33

Pendant mon retour précipité vers Silvassu où les volutes de fumée au-dessus du château ne cessaient de grandir, je ne m’arrêtai que pour enlever les lourdes protections métalliques de l’armure d’Altaru qui entravaient ses mouvements. Même ainsi allégé, il souffrait terriblement parce que la route montait pratiquement tout le temps et qu’il était déjà fatigué. Cela ne m’empêcha pas de le presser de toutes mes forces. Quand nous atteignîmes la grille sud du château, il était presque entièrement couvert d’écume. Quant à moi, j’eus un coup au cœur en voyant le pont-levis abaissé et les portes en fer ouvertes.

Nous dûmes franchir le pont avec précaution car il était en grande partie carbonisé et brûlait encore par endroits. L’odeur du pétrole dont on avait aspergé les solides poutres me donna des haut-le-cœur. Et quand nous pénétrâmes dans le château, ce fut l’odeur de mort qui me donna la nausée. Juste derrière les portes gisaient les corps de dizaines de guerriers meshiens. Apparemment, tous avaient eu la gorge tranchée. Dans la cour ouest, il y avait des morts partout. Nombre d’entre eux appartenaient à la Garde du Dragon et leur armure rouge avait été fendue par des coups de kalamas mortels. Je remarquai avec une macabre satisfaction qu’à cet endroit, les cadavres de ces pilleurs étaient plus nombreux que ceux de leurs adversaires meshiens. Cependant, au spectacle de toutes ces femmes, tous ces enfants et tous ces vieillards massacrés comme des animaux, je ne pus que ressentir une rage impuissante. Des centaines d’entre eux gisaient dans des mares de sang près de la grille du jardin qui menait à la cour centrale. Ils semblaient avoir été abattus alors qu’ils essayaient de fuir pour se réfugier dans le donjon.

La cour centrale, beaucoup plus grande, abritait encore plus de corps. Les vêtements de certains d’entre eux avaient été inondés de pétrole et enflammés. Et tous n’étaient peut-être pas morts quand les hommes de Morjin y avaient mis le feu. Des chariots et des tombereaux fumaient eux aussi, ainsi que des balles de paille, des tonneaux, des tas de lances et d’épées en bois, les poutres de l’atelier du forgeron – tout ce qui était susceptible de brûler.

Les portes du donjon avaient été fendues en éclats et également enflammées. De nombreux chevaliers étaient morts en tentant de les défendre. Je mis pied à terre et entrai. C’était un véritable charnier. Les pierres des couloirs étaient imbibées du sang des innombrables victimes abattues à cet endroit. D’autres hommes gisaient en tas ensanglantés dans les diverses pièces. Dans l’armurerie, des épées et des lances avaient été brisées et jetées sur une pile de cadavres. Le trésor était vide. Dans ma chambre à l’autre bout du couloir, je découvris Lord Rathald et sa famille. Lord Rathald paraissait avoir été tué en essayant de protéger sa fille et ses petits-enfants qui étaient entassés dans un coin derrière son corps froid. Il avait encore sa kalama pleine de sang à la main. Je ne sais pas pourquoi le Garde du Dragon qui l’avait tué la lui avait laissée.

Au comble de la terreur, je me précipitai dans le couloir. Trébuchant sur une longue rangée de corps, je courus vers les appartements de mes parents en criant aussi fort que possible : « Mère ! Nona ! Mère ! »

Mais les pièces étaient vides. Je cherchai également dans la chambre des serviteurs à côté, dans la bibliothèque et dans les cuisines. À plusieurs reprises, j’appelai ma mère et ma grand-mère. Et puis, la gorge serrée, j’entrai dans la salle du trône.

C’est là que je les découvris. Deux des grandes et longues tables avaient été débarrassées de leurs pieds, redressées et attachées avec des cordes contre les piliers de pierre qui soutenaient le toit. Et ma mère et ma grand-mère avaient été clouées dessus. Ma mère était morte. Sa tunique comportait de nombreuses déchirures ensanglantées et, de part et d’autre de son corps, la table en bois présentait de profondes entailles. Après l’avoir crucifiée, les Gardes du Dragon semblaient l’avoir utilisée comme cible pour s’entraîner au javelot.

Mais ils s’étaient montrés moins miséricordieux avec ma grand-mère. À mon grand étonnement, je vis qu’elle vivait encore. Le sang suintait de ses paumes et de ses pieds nus et quand elle essaya de me parler, son souffle souleva à peine son vieux corps frêle.

« Valashu ! » dit-elle en haletant.

Je m’approchai et lui embrassai les pieds. De grandes pointes en fer avaient été profondément enfoncées dans le bois de la table à travers la peau et les os.

« Il faut que je vous descende de là ! » lui criai-je. Sa tête était retombée sur sa poitrine et je plongeai mon regard dans ses yeux laiteux d’aveugle.

« Je t’en prie, aide-moi, me supplia-t-elle. »

Je tirai mon épée et coupai les cordes qui retenaient la table. Au prix d’un effort qui manqua de me briser le dos, je soulevai la grande plaque de bois et la posai entre les corps étendus sur le sol. Puis, m’agenouillant auprès de ma grand-mère, j’effleurai ses bras tremblotants et ses mains ensanglantées. Je ne voyais pas comment la débarrasser des clous recourbés sans arracher davantage de chair.

« Qui vous a fait ça ? » criai-je.

Elle prit une profonde inspiration et murmura : « C’est… Morjin. Il a dit qu’il voulait que tu le saches. Le traître, Salmélu… il m’a tenu les poignets. Et Morjin a enfoncé les clous.

— Qu’ils soient maudits ! » hurlai-je en agitant mon épée vers le haut plafond de pierre. « Qu’ils soient maudits jusqu’à la mort !

— Valashu…

— Qu’ils soient maudits ! Maudits ! Maudits !

— Valashu, écoute-moi ! implora-t-elle. Je t’en prie, il faut que tu m’aides. »

Serrant mon épée d’une main, j’utilisai l’autre pour repousser les cheveux blancs trempés sur son front.

