6

Quand nous atteignîmes la salle des banquets et des réunions, d’autres personnes s’y trouvaient déjà. Les Gardiens endormis avaient été déplacés au bas de l’estrade et étaient allongés sur le sol de pierre froide. Baltasar avait déployé quarante des nouveaux Gardiens et les avait postés de part et d’autre des marches. Les Gardiens restants montaient la garde sur l’estrade, quinze de chaque côté de la Pierre de Lumière, comme d’habitude. Ils tenaient leur épée serrée entre leurs mains et ne donnaient pas l’impression d’avoir envie de dormir.

Ma mère, vêtue à la hâte d’une simple tunique et d’un châle, discutait avec mon père auprès des Gardiens endormis. Lord Tanu arpentait la salle la main sur son épée et le manque de sommeil lui donnait l’air revêche. Les événements de la nuit semblaient avoir réveillé tout le château.

Je présentai Estrella et racontai brièvement comment elle avait échappé à Salmélu et à ses prêtres. Ma mère se mit à pleurer. Difficile de dire, cependant, si c’était de soulagement de me voir vivant ou de chagrin pour l’enfant. Elle s’approcha de nous, fit un sourire à Estrella, puis posa doucement sa main sur son épaule.

Lord Raasharu, lui, ne se montra pas aussi tendre. Il vint jusqu’à nous, regarda Estrella et dit : « Et si c’était la goule ? »

Indigné par sa question, je levai la main pour l’empêcher d’approcher : « Mais ce n’est qu’une petite fille !

— Excusez-moi, lord Valashu, mais ne serait-il pas encore plus facile au Seigneur des Mensonges d’utiliser quelqu’un d’aussi jeune ?

— Non ! » m’exclamai-je. Puis j’ajoutai : « Si, peut-être, mais pas elle, lord Raasharu. Elle n’est pas plus goule que vous. »

À cet instant, mon regard brûlant dut le convaincre de ce que mon cœur savait avec certitude. Il s’inclina et recula d’un pas, et l’admiration qu’il avait montrée un peu plus tôt à mon égard réapparut sur son visage. Il paraissait honteux d’avoir douté de moi. « Pardonnez-moi, lord Valashu, mais en tant que sénéchal de votre père, je me devais de vous poser cette question.

— Ne vous inquiétez pas, lord Raasharu, dis-je en lui donnant une tape sur le bras. La nuit a été longue et nous sommes tous très fatigués. »

Mais apparemment, ce n’était pas suffisant pour lord Tanu. Il s’approcha de nous à grands pas et posa un regard soupçonneux sur Estrella. « Si ce n’est pas une goule, c’est peut-être une espionne laissée par Salmélu. Elle vient d’Argattha ! Comment être certain qu’elle ne restera pas fidèle aux prêtres Kallimuns et au Dragon Rouge ? »

Ma mère entoura les épaules nues d’Estrella de son châle. Puis elle la prit dans ses bras et la serra contre elle d’un air protecteur. « Si cette enfant est une espionne, alors ce qui est pur est corrompu et moi, je suis aussi aveugle qu’une chauve-souris. »

Lord Tanu ouvrit la bouche comme pour la contredire mais mon père s’avança soudain et s’écria : « Assez ! Le Dragon Rouge nous a tendu des pièges ce soir, mais cette fillette ne doit pas être considérée comme l’un d’eux. Et maintenant, y a-t-il d’autres sujets d’inquiétude ? »

Ceux-ci ne manquaient pas : apparemment, il y avait toujours une goule cachée quelque part dans le château, les trente Gardiens étaient toujours plongés dans leur sommeil surnaturel et j’essayai toujours de résoudre le grand mystère de ma vie.

Pendant que la fouille se poursuivait, mon père envoya un de ses cavaliers les plus rapides au sanctuaire de la Confrérie pour y prendre un livre sur les gelstei ordinaires que maître Juwain avait demandé. Ce dernier pensait que les hommes endormis, étendus sous l’estrade, se réveilleraient naturellement en temps voulu. Mais au cas où ils ne le feraient pas, il voulait vérifier si son livre mentionnait un stimulant ou une tisane susceptible de les réveiller.

