12

Le lendemain, au son des trompettes retentissant dans l’air frais du petit matin, je quittai notre campement en compagnie de Maram et des autres chevaliers, et nos colonnes de chevaux hennissants et de Gardiens vigilants se dirigèrent vers l’allée principale du Stade. Là, notre compagnie dut s’arrêter pour laisser passer de longues files de Lagashuns et de Taroners. Le roi Kurshan, resplendissant dans son armure de diamants et son surcot bleu orné d’un grand arbre de vie, fit passer ses hommes devant le Pavillon d’Escrime avant de prendre la direction du terrain réservé à la lance de cavalerie. Le roi Waray et les Taroners, plus nombreux, les suivaient en un flot continu de bannières éclatantes claquant dans le vent et de chevaliers arborant leur emblème : ours d’or et loups blancs, épées en croix et soleil, roses et divers autres blasons. Les Meshiens, accompagnés de mes chevaliers ishkans, se joignirent à cette grande procession. Nous défilâmes sur plus d’un mille jusqu’à l’aire consacrée au lancer de javelot à l’ouest. Nous y retrouvâmes les compagnies de Waashiens, d’Athariens, d’Anjori, d’Ishkans et de Kaashans qui s’y rendaient également. Les gradins sur lesquels les rois valari et les autres personnalités prendraient place pour assister aux faits d’armes de leurs chevaliers se trouvaient dans un pavillon ouvert au-dessus duquel on avait tendu une grande toile écarlate. D’autres gradins plus bas et dépourvus de marquise encadraient le pavillon. Ils étaient déjà occupés par les innombrables habitants de Nar qui étaient arrivés avant l’aube. Ils étaient venus si nombreux que la plupart devaient s’asseoir dans l’herbe à côté des gradins ou rester debout dans l’espoir de voir le spectacle devant eux.

Sur l’herbe encore luisante de rosée, on avait installé une longue rangée de cibles s’étendant du nord au sud. Celles-ci consistaient en un simple cercle de bois évidé, fixé sur un poteau planté dans le sol. Si la compétition de javelot était très difficile, son principe, lui, était très simple : éperonnant leur monture, les chevaliers galopaient en direction de leur cible et lançaient leur javelot à des distances réglementaires dans le but de traverser le cercle de vingt centimètres de diamètre. Une longue ligne bleue, parallèle à la rangée de cibles, avait été peinte dans l’herbe à une distance de dix mètres. Les chevaliers qui ne réussissaient pas à lancer leur javelot avant d’atteindre cette ligne ou à traverser leur cible étaient éliminés. Ceux qui y parvenaient accédaient au deuxième tour. Ils s’élançaient vers la ligne suivante, la jaune, à une distance de vingt mètres. Venaient ensuite la ligne orange dix mètres plus loin et la blanche au-delà. Tous les chevaliers restant en compétition après l’épreuve de la ligne rouge à cinquante mètres devaient combattre les uns contre les autres.

« Et ça, me dit Maram tandis que nous nous rendions au point de rassemblement en compagnie d’Asaru et de Yarashan, c’est la partie de la compétition qui n’a aucun sens.

— Comment ça ? » lui demandai-je. Je me penchai en avant pour tapoter le cou d’Altaru et mon grand cheval de guerre noir hennit d’excitation.

« Réfléchis, vieux. Un chevalier comme toi, ou moi, réussit contre toute attente un exploit pratiquement impossible. Et pour toute récompense, il lui faut affronter un chevalier qui lance son javelot sur lui.

— Mais les lances sont émoussées, fis-je remarquer.

— Pas assez. Elles peuvent quand même t’enfoncer la trachée ou te crever un œil. C’est déjà arrivé.

— Tu te fais trop de souci.

— Et toi, tu ne t’en fais pas assez. Je ne vous comprendrai jamais, vous les Valari ! »

Je vis qu’il serrait son javelot dans sa main moite. Les deux diamants de sa bague étincelaient dans la lumière du petit matin. « Tu devrais pourtant nous comprendre, lui répondis-je, puisque, comme tu l’as dit toi-même, tu es l’un des nôtres maintenant. »

Après lui avoir donné une tape sur l’épaule, je me dirigeai vers Sunjay et Baltasar. Ils faisaient partie des vingt Gardiens qui devaient participer au tournoi pendant que nos autres compagnons, installés derrière les gradins, continueraient à remplir leur mission en assistant au spectacle. Avec Asaru, Yarashan et les quarante autres chevaliers de Mesh arrivés sur place avant nous, le nombre de mes compatriotes à lancer le javelot ce jour-là s’élèverait à soixante-deux – soixante-trois, si on comptait Maram parmi les représentants de Mesh.

Les autres royaumes valari alignaient un nombre similaire de chevaliers. Nous étions réunis dans la zone de rassemblement, les Meshiens avec les Meshiens, les Taroners avec les Taroners et ainsi de suite. Mais quand venait le moment de s’élancer vers la cible qui se trouvait à cent mètres de là, nous nous placions sur la ligne de départ conformément au tirage au sort et non par royaume d’origine. Autrefois, il y a longtemps, le tournoi était un lieu où les royaumes valari se mesuraient et tentaient de prendre le dessus sur les autres. Mais depuis de nombreux siècles, les compétitions ne servaient plus qu’à mesurer des prouesses individuelles : le chevalier qui en sortait victorieux démontrait ainsi la grandeur de la plus glorieuse création de l’Unique.