« Aide-moi à mourir en paix. »

Les yeux voilés de larmes, je contemplai le beau visage de ma grand-mère. Dans ses traits doux, pleins de souffrance, je vis avec surprise qu’il n’y avait pas de haine. Pas de ressentiment non plus, ni de révolte face à la mort – seulement de l’affection et une immense inquiétude à mon égard. Car à sa manière douce et résolue, elle aussi était une guerrière valari. « Promets-moi que tu ne gâcheras pas ta vie à essayer de nous venger.

— Mais c’est impossible ! » hurlai-je. Ma fureur l’atteignit comme un coup et je me mordis les lèvres en la voyant grimacer de douleur. Baissant la voix, je soufflai : « Comment pourrais-je ne pas tuer Morjin ?

— Tue-le s’il le faut, répondit-elle. Mais ne le fais que parce qu’il le faut… pour le bien d’Ea, pas par vengeance. Ne te laisse pas détruire par ton désir de le voir mort.

— Mais je…

— Je t’en prie, Valashu. Ne lui permets pas de te tuer de cette façon. »

Sur ces mots, elle se tut et je crus qu’elle était morte. Mais quelque part en elle, je sentis son cœur battre faiblement.

À ce moment-là, des pas retentirent dans le couloir qui menait au donjon, et Kane, Maram et Atara entrèrent précipitamment dans la pièce. « Ô Seigneur ! s’écria Maram. Ô Seigneur ! » Quelqu’un avait dû leur raconter la mort de mon père et ils avaient quitté le champ de bataille pour me retrouver.

« Il faut la sortir de là ! dis-je en posant ma main sur le poignet de ma grand-mère. Aidez-moi. »

Atara distingua une grosse masse en fer jetée sur le sol à côté du corps d’un petit garçon au crâne défoncé. Elle alla la ramasser, essuya le sang sur le surcot de l’un des Gardes du Dragon, ajoutant une nouvelle tâche rouge sur le vêtement jaune vif, et elle me l’apporta.

« On pourrait essayer de repousser les clous par l’autre côté », dit-elle en tapant doucement sur la table avec la masse.

Kane, Maram et moi nous apprêtions à soulever la table du sol quand ma grand-mère ouvrit brusquement les yeux. Je savais que d’une certaine manière, elle voyait la seule partie de mon être qui importait vraiment. Elle murmura : « Promets-moi, je t’en prie, promets-moi.

— C’est d’accord, je vous le promets.

— C’est bien », approuva-t-elle. Puis elle mourut à son tour, rejoignant ma mère, mon père et mes frères dans ce néant noir et glacial dont on ne revient pas.

Nous décrochâmes ma grand-mère et ma mère de leur support en bois et les étendîmes sur les dalles froides du sol. Arrachant du mur la grande bannière noire ornée du cygne d’argent, je l’utilisai comme linceul pour les couvrir.

À ce moment-là, on entendit des chevaux et des hommes pénétrer dans la cour centrale. Kane me dit que Sar Vikan et ses chevaliers étaient eux aussi revenus au château.

« Empêchez-les d’entrer ici ! » m’écriai-je.

Le visage sombre, mon ami sortit de la salle par la porte sud, discuta quelques instants avec Sar Vikan, puis revint en fermant les portes derrière lui.

Lentement, je me dirigeai vers l’estrade au fond de la salle en passant entre les morts. En approchant, je dus enjamber un petit mur composé de chevaliers de Morjin et des Gardiens qui s’étaient opposés à eux. Dans la mort, Sunjay Naviru avait l’air plus jeune et plus petit que dans mon souvenir. Skyshan de Ki était tombé à côté de lui ainsi que Sar Kimball, Lord Noldru et de nombreux autres chevaliers. Je grimpai sur l’estrade où se trouvaient d’autres ennemis ; un cercle de Gardiens morts entourait le socle de granit blanc.

La Pierre de Lumière avait disparu. À la place il y avait une feuille de papier sur laquelle on avait posé une pièce d’or. Je les pris toutes les deux et les glissai sous mon armure.

Maram s’approcha de moi. « Peut-être que l’un des Gardiens a caché la coupe sur lui. Ou a eu le temps de la dissimuler ailleurs. »

Je dirigeai mon épée vers mes chevaliers morts, mais elle n’émit qu’une faible lumière. Je pointai ensuite Alkaladur vers le sud, dans la direction que Morjin et les milliers d’hommes de la Garde du Dragon avaient dû emprunter pour fuir Mesh avec la Pierre de Lumière. Et la lame brilla d’un éclat argenté.

« Non, elle n’est plus là », dis-je.

Un frisson me parcourut et je tentai de ne pas tomber sur le sol en me tordant de douleur. C’était comme si l’un des chevaliers de Morjin m’avait fauché les jambes, puis s’était servi de son épée pour m’étriper.

Kane s’approcha de moi et posa sa main sur mon épaule.

« Bon. Eh bien, on la reprendra ! On les poursuivra et on tuera le Dragon ! »

En entendant ces mots, Atara secoua la tête. « Non, c’est impossible maintenant.

— C’est vous qui dites ça ? grogna-t-il.

— Oui, c’est moi. Tout ça a été très bien organisé. Cela fait des heures que Morjin est reparti. On ne le rejoindra jamais.

— Mais il faut absolument qu’on le rattrape.

— Il doit avoir des chevaux frais postés sur tout son parcours, expliqua Atara en maintenant sa main sur son bandeau. Nos chevaux sont épuisés. Ils auraient du mal à parcourir un mille au galop.

— Mais Lord Avijan est encore à la tête d’un bataillon de chevaliers !

— Un demi-bataillon, maintenant, répliqua Atara. Et eux aussi sont épuisés. Je doute fort qu’ils aient la volonté de poursuivre Morjin. »

Serrant fermement mon épée dans ma main, j’essayais de trouver la force de rester debout. Je contemplai le socle de granit où la Pierre de Lumière avait brillé avec tant d’éclat, puis je m’écriai :

« Pourquoi a-t-il fallu que cela se produise ? »

L’écho de mes paroles, renvoyé par la pierre froide de la salle et retombant sur les morts dans un bruit de tonnerre, fut ma seule réponse.

