25

Au sortir de la crevasse menant à l’amphithéâtre, nous découvrîmes que le sol de galets entourant la formation rocheuse était désert comme Sar Varald l’avait dit. La lumière des étoiles tombant en une pluie lumineuse n’éclairait que des éclats de grès éparpillés. Je demandai à Atara si elle devinait quelqu’un dans les bois alentour mais elle ne voyait rien. Utilisant ma main comme porte-voix, j’appelai de toutes mes forces : « Baltasar ! Sunjay ! Gardiens de la Pierre de Lumière ! » Personne ne répondit ni à droite ni à gauche ni dans les bois sombres devant nous où l’on n’entendait que les stridulations des sauterelles. Je priai Maram et Sajagax qui avaient une voix de stentor d’appeler eux aussi, en vain.

« On devrait se taire maintenant, dit Atara qui tenait dans sa main les rênes de son cheval. Ce n’est pas la peine d’annoncer notre présence à ce qui les a fait fuir.

— Mais qu’est-ce qui a bien pu les faire fuir ? demanda Maram. J’aime mieux ne pas l’imaginer.

— Rien n’a pu les faire fuir, répondis-je, sûr de moi.

— Pas même les Gris ? »

En l’entendant mentionner ces hommes effroyables qui avaient un jour failli dévorer notre âme, Atara et maître Juwain frissonnèrent et Sajagax et Karimah firent le geste d’écarter des démons.

« Les Gris les auraient peut-être figés sur place de terreur, encore que, d’après ce que nous a relaté Kane, ils étaient trop nombreux pour ça, dis-je. Ils n’auraient pas pu les contraindre à nous abandonner.

— Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? demanda Maram.

— Ça reste à découvrir, dis-je. Mais quelle que soit la raison pour laquelle Baltasar a éloigné les Gardiens de cet endroit, ce doit être une bonne raison. »

Ma foi en lui était inébranlable. Et après l’expérience que j’avais vécue dans l’amphithéâtre, ma foi en mon destin aussi.

« Cherchons des indices », ordonnai-je.

De nous tous, c’était Sajagax qui était le meilleur chasseur et le meilleur pisteur, et c’était lui qui avait la vue la plus perçante. Il prit donc la tête et nous rebroussâmes chemin autour de la formation rocheuse. Nous guidions nos chevaux lentement sur les galets dangereux et bruyants tout en scrutant le mur d’arbres qui se dressait devant nous. Bientôt, nous retrouvâmes les fougères piétinées et les branches cassées indiquant l’endroit où nous avions débouché de la forêt en provenance du sud-est. Sajagax se mit à quatre pattes et, dans l’obscurité presque totale, passa ses doigts sur les traces que les sabots des chevaux avaient laissées dans la terre. Puis il se redressa et dit : « Je ne pense pas qu’ils soient repassés par là. Allons plus loin. »

Nous continuâmes à contourner le gros bloc rocheux que la lumière des étoiles faisait ressembler à la tête chauve d’un géant. Au bout d’une centaine de mètres, Sajagax s’arrêta brusquement. Je fouillais l’obscurité avec tant d’attention que les yeux me brûlaient et je pus à peine distinguer la végétation piétinée entre les arbres. Sajagax pénétra dans le bois et se jeta à terre. Quelques instants plus tard, il revint vers moi. « Ils sont bien passés par là, dit-il. Cette piste paraît droite et se dirige vers le nord-est.

— Ils ont repris la route, mais par un autre chemin.

— On dirait bien.

— Bon, maintenant on a le choix. Soit on retourne passer la nuit dans l’amphithéâtre, soit on continue. »

J’expliquai qu’il y avait de bonnes raisons pour s’arrêter la nuit dans l’amphithéâtre : l’entrée était étroite et facile à défendre et nous étions tous trop fatigués pour nous frayer un chemin entre les buissons dans l’obscurité de la forêt. Mais l’idée de revenir dans ce lieu plein de fantômes inquiétait Sajagax et Karimah, et surtout Maram.

« J’ai faim et j’ai soif et nous n’avons pas grand-chose à manger et à boire, dit-il en tapotant les sacoches de son cheval. En fait, cet endroit ne me plaît pas. Et s’il y avait des entrées secrètes impossibles à garder ? Il y a forcément un secret que nous n’avons pas découvert et qui explique peut-être pourquoi les Gardiens nous ont abandonnés. »

Sar Hannu jeta un regard à la formation rocheuse et je le sentis frissonner sous son armure. Puis il me dit : « Nous serions coincés là-dedans. Et de toute façon, la Pierre de Lumière ne doit pas être séparée de ses Gardiens.

— Ni le chef des Kurmaks de ses guerriers, renchérit Sajagax.

