cette grande pierre de la pensée susceptible de renfermer la clé de mon destin.

« Il se fait tard, répéta-t-elle. Nous ferions mieux d’aller nous coucher. »

Elle se leva brusquement et partit en direction du campement des Manslayers. Mais elle trébucha sur une bûche et j’eus juste le temps de la rattraper pour l’empêcher de tomber la tête la première dans le feu. Je pris sa main froide dans la mienne et elle me dit : « Finalement, je crois que je vais avoir besoin d’aide.»

Contournant les rangées de Gardiens endormis, nous nous éloignâmes du feu en direction de la steppe. Nous passâmes à côté des tumulus sombres des tombes des Gardiens qui étaient morts dans la bataille quelques heures auparavant seulement. Ils dormaient d’un sommeil plus profond et ne se réveilleraient pas pour accueillir le jour nouveau. Nous n’avions pas pu graver de pierres tombales et les planter dans la terre à l’endroit où ils gisaient. Aussi murmurai-je leurs noms en silence : Karashan, Aivar, Jushur et Jonawan ainsi que celui de leurs dix-huit compagnons. Je leur promis qu’ils ne se seraient pas sacrifiés en vain en se risquant dans les étendues sauvages du Wendrush. Je me promis à moi-même, et à Atara, que je trouverais le cristal akashic et que je lui ferais rendre ses secrets. Je ne voyais pas d’autre moyen. Car, comme elle me l’avait dit, c’était à moi, et à moi seul, de pénétrer au cœur du mystère de ma vie.