Kane s’approcha de l’estrade et retourna l’un des corps. Serrant les dents, je reconnus le visage de Lansar Raasharu.

« C’est lui qui a fait ça, dis-je à Kane. Il a dû réussir à tuer les gardes et il a ouvert les portes à Morjin.

— Bon, fit Kane. Bon.

— C’était une goule, murmurai-je. C’est de lui que Kasandra m’avait dit de me méfier.

— Non, parvint à dire Maram en secouant la tête. Pas Lansar. Ce n’est pas possible.

— Il a toujours haï Morjin, répondis-je. Trop et trop longtemps. Et quand j’ai frappé Ravik et que Noman a tué Baltasar, la haine, comme une robe de feu, a été trop forte. La folie a pris possession de son âme, et Morjin s’est emparé de lui. »

Kane hocha lentement la tête. Ses yeux noirs fouillaient les miens à la recherche de quelque chose. « Oui, c’est probablement ce qui s’est passé.

— Et moi, j’ai aggravé les choses en encourageant Lansar à croire que j’étais le Maîtreya. En fait, il m’avait déjà abandonné une partie de sa volonté.

— Bon. Mais il l’a fait de son propre chef, dit Kane.

— Comment ne l’ai-je pas vu ? continuai-je en regardant les blessures sur le corps de Lansar à l’endroit où Morjin en personne avait dû planter son épée.

— Je t’en prie, ne te sens pas coupable, me supplia Atara en s’approchant de moi.

— Pourquoi n’ai-je rien vu ? » insistai-je en contemplant mon épée.

À ce moment-là, quelqu’un frappa à la porte qui menait au donjon et je lui criai de s’en aller. La voix de maître Juwain répondit : « Val, ouvrez la porte ! »

J’envoyai Maram lui ouvrir. En me retournant, je vis maître Juwain et Liljana entrer dans la salle. Ils avaient presque autant de sang sur leurs vêtements que les morts.

« Que faites-vous là, maître ? » demandai-je. Je jetai un coup d’œil à Liljana. « Il doit y avoir des blessés à soigner. Des milliers de blessés.

— Hélas, répondit maître Juwain. Mais il y a d’autres guérisseurs. Nous avons entendu dire que le château avait été envahi et nous sommes venus pour nous occuper des femmes et des enfants. »

Je fixai du regard la bannière noire qui recouvrait ma mère et ma grand-mère. « Eh bien, vous êtes venus pour rien. Ils sont tous morts. »

Mais je me trompais. On frappa de nouveau à la porte. Maram alla ouvrir et Daj et Estrella se précipitèrent dans la pièce.

« Quoi ! » m’écriai-je.

Estrella courut vers Atara et enfouit son visage dans son armure de cuir en éclatant en sanglots. Daj prit ma main dans la sienne et une lueur sauvage s’alluma dans ses yeux.

« Nous nous sommes cachés sous les caves à vin, m’expliqua-t-il. Dans les pièces au-dessous.

— Mais il n’y a pas de pièces sous les caves à vin ! » m’exclamai-je.

Apparemment, il y en avait : des chambres secrètes, me dit Daj, construites longtemps auparavant. Estrella était tombée dessus par hasard. Autrefois, Daj avait survécu comme un rat dans l’obscurité des tunnels du sous-sol d’Argattha. Et cette fois encore, Estrella et lui avaient miraculeusement survécu.

« Au début, nous avons tenté de nous cacher dans le grenier avec les autres, continua Daj. Mais quand les hommes de Lord Morjin ont commencé à tuer tout le monde et à prendre des esclaves, nous avons cherché une meilleure cachette.

— Il a pris des esclaves ? »

Daj hocha la tête. « Dasha. Priara. La femme de Lord Tomavar. Et d’autres femmes.

— Dasha Ambar ? » s’écria Maram. Les larmes lui montèrent aux yeux. « Alors je n’irai plus faire de promenades à cheval avec elle ! Ah, quel malheur ! Mais au moins, elle a été épargnée. Ces femmes, ces magnifiques femmes sont encore en vie.

— Non, répliquai-je en serrant les poings. C’est pire que si elles étaient mortes. »

Je balayai du regard la salle et les gens immobiles et silencieux étendus sur le sol. Les visages de tous ceux que j’avais vus tomber ce jour-là dans la Prairie de Culhadosh hantaient mon esprit comme des flammes tortueuses.

« Il y a eu tant de morts », murmurai-je. Je pensais à toutes les femmes et à tous les enfants qui avaient trouvé refuge à Lashku, à Godhra et dans les autres villes de Mesh. Je pensais à tous les habitants des autres villes et des autres royaumes d’Ea. « Et il y en a tant d’autres qui vont mourir. »

Atara glissa sa main sur la mienne. « Val, tu…

— Je les ai tous tués ! hurlai-je.

— Non, tu ne dois pas te sentir coupable…

— Tout est ma faute ! continuai-je en retirant ma main. Si je n’étais pas allé à Tria, si je n’avais pas tué Ravik Kirriland, les rois valari auraient envoyé des renforts à Mesh et Morjin n’aurait jamais osé nous envahir.

— Mais tu ne peux pas savoir ! »

Je l’écoutais à peine. « On m’avait dit qu’il y avait une goule. J’ai cru que c’était moi. Mais c’est moi qui ai fait de Lansar ce qu’il est devenu.

— Non, non.

— Mon père avait raison : je n’aurais jamais dû quitter le château. »

D’ailleurs, pourquoi l’avais-je quitté ? Parce que je pensais qu’Asaru avait besoin de moi ? Ou parce que j’étais trop heureux d’avoir ainsi l’occasion de sortir et d’aller tuer Morjin ?

« Il y a eu tant de morts », murmurai-je en regardant tout autour de la salle.