— Eh bien, suivons-les, alors, lançai-je. On les retrouvera peut-être plus loin sur la route. »

Il faisait trop sombre pour chevaucher dans des bois dépourvus de sentiers. Guidant son cheval à travers les fougères, Sajagax avançait lentement. Je le suivais en tirant doucement sur les rênes d’Altaru. Estrella, Atara, Karimah, Maram et maître Juwain venaient derrière, suivis de Sar Hannu et des autres chevaliers, et Lansar Raasharu fermait la marche. La progression était difficile. Il fallait se frayer un chemin entre les fougères et essayer de ne pas se prendre les pieds dans les vieux arbres tombés à terre et les morceaux de bois pourri presque impossibles à distinguer. Nous faisions trop de bruit, poussant de petits cris quand nous nous cognions les pieds contre des rochers à moitié enterrés ou quand nous cassions des branches sèches. Maram craignait que les chênes plongés dans l’obscurité ne dissimulent des ours ; il y avait certainement des serpents ondulant dans la mousse sombre, disait-il, et du lierre empoisonné laissant sur nos vêtements des substances qui rongeaient les chairs. Mais il réservait ses plus grandes frayeurs à des phénomènes surnaturels : « Et si l’amphithéâtre abritait aussi des esprits malveillants ? chuchota-t-il. Et s’ils pouvaient se matérialiser et nous suivre ? »

Je mis mon doigt sur ma langue et sentis le goût de fer du sang. Puis, pressant mon index sur mes lèvres, je murmurai : « Chut ! Tu vas faire peur à Estrella. Tu vas te faire peur à toi-même.

— Oui, tu as raison, vieux. Je n’ai pas à avoir peur, pas vrai ? »

Il se tut un moment et continua à avancer péniblement dans les fougères bruissantes. Puis je l’entendis marmonner dans sa barbe : « "Agis comme si tu avais du courage et tu auras du courage. " Celui qui a écrit ça n’a certainement jamais vu de fantôme ! »

Nous cheminâmes ainsi pendant plus d’une heure entre les arbres imposants. Quand nous débouchâmes enfin sur la route, il était plus de minuit. Sajagax guida son cheval sur cette bande lisse et sombre et je le suivis. Le bruit des sabots ferrés d’Altaru sur les pavés nus me fit l’effet d’un gong annonçant notre présence à tous ceux qui se cachaient peut-être de part et d’autre de la route.

« Nous y voilà enfin, dit Maram en regardant à droite puis à gauche. Reste à savoir de quel côté ils sont partis.

— Sûrement vers Tria », indiqua maître Juwain en le rejoignant.

Sajagax fit avancer son cheval vers le nord en reniflant l’air et en examinant les pavés presque noirs de la route. À dix mètres de là environ, il aperçut un tas de crottin probablement laissé par l’un des chevaux des Gardiens ou des Kurmaks.

« Ils sont partis par là », annonça-t-il. Puis il fit signe à Karimah et dit en lui montrant le sol : « Tâte-le, femme. »

Aussi rapide que l’éclair d’une étoile filante, Karimah sortit son couteau et siffla : « Tâte-le toi-même, grand chef. »

Il faisait trop sombre pour distinguer les traits de Sajagax mais je sentis qu’il souriait. Je perçus aussi son affection soudaine pour cette belle femme. Les Sarni sont un peuple impulsif. « Si tu n’étais pas une Manslayer, lui dit-il, je te prendrais pour femme.

— Si je n’étais pas une Manslayer, répondit-elle, je serais d’accord. Mais puisque je le suis, si jamais je tue mes cent ennemis, c’est moi qui te prendrai pour époux. »

Traditionnellement, une Manslayer qui remplissait son engagement était libre de choisir un compagnon parmi les hommes de sa tribu. Celui-ci était alors certain d’engendrer de grands guerriers.

Sa repartie nous fit tous rire, Sajagax le premier. J’aimais bien qu’il soit capable de se moquer de lui-même, et quand, oubliant sa fierté, il se pencha en avant pour tâter le crottin avec son doigt comme il avait demandé à Karimah de le faire, il me plut davantage encore.

« Ils sont passés par là il y a deux heures, déclara-t-il. Peut-être trois.

— Alors il va falloir cravacher pour les rattraper », dis-je.

Sans ajouter un mot, montrant l’exemple, j’enfourchai Altaru et le lançai au petit galop. Le rythme à trois temps de ses sabots sur la route était comme une danse majestueuse à laquelle participaient également les autres chevaux.

Cependant, il fut bientôt évident que nous ne pourrions pas conserver cette allure très longtemps. Les nuages arrivant de l’est s’épaississaient et dissimulaient la faible lueur des étoiles. L’obscurité était presque complète. Nous ralentîmes, adoptant un trot cahotant, puis une marche rapide. Je voyais à peine la route devant moi. Maram ne cessait de bâiller et de se plaindre de ne pas pouvoir garder les yeux ouverts pour voir la route. Maître Juwain se tenait raide sur son cheval comme si ses vieux os et ses vieilles articulations lui faisaient mal. Nous étions tous épuisés par la bataille livrée quatre jours plus tôt, par nos chevauchées exténuantes et par tout ce qui s’était passé depuis. À deux reprises, Estrella s’endormit et faillit tomber de son petit cheval. La troisième fois, Atara m’arrêta : « On ne peut pas continuer comme ça, Val. Ce n’est qu’une enfant, elle a besoin de se reposer. Nous avons tous besoin de nous reposer. »

Même Sajagax qui était habitué à passer des journées et des nuits entières en selle fut d’accord. Il vint jusqu’à moi et me dit : « Nous avons dépassé une petite clairière au bord de la route à une centaine de mètres d’ici. On pourrait y camper cette nuit et repartir demain matin. »

