14

Je passai la plus grande partie du lendemain dans ma tente avec Asaru à soigner sa blessure et à lui raconter les événements du tournoi, en particulier l’épreuve d’escrime à laquelle il n’avait pas pu assister. Grâce à maître Juwain qui déversait la lumière magique de sa gelstei verte dans son corps meurtri, il semblait récupérer ses forces d’heure en heure. Lorsque le matin suivant se leva, clair et lumineux, maître Juwain se déclara confiant dans la guérison de mon frère.

« J’ai fait tout ce que je pouvais pour Asaru, me dit-il en m’entraînant à l’extérieur. Maintenant, c’est à lui de se soigner avec sa propre lumière, et la grâce de l’Unique.

— Merci, répondis-je en levant les yeux vers le soleil du petit matin.

— Et maintenant, il faut aller à l’école. Avec l’interdiction du roi Waray, il nous faudra peut-être plusieurs jours pour fouiller parmi les pierres de la pensée. »

Comme je le craignais, le roi Waray avait strictement interdit à maître Juwain d’emporter des objets du sanctuaire de la Confrérie.

« Nous n’avons pas plusieurs jours devant nous, lui expliquai-je. Nous devons partir pour Tria le plus vite possible. »

Pressés par le temps, maître Juwain et cinq autres membres de sa Confrérie organisèrent une petite expédition pour rouvrir leur école dans les collines au-dessus de Nar. Les Gardiens et moi les accompagnâmes, car, bien sûr, la Pierre de Lumière serait nécessaire pour ouvrir les gelstei que maître Juwain pourrait découvrir. Une compagnie de chevaliers de Taron, commandée par un certain lord Evar, vint s’ajouter à notre groupe. Ils devaient nous escorter jusqu’à l’école et s’assurer que les ordres du roi Waray étaient respectés.

C’est ainsi qu’un peu plus tard ce jour-là, laissant Yarashan, lord Harsha, Béhira et Estrella avec Asaru, nous quittâmes le Stade. Guidés par les cinquante Taroners, nous traversâmes le quartier enfumé des Forges pour escalader les monts verdoyants qui surplombaient la ville. L’école de la Confrérie, un ensemble de vieux bâtiments de pierre qui s’étendait au sommet de l’une de ces vastes collines, se dressa devant nous, pareille aux os de la terre mis au jour par le vent, les intempéries et l’érosion implacable du temps. L’impression qui se dégageait de ce site me plut. Comme dans toutes les écoles de la Confrérie, on y ressentait une beauté sereine et une harmonie avec le ciel et la terre qui évoquait une éternelle quête de mystères. La bibliothèque constituait la partie centrale du sanctuaire. Sa façade était formée de colonnes aux proportions parfaites derrière lesquelles s’élevaient d’imposantes portes en bois. Lord Evar qui était grand et presque aussi émacié et sinistre que le roi Sandarkan, sortit une grosse clé en fer et ouvrit les vieilles portes avec un semblant de cérémonie.

Tandis que les cinq autres maîtres allaient vaquer à leurs diverses tâches et que les Gardiens montaient la garde devant les portes, maître Juwain nous fit entrer Maram et moi dans la bibliothèque. Cela n’avait rien à voir avec la splendeur de l’immense Bibliothèque de Khaisham et la collection de livres qui avaient péri dans les flammes. Mais avec ses nombreuses ailes et ses étagères qui sentaient le moisi, ses volumes reliés en cuir et ses manuscrits reposant dans le silence sous son grand dôme, je devinais qu’elle contenait plus de livres que tout Silvassu. Le long de ses murs incurvés, il y avait de nombreux petits meubles contenant des reliques que les Frères avaient conservées au fil du temps. Muni d’une clé que lui avait donnée maître Tavian, maître Juwain s’approcha de l’un de ces meubles et déverrouilla l’un de ses longs tiroirs plats. Il le fit glisser à moitié, découvrant une série de pierres opalescentes rangées dans des alvéoles taillées dans le bois. Devant chaque alvéole était inscrit un nombre. Toutes les pierres étaient animées de couleurs changeantes allant du rubis au violet intense ; toutes semblaient identiques à la pierre que maître Juwain avait ouverte dans le château de mon père et qu’il venait de sortir.

« Vous voyez ? nous dit-il à Maram et à moi en faisant tourner la pierre entre ses doigts. Je vous l’avais dit, il y en a beaucoup trop pour les emporter à Mesh. »

En examinant plus attentivement le tiroir, je constatai qu’il y avait – ou qu’il aurait dû y avoir – dix rangées de dix pierres, car au fond du tiroir, au neuvième rang, il en manquait une.

« Mais comment avez-vous choisi cette pierre-là ? lui demanda Maram.

— Au hasard », répondit-il. Il tapota du doigt les trois tiroirs au-dessous de celui qui était ouvert. « Ceux-là aussi contiennent des gelstei censées abriter des données sur la Pierre de Lumière. Je devais en prendre une pour la tester.

— Quatre cents pierres, fis-je en secouant la tête.

— Trois cent cinquante-trois, pour être précis, dit maître Juwain. Le quatrième tiroir n’est qu’à moitié plein.

— Ça ne fait rien, les ouvrir et les déchiffrer toutes reviendrait à lire autant de livres, non ?

— Si, mais il se pourrait que les données contenues dans les pierres soient répertoriées et fassent l’objet de renvois comme on le fait pour les livres dans les meilleures bibliothèques. Dans ce cas, je pourrai peut-être suivre un fil conducteur jusqu’à l’information que nous cherchons.