Et soudain, de cet endroit sombre et effrayant dont je m’étais toujours détourné, leurs âmes me convièrent et j’eus envie de les rejoindre. Le dernier souffle d’Asaru brûlait sur mes lèvres. Celui de Mandru, de Yarashan et de mes autres frères aussi. Ma mère criait mon nom tandis que des lances lui transperçaient les membres et le ventre. Et mon père, le fils d’Elkasar Elahad et tous mes ancêtres, même le grand Elahad appelaient encore et encore comme des loups perdus dans une nuit sans fin. Le moment était sans doute venu de mettre enfin un terme à cette ancienne et fière lignée qui remontait à Adar dans les brumes de l’origine des temps.

Tous ces morts, pensai-je en contemplant le linceul noir qui recouvrait ma grand-mère. Tout ce mal.

Je haïssais cette sombre disposition de l’âme autant que je haïssais Morjin et que je me haïssais moi-même. J’avais choisi librement, délibérément, de croire que j’étais le Maîtreya. Et immanquablement, comme le jour entraîne la nuit, ma faute avait entraîné la mort.

« Je le savais, murmurai-je. Je l’ai toujours su. »

La fumée flottait dans la pièce et j’avais du mal à respirer. L’odeur atroce du sang et de la chair carbonisée m’étouffait. La fin du monde, dans une conflagration plus brûlante que le soleil, semblait suspendue dans l’espace. Des lames glacées me transperçaient le ventre, l’aine, la gorge et tout le corps. Mon cœur était une énorme poche de poison sur le point d’éclater. Il y avait trop de souffrances dans le monde et j’en étais en grande partie responsable. J’étais un meurtrier, un vrai meurtrier, et le meurtre était puni de mort.

Je m’éloignai de mes amis à la recherche d’une fissure dans le sol de pierre. Je ne voulais plus jamais revoir un enfant taillé en pièces à coups d’épée. Plus jamais voir la terreur dans le regard de l’homme sur lequel je fondais avec mon épée ; plus jamais sentir sa peur ni entendre ses cris : tout ce que je voulais, c’était rejoindre mes frères Gardiens dans la paix, le silence et le néant.

« Non, Val, non ! » s’écria Atara.

J’avais enfin trouvé un endroit où caler la poignée de mon épée afin de pouvoir me jeter dessus. Je m’apprêtais à le faire mais Kane fut plus rapide que moi. Bondissant à travers la pièce comme un tigre, il me saisit par-derrière. Il avait la force d’une bête sauvage, la force d’un ange, une force incroyable. Ses bras m’enserraient comme des cercles d’acier.

Maram et Liljana vinrent l’aider à me maintenir. Maître Juwain m’ouvrit de force les doigts et Atara s’empara de mon épée. Quand Kane m’eut relâché, elle la lui tendit et il prit entre ses mains la lame étincelante qu’il avait forgée si longtemps auparavant.

« Bon, Val, murmura-t-il en me regardant.

— J’ai une autre épée, lançai-je. Celle avec laquelle j’ai tué Ravik Kirriland. »

La haine montait en moi, de plus en plus violente, de plus en plus profonde. Elle était comme un feu venu du cœur des étoiles auquel rien, surtout pas moi, ne pouvait résister.

C’est alors que Daj s’approcha de moi et les marques des chaînes sur ses poignets me rappelèrent que nombre d’autres personnes avaient souffert plus que moi. Dans l’éclat des yeux noirs et brillants de Kane, je vis l’assurance qu’il n’existait pas de douleur si grande qu’on ne puisse la supporter. Maram, je le savais, avait envie de me dire que nous avions encore de nombreux verres de bière à partager. Atara effleurait ma main avec amour. Quant à Estrella, son regard exprimait non seulement l’affection et la reconnaissance pour lui avoir sauvé la vie, mais aussi quelque chose d’autre. Car elle était réellement le miroir de mon âme. Et malgré tous mes défauts, je me retrouvais dans cette enfant merveilleuse, rebelle, noble et libre. Maître Juwain et Liljana s’approchèrent à leur tour et posèrent leur main sur mon cœur. Soudain, sortant de nulle part, Flick fit son apparition et le visage lumineux d’Alphanderry miroita dans l’air. Tel un cercle d’anges, tous mes amis m’entourèrent. Et mon autre épée disparut.

« Il faut vivre, me dit Kane. Promettez-moi de vivre. »

Je sentis dans mes mains et dans mon cœur la vie que l’Unique m’avait donnée se propageant en moi comme une flamme merveilleuse. Qui étais-je pour décider de l’éteindre ?

« D’accord, répondis-je. Je vous le promets. »

La main de Kane tapa dans la mienne puis la serra, fort, comme s’il éprouvait ma détermination. Il m’attira contre lui, si près que je sentis son regard de braise plonger dans le mien, et murmura : « Bon, Val, bon. »

Un instant plus tard, il s’écarta de moi. « Ha ! » s’exclama-t-il. Puis il me rendit Alkaladur.

Sur sa surface argentée, je vis son visage souriant et farouche et le mien. « Vous vous en seriez servi pour me tuer, n’est-ce pas ? lui demandai-je.

— Oui, grommela-t-il, je l’aurais fait. Car il se serait passé la même chose pour vous que pour Lansar. Si vous aviez abandonné, si vous aviez perdu tout espoir, Morjin vous aurait transformé en goule. Ne sentez-vous pas sa présence dans la pièce ? »

Je balayai toute la salle du regard et approuvai d’un signe de tête.

« Maintenant qu’il a la Pierre de Lumière, dit-il, son pouvoir sera encore plus grand. Nous devons tous garder un œil les uns sur les autres et protéger notre âme. »

Je retournai à l’estrade où les Gardiens avaient donné leur vie, sinon leur âme, pour défendre ce que j’avais abandonné et posai la main sur le front de Sunjay. « J’ai fait tant de mal.

— Oui, admit Kane. Et vivre sera votre châtiment. »

Acceptant sa sentence, je baissai la tête. J’avais défié la volonté de l’Unique une fois pour tenter de mettre un terme aux souffrances du monde. Désormais, je n’essaierais plus d’échapper à la mienne.