Maram tendit une main dans l’obscurité. « Je crois bien que j’ai senti une goutte. Ce serait de la folie de chevaucher sous la pluie par une nuit pareille. »

Finalement, je me rendis à l’évidence. « C’est bon, on fait une halte de quelques heures. Mais il faudra partir à l’aube, si possible. »

Le temps de retrouver la petite clairière dont avait parlé Sajagax, la pluie s’était mise à tomber plus fort et les gouttes rebondissaient sur nos heaumes et traversait nos vêtements. Il était trop tard et nous étions tous trop fatigués pour ramasser du bois et creuser des tranchées pour fortifier notre camp. Nous eûmes toutes les peines du monde à monter les deux seules tentes que nous avions sous la pluie qui tombait de plus en plus fort. Chaque tente pouvait abriter confortablement quatre personnes, six en se serrant. Sajagax ordonna à Estrella, Atara et Karimah de prendre la première et Karimah elle-même n’y trouva rien à redire. Il insista pour s’envelopper dans sa cape et se coucher sur le sol détrempé devant l’entrée. Maram n’eut pas besoin d’encouragement pour s’étaler dans la seconde tente et maître Juwain non plus. Mais Lansar Raasharu regimba quand je lui suggérai de les rejoindre. Et Sar Hannu, Sar Varald et Juradan le Jeune refusèrent catégoriquement d’obéir à mon ordre et d’aller se reposer.

« C’est vous qui devez dormir un peu, Lord Valashu, déclara Sar Hannu. Qui sait ce que nous réserve la journée de demain, ou même le reste de la nuit ? Le Seigneur Gardien de la Pierre de Lumière doit pouvoir l’affronter l’esprit clair.

— Le "Seigneur Gardien", lui rappelai-je, doit parfois faire des sacrifices pour le bien de ce qu’il garde et pour ceux qui l’aident à le garder.

— Bien dit, déclara Sar Hannu. Dans ce cas, le Seigneur Gardien acceptera volontiers d’oublier sa compassion, sinon sa fierté, pour quelques heures. »

Finalement, je fus obligé de céder, et Lord Raasharu aussi, et tandis que Sar Hannu, Sar Varald, Sar Shevan, Sar Ishadar et Juradan le Jeune se postaient autour de notre campement, nous rentrâmes dans la tente. Je m’allongeai à côté de maître Juwain qui avait sorti son cristal akashic et semblait méditer en le contemplant. Il ne fallut que quelques minutes à Maram pour s’endormir et guère plus à Lansar Raasharu. Au bout de quelque temps, murmurant presque, je dis à maître Juwain : « Vous devriez dormir, maître.

— Bientôt », chuchota-t-il. Entre ses mains, le disque émettait une douce lumière de couleur glorre qui éclairait faiblement la tente. « Ce cristal paraît avoir acquis une intensité qu’il n’avait pas avant que nous découvrions l’amphithéâtre. Ces voix – si fortes !

— Y avait-il la voix de Kane parmi elles ?

— Je n’en suis pas sûr, répondit-il. Je ne suis pas sûr d’avoir trouvé la manière d’aller au bon endroit à l’intérieur de cette gelstei. Elle contient des mondes entiers – un univers plein de mondes.

— Si Kane était ici, il pourrait certainement nous montrer comme nous y rendre. Si le fantôme a dit vrai, Kane était impliqué dans la Guerre de la Pierre dès le début.

— Oui – et c’est bizarre que ce soit lui qui ait été à l’origine de la fabrication de la première Alkaladur, la fameuse Épée de Lumière.

— Ce serait bien d’en apprendre un peu plus à ce sujet. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour la fabriquer ? Et pourquoi les Amshahs n’ont-ils pas réussi à guérir Angra Mainyu ? »

Maître Juwain soupira en caressant le cristal lisse de sa main noueuse. « Je crois que la réponse à ces deux questions est évidente. L’Épée de Lumière est le produit de la compassion collective de dix mille Elijins et Galadins. Réussir à mettre autant d’êtres en harmonie a dû représenter une difficulté que nous n’imaginons même pas. Quant à l’échec des Amshahs, comme vous l’avez découvert, la valarda est une arme à double tranchant. Quand ils ont voulu attaquer Angra Mainyu avec leur amour, celui-ci a dû riposter avec sa haine au moment où ils étaient le plus largement ouverts.

— Tuer de cette manière, avec sa haine, murmurai-je, peut-on imaginer quelque chose de plus vil ? »

En entendant cela, maître Juwain se tut et roula sur le côté pour me regarder. Je sortis mon épée de son fourreau et contemplai son silustria qui prenait des nuances de glorre. « Alors Kane lui a donné ce nom pour tourner en dérision la véritable Alkaladur.

— Peut-être, Val, peut-être, dit-il mystérieusement. Mais nous ignorons encore beaucoup de choses sur ces deux épées.

— Et beaucoup de choses sur Kane.

— C’est vrai. On dirait que c’est lui qui a hésité le plus longtemps à enfreindre la Loi de l’Unique, mais il a fini par aller à la guerre avec Marsul.

— Notre ami est toujours habité par la haine, fis-je remarquer. Mais aussi par son contraire.