Pendant que les juges prenaient place près des cibles de l’autre côté du champ, la première vague de chevaliers fut appelée sur la ligne de départ. Ils s’installèrent sous les acclamations des milliers de spectateurs dans les gradins derrière nous. Tous les chevaliers tournèrent leur monture face à leur cible au loin. Parmi eux se trouvaient Maram, Yarashan et Skyshan de Ki. Soudain, les hérauts donnèrent le signal de charger. Et cinquante chevaliers dans leur armure étincelante et leur surcot orné de leur emblème éclatant, pressèrent leur cheval vers l’autre extrémité du champ. Très vite ils gagnèrent de la vitesse tout en restant en ligne ; honte à celui qui cherchait à s’avantager en chargeant moins vite et en traînant derrière les autres. Traversant le champ immense dans un bruit de tonnerre, ils dépassèrent la ligne rouge des cinquante mètres, puis très vite la ligne blanche des quarante, l’orange et la jaune. Les chevaliers les plus audacieux, parmi lesquels se trouvait Yarashan, atteignirent la ligne bleue les premiers et lancèrent leur javelot avant les autres. Mais quelques instant plus tard, les autres chevaliers les rattrapèrent et lancèrent à leur tour leur arme. Les juges levaient des drapeaux pour annoncer l’échec ou le succès des concurrents. Un drapeau blanc signifiait que la lance était passée en douceur à travers son cercle de bois, un noir qu’elle avait raté son but. Et il y avait un drapeau rouge pour disqualifier les chevaliers qui avaient lancé leur javelot après avoir franchi la ligne bleue, que celui-ci ait ou non traversé la cible. Le fait qu’il n’y ait que des drapeaux blancs pour saluer les prouesses de cette première vague de concurrents fut considéré comme un excellent augure pour la réussite du tournoi.

« Eh bien, ce n’était pas si terrible », me dit Maram quand les chevaliers de la première série nous rejoignirent à l’aire de rassemblement. Son cheval et lui étaient couverts de sueur. « Et puis à cette distance, à moins de se casser le cou en tombant de cheval, il n’y a pas de danger.»

Je fus appelé pour la quatrième des dix vagues qui devaient s’élancer vers la ligne bleue. Au signal du héraut, Altaru bondit en avant comme s’il avait compris au plus profond de son être la tâche à accomplir. De chaque côté de nous, les chevaliers galopaient eux aussi vers leur cible. Le vent me fouettait le visage et s’infiltrait entre mon heaume et mes cheveux trempés de sueur. Je sentais les sabots d’Altaru frapper le sol et soulever des mottes de terre. Son grand corps plein de muscles se contractait et se détendait avec une puissance extraordinaire. Pendant quelques instants glorieux, mon cheval et moi avançâmes à travers champ comme un seul animal enfermé dans une peau noire et luisante et une armure de diamants, intimement unis par notre but et notre affection. Des centaines de paires d’yeux nous transperçaient comme des lances, car Altaru, qui ne pouvait supporter d’être dépassé par un autre cavalier, avait pris la tête de la charge. Nous fûmes donc les premiers de cette vague à atteindre la ligne bleue. Quelques secondes avant qu’Altaru ne la franchisse, j’enfonçai mes bottes dans mes étriers et lançai mon javelot aidé par la poussée de l’arrière-train d’Altaru et par la parfaite coordination de son corps avec le mien. Je n’avais jamais été particulièrement bon dans cet exercice et c’est avec une immense joie que je vis ma lance traverser nettement son cercle en bois.

Presque tous les chevaliers de cette vague avaient réussi eux aussi. Mais le jeune Sar Ashur de Waas, qui n’avait jamais fait ses preuves au combat, attendit un instant de trop pour lancer son javelot et fut disqualifié. Et il en fut de même pour quelques chevaliers des vagues suivantes. Quand les cinq cent trente-trois concurrents eurent franchi la ligne bleue, treize chevaliers avaient été éliminés pour les mêmes fautes et neuf avaient complètement manqué leur cible.

Les tours suivants, délimités par des lignes encore plus éloignées, firent encore plus de victimes. Il y eut davantage de chevaliers éliminés à vingt mètres, et encore plus lors de la charge vers la ligne orange des trente mètres. À quarante mètres, je ratai ma cible et Maram commit une faute. Il se plaignit de ne pas avoir pu voir la ligne blanche pratiquement effacée par les sabots des nombreux chevaux qui l’avaient précédé. Je fus triste d’avoir raté de si peu la course vers la dernière ligne, la rouge, et avec elle, la possibilité de marquer un point à cette compétition. Maram prétendait partager ma déception mais je devinais que, en réalité, il était très fier d’avoir tenu plus longtemps que la plupart des autres concurrents – et heureux d’éviter le redoutable affrontement chevalier contre chevalier.

