7

Cet après-midi-là, les corps des prophétesses et des petites esclaves furent ensevelis au-dessus du château, sur une butte herbeuse des versants du Telshar. J’enterrai également à cet endroit la boîte que Salmélu m’avait remise. Debout avec ma famille et mes amis sous le ciel nuageux, j’écoutai mon père jurer de se venger de celui qui avait ainsi profané son royaume en me disant que jamais plus il n’offrirait l’hospitalité aux émissaires de Morjin.

Le lendemain, en fin de journée, un messager apporta des nouvelles des Prêtres Rouges. Apparemment, ils avaient réussi à distancer les chevaliers que mon père avait envoyés à leur poursuite. Ils avaient traversé tout Mesh et étaient entrés dans Waas avant que le poste de garde de la frontière n’ait été averti. Ils étaient donc parvenus à s’échapper. En effet, jamais les Waashiens n’autoriseraient des chevaliers de Mesh à pénétrer dans leur royaume ni même à leur raconter les infamies de Salmélu. Tels étaient les ordres du roi Sandarkan. Quelques années auparavant, à la bataille de la Montagne Rouge, les chevaliers du Cygne et des Étoiles avaient infligé une sévère défaite aux Waashiens, et le roi Sandarkan en voulait toujours violemment à Mesh.

La fouille du château ne permit pas non plus de trouver la goule. Mais c’est dans la nature même d’une goule que de rester cachée dans l’esprit d’un autre ou de s’abriter dans les profondeurs du corps d’une bonne d’enfants dévouée, d’un serviteur ou même d’un ami. Maintenant que l’heure était venue de se préparer pour le tournoi de Nar, j’étais soulagé de laisser derrière moi les nombreux résidents de la forteresse et les habitants de la ville, encore plus nombreux, qui faisaient tous les jours des allers et retours entre Silvassu et le château. Le fait de pouvoir choisir mes compagnons parmi ceux dont j’étais sûr qu’ils n’étaient pas des goules, me rassurait un peu. J’aurais confié ma vie, et plus important encore, la Pierre de Lumière, à Baltasar et aux cent Gardiens. Lansar Raasharu, bien sûr, était irréprochable, comme mes frères Asaru et Yarashan. Maître Juwain chevaucherait à mes côtés, comme lors de la Grande Quête. Et il s’avéra que Maram nous accompagnerait également.

« Enfin, Val, me dit-il après une longue journée passée à rassembler des provisions et à régler les nombreux détails inhérents à l’organisation d’une expédition, tu ne croyais quand même pas que je te laisserais partir tout seul pour une nouvelle aventure ?

— Tu es mon plus fidèle ami, répondis-je en lui serrant la main. Et bien sûr, ta décision n’a rien à voir avec la possibilité de repousser une fois de plus ton mariage ? »

Il me sourit d’un air entendu : « Un petit peu, peut-être. Disons que le voyage à Nar me laissera un peu plus de temps pour m’assurer que Béhira est bien la femme de ma vie.

— Mais qu’est-ce qu’elle a dit quand tu l’as prévenue que tu partais ?

— Oh, elle a pleuré, bien sûr. C’est triste. Mais je crois que j’ai réussi à lui faire comprendre que dans les moments difficiles, le devoir m’appelait à tes côtés. Je lui ai promis, si je gagnais l’une des compétitions, de lui rapporter la médaille d’or et de la lui offrir. »

Je faillis m’étrangler d’étonnement. « Tu as vraiment l’intention de participer au tournoi ?

— Moi ? Moi ? Galoper dans tous les sens pour tenter de désarçonner des chevaliers valari avec ma lance ? Je ne suis pas fou ! Ce qu’il faut, c’est que Béhira le croie. Ça la rassure. Tu comprends, si je suis occupé, j’aurais moins de temps pour courir le guilledou. Mais quand nous serons à Nar, je pourrai toujours être… euh… immobilisé par un lumbago ou une diarrhée. »

Je comprenais, et je promis à Maram de garder le secret sur ce petit mensonge. Son plan paraissait le réjouir au plus haut point et il remerciait le ciel de venir toujours le soustraire au courroux de lord Harsha juste au moment où les choses se présentaient le plus mal pour lui. Mais cette fois-ci, le ciel n’était pas de son côté. Au banquet du soir, quand vint l’heure des toasts, lord Harsha se leva sur sa vieille patte folle et s’écria : « Demain, lord Valashu et les meilleurs chevaliers de Mesh partiront pour le tournoi de Nar. Ma fille vient juste de me dire que Sar Maram Marshayk les accompagnerait et qu’il participerait au tournoi en tant que chevalier valari honoraire ! Félicitons-le tous pour son courage ! Buvons tous à sa santé ! »

Maram, qui était assis sous la chope levée de lord Harsha dont il partageait la table, me jeta un regard perçant de l’autre bout de la salle comme s’il me soupçonnait d’avoir malgré tout dévoilé son plan. Je lui fis signe que non. Alors, résigné et silencieux, il secoua la tête à son tour et but sa bière sous les acclamations et les vœux des deux cents lords et chevaliers.