— Oui. Et il a fait un véritable acte de foi quand il a remis la Pierre de Lumière à Valakand. Et quand il vous l’a rendue à Argattha. »

Je rengainai mon épée pour sortir la Coupe Merveilleuse. Le petit calice en or était chaud dans ma main. « Apparemment, Marsul est devenu fou à son contact, comme Angra Mainyu. Mais pourquoi ?

— Parce que la Pierre de Lumière est destinée au Maîtreya et à personne d’autre, répondit-il. J’ai au moins découvert ça. Ni les Elijins ni même les Galadins n’ont le droit de l’utiliser.

— Mais pourquoi ? répétai-je. Quel est le secret de cette gelstei ?

— Ça, je ne le sais pas encore, Val. Mais ce qui est sûr, c’est que durant le Satra des Elijins, tous les anges qui ont tenté d’utiliser la Pierre de Lumière ont échoué, et cela a provoqué leur chute. »

Le mot « satra », signifiait « âge véritable » : les grands et très longs âges de l’univers. Alors que la pluie crépitait sur la toile de tente au-dessus de nous et que les ronflements de Maram et la respiration sonore de Lansar Raasharu occupaient l’intérieur, maître Juwain m’en dit un peu plus sur l’histoire de ces Âges Anciens. Eluru, le premier d’entre eux dans l’immense espace de temps depuis la création de notre univers, était appelé le Satra Sombre, expliqua-t-il. Pendant dix milliards d’années, sur un nombre incalculable de mondes, la vie était née et s’était sans cesse perfectionnée jusqu’à l’apparition de la Pensée avec la naissance des premiers êtres humains. Les hommes et les femmes de la terre, les Arduns, donnèrent leur nom à un nouveau satra durant lequel tous les mondes d’Eluru se peuplèrent. Le Satra des Arduns progressa plus vite que le précédent et dura dix fois moins longtemps. Mais il fut assez long pour qu’Erathe connaisse une grande civilisation. Sur ce monde, le premier Maîtreya utilisa la Pierre de Lumière pour élever les Arduns à un nouveau rang : celui des Valari. À l’origine, ce nom signifiait simplement le « Peuple des Étoiles ». Alors, durant un âge glorieux appelé Satra des Valari, les hommes et les femmes des étoiles apprirent à se déplacer de monde en monde. Ils apportèrent aux peuples des Arduns les semences de la civilisation, et la Pierre de Lumière. Selon une tradition qui devint sacrée, la meilleure façon d’utiliser cette coupe en or était de la remettre entre les mains d’un Maîtreya qui aiderait les peuples d’un monde à accéder à un rang supérieur. Cependant, comme il y avait un nombre incalculable de mondes dans l’univers, ce processus avança lentement et s’étendit sur cent millions d’années.

À la fin de cet âge, alors que de nombreux hommes avaient atteint l’Esprit-monde, le dessein de l’Unique – et des Ieldras - semblait se dérouler à peu près comme prévu. Avec le passage du temps et à mesure que s’accumulaient les connaissances de toutes les manifestations de l’Unique, les hommes et les femmes commencèrent à acquérir de grands pouvoirs physiques et mentaux. Finalement, sur Erathe qui était le plus ancien des mondes civilisés, un grand roi fut élevé à l’ordre des Elijins. Son premier engagement, conformément à la Loi de l’Unique, était de ne jamais tuer d’être humain. Le second, d’aider les autres êtres à accéder à son rang supérieur. C’est ainsi qu’il voyagea à travers Erathe puis sur les étoiles pour remplir cette noble mission. Au bout de plusieurs milliers d’années, durant le Satra des Elijins, ce premier immortel fut progressivement rejoint par de nombreux autres. Ces anges, comme on les appelait, étaient les messagers des Ieldras. Ils se rendaient dans des mondes en proie à des troubles afin de les aider à trouver le chemin de la Civilisation.

Mais cela n’alla pas sans mal. Contraints de ne jamais tuer, les Elijins ne pouvaient utiliser que leur pouvoir de persuasion, la pédagogie et leur magnifique aura dorée pour toucher le cœur des hommes. De temps à autre, un Elijin enfreignait la Loi de l’Unique et se laissait tenter par le meurtre. Nombreux aussi furent ceux qui essayèrent d’utiliser la Pierre de Lumière pour acquérir des pouvoirs encore plus grands et devenir des êtres supérieurs. Mais, comme l’avait dit maître Juwain, tous ceux qui s’y risquèrent échouèrent et furent déchus sans qu’on sache pourquoi. Il fallut attendre de nombreuses années avant que les Elijins établissent une loi stipulant que seuls les Gardiens de la Pierre de Lumière et les divers Maîtreyas étaient autorisés à la toucher.

« Si nous savions pourquoi les ordres supérieurs ne doivent pas utiliser la Pierre de Lumière, poursuivit maître Juwain en montrant la coupe entre mes mains, nous comprendrions peut-être pourquoi le Maîtreya peut le faire. »

Je serrai la gelstei lumineuse et lisse de la Pierre de Lumière qui était censée être la plus dure et la plus impénétrable des matières. « Il faut absolument que je le sache, maître, lui murmurai-je. Je vous en prie, continuez à chercher dans votre cristal.