Nous retrouvâmes les autres Meshiens dans la zone de rassemblement pour assister à l’apogée des exploits de la journée. Seuls quatre hommes avaient passé avec succès l’épreuve de la ligne rouge : Asaru, Yarashan, lord Karathar de Lagash et le célèbre lord Dashavay. Je regardai ce dernier chevalier avancer lentement au milieu des autres Waashiens dans la zone de départ qui leur était réservée. C’était un homme parfaitement bâti, au visage encore plus beau que celui de Yarashan. Il ne devait pas avoir plus de quarante ans mais ses cheveux étaient parcourus de fils blancs mélangés aux rubans de bataille. Son emblème était un lion blanc sur champ vert et il portait autour du cou la médaille d’or de champion obtenue lors du tournoi précédent.

Finalement, les hérauts soufflèrent dans leur trompette et lord Dashavay se dirigea vers le terrain pour affronter Asaru. Ils devaient charger l’un contre l’autre et lancer leurs armes émoussées au moment de leur choix. Lord Dashavay réussit à parer le javelot d’Asaru avec son bouclier triangulaire, puis, avec une synchronisation parfaite, il attendit pour viser que mon frère soit déséquilibré par son jet et envoya sa lance droit dans l’épaule d’Asaru où le bois claqua sur les diamants. Les juges accordèrent la victoire à lord Dashavay. Asaru le félicita avant de venir nous rejoindre.

« Lord Dashavay est un grand chevalier, dit Asaru en retirant son heaume et en épongeant la sueur sur son front. Je l’avais déjà affronté au javelot il y a trois ans et son adresse n’a fait qu’augmenter. »

Le temps que Yarashan et lord Karathar prennent place sur le terrain, le soleil était bas dans le ciel du couchant. Comme chacun s’y attendait, lord Karathar eut tôt fait de battre Yarashan, puis ce dernier perdit de nouveau contre Asaru pour la troisième place. Lors du combat final, lord Karathar et lord Dashavay chargèrent l’un contre l’autre à trois reprises avant que lord Karathar ne parvienne à lancer son arme dans la poitrine de lord Dashavay. Elle l’atteignit à quelques centimètres de la gorge et Maram me jeta en silence un regard réprobateur tandis que tous les gens dans les gradins acclamaient lord Karathar et saluaient une fois de plus en lui le vainqueur de la première compétition.

« C’est la cinquième fois qu’il gagne le lancer de javelot, se plaignit Yarashan. Pour que quelqu’un d’autre l’emporte, il faudrait qu’il meure au combat ou de vieillesse. »

Pendant que les juges attribuaient les points – dix pour la première place, cinq pour la deuxième, et trois, deux et un pour les troisième, quatrième et cinquième places – tous les chevaliers qui avaient concouru ce jour-là défilèrent devant le pavillon où le roi Waray et les autres souverains étaient assis. Le roi Waray les félicita d’un signe de tête. Puis il appela lord Karathar, lord Dashavay, Asaru, Yarashan ainsi que Sar Tarval d’Athar qui avait remporté la cinquième place et offrit à chacun d’eux une superbe lance ornée d’une plaque en or rappelant leur exploit. Je fis avancer Altaru dans la foule des hommes et des chevaux qui se trouvaient devant le pavillon pour aller féliciter mes frères. Pendant que je leur serrais la main et vérifiais l’équilibre de leur nouvelle arme, je remarquai que le roi Waray me regardait comme s’il se demandait quand viendrait mon tour d’être honoré.

« Ah ! Quelle belle journée ! s’exclama Maram pendant que nous rejoignions notre campement près des bois. Je boirais bien une bonne bière.

— Tu t’es bien débrouillé, lui dis-je.

— Oui, hein ? Toi aussi. Mais pas assez aux yeux du roi Athar. Et du roi Waray. Tu as vu comment ils nous regardaient ?

— Nous ferons mieux demain, c’est l’épreuve de lutte.

— Toi, tu feras mieux. Moi, je n’ai jamais vraiment aimé m’entraîner à cet art-là.

— Parce que tu étais trop occupé à lutter avec Dasha Ambar et les autres dames. »

Alors que nos chevaux remontaient la rue principale du Stade, Maram admira une jolie vendeuse de soieries vantant ses articles dans une échoppe, puis une voyante qui lui faisait signe d’approcher en souriant. Il se retourna pour jeter un coup d’œil à Béhira qui chevauchait derrière nous avec lord Harsha, puis dit en soupirant : « Cet exercice-là correspond davantage à mes compétences.

— Tu pourrais être très bon à la lutte si seulement tu t’en donnais la peine. C’est en s’entraînant qu’on devient lutteur.