Cependant, lord Harsha lui réservait une autre surprise. Il n’était ni particulièrement intelligent ni spécialement imaginatif – sauf peut-être quand il s’agissait de défendre sa fille. Aussi Maram fût-il extrêmement contrarié quand lord Harsha annonça en lui donnant une grande claque dans le dos : « Comme nombre d’entre vous le savent déjà, Sar Maram est mon futur gendre. Dans ces circonstances, il nous est pénible à ma fille et à moi de le voir s’en aller. C’est pourquoi nous avons décidé de nous rendre également au tournoi. Nous veillerons à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux à ce valeureux chevalier ! »

En entendant ces mots, Maram s’étouffa en avalant sa bière. Son visage rond s’empourpra. Il gémit et, de l’autre bout de la salle, me jeta un regard suppliant. Mais malgré tous mes efforts, je ne pus m’empêcher de rire de la situation impossible et bien méritée dans laquelle il s’était mis tout seul.

Tous les préparatifs de l’expédition à Nar étaient achevés et la liste des participants paraissait close. Pourtant, il restait encore quelqu’un à rajouter. Plus tard ce soir-là, je retrouvai mon père et ma famille dans les appartements de mes parents. Estrella, que ma mère avait pratiquement adoptée, buvait du lait chaud et tous les autres dégustaient de l’eau-de-vie. Quand je lui eus expliqué que je ne reviendrais probablement pas à Mesh avant plusieurs mois, elle jeta ses bras autour de mes jambes et refusa de me lâcher. Ma mère eut beau lui promettre qu’elle lui apprendrait à tisser et ma grand-mère lui chanter une mélodie pour la réconforter, elle continuait à pleurer, apparemment inconsolable. Je compris alors qu’il me faudrait l’emmener avec moi, car d’une manière ou d’une autre, nos destins étaient liés. Je craignais, si je la laissais à Mesh, que cette chose magnifique qui avait pris naissance en elle lors de notre rencontre, ne se fane et meure.

« Elle est comme une sœur pour moi », dis-je en posant ma main sur ses cheveux noirs et bouclés. Son petit visage triangulaire, vif et farouche, s’illumina quand elle vit que je lui souriais.

« Oui, fit remarquer mon père en nous regardant. Mais emmènerais-tu une sœur aussi jeune qu’elle dans un voyage dangereux ?

— Elle aura cent chevaliers valari pour la protéger », répondis-je. Et, plaçant ma main sur la poignée de mon épée, j’ajoutai : « Et moi.

— Ça ne fait rien. Elle serait plus en sécurité ici.

— Vraiment ? Avec une goule en liberté ? Qui nous dit que cet homme ne cherchera pas à achever l’œuvre terrible de Salmélu ? »

Mon père réfléchit à ce que je venais de dire en étudiant le visage animé d’Estrella. Puis il déclara : « Mais, Valashu, il y a cent cinquante milles d’ici à Nar. Et quatre fois plus jusqu’à Tria.

— Estrella est venue d’Argattha, ce qui représente la plus grande de toutes les distances, car la route qui sort de l’enfer n’a pas de fin. »

J’expliquai alors que, pour moi, Estrella abritait toujours en elle une partie de cet enfer, dans les cauchemars de sa mémoire sinon dans son âme.

« Vous n’avez pas idée des horreurs que Morjin a perpétrées dans cet endroit, dis-je à mon père et à ma famille. Il a obligé les enfants à faire… des choses inavouables. Au moins, j’aiderai cette enfant-là à se fabriquer de meilleurs souvenirs. »

Les yeux de mon père se firent aussi profonds que l’océan. Parfois, j’avais l’impression qu’il avait le pouvoir de voir à travers moi. « Tu veux la guérir de sa tristesse, c’est ça ?

— Oui, admis-je en effleurant le cou long et délicat d’Estrella. Elle ne présente aucune infirmité lui interdisant de parler. Aucune infirmité autre que ce que Morjin lui a infligé. Si je suis… celui que beaucoup croient, avec l’aide de la Pierre de Lumière, il se pourrait que je sois en mesure de lui rendre sa voix – et peut-être beaucoup d’autres choses encore. »

Mon père acquiesça d’un signe de tête. « Et si tu pouvais réaliser ce miracle, sa guérison te désignerait comme le Maîtreya, n’est-ce pas ?

— Oui, admis-je. Mais même si elle ne devait pas me désigner comme tel, elle pourrait me montrer quelqu’un d’autre. Qui qu’il soit, le Seigneur de Lumière doit être retrouvé dans l’intérêt de tout Ea.

— Dans l’intérêt d’Ea, pas dans le tien ?

— Il faut l’espérer, père. »

Finalement, il fut décidé que ce voyage sur de bons chevaux et de bonnes routes, accompagné d’une escorte de cent chevaliers ne devrait pas être trop dur pour cette fillette robuste et pleine de ressources. Elle désirait tellement venir avec moi qu’elle avait enfoncé le bout de ses longs doigts fuselés dans les anneaux de ma cotte de mailles. Puisque le destin nous amenait à emprunter le même chemin, qui étais-je pour m’y opposer ?