— Je le ferai, Val, bien sûr. Mais il faut que vous sachiez que cela pourrait prendre des années.

— Des années, chuchotai-je. Je ne suis pas un immortel, vous savez. »

Maître Juwain me regarda bizarrement. « Peut-être pas, répliqua-t-il.

— Et le monde n’attendra pas éternellement.

— Non, il n’attendra pas », dit-il. Son visage s’assombrit et se fit grave. « Il faut que le Maîtreya Cosmique, le Grand Être de Lumière se présente, et vite. Cet âge touche à sa fin, Val. Pas seulement l’Âge du Dragon ici sur Ea, mais aussi le Satra des Galadins. Il doit y avoir une progression, une grande progression.

— Que voulez-vous dire, maître ? »

Il soupira et tendit ses mains loin devant sa poitrine. « Quand un homme devient un Elijin à l’aide des grandes gelstei que nous appelons les sept pierres ouvrantes, c’est une progression. Il en va de même pour le passage des Galadins, comme lorsque Marsul a libéré la lumière qui était en lui en transcendant sa forme humaine. Mais dans chaque univers, il se présente une fois un moment unique vers lequel le temps et l’histoire tendent depuis toujours. C’est cela une Grande Progression. Le terme que l’on utilise pour désigner cet événement est Valkariade. »

Je réfléchis à ce nom qui était le même que celui du poème épique précédant l’avant-dernier livre du Saganom Élu. « Je croyais que cela signifiait "le passage des étoiles".

— C’est l’une des traductions. Il vaudrait peut-être mieux dire "la création des étoiles". Car au moment de la Valkariade, tous les Arduns de l’univers sont élevés au rang de Valari, les Valari deviennent des Elijins et les Elijins des Galadins. Et comme nous l’avons vu dans l’amphithéâtre, les Galadins se transcendent pour créer un nouvel univers.

— C’est ce qu’on a vu, en effet, dis-je, mais comment est-ce possible ? Les Galadins ne sont que des êtres finis, n’est-ce pas ?

— C’est vrai. Mais comme tous les êtres et toutes les choses sont issus de l’Unique qui est infini, toutes les choses portent en elles le germe de l’Infini. »

Je pensai au sachet de graines de timana que m’avait donné Ninana. Chacune d’elles, plantée dans un sol approprié, se transformerait comme par magie en un magnifique astor. Et ces merveilles dorées n’étaient rien comparées à la splendeur des étoiles.

« La Valkariade arrive, dit maître Juwain. Angra Mainyu et la Guerre de la Pierre ont retardé ce moment, mais il faut qu’il se produise, et vite.

— Et que se passera-t-il ensuite ? demandai-je.

— Ensuite, dit-il simplement, commencera l’Âge de Lumière.

Je me rallongeai sur le sol en m’efforçant d’ignorer les diamants de mon armure qui me rentraient douloureusement dans le dos. L’odeur de laine mouillée et l’haleine chargée de bière de Maram saturaient l’atmosphère de la tente, mais je n’y prêtai aucune attention. Car je sentais germer au fond de moi une lumineuse graine argentée. J’avais des étoiles, tout un univers d’étoiles en moi. Fermant les paupières un instant, j’arpentai les hauteurs incandescentes des cieux.

Soudain, au moment où je rouvrais les yeux dans la tente, Flick apparut dans un tourbillon d’or et de glorre. Je lui souris. « Eh bien, petit Flick, demandai-je, que penses-tu de cette histoire d’hommes devenant des anges ? »

Je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’il me réponde, aussi fus-je surpris, et maître Juwain avec moi, quand une voix flûtée comme le gazouillis d’un oiseau jaillit de la silhouette étincelante de Flick et me dit : « Méfiez-vous du Skakaman ! »

Et alors que je clignais les yeux sans comprendre, il disparut.

« Méfiez-vous du Skakaman, murmurai-je en me tournant vers maître Juwain. Savez-vous ce que cela signifie ? »

Mais il se contenta de secouer la tête en tapotant son cristal coloré. « Je trouverai peut-être ce nom là-dedans.

— Peut-être, répondis-je. Mais pas maintenant. Nous devons dormir tous les deux ou sortir relever Sar Hannu et Sar Varald. »

Maître Juwain rangea son cristal et la tente fut plongée dans l’obscurité comme une caverne au fin fond de la terre. Ce fut lui qui s’endormit le premier tandis que j’écoutais la pluie s’écraser sur le toit de la tente et le battement plus discret de mon cœur. Puis j’entrai dans un monde sans lumière qui n’était ni vraiment la vie ni vraiment la mort. Les cauchemars m’assaillirent. Une forme noire, vague comme une ombre, parut s’emparer de moi pour m’attirer vers un lieu atrocement froid. J’entendais un bruit de gargouillis, comme si la pluie dégoulinant de la tente était aspirée dans un trou. Je n’arrivais plus à respirer. Je savais que j’étais étendu, en nage, et que je me tordais sur le sol sans parvenir à me réveiller.

Et soudain, je fus enfin tiré du sommeil par un long hurlement. Il me fallut un moment pour comprendre que j’avais crié dans mon sommeil à cause d’une douleur épouvantable qui me déchirait la gorge.