— Non, non, vieux, en s’entraînant, on ne réussit qu’à se rompre les os. Quand j’étais petit, je me suis cassé les doigts en luttant avec mon frère aîné. Et par malchance, mon cousin m’a démis la mâchoire et a failli m’arracher un œil. En fait, quand je baisse les yeux, je préfère découvrir une femme dans mes bras plutôt qu’un inconnu en sueur. »

Je souris parce que, sur ce point, j’étais d’accord avec lui. Le lendemain, nous retrouvâmes les autres chevaliers et les spectateurs dans le vaste Pavillon d’Escrime qui abritait également la compétition de lutte. Maram et moi, ainsi que les chevaliers de Mesh affrontâmes ceux de Taron, d’Ishka et des autres royaumes et nous mesurâmes également les uns aux autres. Ce fut une longue journée de lutte avec nos adversaires : clés de bras, tentatives de prises d’étranglement et de mises à terre, coups portés avec les articulations des doigts, le coude et le genou sur les parties les plus vulnérables du corps. À la pause déjeuner, de nombreux chevaliers avaient été éliminés de cette compétition féroce et beaucoup souffraient de diverses blessures : doigts tordus, nez écrasé, oreilles chauffées, articulations déboîtées et commotions cérébrales.

Désireux de manger quelque chose pour supporter les rounds suivants, je me dirigeai en compagnie de mes frères au nord du Pavillon d’Escrime, à l’endroit où une petite ville de stands et d’étals s’étendait le long de ruelles étroites. Alors que je mangeais des cerises avec Asaru et Yarashan devant l’étal d’un marchand de fruits, lord Harsha et maître Juwain se précipitèrent vers nous à travers la foule. La main sur la poignée de son épée, lord Harsha boita jusqu’à moi et me demanda : « Avez-vous vu Sar Maram ? »

Je regardai derrière le stand d’un chapelier une rangée de vendeurs qui préparaient du faisan et du mouton rôti et d’autres aliments grésillants. « Il m’a dit qu’il allait chercher une part de tarte aux cerises, répondis-je.

— Apparemment, ce n’est pas la seule chose qu’il est parti chercher », répliqua lord Harsha. Il expliqua alors que Béhira l’avait surpris en train d’échanger des confidences avec une belle femme de Lagash et elle craignait qu’il ne lui ait donné rendez-vous. « Ma fille est inquiète, et moi aussi. »

Yarashan qui mangeait une cerise avec délicatesse comme s’il ne voulait pas tacher son beau visage avec le jus, laissa échapper un petit rire. « Vous feriez mieux d’espérer que Maram ne trouve pas de tarte. C’est fou ce que cet homme mange ! Il va probablement ingurgiter tellement de nourriture qu’il sera incapable de concourir cet après-midi.

— S’il ne revient pas rapidement, dit Asaru en levant les yeux vers le soleil, il ratera la prochaine reprise et sera disqualifié. »

Mon frère tenait une prune contre sa lèvre enflée et fendue comme si sa fraîcheur pouvait calmer la douleur. Je frottais mon coude endolori qui avait été étiré et pratiquement retourné. Maître Juwain nous regardait avec toute la compassion dont il était capable, car il avait passé toute la matinée à soigner ce genre de blessures et d’autres bien pires encore. « La disqualification, dit-il soudain, c’est peut-être exactement ce que Maram cherche.

— Ce serait dommage, fit remarquer Yarashan. Qui aurait pu penser qu’il réussirait aussi bien ? Vaincre cinq excellents chevaliers et s’en sortir sans une égratignure ou presque ! »

En réalité, l’un de ses adversaires du jour était parvenu à lui enfoncer un ongle dans l’œil. La griffure était assez profonde et Maître Juwain avait eu beaucoup de mal à le soigner.

« Allons à sa recherche, alors, proposai-je. Il ne peut pas être bien loin.

— Sauf s’il est retourné au camp de Lagash avec cette femme, dit lord Harsha. Enfin, soyons optimistes et essayons d’abord les vendeurs de tartes ! »

Sans attendre notre accord, il serra de nouveau son épée dans sa main et s’enfonça dans la foule. Je lui emboîtai le pas et Asaru, Yarashan et maître Juwain se précipitèrent derrière nous. Aussi vite que possible, nous fîmes le tour de tous les stands de vendeurs de tartes, de boulangers et de pâtissiers de cette partie du Stade. Connaissant Maram comme nous le connaissions, nous allâmes aussi du côté des marchands de bière et des négociants en vins et en alcools, sans résultat. Et puis la trompette retentit une première fois dans le Pavillon d’Escrime derrière nous.

« Il va certainement l’entendre et revenir pour la compétition, dit Asaru.

— Si Sar Maram est en train de faire ce qu’il semble être en train de faire, répliqua lord Harsha, il va entendre d’autres trompettes – celles qui annonceront sa perte. »

Sur ces mots, il plissa les yeux et dégaina son épée de quelques centimètres, et la lumière du soleil se refléta sur l’acier.

Finalement, me fiant à une intuition qui venait de me traverser l’esprit, je guidai mes compagnons vers les dernières échoppes du secteur. Et là, dans l’un des stands de jeu, nous découvrîmes Maram debout devant une table qui lançait une paire de dés en os gravé. Devant lui se trouvait une pile de pièces. Des tas de gens le regardaient, lui et sa pile de pièces, comme s’ils espéraient que sa chance se maintiendrait et se communiquerait à eux comme par magie.