— Toutes les informations concernant la Pierre de Lumière et le Maîtreya nous intéressent, répondis-je. Et maintenant, si vous voulez bien commencer. »

Comme il l’avait fait dans la salle du trône du château de mon père, maître Juwain se servit de sa varistei pour préparer sa tête et son cœur à la tâche qui l’attendait. Puis je sortis la Pierre de Lumière. Maître Juwain remit sa pierre de la pensée à sa place dans le tiroir et en prit une autre. La serrant fortement entre ses doigts noueux, il la tint devant la Pierre de Lumière. Cette fois-ci, il eut beaucoup moins de mal à l’ouvrir. La Pierre de Lumière se mit soudain à rayonner tandis que les couleurs de la pierre de la pensée paraissaient s’embraser. Je les voyais tourbillonner et décrire des motifs lumineux dans le cercle noir au centre des yeux de maître Juwain. Il était si concentré sur cette petite gelstei qu’on avait l’impression qu’il était figé à jamais.

« Je vois, je vois », murmurait-il. Puis, au bout d’un moment, tandis que mon cœur battait la chamade, il ajouta, « Frère Maram, passez-moi la pierre numéro dix-neuf, je vous prie. »

Sans tourner la tête, il tendit la petite pierre à Maram. Celui-ci la rangea à sa place avant de prendre celle que maître Juwain lui avait demandée. Il la déposa dans la main du guérisseur et pendant un moment qui me parut interminable, maître Juwain fixa cette pierre de la pensée.

« Numéro quatre-vingt-deux ! s’écria-t-il enfin. Troisième tiroir ! »

Et ce manège se poursuivit toute la journée et une bonne partie de la nuit. Maître Juwain réclamait une pierre en particulier et Maram la lui donnait scrupuleusement pendant que, de mon côté, je me tenais debout devant maître Juwain, l’éclatante Pierre de Lumière à la main.

Finalement, tapotant son ventre qui gargouillait, Maram suggéra d’aller dîner. Maître Juwain interrompit alors ses recherches. Balayant du regard la grande pièce circulaire éclairée par les chandelles qu’il avait permis à Maram d’allumer à contrecœur, il déclara : « Les données des pierres de la pensée ont bien été répertoriées, il y a des milliers d’années probablement. Mais la méthode d’indexation s’était perdue – enfin, jusqu’à aujourd’hui. »

Comme il entreprenait d’expliquer cette méthode, je levai la main pour l’arrêter : « Excusez-moi, maître, mais nous avons peu de temps. Qu’avez-vous découvert ?

— Beaucoup moins que nous ne l’espérions, hélas. En fait, les pierres de la pensée contiennent bien de nombreuses données, mais on retrouve la plupart d’entre elles dans le Saganom Élu.

— Il n’y a rien de nouveau, alors ? Rien qui puisse nous aider ?

— Des petits détails. Des allusions.

— Racontez-moi.

— Eh bien, dit-il. Certains passages indiquent que le Maîtreya est quelqu’un qui doit faire un grand sacrifice.

— Le sacrifice de sa vie ? » demandai-je.

Les éléments nouveaux de maître Juwain ne cadraient pas avec Le Livre du Souvenir du Saganom Élu où il était écrit : « Le Maîtreya remportera le plus prestigieux des prix ; tendant les bras, il saisira le monde entier dans ses mains. »

Maître Juwain secoua la tête : « Non, je n’ai pas eu l’impression que le Maîtreya devait mourir pour les autres, pas exactement. Seulement qu’il devait renoncer à quelque chose d’important.

— L’amour ? Le mariage ?

— Non, je ne crois pas. Cela a plutôt quelque chose à voir avec la Pierre de Lumière. »

Je serrai la coupe en or que je tenais toujours entre mes mains. « Mais la Pierre de Lumière est destinée au Maîtreya. Pourquoi devrait-il renoncer à elle ?

— Je ne suis pas sûr qu’il doive le faire. Je ne suis pas sûr qu’il puisse le faire.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Vous rappelez-vous le passage des Origines ? "La Pierre de Lumière est le joyau parfait à l’intérieur du lotus qui se trouve dans le cœur de l’homme. "

— Belle métaphore, répondis-je.

— Belle, oui, mais peut-être davantage encore. » Maître Juwain leva les yeux au-dessus de nous vers les vitres transparentes du dôme par lesquelles entrait la lumière des étoiles. « Voyez-vous, il y a l’infini.

— Maître ? »

Tournant son regard vers moi, il montra la pierre de la pensée. « Cette petite gelstei est une chose finie, comme les informations qu’elle contient et comme toutes les choses. L’Unique, lui, est infini, bien sûr. Mais, d’une certaine manière, la Pierre de Lumière est les deux à la fois. »

Tous, même Maram, nous considérions maintenant la silhouette dorée de la Pierre de Lumière comme si nous la voyions pour la première fois.

« Et, continua maître Juwain, il en va de même pour le Maîtreya que pour la Pierre de Lumière. Nous savons qu’il est celui qui est en résonance parfaite avec elle. J’ai l’impression que pour qu’il en soit ainsi, il doit sacrifier sa finitude, son humanité même. »

Je serrais si fort la Pierre de Lumière que j’en avais mal aux doigts. Ignorant ce que pouvaient bien signifier les paroles de maître Juwain, je secouai la tête. « Si seulement on avait plus de renseignements.

— Malheureusement, c’est tout ce que j’ai pu glaner au cours de ce premier essai. Mais si j’avais davantage de temps… »

Sa voix se perdit dans la semi-obscurité de la bibliothèque.

« Oui ? demandai-je.

— Voyez-vous, j’ai découvert un flot de données, un ruisselet plutôt, que j’aurais pu suivre. Un indice d’indices concernant une grande masse de renseignements sur la Pierre de Lumière. »

Je regardai par la fenêtre les grandes constellations qui tournaient lentement dans le ciel. « Nous avons toute la nuit, et demain aussi, si c’est nécessaire. Si vous voulez, maître. »

À la lueur qui brillait dans ses yeux lumineux, je compris qu’il faisait plus que le vouloir. Quand Maram grogna qu’il était impossible de continuer sans manger quelque chose, je l’envoyai chercher un pain d’orge et un peu de fromage de chèvre dans les provisions que les Gardiens avaient réparties pour le dîner. Quand nous eûmes fini de manger, Maram se remit à sortir les pierres de la pensée pour maître Juwain et notre vieil ami se remit au travail.

