18

Les Lokilani nous attendaient sur la plage. Ils devaient être un millier : des hommes, des femmes et des enfants formant trois ou quatre rangs sur le sable, juste au pied du mur de chênes immenses qui s’élevait au-dessus d’eux. Comme les Lokilani que nous avions rencontrés dans le premier Vild, ils étaient de petite taille et portaient sur leur corps souple une jupe mousseuse constituée d’une matière argentée. Ils avaient les mêmes grands yeux vert feuillage. Cependant, nombre d’entre eux arboraient des cheveux presque aussi bouclés et aussi noirs qu’Estrella et ils avaient la peau plus sombre que leurs cousins : leurs bras et leurs jambes nus étaient d’un brun doux et satiné comme les châtaignes. Au grand soulagement de Maram, et au mien, aucun d’eux ne portait d’arcs et de flèches ni aucune autre arme susceptible d’être utilisée contre nous.

Ils nous regardèrent accoster et descendre du bateau. Puis l’un d’eux, un petit homme avec un collier de rubis, montra Flick du doigt et ses grands yeux étonnés s’élargirent encore quand il s’écria : « Les Grands Hommes ont amené un Timpirum ! Si brillant ! Si brillant ! Comment est-ce possible ? »

Dès que nous eûmes posé le pied sur la plage, la silhouette scintillante de Flick se fît encore plus lumineuse. Ses tons rouges étincelaient comme les rubis autour du cou du petit homme, les bleus au centre de son être brillaient comme des saphirs et ses petits éclats argentés tournoyaient en miroitant comme des diamants.

« Les Grands Hommes voient les Timpirums, dit l’homme en me regardant. Comment est-ce possible ? » Ce qui se passa alors devait lui sembler parfaitement inimaginable : de nombreux enfants lokilani, qui ne sont pas autorisés à voir les Timpums, se mirent à faire des bonds en criant tous ensemble, « Moi aussi, je vois le Timpirum ! Je le vois, je le vois !

— Vous apportez des miracles », me dit l’homme. Il parlait avec des inflexions étranges qui étaient à fois semblables et différentes de celles des Lokilani que nous avions rencontrés l’année précédente. Il traversa la plage et se dirigea vers nous comme s’il n’avait jamais imaginé que nos épées pouvaient présenter un danger. Son visage était effronté et curieux. Il déclara s’appeler Aunai et nous demanda notre nom. Nous nous présentâmes. Alors, comme si elle avait reçu un signal, la tribu de Lokilani tout entière traversa l’étroite plage en courant et s’agglutina autour de nous.

« Regardez ces cheveux ! s’écria une petite femme en passant ses doigts dans la chevelure dénouée d’Atara. Ils sont tout dorés, comme les feuilles d’astor !

— Et celui-là ! il n’a pas de cheveux ! s’exclama une autre femme en tendant la main pour tapoter le crâne chauve et luisant de maître Juwain.

— Et regardez ce visage poilu ! ajouta un jeune homme en s’aventurant à toucher la barbe épaisse et brune de Maram. On dirait un ours !

— Il est aussi gros qu’un ours », fit remarquer l’un de ses congénères en plantant son doigt dans le ventre de mon ami.

Estrella qui était menue et brune leur paraissait moins étrange, mais les petits hommes et les petites femmes me contemplaient avec étonnement. Plusieurs d’entre eux se rapprochèrent de moi pour passer leurs doigts minuscules sur les diamants de mon armure, les quatre diamants enchâssés dans ma bague en argent et le gros diamant sur le pommeau de mon épée. Aunai examinait la cicatrice sur mon front. Tout en nous semblait les émerveiller.

De notre côté, nous étions émerveillés d’avoir découvert un nouveau Vild sur Ea. Ici, si les rayons du soleil tombant du ciel bleu paraissaient plus forts et plus lumineux, ils étaient moins éblouissants et leur éclat doré ne brûlait pas. Une douce brise charriait des senteurs délicieuses qui rafraîchissaient nos corps fatigués et nous insufflaient une humeur joyeuse et festive. Et la terre sur laquelle nous nous trouvions vibrait littéralement de secrets anciens et de puissance primitive.

« Magnifique, magnifique ! dit Atara en se penchant pour ramasser un petit diamant qui luisait dans le sable. J’avais oublié à quel point c’était beau. »

Derrière nous, sur l’eau trouble du lac, la brume attendait, semblable à un sombre anneau du destin ; mais devant, les grands arbres du Vild paraissaient nous inviter à pénétrer dans leur verdure éternelle pour y trouver le repos, la joie et la réalisation de nos rêves les plus chers.