Il restait un dernier point à régler pour l’expédition. La loi interdisait aux guerriers et aux chevaliers de Mesh de quitter les Neuf Royaumes revêtus de la merveilleuse armure de combat en diamants des Valari, sauf en cas de guerre. Cette mesure était destinée à protéger les chevaliers solitaires de brigands susceptibles de les assassiner pour leur dérober le trésor étincelant qui les enveloppait. C’était pour cette raison que j’avais traversé tout Ea revêtu de ma cotte de mailles en acier. Mais tous les chevaliers n’avaient pas les moyens d’avoir deux armures, ce qui était le cas de la moitié au moins des Gardiens. Il leur fallait donc soit quitter Mesh sans protection, soit partir recouverts de diamants.

« Je ne peux pas laisser mes chevaliers sans armure, me dit mon père. Le Dragon Rouge a parlé d’envoyer des armées contre Mesh et a introduit le meurtre dans ma maison. Faisons donc comme si vous partiez à la guerre. »

Tôt le lendemain matin, le 9 soal, tous ceux qui partaient pour Nar se rassemblèrent dans la cour nord du château. Il bruinait et de lourds nuages gris annonciateurs de pluie bouchaient le ciel. Cela ôtait une partie de son éclat aux armures de diamants habituellement étincelantes des chevaliers. Au moins, pensai-je tandis que nous nous mettions en rangs, les diamants ne rouillaient pas. Je passai mon doigt sur les pierres blanches recouvertes de buée fixées sur le cuir durci qui recouvrait mon bras. Les diamants étant plus légers que l’acier, c’était un plaisir de se déplacer sans poids, avec presque autant de liberté qu’un homme vêtu de lainages ou d’un pourpoint en cuir.

Enfourchant Altaru, mon magnifique destrier, je le fis avancer au milieu de poules gloussantes jusqu’à la tête du groupe où se trouvaient également Asaru et Yarashan. Comme moi, ils portaient un grand heaume avec des plaques de visage arrondies et des ailes d’argent dépassant sur les côtés. Un surcot noir, arborant le cygne et les sept étoiles d’argent des Elahad, tombait en plis nets sur leurs épaules et leur poitrine. Leurs boucliers triangulaires étaient frappés du même emblème mais, près de la pointe, un écusson permettait de nous distinguer les uns des autres. Asaru avait choisi un petit ours doré tandis que Yarashan affichait une rose blanche. Ma marque était un éclair. Il était gravé dans l’acier noir de mon écu comme dans la chair de mon front.

Lord Harsha et Béhira, Maram, maître Juwain et Lansar Raasharu vinrent se mettre juste derrière nous. L’emblème de lord Harsha était un lion or rampant sur un champ bleu éclatant. Il couvrait pratiquement tout le bouclier mais, tout autour, une bordure reprenait le motif du cygne et des sept étoiles d’argent sur un étroit champ noir, car il avait fait allégeance à mon père et se devait de le montrer. Il en allait de même pour lord Raasharu dont l’emblème familial, une rose bleue sur champ or, était entouré de la même bordure, et pour tous les autres chevaliers alignés derrière lui.

Baltasar, qui était chargé de la Pierre de Lumière ce jour-là, avait pris la place d’honneur au milieu des colonnes de Gardiens. Notre équipage réduit suivait ce corps principal de l’expédition et, derrière, venait la file des montures de remonte et une arrière-garde de vingt chevaliers commandés par Sunjay Naviru. Je découvris qu’Estrella ne savait pas monter et qu’elle avait été amenée à Mesh avec les autres petites esclaves dans une charrette fermée. C’est pourquoi la perspective de passer toute la journée seule dans l’un des chariots la désolait. Je décidai donc qu’elle commencerait le voyage avec moi. Ma mère, marchant prudemment dans la boue spongieuse de la cour, l’accompagna jusqu’à la tête de notre formation. Puis elle l’aida à monter sur le dos d’Altaru. La petite fille parut ravie de se retrouver assise devant moi, ses pieds se balançant sur les flancs de mon cheval.

« Vous ne pourrez pas rester longtemps comme ça, fit remarquer ma mère, debout dans la boue piétinée de la cour. C’est trop inconfortable. Fais attention qu’elle ne se fatigue pas trop et n’ait pas trop mal. »

Je promis de m’occuper d’Estrella aussi bien qu’elle.

« Au revoir, Valashu, dit-elle en se penchant en avant pour embrasser mon genou. Et surtout, fais en sorte de revenir, que ce soit en tant que Maîtreya ou en tant que simple mortel. »

Ce matin-là, dans la cour nord, alignés le long de la muraille entre la tour Aramesh et la porte Télémesh, des forgerons et des charpentiers se mêlaient aux grands seigneurs comme lord Tanu et des sages-femmes attendaient sous la pluie avec des princes et même des rois. Presque tout le château était venu assister à notre départ. Devant cette foule se tenaient mon père et ma grand-mère, ainsi que mes frères Karshur, Mandru et Ravar. Quand sonna l’heure de partir, bravant la boue, ils rejoignirent ma mère pour faire leurs adieux. Karshur me fit promettre de revenir avec la médaille d’or de l’épée. Mandru, parodiant ce qu’avait dit ma mère, m’enjoignit de revenir avec la gelstei d’or ou pas du tout. Il s’agissait d’une plaisanterie, bien sûr, mais il y avait quelque chose de douloureusement vrai dans ses adieux par ailleurs très affectueux.