Plongeant mon regard dans le silustria de mon épée, j’y vis quelque chose de terrible : je ne devais pas seulement racheter mes fautes mais également celles de tous ceux qui m’avaient précédé, dans ce monde et dans les autres, à travers les grands et les petits âges, depuis la naissance du premier Ardun. Car ma vie avait été forgée dans des feux allumés des milliers et même des millions d’années auparavant. Je n’avais pas fait le monde, j’avais simplement essayé de vivre dedans. Et ce destin ne m’était pas particulier. Car c’était là la tragédie et la splendeur de la vie : que tous les êtres soient liés les uns aux autres par leurs actes et doivent supporter les souffrances et les joies les uns des autres.

Kane s’approcha de moi : « Il faut partir maintenant. Il y a beaucoup à faire.

— Non, je ne partirai jamais d’ici. »

Je contemplai la salle silencieuse. Parmi les centaines de corps des Gardiens près du socle sur l’estrade, je vis ma propre silhouette recroquevillée à l’endroit où j’aurais dû être. Je savais qu’une partie de moi resterait à jamais auprès d’eux. Mais la partie encore vivante en moi avait des devoirs à remplir. Soudain, je me rendis compte que les morts ne peuvent pas pleurer les morts. Seuls les vivants peuvent le faire. À cette pensée, tout ce que je retenais en moi explosa. Je rengainai mon épée, puis m’effondrant contre la poitrine de Kane, je me mis à sangloter comme un petit garçon.

« Val, dit-il, Val. »

Mes autres amis s’approchèrent pour aider à me soutenir. C’est à ce moment-là que se produisit le véritable miracle : alors que la main d’Atara prenait la mienne et que le gros bras de Maram se posait sur mon dos, tous mes amis m’entourèrent et, serrés les uns contre les autres, éclatèrent eux aussi en sanglots.

Au bout de quelque temps, je me redressai et regardai Kane. Avec son beau visage farouche qu’adoucissait son affection pour moi, il me rappela mon grand-père. Maître Juwain me fit penser à mon père, Liljana à ma mère, et Estrella et Daj étaient la petite sœur et le petit frère que je n’aurais plus. En Maram, je trouverais la loyauté d’Asaru, la force de Karshur, les rires de Jonathay, la bravoure de Yarashan et même sa satanée vanité. Et Atara. Sa longue et douce main abritait tous mes espoirs pour l’avenir et la nouvelle famille que nous fonderions peut-être sur la terre.

« Il faut partir, répéta Kane. Il faut rejoindre l’armée.

— Oui, répondis-je. Nous pouvons peut-être encore rattraper Morjin.

— Vous êtes le roi maintenant, Val. »

Je sortis la bague que mon père m’avait donnée, puis je secouai la tête. « Non, je ne peux pas être roi.

— Il le faut. Vous devez monter sur le trône.

— Non. Je n’ai apporté à Mesh que la destruction. La destruction et la mort.

— Et maintenant, vous devez lui redonner la vie.

— Non. Je renonce au trône. »

Atara me serra la main en disant : « Est-ce là encore une façon de te punir ? »

Je respirai profondément en contemplant le bandeau sur son visage.

« Ne vous avisez pas de punir votre peuple de cette manière ! me gronda Liljana. Que pensez-vous que votre père dirait ? »

Maître Juwain me sourit et hocha sa tête chauve. « Je crois que Liljana a raison. Si vous refusez le trône, vous n’apporterez que le chaos à Mesh. »

Maram me sourit à son tour. « Ah, sire Valamesh – c’est bien comme ça qu’on va t’appeler, non ? Ça sonne bien, tu ne trouves pas ? »

Daj me dit qu’il aimerait un jour se mettre à mon service comme chevalier et, sans un mot, Estrella me dit à peu près la même chose.

Alors Kane déclara : « Vous êtes le seul à pouvoir être roi, Val. »

Je m’inclinai devant l’inévitable. « Très bien, alors. S’il doit en être ainsi, je serai roi. »

Je mis la bague de mon père à mon doigt. Elle m’allait parfaitement.

Cela me faisait de la peine de quitter la salle avec mes amis sans m’occuper de ma grand-mère, de ma mère et tous les autres morts. Mais nous avions déjà laissé trop de temps à Morjin pour s’enfuir. Nous rassemblâmes nos chevaux dans la cour centrale et retrouvâmes Sar Vikan qui nous informa que tous ceux qui avaient trouvé refuge dans les étages supérieurs du donjon et partout ailleurs dans le château avaient été passés par le fil de l’épée. Pour l’instant, comme l’avait dit Kane, il n’y avait apparemment rien d’autre à faire que de rejoindre l’armée. Nous enfourchâmes nos montures et sortîmes par la porte ouest et le pont carbonisé en direction de la Prairie de Culhadosh où je me présenterais devant les guerriers de Mesh pour être proclamé roi.

Nous atteignîmes le champ de bataille tard dans l’après-midi. Le soleil descendait vers les montagnes mais sa chaleur brûlait encore les milliers d’hommes qui gisaient dans l’herbe. Ceux qui avaient survécu au combat préparaient rapidement les morts à être enterrés. Dans le ciel, les charognards s’étaient rassemblés et tournaient lentement en cercles paresseux.

Lord Tanu avait pris le commandement de l’armée. Je le retrouvai au centre du terrain en train de discuter avec Lord Tomavar, Lord Avijan, Lord Harsha et Lord Sharad qui dirigeait maintenant les chevaliers du bataillon d’Asaru. Passant devant les guerriers et les chevaliers de Mesh couverts de sang, nous nous dirigeâmes directement vers eux.

« Lord Tanu ! criai-je en m’arrêtant près d’eux. Lord Avijan ! Il faut organiser une poursuite avant qu’il ne soit trop tard. »

Le visage revêche, Lord Tanu fronça les sourcils. En dépit de la fatigue de son corps usé, il se tenait droit, les épaules en arrière, et paraissait presque grand.