« Val, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Maram. Il était agenouillé près de moi et me secouait l’épaule. Apparemment il avait été réveillé par mon cri, et tous les autres aussi.

« Valashu ! » Une voix semblable au mugissement du sagosk mâle retentit à l’extérieur de la tente. Tandis que je m’efforçais de chasser les dernières traces du sommeil, Sajagax cria de nouveau : « Valashu ! Atara ! Tout le monde debout ! Aux armes ! On nous attaque ! »

Sortant rapidement Alkaladur de son fourreau, je me levai d’un bond et me précipitai hors de la tente. À l’extérieur, les premières lumières du jour se frayaient un chemin à travers la pénombre humide qui recouvrait encore le monde. Je vis Sajagax, debout un peu plus loin au milieu des arbres, la main sur la poignée de son sabre, qui regardait quelque chose sur le sol. Je me mis à courir vers lui, vaguement conscient que Lansar Raasharu, maître Juwain et Maram jaillissaient de notre tente et qu’Atara, Karimah et Estrella sortaient en hâte de la leur.

Je m’approchai de Sajagax. En dépit de la difficulté à distinguer quelque chose dans la semi-obscurité, je reconnus la silhouette de Sar Shevan étendue sur les feuilles humides et pourrissantes. Sans même regarder, je sus qu’il était mort. Son gorgerin lui avait été arraché et on lui avait tranché la gorge. Ses yeux étaient aussi vides que des billes de verre.

« Ô Seigneur ! s’écria Maram en nous rejoignant. Ô Seigneur ! »

Il serrait dans sa main une kalama dégainée, tout comme Lansar Raasharu à côté de lui. Karimah arriva avec son arc et Atara avec un sabre, comme son grand-père. Quant à maître Juwain, il brandissait pour toute arme un bâton humide qui n’aurait même pas effrayé un chien. Cependant, ce fut lui qui aperçut, de ses yeux gris pâle, Juradan le Jeune gisant mort dans une mare de sang à dix pas de là dans le bois. Une fouille rapide des fougères alentour permit de découvrir les corps de Sar Ishadar et de Sar Varald tués de la même façon.

C’est alors qu’Estrella s’approcha de moi en courant. Elle me saisit le bras et tira tout en montrant la forêt de l’autre côté de la clairière. Je me retournai plein d’appréhension, mais apparemment, à l’exception des arbres, il n’y avait rien. Estrella s’écarta alors brusquement de moi et avant que j’aie pu l’en empêcher, elle s’éloigna en bondissant comme une jeune biche et traversa la clairière à toute vitesse. Nous la suivîmes tous aussi vite que possible et elle nous amena directement au dernier de mes Gardiens abattus. Sar Hannu gisait sur une touffe de muguet ensanglantée, mais il était encore vivant et ses yeux sombres et hagards s’accrochèrent aux miens.

« Sar Hannu ! » m’écriai-je. Tombant à genoux, je posai une main sur lui. Lui aussi avait la gorge tranchée, mais le couteau avait suivi la trachée et ne l’avait pas traversée. « Qui vous a fait ça ? »

Rassemblant ses dernières forces, il saisit ma main de ses doigts pleins de sang et hoqueta : « Vous… c’est vous. »

Et il mourut. Ni la gelstei verte de maître Juwain, ni le martèlement désespéré des mains d’Estrella ne réussirent à le ramener à la vie.

« Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » me demanda Maram debout au-dessus de nous. La pluie tombait dru sur les yeux fermés de Sar Hannu et chassait son sang dans la terre. « Est-ce qu’il te rendait responsable de l’avoir amené ici pour mourir ?

— Oui, ce doit être ça, répondis-je en pensant qu’il avait raison.

— Mais alors, qui l’a tué ? Un assassin ? Non, non – comment un assassin aurait-il pu entraîner cinq chevaliers valari dans les bois pour leur trancher la gorge ? »

Sajagax et Karimah échangèrent un regard en décrivant des cercles conjuratoires avec leurs doigts. Près d’eux, debout dans l’aube pluvieuse, Atara avait tourné son visage aux yeux bandés vers les bois comme si elle cherchait quelque chose que personne ne pouvait voir.

« Quelque chose a dû sortir de l’amphithéâtre et se matérialiser pour nous suivre jusqu’ici. Si tu ne t’étais pas réveillé à ce moment-là, il t’aurait certainement tué – et nous aussi, peut-être. »

Méfiez-vous du Skakaman m’avait dit Flick. Je ne voulais pas croire que les êtres qui illuminaient l’amphithéâtre puissent être malveillants. Et je ne voulais pas croire non plus qu’ils puissent se matérialiser et errer sur la terre comme le suggérait Maram.

« Si c’est vraiment un fantôme qui les a tués, dis-je à Maram, il est peu probable que mon cri ait suffi à l’empêcher de pénétrer dans notre tente pour me tuer.

— Mais alors, qu’est-ce qui les a tués ? » demanda-t-il.

Malheureusement, je n’avais pas de réponse à sa question, pas plus que maître Juwain ni personne d’autre. Alors nous restâmes là, sous la pluie battante, à regarder le corps lacéré de Sar Hannu dans la froide lumière grise du petit matin.