Devant ce spectacle, un soupir de soulagement s’échappa des vieilles lèvres pincées de lord Harsha. Mais Asaru se montra moins indulgent. Fulminant contre Maram, il s’écria : « Tu n’as pas entendu la trompette ?

— Hein ? Quelle trompette ? demanda-t-il en secouant les dés jaunes dans son énorme main.

— C’est bientôt l’heure de ton prochain combat. Il ne faut pas que tu sois en retard.

— Ah bon ? fit Maram en jetant un coup d’œil à sa pile de pièces.

— Non, il ne faut pas, répéta Asaru en tendant le bras et en refermant sa main sur celle de Maram. Qu’est-ce qu’il te prend ? Comment peux-tu jouer aux dés dans un moment pareil ? Tu es un chevalier valari, tu ne dois pas t’adonner à de tels vices.

— Ne dit-on pas que tous les hommes ont besoin d’un vice ?

— Oui, mais toi, tu bois, tu manges comme un goinfre et tu cours les filles. » En disant cela, Asaru jeta un bref regard à lord Harsha dont la main était toujours serrée autour de la poignée de son épée. « Et maintenant, en plus, tu joues.

— C’est que je n’ai pas encore décidé quel vice je vais choisir. »

Je ne pus m’empêcher de sourire devant l’impénitence de Maram, et Yarashan non plus. Asaru lui-même paraissait s’amuser de ses commentaires mais, gardant un visage imperturbable, il lui dit : « Tu ferais mieux de te concentrer sur tes vertus plutôt que sur tes vices. Tu pourrais marquer des points à la lutte, tu sais. »

Maram contempla sa pile de pièces, puis les autres joueurs autour de la table. Il se frotta l’œil et répondit : « Je préfère jouer des pièces d’or plutôt que des parties de mon corps auxquelles je tiens davantage. »

À ce moment-là, la trompette sonna une deuxième fois dans le lointain.

« Tu es prêt à abandonner le tournoi, alors ? demanda Asaru.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? répliqua Maram en le regardant dans les yeux. J’ai été blessé, non ? »

En entendant cela, Yarashan s’esclaffa : « Si on peut appeler blessure une égratignure. »

L’éclat qui brilla soudain dans les yeux d’Asaru réduisit Yarashan au silence. Asaru dit alors à Maram : « Tu n’as pas envie de faire mentir le roi Mohan qui insinue que tu es incapable de juger les faits d’armes de Val ? Tu n’as pas envie d’aider Val ?

— L’aider à être proclamé Maîtreya ?

— Oui, si c’est ce qu’il faut pour aider Ea. »

Asaru ne quittait pas Maram des yeux et son regard se fit si brillant que mon ami fut forcé de détourner le sien. Serrant les dés dans son poing, il marmonna : « Eh bien, soit, allons lutter ! »

Avec colère, il lança une dernière fois les dés à six faces sur la table. Ils roulèrent et s’arrêtèrent. L’un des autres joueurs examina les faces gravées et secoua la tête, vaincu, en s’écriant : « Double dragons ! Ce chevalier a vraiment trop de chance ! »

Après que le propriétaire de la table eut pris sa part des gains de Maram, celui-ci ramassa ses pièces et les laissa tomber dans une bourse en cuir. Il en distribua quelques-unes aux miséreux qui se tenaient autour de lui, puis repartit vers le Pavillon d’Escrime au moment où résonnait le troisième avertissement.

Cet après-midi-là, Maram semblait avoir été touché par la grâce. Il affronta quatre robustes chevaliers sur le tapis de lutte et il réussit soit à les culbuter, soit à faire une démonstration de mise à mort ou d’étranglement. Il parvint même à battre Asaru. Installés sur les gradins, lord Harsha, Estrella et Béhira assistèrent à ces combats avec une grande inquiétude et un étonnement encore plus grand. De ma place au bord de l’aire de lutte, j’entendis lord Harsha dire à sa fille : « Comment est-ce possible ? La chance seule ne suffit pas à expliquer que Maram ait battu Asaru. »

Au dernier combat, cependant, Maram perdit contre Sar Rajiru de Kaash. Lors de la cérémonie qui suivit, ils se présentèrent devant le roi Waray pour recevoir ses félicitations en compagnie de Yarashan, Asaru et moi qui étions arrivés troisième, quatrième et cinquième. Ce fut un grand jour pour les chevaliers de Mesh, et le roi Mohan lui-même montra de mauvaise grâce son admiration en nous lançant un regard furieux et en secouant la tête, incrédule.

Ce soir-là, avant le dîner, Maram, Asaru, Yarashan et moi plongeâmes notre corps meurtri dans l’un des baquets en bois installés en bordure de notre camp. Alors que Maram s’aspergeait à pleines mains d’eau chaude fumante, Asaru parut regarder sous les couches de gras de son corps massif. « Tu as pris du muscle depuis ton départ pour la quête.

— C’est ce qui arrive quand on combat des dragons.