« Lord Valashu, dit-il, nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de poursuite. Il va bientôt faire nuit et nos guerriers n’en ont pas la force. »

Les visages des hommes autour de moi étaient hagards et défaits. Les membres tremblants de fatigue, ils s’occupaient d’envelopper les morts dans des linceuls et tous leurs mouvements semblaient pénibles et douloureux.

« Mais on ne peut pas laisser l’ennemi s’en aller comme ça ! » intervint Lord Harsha. Apparemment, cela faisait des heures qu’il argumentait à ce sujet. « Ils doivent être aussi fatigués que nous ! »

Lord Tanu secoua la tête avant de se tourner vers moi pour m’expliquer la logique de sa décision. Les ennemis restants étaient pour la plupart des Galdiens et des Sarni. Ces derniers étaient impossibles à rattraper. Quant aux Galdiens, pourquoi risquer ne serait-ce que la vie d’un seul guerrier de plus à les pourchasser ?

« Ils vont certainement quitter Mesh maintenant et retourner à Galda s’ils le peuvent. Leur armée est anéantie et ils ne présentent plus une menace pour nous.

— Mais Morjin ? demandai-je. Et la Garde du Dragon ? »

Sar Vikan avait déjà mis Lord Tanu au courant des ravages perpétrés au château. Il savait donc que sa fidèle épouse Dashira, qui avait cru que j’étais le Maîtreya, avait été massacrée. Son vieux visage crispé par la haine, il déclara : « Nous les poursuivrions si nous le pouvions. Mais nous avons appris qu’ils disposent de chevaux frais postés le long de la route du sud. Il n’y a pas un cheval à cinq milles à la ronde capable de les rattraper. »

Si certains hommes éprouvent une terrible soif de vengeance après le meurtre de leurs proches, d’autres souhaitent uniquement la fin de leur souffrance. Je savais que les fils de Lord Tanu faisaient partie des hommes de Lord Avijan. Peut-être ne supportait-il pas l’idée qu’ils risquent leur vie une seconde fois ce jour-là.

« Mais nous devons essayer ! insistai-je. Morjin a emporté la Pierre de Lumière ! »

Tremblant d’une colère à peine contenue, Lord Tanu désigna d’abord les morts éparpillés sur le champ de bataille, puis le château fumant derrière lui. « La Pierre de Lumière ? La Pierre de Lumière ? s’exclama-t-il avec rage. Cette maudite coupe n’a apporté que la désolation à notre pays !

— Non, vous vous trompez », répondis-je. Me tournant vers Lord Avijan dont le visage jeune et courageux brûlait du désir de se venger, je demandai : « Vos chevaliers aussi manquent de volonté pour poursuivre Morjin ?

— Pas ceux qui ont vu mourir votre père. Si nous le pouvions, nous irions avec vous. »

Je fis un signe de tête en direction de Lord Sharad, un homme grand et maigre dont les cheveux étaient maculés de sang séché.

« Et vous, Lord chevalier ?

— Après vous avoir vu abattre les Ikuriens qui avaient tué votre frère, nous irions avec vous jusqu’au bout de la terre.

— Très bien, dis-je à Lord Sharad et à Lord Avijan. Alors préparons-nous.

— Arrêtez ! s’écria Lord Tanu en levant la main. Nous avons décidé de ne pas poursuivre l’ennemi – y compris Morjin.

— Et qui a pris cette décision ?

— Moi.

— Très bien. Mais une nouvelle décision vient d’être prise.

— Non, Lord Valashu, aucune nouvelle décision n’a été prise.

— Ah non ? fis-je en levant la main pour lui montrer ma bague aux cinq diamants. Qui est-ce qui commande ici ?

— Tant que les guerriers ne vous auront pas proclamé roi, c’est moi. »

L’éclat des pierres blanches de ma bague me transperça les yeux. « Dans ce cas, rassemblez les guerriers. »

L’heure n’était pas vraiment aux formalités, mais la tradition doit être respectée. Aussi Lord Tanu donna-t-il l’ordre à l’armée de se réunir dans la partie nord de la prairie qui avait été presque entièrement épargnée par la bataille. Il fallut un certain temps pour faire venir les guerriers éparpillés sur les deux milles dévastés et les aligner sur cinquante rangs, par compagnie et par bataillon. En dépit de leur fatigue, ils se tenaient raides comme des piquets, couverts de diamants et de sang. Je mis pied à terre et pris place devant toute l’armée. Derrière moi, Kane, Atara et mes autres amis étaient également descendus de leurs chevaux. Lord Tanu et les autres lords de Mesh se placèrent devant mes hommes, face à moi, avec près de cent maîtres chevaliers qui commandaient les compagnies. Le matin même, ils étaient dix-sept mille à marcher au combat et cela me brisait le cœur de constater qu’ils étaient beaucoup moins nombreux maintenant.

Lord Tanu fit un pas en avant et cria : « Qui se prononce pour que Lord Valashu Elahad soit proclamé roi de Mesh ?

— Moi ! » hurla Lord Harsha. Son unique œil lançant des éclairs, il s’avança en boitant et tendit la main vers moi. « Nous connaissons tous la réputation de Lord Valashu. Nous connaissons tous ses exploits. Ils surpassent ceux de tous les autres rois de Mesh, y compris Télémesh et Aramesh. Que dire de plus ?

— Seulement ceci ! » s’écria un robuste maître chevalier. C’était Sar Jessu, celui dont le bataillon de réserve avait comblé la brèche dans les lignes meshiennes. « Lord Valashu nous a ordonné de rester en arrière jusqu’à ce que l’ennemi perde la raison. C’est cette tactique qui a permis de gagner la bataille et qui a donné à Mesh sa plus grande victoire depuis Sarburn. Que dire de plus ?

— Seulement ceci ! cria Lord Sharad. Lord Valashu a chargé vingt ennemis et en a tué huit avec sa seule épée. Puis il a dirigé une attaque pour prendre l’ennemi à revers. Notre victoire est aussi due à cette tactique. Quarante mille ennemis sont morts ici aujourd’hui et seulement quatre mille Meshiens. Les ennemis étaient quatre fois plus nombreux que nous et nous en avons tué dix fois plus qu’eux ! Que dire de plus ? »

Ces échanges se poursuivirent un bon moment tandis qu’à l’ouest, le soleil descendait sur les sommets couverts de neige.