L’une des femmes lokilani, plus âgée et plus grande que la plupart des autres, se fraya un passage dans la foule et s’approcha de nous. Elle portait des boucles d’oreilles en émeraude et un diadème formé de minuscules émeraudes sur ses cheveux striés de mèches argentées. Elle avait un très beau visage avec des traits fins et une expression qui dénotait une grande sensibilité et beaucoup de gentillesse. Ses yeux rayonnaient d’un éclat semblable à la lumière du soleil à travers des feuilles d’orme. Aunai nous dit qu’elle s’appelait Ninana. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait de la reine des Lokilani mais je me trompais.

« Le mot "reine" n’existe pas chez nous, me dit Ninana quand j’eus essayé de lui expliquer comment fonctionnait le monde. L’idée que quelqu’un dise aux autres ce qu’ils doivent faire ou ait une opinion prépondérante sur ce qui se passe dans la Forêt nous est étrangère. »

Là-dessus, elle se tourna vers les grands arbres silencieux qui s’élevaient en bordure de la plage.

« Parfois, cela me paraît étrange à moi aussi, lui dis-je. Mais il en est ainsi partout ailleurs, même chez les Lokilani de l’autre Vild. »

Je lui racontai notre traversée de l’Alonie et notre séjour dans le Vild qui était resté caché dans les profondeurs des bois pendant de nombreux âges. Je lui racontai comment Maram, maître Juwain, Atara et moi avions mangé leur fruit sacré, le timana, et comment nous avions reçu le don de voir Flick et tous les autres Timpums vivant dans la Forêt.

« Et penser que vous, Grands Hommes, vous avez trouvé le chemin jusqu’à la Forêt où vivent nos cousins – et maintenant le chemin jusqu’ici, voilà qui est encore plus étrange », remarqua Ninana.

Les centaines de Lokilani debout autour de nous hochèrent la tête et exprimèrent leur étonnement devant notre exploit par des murmures. « Il y a longtemps que personne n’est venu ici, alors ? demandai-je.

— Personne ne vient jamais ici. » Ninana leva les yeux vers le lac et ajouta : « Je veux dire, pas de Grands Hommes. Nous permettons aux oiseaux, aux papillons de venir – et à quelques autres animaux aussi.

— Qui le permet ? Vous n’avez pas de reine, mais y a-t-il quelqu’un d’autre à qui nous pourrions parler ? Un homme ou une femme de pouvoir ? Une sorcière ? »

J’essayai d’expliquer ma perplexité devant les barrières qui avaient failli nous empêcher d’atteindre l’île et de comprendre qui les avait érigées. Les yeux levés vers moi, Ninana m’écouta patiemment. Puis, touchant le tissu de sa jupe, elle me dit : « Il ne faut que deux mains pour tisser la mousse et faire des vêtements, mais il en faut beaucoup – beaucoup, beaucoup – pour tisser la brume autour de la Forêt.

— D’accord, répondis-je en souriant aux Lokilani qui nous encerclaient. Mais nous avons beaucoup de questions et nous ne pouvons pas parler à tout le monde.

— Vous devez parler à tout le monde. Et nous devons parler avec vous. Nous aussi, nous avons beaucoup de questions à vous poser. »

Ninana regarda l’un des enfants lokilani, un petit garçon, danser autour du tourbillon argenté de Flick en tapant dans ses mains, en chantant et en poussant des cris de joie.

« Venez maintenant, dit Ninana, venez. Nous sommes d’accord pour que vous nous accompagniez dans la Forêt pour prendre des rafraîchissements, si vous le souhaitez. »