C’est ainsi que nous passâmes le reste de la nuit. À mesure que maître Juwain devenait plus habile à ouvrir et déchiffrer les pierres, cet étrange manège s’accélérait. Il lui arrivait de crier des numéros si brusquement que Maram avait du mal à ranger l’ancienne pierre avant de prendre la nouvelle. Haletant et transpirant, il ouvrait et claquait les tiroirs, et les pierres de la pensée, semblables à des billes, cliquetaient dans leurs alvéoles en bois. Finalement, à l’approche de l’aube, maître Juwain rendit à Maram la dernière d’une longue série de pierres. Levant les yeux vers nous, il sourit. En dépit de ses yeux rouges de fatigue, il sautillait presque d’excitation.

« Je crois, nous dit-il, qu’il existe une gelstei qui contient les véritables informations sur la Pierre de Lumière. Une gelstei différente des autres. On l’appelle "cristal akashic".

— Je n’ai jamais entendu ce nom, répondis-je.

— Akashic est un mot qui signifie "grande mémoire". Apparemment, comparer les connaissances contenues dans ce cristal avec celles contenues dans une pierre de la pensée ordinaire, revient à comparer un océan à une mare. »

Je réfléchissais à ce qu’il venait de dire en contemplant la petite pierre que Maram n’avait pas encore rangée.

« Il est possible, poursuivit maître Juwain, que le cristal akashic contienne des connaissances datant des Âges Anciens. »

Les vieilles pierres de la bibliothèque me parurent soudain petites et froides. L’école de la Confrérie, construite à l’Âge de la Mère datait de plusieurs milliers d’années. C’était presque le bâtiment le plus ancien d’Ea. Et pourtant, on disait que cet espace de temps immense ne représentait pas grand-chose. En effet, il y avait le même rapport entre un an et un âge d’Ea qu’entre un âge entier d’Ea et l’un des Âges Anciens qui avaient précédé la venue sur terre d’Elahad et du Peuple des Étoiles porteurs de la Pierre de Lumière.

« Comment est-ce possible ? demandai-je. Les connaissances qu’Elahad et les siens apportèrent avec eux ont péri avec eux. On le sait. C’est vous qui me l’avez enseigné quand j’étais petit. »

Maître Juwain soupira : « Apparemment, parmi les choses que l’on sait, certaines sont fausses.

— Mais alors, dis-je en montrant du doigt la pierre de la pensée de Maram, comment savez-vous que les données contenues dans cette gelstei-là et dans les autres sont vraies ?

— Je ne le sais pas. Il faut vérifier, comme pour toutes les connaissances et toutes les hypothèses. Mais celles-ci ont été vérifiées plusieurs fois par les Anciens qui les ont enregistrées dedans. Et je les ai confrontées à tout ce que je sais, à tout ce que j’ai vécu, et je les ai mises à l’épreuve de la raison. Les faits n’ont pas le même parfum que les illusions.»

J’acquiesçai d’un signe de tête. « Si vous croyez qu’elles sont vraies, cela me suffit, lui dis-je.

— Ce que je crois, c’est que, d’une manière ou d’une autre, la sagesse des Âges Anciens a été conservée. Et qu’autrefois, ce cristal akashic a existé. La question est, existe-t-il toujours ? Et où peut-on le trouver ?

— Pas à Khaisham, j’espère, intervint Maram. Quand je pense à tous les livres qui ont brûlé, à tous les gens aussi… et aux gelstei. Il y en a eu tellement, tellement, quel malheur ! »

Pendant un moment, Maram se perdit dans le souvenir de cette terrible nuit où le comte Ulanu le Cruel avait ordonné la destruction de l’une des plus grandes merveilles d’Ea. Mais maître Juwain, lui, était tourné vers le futur, pas le passé. Et il avait les yeux brillants de rêves.

« On dirait, lui fis-je remarquer, que vous pensez que le cristal akashic existe toujours. Et que vous savez où on peut le trouver. »

Nous échangeâmes un sourire. « Là, Val, je dois reconnaître que le savoir cède la place à l’hypothèse. Cependant, vers la fin de l’Âge de la Loi, un certain maître Savon nota que le cristal akashic avait été caché en lieu sûr. Ceci est rapporté dans un poème, le fameux poème sur les Vilds d’Ea, vous vous rappelez ? »

Je me rappelais très bien la forêt magique des Lokilani que maître Juwain avait appelée Vild et les vers qui la décrivaient :

 

« Dans quelque contrée oubliée dans la brume,

Il est un endroit entre terre et temps,

De bois, de ruisseaux et de vernales clairières,

Dont la magie guérisseuse jamais ne faiblit.

 

Une île dans la plus verte des mers,

Séjour de verdure plus profonde encore

Où les arbres géants, les émeraudes poussent

Où les feuilles et l’herbe et les fleurs resplendissent.

 

Nul bourgeon d’amertume et de malveillance

Pour assombrir la lumière de vie de la forêt,

Nulle épée ni lance, nulle hache ni poignard

Pour couper la plus tendre brindille de vie.

 

La vie plus profonde à laquelle nous aspirons,

Immortelle flamme qui jamais ne brûle,

Les étincelles sacrées, embrasées, invisibles :

Les enfants des Galadins.

 

Sous les arbres ils brillent et luisent,

Et tourbillonnent et jouent et dansent et rêvent

De forêts plus vastes au-delà de la mer

Où ils demeureront pour l’éternité. »

 

Tandis que je récitais cette œuvre connue, les mots semblaient rester suspendus dans l’air immobile de la bibliothèque comme des rêves. Flick flamboyait et tourbillonnait au rythme de la musique des vers. Quand j’eus fini, maître Juwain me sourit. « Très bien. Et très vrai, comme nous l’avons constaté. Mais quelqu’un, je n’ai pas pu savoir qui, a réécrit ces lignes pour décrire un autre Vild dans lequel le cristal a dû être caché. Ecoutez :

 

Dans quelque contrée perdue dans la brume,

Il est un endroit entre terre et temps,

De bois, de ruisseaux, de vernales clairières,

Dont la magie guérisseuse jamais ne faiblit.