Certains guerriers, notamment ceux qui occupaient les derniers rangs et les places les plus éloignées sur les côtés avaient du mal à entendre ce qui se disait. Dans un murmure de voix se déplaçant comme les vagues sur la mer, les autres guerriers faisaient passer le message à l’arrière.

« Parfait, s’exclama finalement Lord Tanu. Qui s’oppose à ce que Lord Valashu soit proclamé roi de Mesh ? »

Un court instant, personne ne bougea. On avait l’impression que les treize mille guerriers retenaient leur souffle. Et puis Lord Ramjay, vétéran grisonnant de nombreuses guerres, s’avança.

« Moi ! s’écria-t-il. Nous connaissons tous les exploits de Lord Valashu, en effet. À la bataille de la Montagne Rouge, il a hésité à tuer un ennemi. Et on raconte qu’à Tria, il a tué un grand lord d’Alonie qui n’était pas un ennemi. Dans un accès de colère, il a abattu un innocent avec son maudit pouvoir, ruinant ainsi toutes nos chances de forger une alliance contre le Dragon Rouge. Que dire de plus ?

— Seulement ceci ! » hurla Sar Jalval. Il avait mené l’une des compagnies de Lord Tomavar au combat, et avec ses bras longs et robustes et son grand nez fendu par un ancien coup d’épée, il était presque aussi fort que Karshur. « L’imprudence avec laquelle Lord Valashu a ordonné à la réserve de rester en arrière a bien failli nous anéantir. Elle est responsable de la mort de ses propres frères, Sar Jonathay et Sar Mandru, et de bien d’autres guerriers.

À cause d’elle, nous avons failli connaître notre plus grande défaite depuis la Bataille de Tarshid à l’Âge de la Loi. Nous avons perdu quatre mille hommes aujourd’hui. Comment considérer cela comme une victoire ? Il nous faudra une génération pour remplacer ces pertes, à condition que les fils qu’il nous reste atteignent l’âge adulte. Que dire de plus ?

— Seulement ceci ! » hurla Lord Tomavar. Il tourna son long visage chevalin vers moi, ses yeux tourmentés luisant de colère. « Nous avons perdu quatre mille guerriers ici – et combien de nos proches qui avaient trouvé refuge au château ? Deux de mes petits-fils et quatre de mes petites-filles ont été massacrés comme des porcs ! Ma fille, ma… jeune femme. On dit que Vareva et d’autres femmes ont été enlevées pour être réduites en un esclavage odieux ! Qui parmi ceux qui sont ici présents a également perdu un fils, une fille et une femme aujourd’hui ? Et pourquoi ? Parce que Lord Valashu a délibérément déserté son poste pour la gloire de la bataille. Le château a été pris par la sorcellerie, la Pierre de Lumière a été volée et nos familles sauvagement assassinées. Que dire de plus ? »

Sur le moment, il semblait n’y avoir rien à rajouter. Aucun autre lord, aucun autre maître chevalier ne s’avança pour témoigner contre moi. Les milliers de guerriers alignés devant moi me regardaient de leurs yeux sombres tandis que le doute se répandait dans leurs rangs en une longue plainte.

Lord Tanu s’adressa alors à moi : « Lord Valashu a-t-il quelque chose à ajouter pour ou contre ce qui vient d’être dit ? »

Je baissai les yeux sur les derniers rayons de soleil qui se reflétaient dans l’éclat des cinq diamants de ma bague, puis je regardai Lord Tanu et Lord Tomavar, nobles et graves, qui attendaient ma réponse. Je balayai du regard les milliers de guerriers de Mesh. Que pouvais-je leur dire ? Comment contester leur interprétation de mes actes alors que je les réprouvais moi-même ? Il y avait pourtant un point sur lequel ils se trompaient. Alors, parce que la vérité devait être dite, je pris une profonde inspiration.

« Le château a été pris par trahison, expliquai-je à Lord Tomavar. C’est Lansar Raasharu qui nous a trahis en devenant une goule. »

Je lui racontai ce que je savais des goules, à savoir qu’on ne pouvait voler son âme à un homme contre son gré, qu’il devait nécessairement la livrer.

« Quand un homme est à bout, il finit par s’effondrer, dis-je. C’est pourquoi Lord Raasharu mérite plus notre pitié que notre réprobation. Mais ce grand homme en a été réduit à être les yeux, les mains et le porte-parole de Morjin. Les mots que Lord Raasharu m’a dits étaient ceux de Morjin, pas ceux d’Asaru. C’étaient des mensonges. J’ai cru que mon frère était roi. Que pouvais-je faire d’autre que d’obéir à son ordre ?

— Vous auriez dû obéir à l’ordre de votre père, insista Lord Tomavar. Vous deviez rester au château pour le protéger. Il avait de bonnes raisons de vous choisir pour cette tâche. Car le château a certainement été pris grâce aux maléfices de Morjin. Les portes ont dû être ouvertes par des gardes rendus fous par les illusions de Morjin. Mais chacun sait que Valashu Elahad a acquis le pouvoir de vaincre ces illusions. Si vous n’aviez pas abandonné votre poste, Morjin n’aurait jamais pu se livrer aux exactions qu’il a commises. Pour moi, il n’y a qu’une trahison, la vôtre, pour avoir fait passer la gloire avant votre devoir. » J’avais le visage cramoisi, mais pas à cause de la chaleur de la longue journée passée au soleil. « Vous avez subi une perte terrible aujourd’hui, répliquai-je à Lord Tomavar, comme beaucoup d’entre nous. Comment avoir les idées claires après les choses terrifiantes que nous avons vécues ? Je vous demande seulement de réfléchir à cette question : pourquoi Lord Raasharu aurait-il quitté le champ de bataille si ce n’est pour nous tromper comme il l’a fait ? »

Lord Tomavar fit signe à l’un des maîtres chevaliers qui se trouvaient derrière lui. C’était un homme impassible, à la mâchoire carrée et aux yeux tristes et sombres habités par la mort. Il s’appelait Sar Aldelad.