« Il doit y avoir un remède spécifique pour neutraliser les effets de la pierre du sommeil, dit-il. Tout comme il doit y avoir un ordre spécifique de pensées pour ouvrir celle-ci. »

En disant ces mots, il sortit la petite pierre de la pensée opalescente qu’il avait rapportée de Nar. En présence de la Pierre de lumière, l’éclat de ses couleurs tourbillonnantes parut s’intensifier.

« Essayez, maître », lui dis-je en le guidant vers l’estrade.

Il bâilla et répondit : « Je crois que j’aurais l’esprit plus clair si nous remettions cela à demain.

— Il est presque demain. N’avons-nous pas attendu assez longtemps ? » répliquai-je.

Les yeux de maître Juwain brillèrent d’un nouvel éclat. Il n’aimait rien tant dans la vie que d’essayer de percer les mystères de l’esprit.

Nous montâmes donc tous les deux sur l’estrade et les Gardiens s’écartèrent pour nous faire de la place. Maître Juwain alla droit à la Pierre de Lumière en tenant sa petite gelstei dans le creux de ses mains. Il ferma les yeux et je me mis à côté de lui. Il était si immobile qu’on avait l’impression qu’il dormait lui aussi.

J’attendais de voir si maître Juwain découvrirait quelque chose susceptible de prouver mon destin. Quel grand mystère que les gelstei ! Le secret de leur fabrication avait pratiquement disparu. Pourtant, il subsistait encore de nombreux livres anciens décrivant comment transformer la matière nue – les éléments de base de la terre – en ces cristaux magnifiques.

Maître Juwain avait un jour éclairci ce mystère : « C’est que les gelstei sont des cristaux vivants et que la connaissance qui préside à leur fabrication est individuelle, spirituelle et vivante. »

On ne pouvait pas les fabriquer à partir d’une recette, m’avait-il dit. Ni les utiliser de cette manière non plus.

Et si c’était vrai pour les gelstei ordinaires, cela l’était encore plus pour les grandes gelstei : le silustria de mon épée, la varistei guérisseuse, les flamboyantes pierres de feu. Et surtout, la Pierre de Lumière. On disait que la coupe en or qui luisait sur son socle à trois pieds de moi avait été forgée par les Galadins sur une étoile lointaine de nombreux âges auparavant, mais en réalité, personne n’en savait rien. Depuis deux fois dix mille ans, personne sur Ea n’avait réussi à en créer une autre semblable, car pratiquement tout ce qui concernait la gelstei d’or restait un mystère. Pendant tout l’Âge de la Loi, les Confréries s’étaient évertuées à en percer les secrets, mais elles n’y étaient parvenues qu’en partie. Comme me l’avait dit maître Juwain, tenir la Pierre de Lumière entre ses mains était une chose, l’utiliser en était une autre.

Quand maître Juwain se décida enfin à rouvrir les yeux, le jour nouveau avait presque commencé – lunedi, pensai-je. Il soupira en serrant la petite gelstei dans sa main : « J’ai bien peur d’avoir échoué, Val. L’énigme reste entière : ce cristal renferme peut-être des informations sur la Pierre de Lumière, mais nous avons quand même besoin de la Pierre de Lumière pour l’ouvrir. »

Je levai le regard vers la coupe en or que nous avions rapportée sur son socle au prix de terribles épreuves. Elle stimulait les pouvoirs de toutes nos gelstei ainsi que les dons individuels nous permettant de les utiliser.

Maître Juwain poursuivit : « J’ai essayé toutes les formules et toutes les incantations en ardik ancien, en lorranda et en uskul, j’ai même essayé les textes des Chants, sans résultat. »

Les paroles de mon père résonnèrent dans ma tête : « Il faut y croire, car c’est en croyant en quelque chose qu’on le fait exister. » Un vieux poème me traversa alors l’esprit :

La danse plus profonde de la tête et du cœur,

La grâce de l’ange, art mystérieux,

Pour tisser un fil de lumière aussi clairement :

La tapisserie resplendissante de l’âme véritable.