— Apparemment. Mais cela n’explique pas ton adresse sur le tapis. La force seule ne suffit pas pour triompher à la lutte.

— Non, ajouta Yarashan en plantant son doigt dans le gros ventre poilu de Maram, notre ami de Délu a dû s’entraîner.

— Maram m’a laissé entendre qu’il ne s’entraînait pas à la lutte », dis-je.

Sous notre regard, le visage de Maram s’empourpra violemment. Difficile de dire si c’était dû à la chaleur du bain ou à la honte. « Ah, Val, j’ai simplement dit que je n’aimais pas pratiquer la lutte. Quand j’étais petit, mon père m’a entraîné au combat corps à corps parce qu’il avait toujours peur qu’un homme armé d’un couteau ne surgisse de derrière un rideau pour m’assassiner. »

En dépit de la chaleur pénétrante de l’eau, je frissonnai en pensant à Sivar de Godhra qui avait été si près de me tuer. « Tu as bien appris, dis-je à Maram.

— Oui, assez bien. À la cour de mon père, personne ne parvenait à me battre. » Maram leva sa bague de chevalier et essuya l’eau sur les deux diamants. « Et puis, depuis que votre père m’a donné ça, j’ai embauché Sar Garash pour reprendre l’entraînement. »

Ainsi pensai-je, le mystère de la deuxième place de Maram à la lutte s’expliquait. Des années auparavant, le vieux Sar Garash avait plusieurs fois gagné le premier prix dans ce sport impitoyable avant d’abandonner la compétition pour enseigner à de jeunes chevaliers comme Asaru, Yarashan et moi.

« Tu t’es entraîné en secret, alors ? lui demanda Asaru. Mais pourquoi ?

— À cause de l’orgueil des Valari, c’est tout. Réfléchis, si on avait su que j’avais quelque talent à la lutte, tous les chevaliers de Silvassu auraient voulu se mesurer à moi. »

Je lui souris : « Tu préfères être connu pour tes autres talents et te mesurer à des femmes dans d’autres luttes plus agréables.

— Exactement, vieux. Exactement.

— Quel coureur de jupons ! »

Maram éclata de rire et m’éclaboussa avec sa main. « Moi, au moins, je mets mes talents en pratique, et je garde mon épée bien affûtée, si tu vois ce que je veux dire. »

Cette remarque parut atteindre Asaru dans sa dignité et dans son orgueil familial. Il se tourna vers moi pour me regarder à travers la vapeur du bain. « Toi aussi, tu devrais t’entraîner avec ton épée, Val, me dit-il.

— Peut-être, mais la femme que j’aime habite très loin et, de toute façon, elle ne veut pas m’épouser. »

Asaru fronça les sourcils. Avec un peu trop de sérieux, il précisa : « Tu sais très bien que je ne parle pas de cette épée-là. »

Je jetai un coup d’œil par-dessus le rebord du baquet à l’endroit où Alkaladur, posée contre les douves en cèdre de la baignoire, attendait dans son fourreau laqué, prête à être dégainée à la moindre alerte. Tous les matins et tous les soirs, je la tirais de son étui pour répéter les mouvements que j’avais appris enfant et pour reprendre les leçons que l’incomparable Kane m’avait inculquées. Mais depuis la quête, je n’avais croisé l’épée avec personne, ni en combat ni à l’exercice.

« Finalement, me dit Asaru, ce sera probablement l’épreuve d’escrime qui déterminera l’issue du tournoi. Comment peux-tu espérer la remporter, Val ? As-tu renoncé comme l’a dit le roi Waray ?

— Non, pas encore. Notre père ne nous a-t-il pas appris à ne jamais abandonner ? » Je passai un peu d’eau chaude sur mon coude douloureux avant d’ajouter : « Et puis il est trop tôt pour parler d’escrime alors qu’il nous faut encore survivre à l’épreuve de masse de demain. »

En entendant mentionner cette compétition brutale, Maram poussa un gémissement et baissa les yeux vers la surface fumante de l’eau comme s’il espérait y apercevoir son reflet. Puis il murmura pour lui-même autant que pour moi : « Ah, vieux, tu aurais peut-être dû me laisser à mes dés. Je dois avouer que depuis le jour où cet assassin a failli m’assommer, je déteste la masse d’arme. C’est bien de survie qu’il s’agit ! »