Pour ce voyage-là, mon père n’avait d’autre cadeau à m’offrir que le réconfort de son sourire et l’éclat de son regard. Il me fit les mêmes adieux qu’un an auparavant mais, cette fois, à la lumière de ce que je recherchais, ses paroles étaient encore plus poignantes : « N’oublie jamais qui tu es, Valashu. Puisses-tu aller toujours dans la lumière de l’Unique. »

Je donnai un petit coup de talon à Altaru pour le faire avancer. Mon cheval puissant hennit de joie, heureux de repartir dans le monde, et je franchis la porte du château à la tête de ma compagnie. Dans un bruit assourdissant, mille sabots ferrés frappèrent les pavés mouillés saturant l’air d’un nuage de gouttelettes. La chaussée descendait du château en serpentant au milieu d’un bosquet de pommiers et aboutissait à la Route du Nord qui menait jusqu’à Ishka et au-delà.

Ce n’était pas une journée agréable pour voyager. Pourtant, le paysage que nous traversions était très beau. Les champs entourant Silvassu brillaient du vert émeraude des jeunes pousses d’orge et de seigle ; le long de la route, les fleurs sauvages grouillaient d’abeilles et de papillons que la petite pluie ne décourageait pas. Sur notre gauche, les sommets des monts Vayu, Arakel et Telshar disparaissaient dans des nappes de brume argentée. Bientôt, nous pénétrâmes dans la forêt de la Vallée des Cygnes. Devant les chênes et les ormes couverts de feuilles et les oiseaux qui gazouillaient gaiement, il semblait malvenu de se plaindre parce qu’un peu d’humidité parvenait à transpercer nos vêtements, et d’attendre avec impatience le retour du soleil à travers les nuages.

Nous chevauchâmes toute la journée d’un pas tranquille afin de ne pas fatiguer les chevaux. Le soir, nous campâmes dans le paysage vallonné à l’extrémité nord de la vallée. Dans une prairie presque plate et bien arrosée par un cours d’eau rapide, nous installâmes nos rangées de tentes. Mettant en pratique l’art de la guerre que m’avaient enseigné mon mystérieux ami Kane et mon père, j’exigeai que notre petit camp soit fortifié par un fossé et une palissade. Cette barrière rudimentaire n’était composée que de quelques pieux taillés, plantés dans la terre humide, et de branches et de broussailles empilées à hauteur de poitrine. Cependant, avec des Gardiens postés tous les vingt pas, cela constituerait une bonne protection contre les voleurs et les assassins qui auraient l’intention de nous surprendre au milieu de la nuit.

Ma tente, un grand pavillon de soie noire et argent, dans laquelle la Pierre de Lumière passerait toutes les nuits, était posée sur une étendue d’herbe humide au milieu du camp. Elle était assez grande pour loger plusieurs personnes et Estrella nous fit comprendre qu’elle voulait y installer ses fourrures de couchage et dormir avec moi. Mais cela n’aurait pas été convenable. Car j’avais beau la considérer comme ma sœur, elle n’en restait pas moins une fillette sans lien réel de parenté avec moi. Alors j’imaginai un compromis : lord Harsha et Béhira logeraient dans la tente à côté de moi et Estrella dormirait avec eux. Nous prendrions nos repas avec maître Juwain et Maram autour d’un feu de camp commun. Si Estrella criait dans l’obscurité, à sa manière silencieuse, sa plainte me réveillerait et je pourrais aller la voir et la tirer du pays des cauchemars.

Ce premier soir sur la route de Nar, notre dîner fut abondant et exquis : de la soupe de bœuf et d’orge trempée de pain de seigle noir recouvert d’une épaisse couche de beurre ; de l’agneau rôti et des champignons ; des pousses d’asperges ramassées sur le bas-côté de la route ; de la tarte aux pommes que ma mère avait emballée avec un gros morceau de vieux fromage jaune. Tous ces mets nous aidèrent à supporter la pluie fine et la brume tandis que la bière et l’eau-de-vie dans nos chopes nous remontaient le moral. Installé près du feu, je sirotai le délicieux alcool. Maître Juwain et Maram étaient assis à ma droite et Estrella, Béhira et lord Harsha formaient un arc de cercle à ma gauche. Mes deux frères tenaient un petit conseil de guerre autour du feu à côté du nôtre et mettaient au point des stratégies pour briller au tournoi. Entre les rangées de tentes autour de nous, Baltasar, Sunjay Naviru, Sivar de Godhra et tous les Gardiens – à l’exception des sentinelles – étaient réunis autour de leur propre feu.