Comme une volée de moineaux changeant brusquement de direction, tous les Lokilani tournèrent le dos au lac et se mirent à marcher vers les bois, et nous les suivîmes. Quand nous atteignîmes la lisière des arbres, l’air se fît soudain plus frais et plus calme, presque animé d’une vie propre comme les grandes sentinelles vertes tout autour de nous. Il y avait une majorité de chênes et d’ormes géants mais on trouvait également des érables argentés et de nombreux arbres fruitiers chargés de pommes, de poires, de cerises et de longs fruits bleus, brillants comme des pendants d’oreille en lapis-lazuli que je ne connaissais pas. Il y avait plus de fleurs que dans mon souvenir du premier Vild : des coptides, des dentelles de la reine, des pervenches et de toutes petites étoiles de Bethléem qui poussaient en gerbes éclatantes sur le sol de la forêt. Il y poussait aussi des améthystes et des rubis, des saphirs et des diamants parfaits, aussi gros qu’un poing d’homme. Nous devions faire attention à l’endroit où nous mettions les pieds pour ne pas piétiner les magnifiques joyaux avec nos bottes. Les Lokilani, eux, semblaient suivre des lignes invisibles entre les arbres, naturellement et gracieusement, et leurs pieds couverts de corne trouvaient avec précision leur chemin sur le tapis de feuilles dorées étalées devant nous. La plupart d’entre elles provenaient des splendides astors dont les feuilles frémissantes semblaient avoir absorbé l’essence du soleil de sorte que leurs cimes brillaient comme des nuages d’or, même la nuit. Les fruits de l’astor, les timanas sacrés, étaient dorés eux aussi, tout ronds, et luisants comme des grappes de petits soleils.

Mais les plus belles lumières de la Forêt étaient celles des Timpums. Ces petits êtres scintillants étaient des milliers, des millions même. Il y en avait autant de sortes que les écureuils, les cerfs, les oiseaux bleus et les autres animaux à poils ou à plumes qui vivaient là. Pas une fleur qui ne déploie ses pétales éclatants sans un ou plusieurs Timpums voltigeant au-dessus d’elle comme un papillon plus éclatant encore et constitué de lumière pure et étincelante. Pas un arbre, aussi grand soit-il, qui ne soit enveloppé d’un halo lumineux vert, doré, violet, argenté ou bleu. À mesure que nous nous enfoncions dans les bois, Flick faisait connaissance avec ses frères et, tournoyant avec eux dans une danse effrénée d’étincelles blanches et rouges, il semblait leur transmettre son éclat et absorber le leur. Le Vild le stimulait et renouvelait sa splendeur en lui donnant une vivacité merveilleuse à contempler.

À environ deux milles de la plage, nous arrivâmes dans un bosquet d’astors où l’on avait étalé des centaines de tapis tissés dans de longues feuilles brillantes. Sur chaque tapis, il y avait des coupes de nourriture : des fruits frais, des légumes verts, des fruits secs et d’autres aliments produits par la Forêt. Maram jeta un œil sur les pots de vin de baies qu’il en était venu à aimer plus que la bière et l’eau-de-vie. Il buvait aussi des yeux les belles jeunes femmes lokilani qui s’installaient autour des tapis avec les hommes et les enfants. Je sentis son ventre gargouiller à l’idée du festin qui l’attendait et son sang s’enflammer à l’idée d’autres plaisirs plus charnels.

« Oh, Val ! », me dit-il dans un murmure. Nous prîmes place avec nos amis en face de Ninana et de deux autres femmes lokilani dont les seins, me fit-il remarquer, étaient gonflés et parfaits comme des poires. « Je crois que j’ai enfin rejoint mon port d’attache.

— Fais attention, vieux, lui dis-je, et rappelle-toi pourquoi nous sommes ici.

— Un homme aussi gros que moi ne peut-il abriter plusieurs objectifs ? »

Je répondis en souriant : « C’est pour ça que tu as si peu râlé pour accepter de faire cette petite quête ?

— Evidemment. Et puisque j’ai risqué la mort pour venir jusqu’ici, n’ai-je pas le droit maintenant de profiter de… euh… des fruits les plus suaves que la vie a à nous offrir ? »

Il sourit à la jolie femme en face de lui dont le nom s’avéra être Kielii. Puis il ajouta : « J’aimerais bien voir lord Harsha interrompre ce festin-là. »

Juste à ce moment-là, Aunai vint nous rejoindre avec un jeune homme musclé qu’il présenta sous le nom de Taije et qui se révéla être le mari de Kielii. Maram se montra très déçu en l’apprenant, mais cela ne dura pas. Observant les bois autour de lui et toutes les femmes agenouillées sur les tapis, il déclara : « Bah, une abeille ne renonce pas à butiner simplement parce que le nectar de la première fleur qu’il rencontre a déjà été entièrement récolté. »

À mon tour, je jetai un regard autour de nous à la recherche d’une trace du village des Lokilani. Mais sous les branches des astors et, plus loin, entre les énormes troncs des chênes, je ne vis rien qui ressemble à une habitation humaine. Quand je demandai à Ninana où se trouvaient leurs maisons, elle me regarda sans comprendre.