 

Une île dans une mer entourée par les herbes,

Dont le vert éternel demeure invisible

Où les arbres géants, les émeraudes poussent

Où les feuilles et l’herbe et les fleurs resplendissent.

 

C’est là que gît le cristal de mémoire

Que veillent les sentinelles de la forêt

À la silhouette enflammée, à l’allure splendide :

Les enfants des Galadins.

 

Ils rêvent à jamais de se réveiller.

Pour louer, exalter, faire de la musique,

Pour ranimer les souvenirs sacrés

Et se souvenir de l’harmonie passée.

 

Sous les arbres ils se dressent et résonnent,

Et tourbillonnent et jouent et s’élèvent et chantent

Les forêts plus vastes au-delà de la mer

Où ils demeureront pour l’éternité.

 

« Vous voyez ? expliqua maître Juwain. Si Kane a dit vrai, nous savons qu’il existe au moins cinq Vilds quelque part sur Ea.

— Kane a dit vrai, répliquai-je avec une assurance soudaine.

— Et si ces vers disent la vérité, il doit y avoir un lac quelque part au milieu de l’une des prairies d’Ea et une île au milieu.

— Pourquoi un lac ? demanda Maram. Le Vild que nous avons découvert en Alonie était au milieu d’une forêt et pourtant les vers le décrivaient comme "une île dans la plus verte des mers".

— Parce que les nouveaux vers parlent d’une mer entourée d’herbe. Il ne peut s’agir que d’un lac.

— C’est une métaphore, grommela Maram en bâillant. Une invention poétique.

— Non, je ne crois pas, insista maître Juwain. Les termes sont précis. Celui qui a écrit ces vers aurait pu dire une mer herbeuse, n’est-ce pas ? Pourquoi a-t-il écrit entouré d’herbe ?

— Ah, comment le savoir ? »

Souriant devant l’air revêche de Maram, maître Juwain continua : « J’ai lu un jour quelque chose sur une île invisible au milieu d’un lac. Jusqu’à ce soir, je pensais que cette histoire était créée de toutes pièces. »

Quelque chose résonna profondément en moi. Je regardai maître Juwain dans la lumière tremblotante des chandelles. « Et où se trouvait ce lac ?

— En bordure du Wendrush. À l’endroit où la prairie rejoint l’arc des Montagnes du Levant, au-dessus du fleuve du Serpent. »

Je hochai la tête parce que j’avais déjà vu ce lac sur une carte. « C’est en pays kurmak. Peut-être qu’Atara y est retournée après avoir fini ce qu’elle avait à faire à Tria. »

Je regardai par la fenêtre les étoiles dans le ciel à l’ouest. À cet instant, ces petits éclats de lumière ne devaient pas briller davantage que mes yeux.

« Val ! cria presque Maram. J’espère que tu ne penses pas ce que je pense que tu penses !

— Il faut que je sache, répondis-je.

— Mais, Val, quel besoin avons-nous de partir à la recherche de ce Vild et d’un vieux cristal ? Presque tout le monde croit déjà que tu es le Maîtreya. Et quand nous atteindrons Tria, je suis sûr que tu le prouveras et que tout le monde sera convaincu.

— Il faut que je sache, Maram, répétai-je. Il faut vraiment que je le sache avant d’arriver à Tria. »

Là-dessus, je dégainai mon épée et la brandis droit vers l’ouest. L’étincelante lame de silustria m’avait un jour indiqué la direction de la Pierre de Lumière ; aujourd’hui, elle m’indiquait mon destin.

« Ce lac, dis-je, se trouve sur le chemin de Tria.

— Un chemin sans routes, bougonna Maram. Un chemin qui traverse les terres kurmaks et des régions inconnues de l’Alonie.

— Les Kurmaks nous autoriserons à traverser leurs terres sans nous faire d’ennuis, affirmai-je, soudain sûr de moi. Sajagax nous y autorisera. Il est le grand-père d’Atara et il se doit d’offrir l’hospitalité à ses amis. »

Alors que les lueurs rouges de l’aube illuminaient les fenêtres, nous restâmes un moment au milieu des livres et des petites gelstei à raconter des histoires sur Sajagax, le célèbre chef kurmak, et à discuter de l’opportunité d’aller chercher le cristal akashic sur ses terres. Maître Juwain était prêt à risquer sa vie, sinon la Pierre de Lumière, pour découvrir les informations contenues dans le cristal. De mon côté, je pensais que, quelle que soit la route que nous prendrions, nous serions confrontés à des dangers et que la Pierre de Lumière ne nous serait d’aucune utilité si on ne découvrait jamais ses secrets.

Finalement, tout le monde, même Maram, fut d’accord pour entreprendre cette nouvelle quête. Maître Juwain verrouilla les tiroirs qui renfermaient les pierres de la pensée et rendit les clés à maître Tavian. Puis nous rejoignîmes les Gardiens qui attendaient dans l’air frais devant les portes de la bibliothèque. C’était à moi de les informer de ce que nous avions décidé. Seuls quelques-uns d’entre eux parurent consternés à l’idée de s’aventurer dans le Wendrush. Mais Baltasar et de nombreux autres considéraient que c’était un voyage assez sûr et ils réaffirmèrent leur fidélité au Chevalier du Cygne que j’étais. En fin de compte, comme le dit Baltasar, c’était à moi de décider où la Pierre de Lumière devait aller.