Je passai une heure ou deux à discuter avec lord Harsha et Maram du tournoi et des affaires du monde. Et pendant tout ce temps, je ne pouvais m’empêcher d’observer Estrella à la dérobée. Elle paraissait n’accorder aucun intérêt aux problèmes importants qui nous inquiétaient tant mes amis et moi. Peut-être qu’elle ne comprenait rien à notre conversation sur l’art de gouverner, ou peut-être qu’elle s’en moquait tout simplement. Au cours du dîner, elle avait mangé sans retenue comme si elle était affamée et que sa faim de nourriture, et même de vie, était impossible à rassasier. Ensuite, elle avait joué avec une petite poupée fabriquée avec des morceaux de tissus de couleurs vives. C’était Béhira, l’adorable jeune femme que Maram refusait si bêtement d’épouser, qui la lui avait donnée. Elle semblait constituer le seul objet qu’Estrella ait jamais été autorisée à posséder et l’enfant lui accordait toute son attention. Car elle avait aussi le don de se laisser complètement absorber par une fleur cueillie, un oiseau aux couleurs éclatantes et par toutes les choses de la vie. Je regardai ses yeux noirs en amande qui paraissaient se fondre dans le tissu soyeux de la poupée. Je me demandai d’où elle venait. Avec sa peau délicatement dorée et son visage à l’ossature fine, elle aurait pu être d’Hespéruk, de Galda ou de Sung, ou des trois à la fois. Elle était plus belle que jolie. Son corps était mince comme un saule ; son nez légèrement de travers laissait suggérer qu’il avait été cassé. Quel mystère elle représentait ! Quel mystère représentaient tous les êtres humains ! Je savais qu’Argattha avait brisé des hommes forts comme des taureaux et là, ce petit brin d’humanité était assis dans la douce brume du printemps et jouait tranquillement avec sa poupée comme hors d’atteinte des horreurs du monde.

Après que lord Harsha et Béhira l’eurent mise au lit, je fis une remarque sur le côté indestructible de cette enfant.

« Son âme est… si libre, m’émerveillai-je. Après une vie d’esclave, elle est restée si profondément sauvage. Comme un épervier – comme le vent.

— Les gens vivent l’esclavage chacun à leur façon, me dit maître Juwain. Je pense qu’elle se replie sur elle-même.

— Non, c’est plus que ça. » Je leur expliquai à Maram et à lui qu’Estrella paraissait capable de regarder à l’intérieur d’une chose, de se reconnaître dans une partie de sa substance ardente et de s’y réfugier. « Elle voit des choses, maître. Et ce qu’elle voit se reflète dans ses yeux, dans son âme.

— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Elle a un don, dis-je. Mais qui peut savoir si c’est celui de me montrer le Maîtreya ou simplement le soleil un jour de pluie ?

— Oui, un don », acquiesça maître Juwain en grattant son crâne chauve. Une douce lumière se mit à danser dans ses yeux, comme si je venais de lui fournir la pièce maîtresse d’un puzzle. « Elle a effectivement quelque chose. Il suffit de voir la manière dont elle a réussi à escalader le mur du château dans l’obscurité la plus totale. »

Je réfléchis à ses paroles en contemplant à travers les flammes du feu la tente bleue et jaune dans laquelle Estrella s’était retirée pour la nuit. « Elle a peut-être trouvé les fissures dans la pierre à tâtons.

— À tâtons ou avec un autre sens ? Elle a peut-être un don de seconde vue.

— Comme les prophétesses ?

— Non, pas exactement. Le don des prophétesses leur permet de voir des choses cachées dans le temps.

— Certaines prophétesses, fis-je remarquer en pensant à Atara, voient aussi des choses cachées dans l’espace.

— Oui, et dans ce cas la double vue est alliée à la prophétie. Mais je me demande si Estrella n’a pas un autre genre de don. »

Il parla alors d’êtres doués d’une faculté si rare qu’ils étaient désignés par un nom ancien très peu utilisé de nos jours, les révélateurs. Une révélatrice, dit-il, avait la possibilité de retrouver les objets perdus, en devenant ces objets par l’esprit.

Je fixai les étincelles dans les flammes devant moi. Elles me rappelaient la silhouette flamboyante de Flick tourbillonnant à proximité. « Ce matin, il s’est passé quelque chose de curieux, maître. Alors que j’emballais mon jeu d’échecs, j’ai constaté qu’il manquait l’un des cavaliers blancs. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je l’avais perdu. Estrella l’a retrouvé dans la chambre de Yarashan. Apparemment, il l’avait emprunté sans me le dire pour remplacer une pièce manquante dans son jeu. Comment Estrella a-t-elle pu savoir que c’était là qu’il fallait chercher ? »

Maram prit une gorgée d’alcool et dit : « C’est vrai que c’est curieux, vieux. Mais penser qu’une révélatrice peut devenir un morceau d’ivoire sculpté ou même autre chose est encore plus curieux. Si elle doit trouver le Maîtreya, sera-t-elle obligée de devenir elle-même Maîtreya ?

— J’ai dit seulement par l’esprit », répondit maître Juwain. Il regardait l’eau-de-vie descendre dans le verre de Maram comme pour le mettre en garde contre cette boisson forte, susceptible d’obscurcir et la mémoire et la réflexion. « À mon avis, une révélatrice doit être capable de retrouver le Maîtreya grâce à une transparence de l’âme que personne d’autre ne possède. Elle le verra comme personne d’autre ne peut le voir.

— Ce ne sont que des spéculations, maître, lui dit Maram en le taquinant.

— C’est vrai. Mais sinon, comment interpréter la prophétie de Kasandra ? »

Je tisonnai le feu avec un bâton carbonisé provoquant une nouvelle volée d’étincelles. « Le vrai miracle, dis-je, c’est qu’Argattha n’ait pas réussi à détruire ce don. Et que Morjin et ses prêtres ne l’aient pas découvert et n’aient pas utilisé l’enfant comme une sorte d’aimant vivant pour les conduire au Maîtreya.