« C’est quoi une maison ? » dit-elle.

J’essayai de lui décrire les différentes constructions dans lesquelles tous les peuples du monde passaient au moins une partie de leur vie. « Même vos cousins d’Alonie construisent des maisons.

— C’est vrai ? s’étonna Ninana. Ça fait longtemps, plus longtemps que longtemps, que personne de chez nous ne s’est rendu là-bas.

— Mais où vous abritez-vous en hiver ?

— Il n’y a pas d’hiver, ici.

— Et quand il pleut et qu’il fait froid ?

— Ici, il ne pleut que lorsque nous voulons qu’il pleuve. Et à ce moment-là, nous nous baignons ou nous attendons au sec sous les plus grands arbres.

— Mais où dormez-vous, alors ? »

Ninana agita la main en direction de la mousse qui recouvrait le sol. « Nous dormons à l’endroit où nous nous trouvons quand nous sommes fatigués. »

Maram qui commençait à s’énerver à la vue des mets délicats étalés devant lui et auxquels il n’avait pas encore pu goûter, grogna : « Et s’il y a des ours, alors ? Vous n’avez pas envie d’un bon feu la nuit et d’un mur solide pour les empêcher d’approcher ? »

Mais ses mots ne firent qu’étonner Ninana et ses amis. Une nouvelle série d’explications s’imposait, qui retarda encore plus notre repas. Je m’efforçai de faire comprendre à Ninana comment les autres peuples faisaient du feu, elle qui n’avait jamais vu que ceux qu’allumait la foudre. Et Maram tenta de décrire les habitudes alimentaires de ses énormes amis poilus.

« Ici, finit par dire Ninana, les ours mangent comme nous. Vos ours à vous tuent vraiment des animaux pour les manger ?

— Quelquefois, répondit Maram.

— Est-ce qu’ils mangent les gens ?

— Pas si on les en empêche », répliqua-t-il avec un sourire nerveux.

Ninana se pencha pour discuter avec Kielii ; leurs mots doux et rythmés coulaient de l’une à l’autre comme un ruisseau mélodieux. Puis Ninana nous demanda : « Est-ce que votre peuple mange les gens ?

— Non ! » répondîmes-nous d’une seule voix. Soudain, me rappelant les horreurs d’Argattha, j’ajoutai : « Seulement dans la maison du Dragon Rouge. Vos cousins l’appellent le Destructeur de la Terre. »

Le visage soudain grave, Ninana dit : « Le Mora’ajin. Oui, nous le connaissons. Il vit dans les montagnes comme un ver. Il dévorerait jusqu’à la terre, s’il le pouvait. »

Les mains d’Atara se refermèrent brusquement sur les feuilles au-dessous de nous et j’échangeai un regard bref avec maître Juwain. C’était incroyable que ces Lokilani qui connaissaient si peu de choses puissent en savoir autant.

« Allons ! s’écria Ninana en regardant Atara. Cette conversation a pris un tour bien triste, trop triste. Il est temps de manger et de s’amuser. Nous parlerons de ces sujets sombres plus tard, s’il le faut. »

Tout autour du bosquet, les centaines de Lokilani assis à leurs petites tables de feuilles avaient déjà commencé à manger et nous fîmes de même. Nous nous régalâmes de mets si bons, si pleins de vie, que nous eûmes l’impression qu’un élixir nous remplissait l’estomac et qu’une chaude sève de printemps coulait dans nos veines. Maram but de nombreuses coupes de vin de sureau mais, curieusement, il paraissait à peine gai. Nous discutâmes de choses et d’autres : des coutumes du Vild de leurs cousins, des tours de Tria, des dauphins qui nageaient dans la mer et chantaient pour ceux qui voulaient bien écouter. Finalement arriva le moment où l’on fit circuler un saladier rempli de timanas mûrs. Estrella n’avait pas l’âge de participer à cette partie du banquet mais le reste d’entre nous était prêt à manger le fruit sacré et dangereux. Un jour, sa saveur douce et merveilleuse avait failli tuer Atara. Mais maintenant que nous avions tous survécu à cette vision initiatique, nous n’avions plus rien à craindre.