« Racontez-nous, lui demanda Lord Tomavar, ce que Lord Raasharu vous a dit. »

Sar Aldelad acquiesça d’un signe de tête, puis s’adressa aux lords et aux chevaliers qui se tenaient à proximité : « En quittant le champ de bataille, Lord Raasharu m’a dit que le roi Shamesh lui avait ordonné de retourner au château demander à Lord Valashu de nous envoyer une compagnie de chevaliers en renfort.

— Encore un mensonge ! m’exclamai-je. Lord Raasharu a menti à Sar Aldelad comme il m’a menti à moi.

— Est-ce vraiment un mensonge ? reprit Lord Tomavar. Vous n’avez que ce mot à la bouche.

— Mon père ne se serait jamais séparé de son plus grand seigneur en pleine bataille !

— Sauf s’il avait besoin de quelqu’un en qui vous auriez totalement confiance. D’ailleurs, vous lui avez fait confiance, n’est-ce pas, avant de la trahir en décidant de prendre la tête de cette compagnie de chevaliers ?

— Non, me récriai-je, cela ne s’est pas passé ainsi ! J’ai fait confiance à Lord Raasharu mais il m’a trahi, comme il a trahi tous les gens ici présents et tout Mesh ! »

Lord Tomavar secoua sa longue tête d’avant en arrière et les rubans noués dans ses cheveux s’agitèrent avec un léger bruissement. Puis, rassemblant tout le mépris possible dans sa voix puissante, il lança : « Vous devriez avoir honte de diffamer ainsi un si grand homme qui a fait preuve d’une loyauté sans faille envers votre père – et envers vous. Malheureusement, Lord Raasharu est mort en défendant votre château et il ne peut pas se défendre contre vos accusations gratuites.

— Tout ce que j’ai dit ici aujourd’hui est vrai !

— Vraiment ? Et qui reste-t-il de vivant pour confirmer vos dires ? »

Il s’avéra que ni Sar Vikan ni les chevaliers de sa compagnie n’avaient entendu Lansar Raasharu réclamer ma présence sur le champ de bataille. Une personne, toutefois, l’avait entendu.

« Tout ce que Lord Valashu a dit est vrai ! » s’exclama une voix tonitruante. Maram s’avança, pareil à un gros ours, et alla se mettre devant Lord Tomavar.

« J’étais à la porte avec lui et Lord Raasharu. »

Lord Tomavar hocha la tête. « Chacun sait quel ami fidèle vous êtes pour Lord Valashu. Trop fidèle peut-être.

— Vous me traitez de menteur ? » rugit Maram.

Son visage était devenu cramoisi et paraissait brûler à travers les boucles brunes de sa barbe. Sa main alla se poser sur la poignée de son épée. Il fallait être fou pour défier Lord Tomavar. Mais apparemment, il s’en sentait capable car l’enfer de la bataille avait fait de lui un chevalier valari bien plus qu’il ne le pensait lui-même.

« Non, vous, je ne vous traiterais jamais de menteur, répondit Lord Tomavar. Mais dans le feu de l’action, avec les nouvelles de la bataille, il se peut que vous ayez mal entendu les paroles de Lord Raasharu. Et il n’y a pas de déshonneur à cela.

— Je n’ai pas mal entendu ! protesta Maram. Pour ce qui est de mon honneur, je ne m’en fais pas pour lui. Mais vous ne devriez pas entacher l’honneur de mon ami. Val n’a dit que la vérité ! C’est l’homme le plus honnête que je connaisse – un peu trop même parfois ! Jamais il ne proférerait un mensonge ! »

Lord Tomavar ne broncha pas et me regarda fixement. Avec son armure de diamants, son visage barbouillé de sang et sa colère qui arrivait à son paroxysme, il offrait un spectacle terrifiant. Et brusquement, sa voix retentit comme un bruit de tonnerre : « À Tria, quand on a demandé à Lord Valashu s’il était le Maîtreya, il a affirmé qu’il l’était. Son honneur est donc déjà entaché de la honte de ce mensonge-là. »

Après cela, Lord Tomavar demeura silencieux, et Maram et tous les chevaliers présents aussi. Cette fois, il n’y avait vraiment plus rien à dire.

Le soleil finit par disparaître derrière les montagnes et l’ombre s’étendit sur la prairie. Je sentais les yeux des treize mille guerriers braqués sur moi. J’étais incapable de bouger ; je ne voulais pas respirer. J’étais pris dans une toile faite de haine, de mensonges, et d’une immense culpabilité.

Alors Lord Tanu, conformément à la tradition demanda :

« Qui souhaite mettre son épée au service de Lord Valashu en tant que roi ? »

D’un seul geste, dans un bruit d’acier semblable à une bourrasque de vent froid, cinq mille chevaliers et guerriers tirèrent leur épée pour moi. Ils brandissaient leurs kalamas étincelantes dans ma direction comme autant de rayons de lumière. Cependant, huit mille hommes n’avaient pas dégainé leur épée. Je ne pouvais donc pas être roi de Mesh.

Je m’efforçai de garder un visage aussi impassible que les lords et les maîtres chevaliers qui m’entouraient. Otant la magnifique bague de mon doigt, je la tins un instant serrée dans mon poing avant de la jeter dans l’herbe. Puis je me retournai afin que personne ne puisse voir le rouge de la honte sur mon visage et les larmes dans mes yeux. Et je me mis à marcher vers le nord, en direction de la forêt qui bordait la Prairie de Culhadosh. J’avais à peine conscience d’Altaru qui hennissait doucement derrière moi et de mes amis qui me suivaient avec leurs chevaux. J’avançai sans but. Je voulais seulement continuer à marcher, traverser la Vallée des Cygnes, quitter Mesh et me diriger vers le bout du monde.