Nous regagnâmes le Stade dans le calme d’une belle matinée. La rosée scintillait sur l’herbe au bord de la route et les gazouillis des oiseaux aux couleurs éclatantes nous accompagnaient. Ce fut bon de retrouver nos pavillons claquant dans le vent léger. La nouvelle que les Gardiens traverseraient le Wendrush se répandit rapidement dans le campement, puis dans toute l’enceinte du Stade. Lord Lansar Raasharu vint me demander la permission de nous accompagner jusqu’à Tria et je ne pus refuser. Au début, Estrella s’accrocha à ma taille, puis elle me suivit comme un petit chien le reste de la journée. Finalement, lord Harsha me prit à part pour me dire : « Elle refuse de rentrer avec les autres Meshiens. Cette enfant est à moitié folle, elle est bien décidée à rester avec vous.

— Oui, impossible de l’en dissuader, répondis-je. Mais peut-être que ce n’est pas la peine. Maintenant, elle monte assez bien pour nous suivre.

— Vous ne devriez pas l’emmener dans une aventure qui pourrait s’avérer dangereuse, lord Valashu. Mais puisque vous semblez décidé vous aussi, disons qu’il n’est pas convenable pour une fillette de voyager seule en compagnie de cent vingt hommes.

— Que préconisez-vous, lord Harsha ?

— Qu’elle chevauche avec Béhira et moi et dorme dans notre tente comme elle l’a fait pour venir à Nar.

— Eh bien, d’accord. Mais cela ne vous dérange pas d’emmener votre fille dans des terres hostiles ? »

Lord Harsha soupira en frottant sa jambe estropiée. Son œil valide s’accrocha à moi comme un grappin. « Apparemment, Béhira aussi est décidée. Nous sommes un peuple décidé, n’est-ce pas ? Le Wendrush se révélera peut-être dangereux, mais Tria le sera certainement pour Sar Maram qui semble décidé à boire et à papillonner jusqu’à sa perte. C’est pour cela que nous qui l’aimons encore, nous devons l’accompagner afin de le protéger.

— Oh ! C’est donc d’amour qu’il s’agit ?

— Parfaitement. Mon amour pour ma fille et mon espoir de bonheur pour elle, même s’il doit prendre racine dans un sol inhabituel.

— Je suis sûr que mon ami appréciera votre dévouement.

— Sar Maram n’a-t-il pas prouvé qu’il était un grand chevalier ? Et puis, ne dit-on pas que nul ne doit mourir sans avoir vu Tria ? »

Finalement, j’acceptai d’emmener lord Harsha avec moi. Je serais heureux de compter sur l’amitié de ce vieux guerrier bourru, sans parler de son épée. Et puis, comme il l’avait dit, la compagnie de Béhira qui était presque une mère pour elle ferait du bien à Estrella.

En fin d’après-midi, cinq autres membres vinrent grossir notre groupe. Fidèle à sa parole, le roi Danashu choisit ses meilleurs chevaliers et ceux-ci prononcèrent le serment des Gardiens. L’un d’entre eux, Sar Hannu de Daksh, avait fini quatrième à la compétition de lance de cavalerie et s’était très bien comporté à l’arc et à l’épée. En voyant cela, les autres rois valari insistèrent pour que nous emmenions également leurs chevaliers. Impossible de refuser. C’est ainsi que lorsque la nuit tomba sur Nar, de nouveaux membres étaient venus grossir nos rangs : dix Lagashuns, dix Waashiens et quinze Athariens. Mon oncle, lord Viromar, désigna douze Kaashans désireux de partir avec nous parmi lesquels se trouvait Sar Laisu, qui avait fait sa propre quête de la Pierre de Lumière. J’avais donc désormais cent soixante et onze Gardiens sous mes ordres. Mais j’avais beau avoir confiance en chacun d’eux, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler que j’éprouvais la même chose pour Sivar de Godhra. Et je me rappelais aussi que c’était lord Harsha qui m’avait le premier proposé Sivar comme Gardien et qu’il se sentait encore humilié de son erreur de jugement. Aussi, pour le racheter aux yeux de ses amis, et aux siens, lui demandai-je son opinion avant d’accepter ces nouveaux chevaliers. Après les avoir cuisinés pendant plusieurs heures et les avoir examinés de près avec son œil flamboyant, il les déclara tous dignes d’être des Gardiens. Et il se considéra lui-même digne de servir le fils de son roi, ce qui nous réjouit tous les deux.

Le dernier souverain à pénétrer dans notre camp avec son contingent de chevaliers fut le roi Waray. Levant haut son nez pointu, il nous présenta Sar Varald, Sar Ishadar, lord Noldru le Hardi et dix-sept autres hommes. Il n’avait rien dit, mais je savais qu’il souhaitait que Taron ait au moins autant de Gardiens qu’Ishka. J’étais ravi de ces chevaliers supplémentaires et je le dis au roi Waray. Mais, comme je l’avais fait pour le roi Hadaru, j’admis qu’il n’était pas possible d’emmener plus que ces cent quatre-vingt-onze Gardiens dans le Wendrush, puis en Alonie.

« Sajagax sera obligé de nous accueillir maître Juwain, Maram et moi, lui expliquai-je. J’espère qu’il accueillera également les chevaliers qui m’accompagnent, mais au-delà d’un certain nombre, il commencera certainement à se méfier.»

— Votre inquiétude pour l’inquiétude de nos ennemis est touchante, répondit le roi Waray.

— Sajagax n’est pas l’ennemi des Valari.

— Ah bon ? Il a livré deux batailles contre Ishka et tenté à trois reprises d’envahir Anjo.

— Oui, mais cela fait au moins dix ans qu’ils sont en paix.

— Il n’empêche, voir le roi Hadaru ou le roi Danashu traverser ses terres ne lui plairait certainement pas. Ni probablement le roi Sandarkan, le roi Mohan ou moi-même. Et le roi Kurshan non plus. C’est pour cela que nous devons tous aller à Tria par la route de Nar.

— C’est certainement la route la plus sûre.

— C’est la route la plus sûre. Et c’est bien là que je veux en venir. Nous pensons que la Pierre de Lumière devrait emprunter la route la plus sûre.