Le feu sacré du cœur et de la tête

Unissant harmonieusement sentiment et pensée.

Par l’ancienne alchimie est forgé

Un sentiment plus noble, une pensée plus profonde.

 

Quand j’eus récité ces vers, maître Juwain me regarda et demanda : « Où avez-vous appris cela ?

— Dans un des livres de votre bibliothèque, il y a des années. Peut-être que vous devriez chercher ces pensées plus profondes que les mots, puisque comme vous l’avez dit, aucun de vos mots n’a donné de résultat.

— Mais Val, les pensées sont des mots. La langue aussi. » Il leva son petit cristal. « Et ceci est appelé pierre de la pensée, pas pierre du cœur. »

Je tournai la tête vers la table familiale où ma mère, assise près d’Estrella, soignait ses pieds meurtris et ensanglantés. Quelque chose dans cette enfant muette, si vive, si libre, rappelait la grâce d’un animal. Les animaux, j’en étais sûr, avaient des pensées et un esprit structurés non pas avec des mots, mais avec la logique plus profonde de la vie. Estrella qui ne pouvait pas parler avait appris, je ne sais comment, à communiquer avec une intelligence aiguë, semblable à une fleur flamboyante déployée du fond de son être. Le sourire qui illuminait son visage pendant que ma mère achevait sa tâche et l’embrassait était plus éloquent et plus pur que tous les mots du monde.

« Mais maître, lui demandai-je, la pensée ne naît-elle pas de l’intelligence plus profonde du cœur ? L’esprit ne se contente-t-il pas de traduire cette intelligence en mots, et donc de la manipuler et de la modifier ? »

Maître Juwain me regardait sans rien dire.

« Et, continuai-je, ne m’avez-vous pas appris autrefois que la tête et le cœur sont deux chevaux tirant le même char ? Et que les Anciens n’opposaient pas l’esprit au corps comme nous le faisons aujourd’hui ? »

Maître Juwain soupira en hochant la tête. « Si, si, je sais bien que ce que vous dites est vrai. Mais voyez-vous, je ne sais pas… ce que je sais. »

Montrant la poche de sa robe, je répondis : « La varistei est une pierre guérisseuse, n’est-ce pas ? Et si elle pouvait guérir cette blessure de l’âme ? Pourquoi n’essayez-vous pas sur vous ? »

Il eut l’air épouvanté, comme si ce que je lui suggérais était plus douloureux que de s’opérer lui-même en se plantant un couteau dans la poitrine. Cependant, secouant doucement la tête, il sortit le cristal émeraude de sa poche et le tint dans sa main devant lui.

La danse profonde de la tête et du cœur…

Les gelstei vertes étaient appelées pierres guérisseuses. Toutefois, leurs pouvoirs allaient bien au-delà de la simple cicatrisation des chairs. Utilisées en harmonie avec les forces naturelles de la terre, les varistei pouvaient réveiller et renforcer le feu même de la vie.

Le feu sacré du cœur et de la tête

Unissant harmonieusement sentiment et pensée…

Maître Juwain ferma de nouveau les yeux. Je sentais mon cœur battre au rythme du sien, rapidement mais régulièrement. Les bruits de la pièce – cliquetis métalliques, craquements de chaises et murmures – se fondirent en un lointain bourdonnement. J’eus l’impression que cela durait une éternité, m’attendant à chaque instant à voir maître Juwain ouvrir les yeux et me dire qu’une fois de plus il avait échoué. Et puis soudain, la varistei s’anima d’une lumière bleu-vert intense. Un silence inquiétant tomba sur la salle tandis que ce rayonnement magnifique enveloppait la main de maître Juwain, son bras, puis son corps tout entier. Il paraissait circuler dans son corps et l’illuminer de l’intérieur. Le souffle coupé, j’aperçus alors son cœur qui battait dans sa poitrine, semblable à une grosse pierre précieuse vivante. Il envoyait des décharges de lumière émeraude dans ses bras, ses jambes et jusque dans sa tête en une grande gerbe scintillante.