« Il faut partir maintenant, le plus vite possible, dit Sajagax. Celui qui a fait ça pourrait revenir. »

Pointant mon épée en direction des arbres menaçants, je répondis : « C’est tout ce que je souhaite.

— Venez, Valashu, insista-t-il en me prenant le bras. Quittons cet endroit maudit.

— Non, on ne peut pas partir sans enterrer nos amis.

— Alors dépouillons-les de leur armure et enterrons-les à la manière des Sarni.

— Non, répétai-je. Ce sont des chevaliers valari et ils seront enterrés avec leur armure, leur épée sur le cœur. »

Il nous fallut toute la matinée pour mener à bien cette tâche car nous ne disposions que de deux pelles et que je ne voulais pas me contenter de tombes peu profondes susceptibles d’être retournées par des charognards. En réalité, le travail que je nous avais assigné aurait été impossible si le sol de la clairière n’avait pas été dépourvu de racines et ramolli par la pluie. Mon seul regret était de ne pas avoir de pierres tombales pour marquer l’endroit où ces cinq Gardiens de la Pierre de Lumière reposeraient pour l’éternité.

Après avoir levé le camp sous une pluie qui tambourinait sur nos têtes couvertes, nous nous éloignâmes le plus rapidement possible de ce lieu de carnage. Le gargouillement de l’eau dévalant les caniveaux au bord de la route me rappelait à quel point c’était terrible de mourir égorgé.

Pendant près de quatre heures, nous avançâmes à bonne allure. Si Baltasar et les Gardiens avaient fui en direction de Tria, ils devaient se trouver à mi-chemin de la ville et il serait peut-être impossible de les rattraper. Je m’en moquais. J’avais envie de foncer sur la route en balayant sur mon passage tous les obstacles et toutes les impossibilités. Je ne pouvais m’empêcher d’espérer que celui qui avait tué mes chevaliers tenterait de nous attaquer. Car dans la lumière éclatante du jour, je tirerais Alkaladur et le fendrais en deux quelle que soit la substance terrible qui le constituait.

En fin d’après-midi, nous atteignîmes un village qui s’étendait des deux côtés de la route. Il n’était pas bien grand : une échoppe de forgeron, un atelier de charpentier, un moulin sur un cours d’eau au courant rapide, et environ trente petites maisons de pierre. Alors que nous nous mettions au pas, une des villageoises sortit de sa demeure avec des gâteaux à vendre. Elle appela un homme qui soufflait du verre au-dessus d’un four rougeoyant.

« Regarde, Amman, encore des Valari – et des Sarni, aussi ! »

Je m’arrêtai devant sa porte et pendant que les autres se rangeaient derrière moi, je saluai la petite femme dont la tunique en laine fine et les bracelets en argent laissaient entendre que son mari et elle gagnaient très bien leur vie en vendant leurs marchandises aux voyageurs. « Avez-vous vu nos amis ? lui demandai-je. Est-ce qu’ils sont passés par ici ?

— Tôt ce matin, monseigneur. Mais ils n’ont pas encore quitté la Clairière d’Argent. C’est le nom de notre village. Ils se sont installés dans le champ de blé d’Harbannan au bord de la rivière. »

Elle montra du doigt, un peu plus loin sur la route, un petit pont qui enjambait le cours d’eau argenté qu’elle appelait rivière. Le moulin se dressait sur le côté droit de la chaussée de l’autre côté de l’eau. S’il y avait un champ de blé sur la gauche, il était caché par le virage et les maisons.

Je remerciai la femme et lui donnai une pièce pour ses gâteaux. Puis, pressant Altaru, je descendis la rue principale du village, suivi de Sajagax et des autres guerriers. Quelques instants plus tard, nous traversâmes lourdement le pont. À cet endroit, la route tournait vers la gauche et les maisons donnaient sur un champ de blé mûrissant. Et là, sur un terrain triangulaire entre la route et la rivière, je découvris tous mes chevaliers à cheval formant une longue ligne comme s’ils s’apprêtaient à se battre. De l’autre côté de la route, dans un verger de pommiers, Orox, Thadrak et tous les hommes de Sajagax étaient rassemblés sous les arbres et, leur arc bandé à la main, fixaient la route de leur regard bleu et perçant.

« Baltasar ! » criai-je en traversant le champ. Je distinguais facilement la rose bleue qui se détachait sur l’or de son surcot. Assis sur son cheval, il attendait au centre de la ligne. Sar Naviru était près de lui ainsi que Sar Kimball, Lord Noldru, Lord Harsha et de nombreux autres Gardiens que j’étais ravi de revoir. « Qu’est-ce que vous faites ici ? »

Je m’arrêtai devant mes chevaliers valari avec Sajagax et Lansar Raasharu qui regardait Baltasar comme s’il craignait que son fils ait perdu la raison. Thadrak et Zekii traversèrent la route au galop et saluèrent Sajagax avec un regard perplexe.

« Qu’est-ce que nous faisons ici ? dit Baltasar. C’est à toi qu’il faut poser la question, Lord Valashu !