— La Pierre de Lumière sera parfaitement en sécurité avec les Gardiens. Vous avez ma promesse que nous l’emmènerons à Tria.

— Oui, mais seuls. Comme vous-même serez seul, Valashu Elahad. Il faut cependant que vous sachiez que certains rois pensent que votre place est parmi nous.

— C’est ce que dit le roi Mohan ? Le roi Hadaru ?

— Eh bien, non, pas encore. Ils souhaitent aller seuls à Tria avec leur propre escorte. Mais si le Maîtreya – l’homme qui sera probablement déclaré tel – devait emprunter la route de Nar, nous pourrions peut-être persuader tout le monde de voyager avec lui. »

Ce que proposait le roi Waray était extraordinaire : les rois valari avec leurs armures étincelantes, leurs heaumes brillants et leurs emblèmes flamboyant sous le soleil, entrant ensemble dans Tria derrière moi et la Pierre de Lumière. Un instant, je fus tenté d’abandonner ma quête du cristal akashic. Mais je secouai la tête et dis au roi Waray : « Vous savez pourquoi je dois passer par le Wendrush.

— Oui, je le sais. Et je respecte votre décision. Tout comme je respecte autre chose chez vous. »

Dans le bruit du camp, les yeux brillants du roi Waray s’adoucirent pour céder la place à une sincérité attristée. Pendant un moment, je lui fis confiance. Je vis que c’était un homme plein de nobles aspirations qui n’avait jamais réussi à être à la hauteur de ses idéaux.

« Lord Valashu, dit-il, on raconte que vous avez le pouvoir de faire ressentir aux autres ce que vous avez dans le cœur.

— C’est vrai, quelquefois.

— Dans ce cas vous devez également avoir le pouvoir de ne pas l’utiliser pour convaincre les autres. Je veux que vous sachiez que si quelqu’un apprécie que vous ne l’utilisiez pas avec lui, c’est bien moi. »

Je le savais déjà. Le saluant d’un signe de tête, je répondis : « Vous parlez de respect, sire Waray. Mais peut-on respecter quelqu’un en faisant violence à son âme ?

— En effet, mon jeune ami. Finalement, vous devriez peut-être aller à Tria avec nous. Enfin, puisque vous ne pouvez pas, de mon côté, je pourrais peut-être faire en sorte que les autres rois gardent en mémoire l’esprit de vos rêves.

— Merci, répondis-je en hochant de nouveau la tête. Vous me faites un grand honneur.

— Parfait, conclut-il. Et maintenant, je vous souhaite un bon voyage et vous prie de m’excuser. À bientôt à Tria. »

Là-dessus, il me serra la main et s’éloigna dans la nuit.

Le lendemain, les Gardiens se rassemblèrent le long de la route à l’extérieur de notre camp. Au milieu des piaffements de centaines de chevaux et des rires des hommes dans le petit matin, je pris des dispositions pour que les nouveaux chevaliers soient placés au milieu des anciens comme je l’avais fait avec les Ishkans, et laissai à Baltasar le soin de s’en occuper. Puis j’entrai dans la tente d’Asaru, où mon frère avait été transporté, pour lui faire mes adieux. En effet, j’étais sur le point de partir vers le nord-est alors que lui devait reprendre des forces sur place avant de rentrer à Mesh.

« Cet adieu m’est presque plus douloureux que quand tu es parti à la recherche de la Pierre de Lumière, dit-il. Et c’est encore plus douloureux que mon épaule. »

Il s’assit dans son lit en grimaçant et me regarda. Yarashan, qui n’avait pratiquement pas quitté son chevet depuis presque deux jours, lui tendit une tasse de thé fumant. « Nous allons rester ici jusqu’à ce qu’Asaru soit suffisamment remis pour monter à cheval, dit-il. Et dans une semaine, nous pourrons…

— Il vaudrait mieux deux semaines, intervins-je. Comme l’a prescrit maître Juwain.

— C’est bon, deux semaines, alors, marmonna Yarashan. Assez pour rater le conclave, même si nous partons te rejoindre. »

Asaru lui sourit. « Il faut espérer que notre petit frère réglera cette affaire sans nous. »

Ses yeux posés sur moi étaient comme deux étoiles. Il semblait deviner que mon titre de champion avait changé quelque chose en moi. Il saisit ma main et m’attira à lui pour me serrer dans ses bras.

« Au revoir, Valashu, me dit-il. Rentre vite à la maison. »

Après avoir embrassé Yarashan, je sortis et enfourchai mon cheval. Puis je guidai les Gardiens à l’extérieur de Nar en suivant la Route Royale par laquelle nous étions venus. Comme lors de notre entrée dans la ville, une foule s’était rassemblée en bordure de la route pour nous acclamer. Et pour m’acclamer. Des exclamations telles que « Champion ! », « Seigneur de Lumière ! » résonnaient dans l’air et couvraient presque le bruit assourdissant des sabots des chevaux. La médaille en or que m’avait remise le roi Waray pesait lourdement à mon cou tandis que la Pierre de Lumière (que portait Sar Hannu) me poussait à me diriger vers l’ouest où je trouverais peut-être enfin les secrets de la coupe céleste.