Quand il finit par rouvrir les paupières, je n’avais jamais vu ses yeux gris aussi lumineux et aussi limpides. Il rangea sa varistei dans sa poche en souriant, puis il regarda la Pierre de Lumière. La coupe en or débordait d’une lumière pure qu’il paraissait absorber par les yeux. Il demeura ainsi longtemps. Finalement, il reporta son attention sur la pierre de la pensée qu’il tenait toujours dans son autre main. Et il resta là à la contempler, presque en extase, alors que les premiers rayons de l’aube atteignant les fenêtres de la grande salle baignaient la pièce silencieuse de couleurs pourpres, dorées et bleues.

« Je vois, je vois », murmura-t-il dans sa barbe.

À présent, quelques-uns uns des Gardiens endormis commençaient à bouger et à ouvrir les yeux, abasourdis. Mon père se dirigea vers l’estrade avec Asaru et mes frères. Lansar Raasharu et lord Tanu les suivirent, puis ma mère, un bras passé autour des épaules d’Estrella, monta lentement les marches pour venir écouter ce que maître Juwain allait dire.

« Vous aviez raison, Val, dit-il en levant la pierre de la pensée afin que chacun puisse la voir. Pour ouvrir cette gelstei, ce n’étaient pas des mots qu’il fallait, même si son contenu est enregistré en mots. En haut ardik oriental, qui plus est, une langue qui était et est encore uniquement utilisée par les confréries. »

Un air de triomphe traversa fugitivement le visage de maître Juwain qui poursuivit : « Et j’avais raison moi aussi. Cette gelstei contient bien des informations sur la Pierre de Lumière. Et sur le Maîtreya aussi.

— Continuez, dis-je, les yeux vrillés aux siens.

— J’ai bien peur qu’il n’y en ait pas autant que vous l’espériez.

— Continuez », répétai-je.

Maître Juwain soupira en tendant la main vers la Pierre de Lumière. « Il semblerait que la Coupe Céleste puisse être utilisée par tout un chacun selon ses mérites et son discernement. Mais si un homme présente un quelconque défaut, la lumière s’échappera de ses actes comme l’eau s’échappe d’une tasse fendue.

— Vous voulez dire que pour utiliser la Pierre de Lumière, un homme doit être parfait ?

— Non, uniquement pour l’utiliser parfaitement.

— Et le Maîtreya ?

— En ce qui le concerne, les mots sont très clairs. La Pierre de lumière est destinée au Maîtreya.

— Mais comment doit-il l’utiliser ?

— Lui seul le sait. »

Je me tournai vers la Pierre de Lumière qui brillait maintenant d’un éclat doré comme si elle avait capté les premiers rayons de soleil et les renvoyait multipliés par mille. Autour de l’estrade, les derniers Gardiens endormis se réveillaient.

« Mais alors, qui est le Maîtreya ? demandai-je à maître Juwain. Que dit votre pierre à ce sujet ?

— Bien peu de chose, hélas ! » Maître Juwain soupira une fois encore en me regardant avec toute la tendresse dont il était capable. « Voici le passage en question, écoutez : "Tout comme la Coupe Céleste est la source de lumière qui unit toutes les choses, le Maîtreya est la lumière qui amène tous les peuples et tous les royaumes ensemble vers une seule source et un seul destin. " »

Je levai les yeux vers maître Juwain. « Il n’y a rien d’autre ? demandai-je.

— Je suis sûr qu’il y a d’autres informations dans les autres pierres de la pensée à Nar. »

Je dégainai Alkaladur et la brandis devant la Pierre de Lumière.

On l’appelait l’Épée de Vérité, l’Épée du Destin. Sa gelstei d’argent, étincelante comme un miroir, me fit voir quelque chose d’effrayant : j’étais au centre d’un tourbillon de forces qui amenait tous les peuples d’Ea vers un seul destin.

Lansar Raasharu s’écria soudain : « Revendiquez la Pierre de Lumière, lord Valashu !

— Revendique-la, Val ! » répéta Baltasar, son fidèle fils.