— Comme tu l’utiliseras toi ? fit Maram en me prenant pour cible de sa taquinerie cette fois.

— Ce n’est pas la même chose. C’est la différence entre l’esclavage et la liberté. Si Estrella me suit, c’est sa volonté, pas la mienne.

— Il faut l’espérer », répondit Maram.

Maître Juwain dit en tirant sur son menton bosselé : « Malheureusement, il n’est pas toujours aussi facile de faire la distinction entre l’esclavage et la liberté. Ni entre un esclave et un homme libre.

— Que voulez-vous dire, maître ? demandai-je.

— Prenez Estrella, par exemple. Toute sa vie, elle a manqué de ce dont une fillette a le plus besoin. Puis vous la sauvez de la mort et, surtout, vous lui donnez la chose la plus douce du monde. Vous. Vous qui aimez si librement et si farouchement, comme dit votre mère. Quand vous donnez votre cœur à un ami, Val, vous le faites sans compter, n’est-ce pas ?

— Etes-vous en train de dire que ce qu’il y a entre Estrella et moi, ce sentiment si pur et si doux, cet amour, l’asservit ?

— Non, l’amour n’asservit jamais. Au contraire, même. Mais la soif d’amour qui nous ronge comme la fièvre, ça, ça peut asservir. Car ce que nous désirons plus que tout nous attire et nous enchaîne irrésistiblement.

— Mais Estrella n’a pas l’air… enchaînée.

— Non, je le reconnais. Elle a une force extraordinaire. Elle a conservé sa liberté comme elle le faisait à Argattha.

— Que voulez-vous dire ? demanda Maram. Ces prêtres dégoûtants l’ont enchaînée et l’ont forcée à faire ce qu’ils voulaient !

— Ils ont enchaîné son corps, c’est vrai, mais c’est la partie de notre être dont nous pouvons le plus facilement nous passer, répliqua maître Juwain. C’est bien plus grave de permettre à quelqu’un de contrôler notre esprit. Et véritablement insupportable de lui abandonner notre âme. »

Il poursuivit en disant que, pour Morjin, les esclaves constituaient les serviteurs les moins utiles, car pour les contrôler, il faut sans arrêt utiliser le fouet, les chaînes et les menaces de mort. En effet, en dépit de la peur, l’esprit d’un esclave conserve souvent assez de volonté pour ourdir une révolte et l’assassinat de son maître, et pour continuer à rêver de liberté.

« C’est pourquoi, continua maître Juwain, le Seigneur des Mensonges préfère convaincre les hommes de ses mensonges, car une fois qu’ils lui ont livré leur âme, les convaincus obéissent à ses ordres sans poser de question. Nous ne disons pas de ces hommes qu’ils sont asservis. Pourtant, ils sont moins libres qu’un esclave dans une mine.

— Certains des hommes de Morjin se jetteraient d’une falaise pour lui, intervint Maram. Vous vous rappelez les Bleus à Khaisham ? Voilà de parfaits soldats.

— Non, pas aussi parfaits qu’on pourrait le croire, répliqua maître Juwain, car un homme convaincu d’une chose peut-être amené à ne plus y croire. Comme le serpent abandonne une peau pour en fabriquer une autre, les êtres changent souvent leur allégeance à des idéaux.

— Morjin, dis-je, soudain sûr de moi, redoute certainement cette éventualité. »

Maître Juwain hocha lentement la tête. « Voilà pourquoi il cherche par-dessus tout à s’emparer de l’âme des hommes. Tout comme l’esprit englobe le corps, l’âme enveloppe l’esprit. Si vous prenez le contrôle de l’âme d’un être, vous devenez le maître de tout ce qu’il ressent, pense et fait.

— Je suppose que vous voulez parler des goules ? dis-je.

— Je veux parler du chemin qui mène à la perte de la liberté, répondit-il. Ce n’est pas simple. Personne n’est complètement libre, mais personne n’est complètement esclave non plus.

— Et les goules, alors ?

— Les goules, Val ne représentent qu’un cas extrême de ce dont nous parlons. Elles appartiennent à la catégorie d’esclaves qui non seulement livrent leur âme à des êtres comme Morjin, mais lui appartiennent corps, esprit et âme. »

Je méditai sur ce qu’il venait de dire en écoutant les grillons chanter dans la prairie derrière les rangées de tentes. Près du feu, la substance lumineuse de Flick s’élançait vers le ciel comme une gerbe de petites lumières argentées. Il paraissait signaler une trouée entre les nuages où brillait une étoile unique dans l’obscurité de la nuit.