J’étais heureux de reprendre la route avec mes amis et mes compagnons dans la brise fraîche de l’été qui soufflait sur la prairie. Nous eûmes vite rejoint les champs de blé ondoyants à l’extérieur de la ville. Je restais attentif au moindre signe de désaccord entre les Gardiens car, outre les Meshiens et les Ishkans, chevauchaient désormais ensemble des Anjori, des Kaashans, des Athariens, des Taroners, des Waashiens et des Lagashuns, ce qui multipliait les risques qu’un chevalier s’en prenne à un autre en réveillant des haines ancestrales. Mais après une semaine de tournois, les chevaliers étaient fatigués de se battre, ou, en tout cas, de se battre les uns contre les autres. À leurs rires faciles et au rappel de leurs exploits, je sentais que naissait entre eux le genre de camaraderie qui se noue entre les hommes qui ont affronté des dangers ensemble. Et puis, c’étaient des hommes d’honneur qui avaient à cœur de respecter leurs vœux et leur mission de garder la Pierre de Lumière. Pour y parvenir, ils ne devaient plus se considérer comme des individus querelleurs fidèles à leur roi, mais uniquement comme des chevaliers valari voyageant avec moi. Je savais que mon titre de champion du tournoi avait joué un rôle essentiel pour m’assurer le dévouement de ces hommes orgueilleux. En effet, aucun guerrier valari n’aime être mené par un chef dont la bravoure n’a pas été éprouvée, et ils voyaient dans ma victoire la possibilité de se réaliser personnellement et de voir leurs rêves les plus secrets s’accomplir.

Ce jour-là, je chevauchai à la tête de nos trois longues colonnes, Estrella à mes côtés. Elle traitait son petit cheval hongre avec calme et douceur. Je n’avais jamais vu quelqu’un apprendre aussi vite les manières d’un cheval. Elle semblait prendre énormément de plaisir à monter en plein air et à sentir le vent, le soleil et le parfum des fleurs d’été dans les champs vallonnés autour de nous. Son corps mince était plus robuste qu’il n’y paraissait. Elle avait assez de résistance pour enchaîner les milles en ne s’arrêtant que rarement pour faire boire les chevaux et les nourrir ou pour avaler un repas. Au cours de ce premier jour de voyage, nous couvrîmes trente milles, et autant le jour suivant. Le frottement inhabituel de la selle pendant toute la journée devait la faire souffrir, mais elle ne se plaignait pas, ni avec ses lèvres à jamais silencieuses ni avec ses yeux sombres et expressifs. Elle écartait souvent ses douces boucles de son visage et me regardait avec bonheur. Elle semblait toujours vouloir rester près de moi, me servir et me rappeler ce qu’il y avait de meilleur en moi. Me rendre heureux la rendait heureuse et je l’aimais pour cela.

Pourtant, sous ses sourires radieux et ses expressions de bonheur fugaces, quelque chose de sombre et de terrible semblait peser lourdement sur son cœur. Je le ressentis particulièrement le soir où nous atteignîmes Loviisa après trois jours de voyage. Nous avions monté notre camp au bord d’un cours d’eau dans les collines qui surplombaient la ville. Au-dessus de nous, sur le mont voisin, planait l’ombre du vieux château d’Aradar que le roi Hadaru avait abandonné pour faire construire son palais en bois. Alors que le soleil se couchait derrière lui, l’énorme tas de pierres changea de couleur, passant de l’ivoire à un rouge flamboyant et presque sanglant. Estrella était assise autour du feu avec mes amis et moi. Avec la légèreté d’un papillon, elle s’occupait de remplir mon bol d’un délicieux ragoût d’agneau et de verser de l’eau dans ma chope. Et pendant qu’elle accomplissait ces petites tâches avec dévouement, quelque chose dans le château attira son regard.

Elle s’immobilisa comme un faon paralysé par le regard glacial d’un tigre des neiges. Et alors qu’elle fixait le donjon du château et sa flamboyante muraille ouest, la peur se répandit dans sa petite poitrine comme un poison et son visage vif et rêveur, en proie à un cauchemar, devint blanc comme un linge. Elle se mit à trembler violemment. Se rappelait-elle l’assassinat des autres petites domestiques dans le château de mon père et l’impuissance qu’elle avait ressentie quand elle se trouvait coincée à l’extérieur sur la paroi plongée dans le noir ? Ou revivait-elle quelque torture atroce qui lui aurait été infligée à Argattha ? Elle était incapable de le dire. Tout ce que je pus faire, ce fut de l’envelopper dans ma cape et la serrer contre moi le temps de laisser passer ce mauvais moment. Mais l’immense chagrin qui montait en elle me fut insupportable. C’était comme entendre les pleurs d’un million d’enfants séparés de leur mère. Baissant la tête, je me mis soudain à pleurer dans les cheveux épais d’Estrella qui s’était effondrée et sanglotait, elle aussi.

Plus tard, quand Béhira l’eut mise au lit, je montai seul vers le château. Debout au pied de ses remparts imposants, je levai les yeux vers les étoiles. Pourquoi, me demandai-je, y avait-il autant d’espaces noirs entre ces brillants îlots de lumière ? Pourquoi les ténèbres devaient-elles chaque nuit s’emparer du monde et, inévitablement, du cœur des hommes ? N’y avait-il donc aucun remède à la souffrance ? On m’appelait le Maîtreya, mais le vent froid qui tombait du ciel me faisait frissonner et douter, car je n’étais même pas capable d’alléger l’angoisse d’une petite fille. Les loups hurlaient dans les collines environnantes et j’eus envie de rejeter ma tête en arrière et de hurler moi aussi ; hurler devant les lumières des cieux, la douleur du monde, le feu qui s’allumait en moi et me faisait brûler du désir d’une vie meilleure.

Le lendemain, le soleil brillait et le ciel était bleu et limpide comme du saphir. Avant d’atteindre les montagnes, nous devions parcourir quarante ou cinquante milles dans un paysage vallonné montant progressivement. Il était composé de riches fermes et de pâturages plus riches encore, parsemés d’innombrables moutons qui recouvraient les flancs verts des collines comme une couverture de laine blanche. Aucune route digne de ce nom n’allait dans cette direction. Il n’y avait que des chemins de terre contournant les champs de blé et traversant parfois de vastes étendues de seigle et d’orge. Cependant, les Gardiens n’eurent aucun mal à franchir ce terrain. Depuis que nous avions abandonné notre équipage à Loviisa, nous avancions beaucoup plus vite et beaucoup plus facilement en dépit d’un itinéraire un peu moins rectiligne. En plusieurs endroits, nos trois colonnes durent se répartir en deux ou même en une seule file : une seule et longue rangée de chevaliers valari les uns derrière les autres comme des diamants scintillants enfilés sur un collier. En fin de matinée, Maram me proposa de chevaucher avec lui à l’arrière des colonnes pour pouvoir me parler.