Le lendemain matin, dans le vaste champ également consacré à la lance de cavalerie, Maram réussit assez bien les trois premières séries de l’épreuve de masse. Moi, non. Dès le premier round, alors que je concourais contre Arthan de Lagash, la chance me trahit. Ou plutôt, mon don. Arthan avait à peine vingt ans, il n’avait jamais participé à une bataille et personne ne le connaissait. En fait, c’était un simple guerrier qui n’avait pas encore obtenu les deux diamants d’un chevalier accompli. Mais à la masse, c’était une furie. Sous les yeux des rois valari et de cinq mille spectateurs assis à cinquante mètres dans les gradins, il chargea droit sur moi dans l’herbe verte en brandissant sa masse d’un bras puissant et infatigable. Son cheval faillit entrer en collision avec le mien. À cinq reprises, alors que nous faisions faire demi-tour à nos chevaux pantelants dont les gros sabots arrachaient l’herbe en s’enfonçant dans le sol, il fit tournoyer cette arme cruelle pareille à un gourdin dans ma direction. Et à cinq reprises, j’évitai la lourde tête en fer ou la déviai avec mon bouclier tout en tentant de l’atteindre avec la mienne. Certains prétendent que le maniement de la masse ressemble à celui de l’épée, mais j’ai toujours trouvé cette arme lourde et mal équilibrée, impossible à manipuler avec précision et difficile à contrôler. En réalité, je déteste la masse, je ne la sens pas. Arthan le devina. Il pressa donc son cheval trop près d’Altaru pour profiter de son avantage. Ce fut une erreur. Altaru qui aime la violence pleine de hennissements du combat ne supporte pas qu’un autre cheval ou cavalier me blesse s’il peut l’éviter. Alors, poussant un cri de colère, mon farouche étalon donna un coup d’épaule dans la jambe exposée d’Arthan manquant de la briser. Arthan hurla de douleur et moi aussi. En effet, cela faisait trop de mois que je n’avais blessé personne dans une bataille et je n’étais pas préparé à la souffrance atroce qui me traversa. Arthan récupéra plus vite que moi. Tandis que je tentais de retrouver mon souffle, il fit mine de m’attaquer sur le côté, puis avec une puissance inouïe, changea la direction de son coup. La tête de la masse s’arrêta dans l’air à quelques centimètres seulement de ma tempe. Je pouvais remercier le ciel qu’il maîtrise assez son arme pour s’arrêter juste avant de me fendre le crâne. Mais grâce à cette manœuvre difficile, il avait fait la preuve de sa capacité à tuer et m’avait éliminé de la compétition.

Sa victoire jeta le doute sur ma volonté de combattre. Le roi Waray et le roi Mohan et nombre de spectateurs dans les gradins considérèrent mon instant de faiblesse comme une hésitation. Pendant que je retournais vers la zone de rassemblement, le roi Mohan secoua la tête dans ma direction en disant au roi Waray des choses qu’il valait mieux que je n’entende pas.

Le fait qu’Arthan, à la surprise générale, remporte la compétition en dépit de sa jambe blessée ne joua pas en ma faveur. Il était le plus jeune vainqueur depuis deux cents ans. Pour le féliciter de cet exploit, le roi Kurshan lui accorda sa bague à deux diamants et le fit chevalier sur le terrain du tournoi sous les acclamations de la foule.

Parmi les chevaliers meshiens, seul Yarashan marqua des points ce jour-là en se classant deuxième. Cela lui donnait un total de dix points, à égalité avec lord Karathar, Sar Rajiru et Arthan (désormais Sar Arthan) qui avaient tous remporté une épreuve. Certains prétendaient que le système de points du tournoi était injuste et que quelqu’un qui avait marqué dans trois compétitions consécutives devait être plus récompensé que ceux qui n’avaient gagné qu’une fois. Mais ce n’était pas ainsi que les choses se passaient dans les Neuf Royaumes. Quand il s’agissait de bataille, ce qui importait par-dessus tout, l’honneur mis à part, c’était la victoire et cette supériorité était récompensée par le plus grand nombre de points.

Ce jour-là, nous assistâmes aux premières morts du tournoi. Le cheval de Sar Ishadur, en pleine charge contre lord Marsun d’Ishka, trébucha sur la terre retournée et projeta son cavalier la tête la première sur le sol où il se cassa le cou. Maître Juwain lui-même, avec son cristal guérisseur, fut incapable de le garder en vie. Et un peu plus tard dans l’après-midi, Sar Sharald d’Anjo, recru de fatigue, ne parvint pas à retenir un coup violent porté contre le célèbre lord Noladan d’Anjo. Sa masse s’enfonça profondément sous le front du chevalier, il y eut un craquement horrible, le sang jaillit et lord Noladan mourut pratiquement sur le coup. Pour avoir échoué à maîtriser son geste, Sar Sharald fut disqualifié et banni du tournoi. C’était un immense déshonneur, mais tous les chevaliers qui avaient assisté à cette horreur, y compris moi, savaient que ce malheur pouvait leur arriver un jour ou l’autre.

Les pèlerins et autres voyageurs des Montagnes du Levant étaient souvent choqués par la violence des Valari et de leurs tournois triennaux. Cependant, dans le passé, c’était bien pire. À l’Âge de la Loi, alors les hommes des autres pays avaient troqué leur épée pour une pelle afin de construire les grandes tours du Soleil et s’étaient soumis à la volonté du Conseil des Vingt Rois, les Valari, peu convaincus par cette paix, avaient conservé et entretenu leurs épées. Et même si, pendant une période, la paix régna entre les Valari ainsi qu’en Alonie et à Galda, l’esprit de la guerre demeura vivace. Les royaumes rivalisaient les uns avec les autres dans des jeux guerriers compliqués au cours desquels des armées entières se rencontraient sur le terrain et luttaient pour la victoire. Ces jeux s’appelaient Sharshan et les Valari s’y adonnaient avec le plus grand sérieux. Les guerriers, pareils à des pièces d’échecs vivantes, se déplaçaient et combattaient les uns contre les autres selon des règles très précises sur des champs de bataille déterminés. Cependant, à la différence des pièces d’échecs, ils pouvaient être éliminés ou même tués par une épée mal maîtrisée ou un coup de lance malchanceux et les blessés et les morts étaient nombreux lors de ces Sharshan.