Je regardai autour de moi mon père et ma mère, mes frères et mes amis, et tous ces gens qui m’étaient si chers. Quelques heures plus tôt seulement, Kasandra m’avait prédit qu’une goule détruirait mes rêves. J’étais certain qu’aucun de ceux qui m’entouraient ne pouvait être cet être malfaisant. Et pourtant, au plus profond de moi, je ne pouvais être sûr que de moi-même. Ne devais-je pas revendiquer la Pierre de Lumière ici et maintenant ne serait-ce que pour la garder en sécurité à portée de main et sous la protection de mon épée ?

« Revendique-la, Val ! » me dit mon farouche frère Mandru.

La coupe en or luisait devant moi. Si j’étais un faux Maîtreya et si je la revendiquais pour mon compte, je me lézarderais comme une tasse en argile et j’apporterais le malheur au monde. Mais si j’étais le vrai Maîtreya et si je ne la revendiquais pas, un autre le ferait et le mal qu’il provoquerait avec la gelstei d’or serait tout aussi grand.

« Vas-y, Val », dit en riant mon frère Jonathay. Sa foi en moi illuminait son visage à la fois enjoué et serein. « Si tu n’es pas le Seigneur de Lumière, alors qui est-ce ? »

Je finis par me tourner vers Estrella. À l’abri contre la poitrine de ma mère, elle buvait silencieusement une tasse de lait chaud à la noix muscade que celle-ci lui avait donnée. Kasandra avait dit que cette enfant me montrerait le Maîtreya. Privé de mots susceptibles de gâter sa façon de voir le monde et de l’interpréter pour les autres, tout son être était un merveilleux miroir, comme le silustria de mon épée. C’était là son don, pensai-je. Elle me souriait de son beau visage innocent et avec la pureté et la vivacité de son intelligence, elle semblait me montrer à moi-même tel que j’étais.

C’est alors que me revinrent les termes de la lettre de Morjin : Vous ne pouvez donc pas être ce Maîtreya-là non plus. Mais Morjin était le Seigneur des Mensonges. Je compris soudain qu’il craignait vraiment que je sois le Maîtreya. C’est donc, apparemment, que je l’étais vraiment.

« Très bien », dis-je finalement en levant mon épée. Je souris à mes bons amis, à Sunjay Naviru, à Skyshan de Ki et aux autres. « Très bien. Le tournoi de Nar commence dans dix jours. Tous les rois valari ou leurs sénéchaux y seront. Considérons cela comme l’épreuve décisive : si je parviens à les persuader de se rendre à Tria pour se réunir en conclave avec les rois des Royaumes Libres et de s’allier contre Morjin, je revendiquerai la Pierre de Lumière. »

En entendant cela, Baltasar, Sunjay, puis Jonathay et d’autres témoins de la scène, poussèrent des acclamations. Asaru me sourit et dit qu’il était heureux que je les accompagne, Yarashan et lui, à Nar. Mais lord Tanu restait sceptique. Tirant sur son visage revêche, il demanda : « Et comment comptez-vous accomplir ce miracle ?

— Avec toute la force de mon cœur, messire. » J’expliquai alors que je participerais aux épreuves d’épée et d’arc, et à toutes les autres compétitions du tournoi. « Si j’ai de bons résultats, si je suis déclaré champion, même, les rois seront obligés de m’écouter.

— Pour être déclaré champion, petit frère, me fit remarquer Asaru avec un sourire, il te faudra d’abord me battre.

— Et moi aussi », intervint Yarashan, son beau visage crispé par l’arrogance.

Après les avoir tous les deux salués d’un signe de tête et d’un sourire, je me tournai vers maître Juwain. « Qui que soit le vainqueur du tournoi, il pourra demander une faveur au roi Waray. Si la chance me sourit, je demanderai la réouverture de l’école de la Confrérie. »

Maître Juwain serra la pierre de la pensée dans sa main. Il était presque aussi impatient que moi d’entrer dans l’école de la Confrérie et de découvrir les informations que les autres pierres pouvaient abriter.

« Bien, me dit lord Tanu. Vous autres jeunes chevaliers, vous voulez toujours participer à des tournois. Mais est-il judicieux pour le Chevalier du Cygne, Gardien de la Pierre de Lumière, d’abandonner sa charge pour partir à la recherche de la gloire ?