Je levai les yeux vers maître Juwain. « Maître, dis-je, vous avez dit que personne n’est jamais vraiment libre. Et le Peuple des Étoiles ? Et les anges ? »

Maître Juwain réfléchit un moment avant de dire : « Tout comme il y a un chemin vers l’esclavage, il y a un chemin vers la liberté. L’homme entame ce chemin en apprenant la Loi de l’Unique et en fortifiant son âme. S’il est sage, s’il a le cœur pur, il continuera vers d’autres mondes et rejoindra le Peuple des Étoiles. Parmi le Peuple des Étoiles, les plus vertueux seront délivrés du vieillissement et deviendront des Elijins. Les Elijins, eux, deviendront des Galadins et seront délivrés de la mort. Quant aux Ieldras, on dit que ces êtres de lumière sont même délivrés du poids de leur corps. Quant à l’Unique – sans âge, immuable, indestructible et capable de créer une infinité de nouvelles formes – c’est la liberté même.

— Alors, en tant qu’Elijin, Morjin devrait être plus libre que vous et moi.

— Il devrait, mais un ange peut perdre son âme aussi sûrement qu’un homme. Et quand cela lui arrive, sa chute est d’autant plus terrible que son âme est plus grande. »

Il poursuivit en racontant la chute du maître de Morjin, Angra Mainyu, le plus grand des Galadins. Le Saganom Élu ne s’étend pas beaucoup sur cette tragique histoire, mais dans un vieux livre découvert dans la Bibliothèque de Khaisham, maître Juwain était tombé sur quelques passages mentionnant comment Angra Mainyu s’était laissé séduire par le Mal et le cataclysme qui avait suivi. Longtemps, très longtemps avant les âges d’Ea, quand l’homme était venu sur la terre pour la première fois, Angra Mainyu était le chef des Galadins vivant à Agathad dans la lumière éternelle et sacrée de Ninsun. Cependant, convoitant la Pierre de Lumière pour lui-même, il avait tourné son regard vers le monde de Mylene où elle était conservée. Il s’y rendit et, après avoir tué le Gardien de la Pierre de Lumière par la tromperie, la trahison et à l’aide du feu d’une grande gelstei rouge qui avait failli détruire Mylène, il s’empara de la Coupe Céleste. Il rallia à son plan une foule d’anges car il y en a toujours pour souhaiter défier la volonté de l’Unique. Parmi les Galadins qui le suivirent, on trouvait Yama, Gashur, Lokir, Kadaklan, Yurlunggur et Zun et, parmi les Elijins, Zarin, Ashalin, Shaitin, Nayin, Warkin et Duryin. Ils se donnèrent le nom de Daevas et s’enfuirent dans le monde de Damoom.

Une grande et terrible guerre éclata alors, la Guerre de la Pierre, qui fut livrée dans des milliers de mondes de l’univers et dura des dizaines de milliers d’années. Ashtoreth et Valoreth avaient pris la tête des anges restés fidèles à la Loi de l’Unique contre Angra Mainyu. Maître Juwain ne savait pas grand-chose sur cette guerre, mais, apparemment, Ashtoreth et les fidèles Amshahs avaient fini par l’emporter. La Pierre de Lumière avait été récupérée et Angra Mainyu et ses anges des ténèbres avaient été enchaînés sur Damoom.

« Et c’est là, dans le plus ténébreux des mondes des Ténèbres, qu’Angra Mainyu vit encore de nos jours », conclut maître Juwain. Il leva les yeux vers les nuages qui dissimulaient les étoiles de la nuit. « Désormais, il n’est plus maître que de son propre destin. »

Je n’en étais pas si sûr. L’une des raisons pour lesquelles Morjin souhaitait récupérer la Pierre de Lumière était qu’il voulait l’utiliser pour libérer Angra Mainyu de sa prison.

« D’une certaine manière, reprit maître Juwain, Angra Mainyu et Morjin peuvent être considérés comme des goules.

— Morjin, une goule ? s’étonna Maram.

— Probablement, car, conformément à la Loi de l’Unique, on ne peut faire du mal à autrui sans s’en faire à soi-même. Tout le mal que le Dragon Rouge a commis en a fait la proie du Mal. Et maintenant, il est esclave de son propre désir de faire le mal. »

Je ne pus m’empêcher de penser à Kane, cet homme aux yeux noirs, ardents comme de la braise, et à l’âme aussi intense et aussi troublée que l’époque. Kane qui avait été autrefois Kalkin, l’un des immortels Elijins envoyés sur Ea avec Morjin et d’autres anges depuis longtemps disparus. Je savais que Kane avait tué des milliers de gens et que, brûlant d’une détermination terrible, il était consumé par la haine. Et pourtant, il gardait au fond de son cœur farouche quelque chose de brillant et de magnifique qui était tout le contraire de la haine. Par quelle grâce, me demandai-je, avait-il conservé l’essentiel de son humanité et la liberté de son âme ?

J’en parlai à maître Juwain et à Maram avant de déclarer : « Il est difficile de comprendre pourquoi certains hommes tombent et d’autres pas.

— Certainement parce que les hommes ont toujours le choix.

— Oui, mais pourquoi certains choisissent-ils le mal et d’autres le bien ?

— Ceci restera toujours un mystère. En revanche, le chemin de l’asservissement et du mal est bien connu. »

Il continua en expliquant que si Morjin avait soumis les autres par la cupidité, la convoitise, l’envie et la colère, il était lui-même prisonnier de ces vices.

« La peur et la haine sont encore pires, dit-il. La haine est comme un tunnel de feu. Elle détruit toute la beauté de la création. Elle concentre et fixe la volonté sur un seul objet, celui qui doit être détruit. Existe-t-il esclavage plus abject que celui-ci ?