Nous nous délectâmes donc de la chair des anges, comme disent les Lokilani pour nommer le fruit doré et notre vision s’en trouva renforcée. Les Timpums nous apparurent avec plus d’éclat et plus de présence qu’auparavant. Atara fut la première à remarquer quelque chose de nouveau chez Flick. À ses volutes argentées, rouges et bleues venait s’ajouter une teinte lumineuse que nous avions vue pour la première fois sur les faces en cristal de l’Alumit, la Montagne de l’Étoile du Matin. Nous appelions cette couleur le glorre. Elle était aussi différente des autres couleurs que le bleu l’est du rouge. C’était comme si les marches resplendissantes de l’arc-en-ciel menaient à cette nuance sacrée, une couleur secrète qui contenait l’essence de toutes les autres et était à la fois leur source et leur culmination. La plupart des hommes et des femmes ne la percevaient pas et il est certain qu’aucun des Lokilani ne l’avait vue.

« Regardez ! s’écria Aunai en sautant sur ses pieds. Regardez le Timpirum que les Grands Hommes ont apporté ! »

Des ondes lumineuses de glorre parcouraient le corps de Flick comme des vagues reflétant les rayons du soleil. Il tourbillonnait sous les astors comme s’il attirait en lui leur beauté surnaturelle.

« Les couleurs ! s’exclama Aunai. Les couleurs ! »

Tous ensemble, les Lokilani des autres tables se levèrent pour apercevoir le miracle qu’Aunai leur montrait. Maintenant, Flick voltigeait à trois mètres au-dessus de ma tête et les centaines d’hommes et de femmes dans le bois pouvaient contempler, ébahis, ses volutes éclatantes de glorre.

« Une nouvelle couleur ! cria Aunai. Comment est-ce possible ? »

Je me le demandais moi aussi. L’absorption de timanas nous permettait-elle de percevoir quelque chose jusque-là demeuré invisible ? Ou le Vild avait-il renforcé les flammes qui constituaient Flick au point qu’il était désormais capable de produire la plus brillante et la plus belle des couleurs ?

Alors que je restais assis, immobile, à regarder Flick, plusieurs Lokilani vinrent à notre table pour le voir de plus près. Dans la lumière de leurs yeux émerveillés, les éclats de glorre étincelant en lui luisaient encore plus fort.

« Vous apportez des miracles », répéta Aunai. Et, se tournant vers Ninana, il ajouta : « Comme tu l’avais prédit. »

Ninana se servit d’une feuille pour essuyer un peu de jus de timana sur ses lèvres. Puis elle me regarda et expliqua : « Certains d’entre nous savaient que l’un de ces miracles allait se produire. C’est pour cela que nous vous avons permis de venir ici.

— Savaient comment ? lui demandai-je. Etes-vous voyants ?

— Voyants ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Après avoir jeté un regard bref à Atara, je me tournai vers Ninana. « Pouvez-vous voir le futur ?

— Non, non. Nous ne voyons que ce qui est. Parfois, si nous regardons très très attentivement, les Timpirums nous montrent ce que nous devons voir.

— Vous le montrent… comment ?

— De la même manière que votre Timpirum nous a montré à tous la couleur que vous appelez glorre. » Ninana fit une pause pour humidifier ses lèvres avec une gorgée de vin de sureau avant de poursuivre : « Allez-vous nous montrer l’autre miracle que vous cachez, Vala’ashu Elahad ? Le joyau qui donne la lumière dorée ? »

Je plongeai mon regard dans les vieux yeux sages de Ninana, étonné une fois de plus par ce qu’elle savait. Puis, devant les centaines de Lokilani qui se pressaient autour de notre table, je mis la main sous mon armure où j’avais glissé la petite coupe que j’avais sortie d’Argattha, me levai et brandis la Pierre de Lumière afin que tous puissent la voir. Elle flamboya dans ma main. Au début son éclat était doré, comme l’avait dit Ninana, mais bientôt, sa lumière se fit plus intense et vira au blanc éblouissant.

« Trop brillant ! Trop brillant ! dit Aunai en protégeant ses yeux avec ses mains. Le joyau est trop brillant ! »