— Non, bien sûr que non, répondis-je en tendant la main vers la Pierre de Lumière. C’est pour cela que nous l’emporterons avec nous. »

Ainsi que je l’expliquai alors à lord Tanu, à mon père, à Lansar Raasharu et à tous les autres, il y avait de bonnes raisons de se risquer à prendre la route avec la Pierre de Lumière. Premièrement, j’avais promis que tous les royaumes valari partageraient son éclat. Deuxièmement, si le roi Waray m’accordait à moi ou à un autre chevalier de Mesh la faveur de pénétrer dans l’école de la Confrérie, nous aurions besoin de la Pierre de Lumière pour ouvrir les pierres de la pensée. Troisièmement, en dépit du danger qu’il y avait à faire sortir la Pierre de Lumière du château Elahad, les événements de la nuit avaient prouvé qu’il était peut-être tout aussi dangereux de l’y maintenir. Et quatrièmement, s’il s’avérait que j’étais le Maîtreya, je devais avoir la Pierre de Lumière à portée de main pour pouvoir la revendiquer.

Quand j’eus fini mon argumentation, tout le monde demeura silencieux, le regard tourné vers mon père pour voir ce qu’il allait dire. Avant de parler, il me considéra longuement. « Il est difficile d’envisager de perdre la lumière sublime qui a pris possession de notre château, si peu de temps après l’avoir récupérée.

— Nous avons tous donné notre parole, père. Ne devons-nous pas l’honorer ?

— Me demandes-tu la permission de priver ma salle du trône du plus précieux trésor du monde ? Et de priver mon royaume de cent de ses meilleurs chevaliers ? »

Il fit un signe de tête à Baltasar tandis que son regard étincelant, passant au-dessus de la Pierre de Lumière, allait se poser sur les Gardiens qui l’entouraient. Puis il se retourna à moi.

« Oui, père, lui dis-je, je vous demande votre permission.

— La décision m’appartient-elle vraiment ?

— Un roi ne doit-il pas commander à son propre fils ?

— À son fils, oui », répondit-il en me regardant bizarrement. Il inclina la tête vers moi, légèrement, avant de reprendre : « Un roi est responsable de la sécurité de son pays et de la gestion de ses affaires, il doit donc commander à ceux qui le suivent. Mais il a aussi une responsabilité plus grande vis-à-vis du royaume de la terre et de toute la vie dans lequel il n’est pas maître. S’il devait perdre son fils au profit de ce royaume supérieur, comment pourrait-il prétendre lui commander ? »

Je regardai mon père et ma gorge se serra violemment. Les grandes étapes de la vie étaient toujours tristes. Je ne trouvai pas de mot pour lui répondre.

« Très bien, Valashu, réussit-il à dire finalement. Emporte la Pierre de Lumière avec toi à Nar, puisqu’il le faut. Mais sois prudent, mon fils. »

Il se pencha en avant pour me serrer dans ses bras et me donna un baiser sur le front.

« Nous accompagnerez-vous, père ? » demandai-je.

Il jeta un coup d’œil à la Pierre de Lumière et secoua la tête. « Non, c’est impossible en ce moment. Le Dragon Rouge a parlé de marcher sur Mesh avec ses armées. Il y a beaucoup de dispositions à prendre si on veut les empêcher d’approcher. »

Je m’inclinai profondément devant lui avant de croiser son regard lumineux.

« Et maintenant, dit-il en s’adressant à tout le monde, il est plus que tard. Retirons-nous dans nos appartements ou allons prendre un petit déjeuner, au choix. Nous aurons du pain sur la planche tout à l’heure. »

Sur ces mots, il passa son bras autour des épaules de ma mère et quitta la salle avec elle et Estrella. Tout le monde se prépara à les suivre, à l’exception des Gardiens qui devaient rester toute la matinée près de la Pierre de Lumière. Avant d’aller prendre quelques heures de repos, je demeurai quelques instants les yeux fixés sur la coupe sacrée qui avait amené tant de gens à se salir les mains et à assassiner.