— Kane, intervins-je en regardant le feu, ressent cette sorte de haine.

— Oui, et s’il n’abandonne pas, sa haine finira par le détruire complètement. »

Dans les chaudes flammes orangées, j’aperçus les magnifiques yeux d’Atara arrachés et ensanglantés qui brûlaient, brûlaient, brûlaient. « Ce n’est pas si facile… d’abandonner, dis-je.

— Vous voyez ? Vous voyez ? Mais si nous voulons un jour être libres, nous devons nous détourner de ces noires pensées.

— Est-il possible, me demandai-je à voix haute, d’être vraiment libre ?

— Il le faut, répondit maître Juwain. Mais si l’Unique est l’essence de la liberté, seul un homme entièrement ouvert à la volonté de l’Unique peut être complètement libre.

— Ah oui ! La volonté de l’Unique ! s’exclama Maram en prenant une gorgée d’eau-de-vie. Pour moi, c’est encore de l’esclavage. »

Tandis que Flick tournoyait près du feu et que les Gardiens veillaient sur nous, je méditai sur ce mystérieux et profond paradoxe. Comment, pensai-je, un homme pouvait-il connaître et accomplir la volonté de l’Unique ?

« Est-ce le cas du Maîtreya ?

— J’aimerais pouvoir vous répondre », dit maître Juwain.

Je regrettais qu’Estrella ne soit pas réveillée et assise avec moi près du feu afin de pouvoir lire les réponses à mes questions dans le reflet de ses yeux.

« Il n’y avait rien à ce sujet dans votre gelstei ? » demandai-je à maître Juwain.

Il sortit la pierre de la pensée et la brandit devant le feu. « Il y avait juste une allusion au fait que le Maîtreya avait un rôle essentiel à jouer dans le voyage de l’être humain vers l’Unique. »

Je regrettais que Kane soit parti pour quelque mission secrète visant à découvrir les plans du Dragon Rouge. S’il était assis là, pensai-je, il pourrait peut-être me dire simplement à quoi le Maîtreya était destiné. Et même, en tant qu’Elijin ayant vécu assez longtemps pour connaître d’autres Maîtreya, à d’autres âges, il pourrait me dire si je pouvais être cet Être de Lumière.

Là-dessus, nous allâmes tous nous coucher. Je dormis d’un sommeil agité, troublé par des rêves de Kane traquant les Prêtres Rouges dans l’obscurité et les tuant d’un geste vif et sauvage avec son couteau. Je fus heureux de voir se lever l’aube claire et lumineuse. Les  chantant dans les collines autour de nous me réconfortèrent. Dans l’herbe, les gouttes de rosée argentées reflétaient le bleu du ciel et les rayons dorés du soleil.

Toute la journée, nous suivîmes la Route du Nord au milieu de collines de plus en plus hautes. Aux alentours de midi, il se mit à faire vraiment chaud mais nos armures ne chauffaient pas autant que des cotes de mailles, car, alors que l’acier absorbe la chaleur et la lumière du soleil, le diamant les disperse en une multitude de feux étincelants et multicolores. Les cent Gardiens de la Pierre de Lumière, alignés sur trois colonnes et avançant avec la même éclatante résolution, offraient un spectacle magnifique. Les milles défilaient sous les sabots assourdissants des chevaux. En fin d’après-midi, nous pénétrâmes dans la forêt plus dense qui couvre les montagnes au nord. Nous traversâmes la jolie ville de Ki et installâmes notre camp à l’extérieur, près d’un bosquet de chênes.

Le lendemain, la route s’éleva en pente raide vers le col qui sépare Ishka de Mesh. Les chevaux qui tiraient les chariots avaient du mal à se hisser sur les vieux pavés ; ceux qui nous portaient s’ébrouaient et suaient, et ils furent heureux quand nous fîmes une halte pour les échanger contre les montures de rechange et leur permettre de se reposer. Finalement, nous atteignîmes la grande tranchée dans la roche appelée Passage de Télémesh. Elle avait été ouverte entre le mont Raaskel et le mont Korukel par l’un de mes ancêtres qui avait désagrégé le granit à l’aide d’une grande pierre de feu. Lors de mon précédent voyage à Ishka, Maram, maître Juwain et moi y avions été attaqués. Débouchant de l’obscurité du passage, un gros ours blanc nous avait chargés et avait failli nous réduire en bouillie. On ne savait toujours pas vraiment si cet ours était ou non un animal transformé en goule par Morjin pour nous tuer. À l’approche du passage, se rappelant son combat avec l’ours, Altaru laissa échapper un hennissement terrifiant. Je dus tapoter son cou noir et suant et lui expliquer que tout animal assez fou pour charger notre compagnie viendrait s’empaler sur les longues lances des Gardiens.

En revanche, je n’étais pas très sûr de ce que nous allions trouver de l’autre côté du passage, car les chevaliers du roi Hadaru avaient leurs propres lances, bien plus nombreuses que les nôtres. Aussi commandai-je à mes hommes de serrer les rangs et de serrer encore plus fort les lèvres avant de les mener droit dans la tanière d’un ours encore plus grand.