La nuit était tombée depuis plusieurs heures et le monde autour de nous aurait dû être plongé dans l’obscurité. Mais les Timpums éclairaient les bois comme d’innombrables bougies et, au-dessus de nous, la cime des astors ressemblait à de grands dômes lumineux. De plus, je tenais dans ma main une étoile resplendissante. Au début, presque tout le monde fut ébloui par sa lumière. Mais bientôt, son éclat s’accentua encore pour devenir parfaitement limpide, aussi limpide que l’air par une froide journée d’hiver. L’un après l’autre, les Lokilani se révélèrent capables de contempler la Pierre de Lumière sans avoir mal aux yeux. Mais leurs cœurs, comme celui d’Estrella, d’Atara et le mien, connurent alors la douleur délicieuse du miracle. Car Flick venait de s’élancer dans cette lumière pure et les flammes de tout son être brillaient d’une couleur étrange et intense, le glorre. D’autres Timpums, attirés par lui comme des papillons de nuit aux teintes éclatantes, se mirent à danser autour de lui dans le silence infini qui se répandait dans les bois. Flick leur communiqua un peu de son feu et leurs silhouettes se mirent à leur tour à émettre des gerbes de glorre. Ces Timpums s’éloignèrent alors en tournoyant pour rejoindre leurs frères au fond de la forêt et leur transmettre la flamme les uns après les autres comme un incendie se propageant dans l’herbe sèche. En quelques instants seulement, les millions de Timpums de la Forêt s’animèrent de ce feu merveilleux des anges.

Au bout de quelque temps, la Pierre de Lumière retrouva son rayonnement normal et les Lokilani constatèrent qu’il ne s’agissait que d’une simple coupe en or et pas d’un joyau comme l’avait dit Ninana. Flick aussi retrouva son état normal de tourbillon d’étincelles rouges et argentées. Mais son petit être conserva de nombreuses traînées de glorre, tout comme les autres Timpums qui illuminaient les bois silencieux.

« Un très grand miracle, déclara Ninana en contemplant la Pierre de Lumière tandis que je me rasseyais. Me permettez-vous de tenir ce joyau, Vala’ashu ? »

Je mis la coupe dans ses petites mains et elle la serra un moment avant de la passer à Aunai. Je lui racontai en partie comment nous nous étions frayé un chemin dans Argattha pour arracher la Pierre de Lumière à la salle du trône de Morjin.

« Vous avez tellement, tellement, tellement donné pour retrouver ce Joyau de Lumière », me dit-elle. Elle examina le bandeau d’Atara un instant avant de se tourner vers moi et de me regarder comme si elle plongeait au fond de mon cœur. « Mais pourquoi ? Pourquoi ? »

Je tentai de lui expliquer quel était l’objectif du Peuple des Étoiles en envoyant la Pierre de Lumière sur terre. Je lui parlai des batailles qui avaient été livrées pour sa possession au cours des âges. Je lui dis que la coupe en or portait en elle le destin d’Ea et de tous les peuples, y compris celui des Lokilani.

« Ce soir, dis-je, nous avons tous assisté à ce que vous qualifiez de miracle. La Pierre de Lumière en produit beaucoup de semblables. Mais il n’y a qu’un véritable miracle, celui pour lequel elle a été conçue. »

Ninana attendit que je poursuive, puis elle m’encouragea : « Je vous en prie, racontez-nous. »

Après avoir échangé un regard avec maître Juwain, je repris : « Nous n’avons pas encore découvert de quoi il s’agit. Cela fait partie des secrets de la Pierre de Lumière. En revanche, nous savons qu’il existe un être et un seul destiné à opérer ce miracle.

— Et qui est cet être ?

— Nous l’appelons le Maîtreya. »

En entendant prononcer ce nom, Ninana poussa un profond soupir et Aunai fit un signe de tête à Taije. Puis un murmure d’approbation se répandit parmi les hommes et les femmes autour de nous.

« Nous aussi, nous en avons entendu parler, dit Ninana. Nous l’appelons le Matri’aya l’Eclair. C’est lui qui ouvre le ciel, le chemin vers les mondes où la Forêt recouvre toute la terre. Mais nous n’avons jamais entendu dire que le Matri’aya utiliserait un Joyau de Lumière pour y parvenir. »

En dépit du calme que je tentais d’afficher, ses paroles me troublaient profondément. Je ne dis rien sur Morjin qui voulait utiliser la Pierre de Lumière pour ouvrir ses propres chemins vers les mondes des Ténèbres, ni des terres désolées où les arbres avaient été abattus depuis longtemps et où il ne demeurait pas un seul oiseau susceptible de lancer un chant joyeux.