— Qu’est-ce que tu veux dire ? » demandai-je. Je ne savais pas si je devais être abasourdi ou furieux de ce qu’avait fait mon bouillant ami. « Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? »

Cette fois, c’était au tour de Baltasar de me considérer comme si j’étais devenu fou. Il lâcha : « Mais c’est toi qui me l’as ordonné !

— Qu’est-ce que tu veux dire ? répétai-je.

— Devant le rocher chauve dans les bois, tu m’as ordonné de conduire les Gardiens et les Kurmaks ici !

— Jamais de la vie ! Pourquoi aurais-je fait ça ?

— Tu as dit que tu avais découvert une énorme trahison à l’intérieur.

— Et quelle trahison ?

— Que le duc Malatam avait réuni une nouvelle armée et qu’il était de nouveau à nos trousses. » Les yeux de Baltasar hésitaient entre moi et Sajagax qui le regardait d’un air furibond. « Tu m’as ordonné d’intercepter l’armée du duc ici, dans ce village. De ton côté, tu devais emmener la Pierre de Lumière à Tria par un autre itinéraire. C’est ce que tu m’as dit.

— Quelqu’un t’a peut-être dit ça, mais ce n’était pas moi.

— Mais si, c’était toi ! riposta Baltasar. Tu es venu me voir à l’extérieur du rocher. Je t’ai vu. Et Sunjay, Skyshan et tous les autres aussi. Nous étions face à face, à un mètre l’un de l’autre ! »

Dans la rangée de chevaliers, Sunjay Naviru et Lord Noldru hochaient gravement la tête pour appuyer les paroles de Baltasar. Tous me regardaient comme pour s’assurer que j’étais bien Valashu Elahad.

« Mais comment aurais-je pu aller vous rejoindre à l’extérieur de l’amphithéâtre alors que les Gardiens étaient postés en travers de l’entrée ?

— Tu as dit que tu avais trouvé une entrée secrète. »

En entendant cela, Maram me jeta un bref regard comme s’il avait tout compris. « Ah, qu’est-ce que j’avais dit ? Qu’est-ce que j’avais dit ?

— Tu m’as dit, continua Baltasar que tu étais sorti du rocher du côté opposé au nôtre et que tu l’avais contourné pour venir nous rejoindre par les bois. Et tu nous as donné l’ordre de partir immédiatement pour la Clairière d’Argent.

— Mais ce n’était pas moi, répétai-je. C’était quelque chose d’autre. »

Je fis signe aux Gardiens de rompre les rangs et de se rassembler autour de moi. Puis je leur racontai tout ce qui s’était passé à l’intérieur de l’amphithéâtre et depuis.

« Mais c’est terrible ! dit Baltasar. Et si Sar Maram avait raison ? Si quelque fantôme de l’amphithéâtre avait pris ton apparence et m’avait ordonné de t’abandonner avant de te poursuivre pour te tuer et voler la Pierre de Lumière ? »

Méfiez-vous du Skakaman ! pensai-je. J’étais presque convaincu que les craintes de Maram s’étaient réalisées.

« Peut-être, formula Sunjay, n’était-ce qu’une illusion envoyée par le Seigneur des Mensonges. »

Il posa la main sur la gardienne qui pendait à son cou et de nombreux chevaliers autour de nous l’imitèrent. Maître Juwain dit alors : « Je ne pense pas que ces gelstei aient échoué à vous protéger.

— Non, fis-je, d’accord avec lui. Ce qui est arrivé à Sar Hannu et aux autres n’est pas le fruit d’une illusion. Quelqu’un leur a bien planté un poignard dans le corps. »

En entendant mentionner les Gardiens assassinés, les hommes autour de moi baissèrent la tête et je vis que Lord Noldru pleurait son ami Sar Varald.

« Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Baltasar.

La pluie avait cessé et le ciel se dégageait mais la nuit ne tarderait pas à tomber. Je balayai du regard le champ de blé et le verger de l’autre côté de la route. « Il est tard, dis-je. Nous passerons la nuit ici après avoir dédommagé le paysan Harbannan pour son blé piétiné. Et demain, nous entrerons à Tria. »

Nous montâmes le camp le mieux défendu de tout notre voyage. Après avoir creusé des fossés dans le champ du pauvre Harbannan, nous ramassâmes du bois dans un bosquet de chênes des environs pour élever une barricade autour de nos rangées de tentes. Je donnai un mot de passe, Alumit. Tous ceux qui s’approcheraient de mon pavillon devraient le connaître. Enfin, j’ordonnai d’examiner toute personne me ressemblant pour s’assurer qu’il portait bien le médaillon en or de la Quête et celui de Champion du Tournoi. Maître Juwain et Maram se portèrent volontaires pour rester auprès de moi afin que tout le monde puisse voir que je ne les avais pas quittés – et qu’ils ne m’avaient pas quitté non plus.

Ce soir-là, je dînai avec eux et Atara à l’intérieur de ma tente, souhaitant pour seule compagnie ceux qui avaient connu avec moi les doutes de la Quête. Aussi, quand un faible bruit de sabots résonna sur la route et que deux visiteurs se présentèrent à l’entrée de notre campement, je considérai cela comme l’œuvre du destin. Il s’agissait en effet d’amis que je chérissais comme une mère et un frère : Liljana Ashvaran et un petit garçon appelé Daj que nous avions fait sortir d’Argattha.