Au fil du temps, alors que les ténèbres s’étendaient sur Ea avec l’avènement de l’Âge du Dragon, les Sharshan se développèrent dans deux directions. Les Valari prirent l’habitude de se retrouver à Nar pour montrer leur habileté dans le maniement des armes au cours de combats opposant des compagnies de guerriers et de chevaliers de chaque royaume. Mais comme ces rencontres brutales tuaient encore trop de monde, elles furent finalement abandonnées et remplacées par des compétitions individuelles. Quand les différents entre leurs royaumes devenaient trop violents, les Valari avaient également pris l’habitude de se retrouver sur de véritables champs de bataille à Ishka, Anjo, Taron ou Athar, pour livrer de vrais combats. Au début et pendant quelques siècles, pour limiter les pires conséquences de la guerre, on reprit un grand nombre des règles des Sharshan. Mais ces règles se firent progressivement moins nombreuses et plus simples. Désormais, pour leurs guerres officielles, les Valari s’accordaient sur très peu de choses : la bataille commençait à la date et à l’endroit choisi ; les souverains ennemis se donnaient une possibilité de négocier ; les prisonniers devaient être bien traités et relâchés dès que le roi vaincu s’était rendu ; la bataille ne devait pas être étendue à d’autres régions du royaume afin de ne pas dégénérer en véritable guerre susceptible d’entraîner le pillage des terres, le viol des femmes et le meurtre ou l’asservissement des hommes. Ma crainte était que ces règles ne soient un jour enfreintes, que la sauvagerie inhérente à la guerre ne s’empare du cœur des hommes et ne lui ôte toute retenue et que les magnifiques terres des Montagnes du Levant entre Mesh et la Mer Alonienne ne soient détruites.

Je crois que tous ceux qui assistaient au tournoi, du roi Waray au plus modeste jardinier ou domestique, se réjouirent quand la compétition de masse prit fin. Les deux jours suivants furent consacrés au tournoi d’échecs. C’était censé être une période de repos avant le tir à l’arc du lendemain et les épuisantes compétitions de lance de cavalerie et d’escrime. Et si c’était bien du repos pour le corps, les déplacements complexes des pièces d’ivoire et d’ébène sur les soixante-quatre cases noires et blanches éprouvaient cruellement l’esprit. Je gagnai cinq parties et finis ex aequo dans deux autres. Yarashan ne perdit qu’une partie face à lord Manamar qui remporta la compétition. Quand Yarashan eut reçu le prix attribué à la deuxième place, un chevalier d’argent grand comme la paume de la main, il m’attira à côté des rangées de tables d’échecs pour me parler. Brandissant son prix, il me dit avec une bienveillance qui ne lui ressemblait pas : « C’est à toi qu’il aurait dû revenir. Et le chevalier en or de lord Manamar aussi, peut-être.

— Peut-être, répondis-je. Mais on ne donne pas de prix au quatre-vingt-dix-neuvième.

— Tu as très bien joué. Comme toujours, tu as joué merveilleusement bien pendant vingt ou trente coups, et puis, comme toujours, tu as fait un coup moyen ou carrément une faute. Pourquoi, Val ? Pourquoi ? »

Pourquoi, en effet ? Je secouai la tête parce que je n’avais pas de réponse à apporter à sa question.

Mais Yarashan en avait une. Avec une surprenante gentillesse, il posa sa main sur mon épaule et me sourit : « Est-ce que ça n’aurait pas quelque chose à voir avec ton don ? Tu as tellement l’habitude de te fermer aux autres pour te protéger que tu ne parviens plus à deviner leurs plans. Et en ne pensant qu’à les mettre échec et mat, tu ne vois pas les menaces évidentes qui pèsent sur ton roi. »

Je regardai le beau visage de mon frère avec étonnement. Pour un homme que j’avais toujours considéré comme futile et plutôt creux, c’était assez bien vu.

« Et c’est la même chose dans la vie, ajouta-t-il. C’est notre faiblesse qui nous perd, pas notre intelligence qui nous sauve. Sois prudent, petit frère. Sois prudent. »

Tandis qu’il s’éloignait en brandissant son prix sous les applaudissements des spectateurs de la journée, je réfléchis à ce qu’il venait de dire. Je me jurai de passer en revue mes faiblesses et mes défauts comme je le faisais pour mon armure avant la bataille. Je sentais qu’un jour, prochainement, le sort de beaucoup de gens autour de moi dépendrait de ma capacité à éviter les erreurs et les pièges de mon plus grand ennemi.