« Je crois que vous êtes venus dans la Forêt à la recherche du Matri’aya me dit soudain Ninana. Mais le Matri’aya n’appartient pas à la Forêt comme les rossignols, les fritillaires, les cerfs – et les Lokilani. Ça, nous le savons. Le Matri’aya viendra d’ailleurs, il prendra la graine la plus précieuse de la Forêt pour l’emporter chez lui afin que les arbres poussent de nouveau dans toutes les terres. »

Je tournai les yeux vers Flick qui voltigeait sous un astor. Les Timpums n’étaient-ils pas, d’une certaine manière, les semences vitales d’où les grands arbres de la Forêt germaient et tiraient leur vie profonde ? Et Flick, cet être étincelant de feu et de glorre, n’était-il pas la plus précieuse de toutes ces graines ?

« Nous sommes bien venus ici à la recherche du Maîtreya, reconnus-je. Cependant, comme vous l’avez dit, nous ne pensions pas le trouver parmi les Lokilani. »

Maître Juwain hocha la tête et ajouta : « Voyez-vous, nous espérions recueillir des informations sur la personne du Maîtreya et sur la manière de le reconnaître. »

Les yeux de Ninana s’attardèrent sur la cicatrice en forme d’éclair sur mon front. Puis elle me demanda : « Etes-vous le Matri’aya ? »

Ma gorge se noua. Avalant rapidement une gorgée du vin doux et frais des Lokilani, je répondis : « Cela reste à prouver. Et à découvrir.

— Alors vous êtes venus ici dans l’espoir que les Timpirums vous le diraient ?

— Pas exactement. Mais on dit qu’ils recèlent un cristal qui pourrait nous révéler les secrets de la Pierre de Lumière – et le Maîtreya.

— Comme vous l’avez vu, il y a beaucoup de cristaux dans la Forêt, dit Ninana en effleurant ses boucles d’oreilles en émeraude.

— Celui-là s’appelle le cristal akashic.

— Je n’ai jamais entendu ce nom.

— C’est une sorte de pierre de la pensée. Elle contient des souvenirs des Âges Anciens. »

À ce moment-là, Ninana jeta un regard entendu à Aunai et mon cœur s’emballa. Elle hocha la tête. « Le Joyau de la Mémoire. Oui, nous connaissons ce cristal. Il a été apporté ici il y a très longtemps. »

Maître Juwain se pencha vers Ninana en se frottant les mains. « Combien de temps, exactement ? Trois cents ans ? Trois mille ans ? »

Ninana fronça les sourcils d’un air perplexe. « Qu’est-ce que c’est un an ? »

La consternation de maître Juwain me fit sourire. En effet, que pouvait représenter un an pour des gens qui ne connaissaient pas l’hiver et vivaient un éternel printemps ?

« Un an, c’est douze mois, lui dit-il. Quand la lune a été pleine douze fois, cela fait un an. »

Il se mit à sourire lui aussi, très heureux d’avoir trouvé une unité de mesure aussi simple pour faire correspondre le temps du monde extérieur avec celui du Vild. Mais sa satisfaction disparut quelques instants plus tard quand Ninana déclara : « Les lunes croissent et décroissent comme les fruits sur les arbres. Mais qui les compte ? Et pourquoi ? Pourquoi ?

— Pourquoi, demandez-vous ? Eh bien, pour mesurer le temps, madame. Pour garder trace de l’histoire et du moment où les événements se produisent. »

Le visage de Ninana se crispa comme si elle venait de mordre dans un fruit amer. « Vous apportez des miracles dans la Forêt, mais vous apportez aussi beaucoup de mots déplaisants. Cette histoire dont vous parlez n’est faite que de guerres et d’événements malheureux. Ici, notre vie consiste seulement à manger et à danser, à faire des enfants et à mourir. Il ne se passe jamais rien que vous pourriez appeler événement. »

Maître Juwain semblait désireux de discuter avec elle. Je l’entendais déjà lui faire un cours sur la nécessité de connaître le passé afin que les générations futures n’aient pas à souffrir de ses maux. Tendant le bras, je serrai sa main noueuse pour le faire taire, puis me tournai vers Ninana : « Vous avez dit que le cristal akashic avait été apporté ici il y a longtemps, n’est-ce pas ?

— Oui, avant la naissance des arrière-grands-mères de nos grands-mères.

— Mais vous avez dit aussi qu’à l’exception des animaux, il ne venait personne de l’extérieur. Pourtant le cristal akashic n’a pas pu être apporté dans ces bois par un oiseau ou un papillon.

— Non, bien sûr que non. Je suis désolée de ne pas avoir été plus claire. J’aurais dû dire qu’aucun homme ne venait jamais ici. »

Maram tapota son ventre proéminent en observant de l’autre côté de la table une petite femme élégante qui se tenait près des autres Lokilani. « Vous voulez dire que vous avez laissé une femme traverser votre maudit brouillard ? demanda-t-il.

— Non, pas du tout, répondit Ninana. Il ne vient aucune femme non plus. »

Maram me jeta un regard et leva les mains en signe d’impuissance. C’est alors qu’Atara, qui avait très peu parlé pendant le banquet, eut un sourire rayonnant. Elle était presque aussi douée que maître Juwain pour résoudre les énigmes, et elle voyait souvent plus de choses.

« On appelle les Timpums les enfants des Galadins, dit-elle à Ninana. Vos cousins pensent que les Galadins arpentaient leurs bois bien avant il y a longtemps et qu’ils ont laissé les Timpums pour illuminer les arbres.

— Oui, les Galada’Dins arpentaient le monde quand celui-ci n’était constitué que de Forêt. Mais celui qui a apporté le Joyau de la Mémoire n’était pas l’un des leurs. Il leur ressemblait, mais il n’était pas aussi brillant. Et il pouvait mourir, comme nous et comme toutes les choses à l’exception des Êtres de Lumière.

— Un des Elijins », murmura doucement Atara.

Je pensais à Kane qui s’appelait autrefois Kalkin et qui pourrait peut-être un jour le redevenir. À Argattha, il m’avait parlé d’un groupe de frères immortels venus avec lui des étoiles sur Ea. Leurs noms avaient été gravés dans ma mémoire avec du feu et du sang : Sarojin, Avérin, Manjin, Balakin et Durrikin. Et puis Iojin, Mayin, Baladin, Nurijin et Garain. Dans la sauvagerie de l’Âge des Épées, tous avaient été tués, tous sauf Kane et Morjin.

« Quel était le nom de cet Elijin ? demandai-je à Ninana.

— Son nom n’est pas resté dans les mémoires.

— Mais vous avez conservé l’histoire de sa venue et du cristal qu’il a apporté. Vous avez dit qu’il pouvait mourir ? Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il est mort ici, dans la Forêt. Nous avons placé le Joyau de la Mémoire au-dessus de sa tombe. »

À cette nouvelle, maître Juwain se réjouit encore plus que Maram devant les jolies femmes lokilani. Atara restait silencieuse et immobile comme si elle essayait de voir ce cristal akashic pour lequel nous avions parcouru tant de milles. Estrella grignotait une poire, les yeux levés vers les feuilles scintillantes des astors comme si nos histoires et nos quêtes ne l’intéressaient pas. Mais les paroles de Ninana me transpercèrent le cœur. Je n’arrivais pas à croire qu’un grand Elijin ait pu mourir ici.

« Et où se trouve cette tombe ? demandai-je à Ninana. Pouvons-nous la voir ?

— Bien sûr. Mais pas ce soir. Maintenant, il est l’heure de chanter, de danser et de dormir. Demain viendra bien assez tôt, bien bien assez tôt. »

Les coutumes de Ninana et de son peuple n’étaient pas vraiment différentes de celle des Lokilani que nous avions déjà rencontrés. Une centaine d’entre eux, peut-être davantage, formèrent des cercles dans des cercles et dansèrent au son de chansons qui devaient être aussi vieilles que la Forêt. Avec leurs yeux d’un vert éclatant et leur façon de virevolter et de tourbillonner, ils me rappelaient les Timpums qui tournoyaient avec eux. Nous nous joignîmes tous à eux pour danser, même Estrella qui ne pouvait pas unir sa voix à la nôtre. Mais je lui avais donné ma flûte et, avec ce petit morceau de bois, elle faisait une musique douce qui enchantait les Lokilani. Elle dansa avec un petit garçon qui aurait pu être son frère sans cesser de jouer à la perfection. Jamais je ne l’avais vue aussi heureuse et cela me fit chaud au cœur.

Finalement, en compagnie des centaines de Lokilani qui s’installaient pour dormir dans les bois autour de nous, nous étalâmes nos capes et nous étendîmes dans la mousse moelleuse. Atara prit Estrella dans ses bras et toutes deux s’endormirent très vite. Maître Juwain en fit autant, car la traversée du lac à la rame un peu plus tôt l’avait épuisé. Comme Maram et moi. Mais je demeurai éveillé à contempler la nouvelle couleur qui irradiait de la silhouette de Flick en me demandant quelles merveilles illumineraient le cristal akashic que nous allions tenter d’ouvrir le lendemain.