« Tu prends tout trop à cœur, me dit-il.

— Non, en réalité, pas assez.

— Il y a des choses auxquelles tu ne peux rien, Val.

— Mais il y a toujours quelque chose à faire. Toujours.

— Le monde est comme il est. C’est l’Unique qui l’a voulu ainsi. »

Tout en essayant de ne pas m’étouffer dans l’air rempli de la poussière que soulevaient les centaines de chevaux devant nous, je réfléchis à ce qu’il venait de dire. Me rappelant la lettre que Salmélu m’avait apportée, je dis : « Finalement, quelquefois, on dirait que Morjin a raison. »

Maram, qui semblait toujours savoir ce que je pensais, me demanda : « Est-ce que tu veux dire que nous devrions haïr l’Unique ? Est-ce que tu… le hais ?

— Oui, quelquefois je le hais presque, répondis-je. Quand je me rappelle Khaisham, quand je pense à Atara. Et maintenant, quand Estrella ne peut même pas me dire ce qui la fait souffrir.

— Dans sa lettre, Morjin disait que cette souffrance finit par mener au salut – en torturant des innocents et en s’élevant au-dessus d’eux, si je me souviens bien.

— Oui, et c’est là qu’il se trompe. C’est là que réside une grande partie de sa perfidie. Mais il a sûrement raison quand il dit que nous sommes destinés à nous élever pour devenir des anges. Tu dis que le monde est tel que l’Unique l’a voulu. Nous aussi. L’Unique nous a certainement conçus pour faire un monde meilleur.

— Mettre fin à la guerre, c’est déjà bien. Mais on ne peut pas mettre fin à la souffrance.

— Peut-être pas. Mais alors, qu’est-ce que cela signifierait d’être le Maîtreya ? Quel sens ma vie aurait-elle si je n’essayais même pas ? »

Pendant une bonne partie de la matinée, tout en cheminant à travers le beau pays d’Ishka, nous discutâmes des prophéties concernant le Maîtreya mentionnées dans le Saganom Élu et de l’espoir qu’avait maître Juwain d’en apprendre davantage dans le cristal akashic. À midi, nous avions parcouru dix milles, et dix de plus à la fin de la journée. Ce soir-là, quand nous établîmes notre camp dans un champ en jachère, notre discussion tourna autour de sujets plus terre à terre : le beau temps dont nous jouissions, l’enthousiasme des chevaliers des huit royaumes chevauchant comme des frères, les hauts sommets blancs des Montagnes Blanches se dressant devant nous à l’ouest. Comme toujours, Maram craignait de rencontrer des ours dans ces montagnes boisées. Le lendemain, sa peur augmenta avec les milles et ne s’apaisa pas, même quand nous entreprîmes de creuser des fortifications autour de notre camp dans la forêt au-dessous du plus grand lac d’Ishka. Il se rappelait en effet qu’immédiatement au nord de ce lac s’étendait le Marécage Noir.

« Il y a des choses pires que les ours là-dedans, dit-il. Des créatures sombres et des dragons, je crois.

— Mais nous n’en avons rencontré aucun lors de notre traversée.

— Vraiment ? Et c’était quoi cette horrible chose qui est passée dans le ciel ? »

Le Marécage Noir constituait, disait-on, une porte vers les mondes des Ténèbres. Lors de notre traversée cauchemardesque, nous étions passés dans un ou plusieurs de ces mondes avant de retrouver miraculeusement le chemin du nôtre. Ce qui inquiétait Maram, c’était que si nous avions pu sortir du marécage et revenir sur le sol familier d’Ea, d’autres choses venant d’autres endroits pouvaient le faire également.

« Et les Gris ? me dit-il. Et s’il y avait des choses pires que ces Êtres qui aspirent les âmes ? Et le Maléfique ? »

Dans le bruit des Gardiens qui creusaient un fossé dans la terre noire autour de notre camp, je pensai à Angra Mainyu qui avait été autrefois le plus grand des Galadins et qui était maintenant, si maître Juwain avait raison, la plus grande des goules dont le but était de répandre le mal dans tous les mondes. Quelle forme cet être autrefois lumineux avait-il revêtue ? Avait-il toujours sa belle allure et son aspect merveilleux ? Ou l’ignoble travail des âges l’avait-il transformé en ver calciné et était-il désormais horrible à regarder ?

« Angra Mainyu, rassurai-je Maram, est enchaîné sur Damoom.

— C’est ce que dit Kane. Mais s’il se trompait ? Et si Morjin trouvait un moyen de le libérer ?

— Il n’en trouvera pas, répondis-je, pas tant que nous aurons la Pierre de Lumière en notre possession. Et maintenant, si on finissait de monter le camp pour boire une chope de bière et oublier toutes ces histoires de créatures des ténèbres ? »

Ce soir-là, Maram but plus d’une chope de l’épaisse bière brune d’Ishka. Mais il ne réussit pas à oublier complètement sa peur que des choses viennent s’emparer de lui pendant la nuit. Et moi non plus. Le Marécage Noir avait beau se trouver à plus de vingt-cinq milles au nord, la légère puanteur de sa végétation en décomposition et de ses bourbiers capables d’aspirer un homme dans la terre flottait au-dessus du lac et apportait un peu de ses terreurs. Elle semblait coller à nos vêtements et s’infiltrer en nous, même après que nous eûmes levé le camp tôt le lendemain matin pour grimper dans l’air plus limpide et plus frais des montagnes. Une sensation de malheur irrésistible s’insinuait en moi. J’avais l’impression que quelque chose me poursuivait, mais ce quelque chose n’était pas nécessairement derrière moi ni ailleurs dans l’espace, cela venait plutôt du temps, du passé, ou peut-être du futur. Cela faisait penser à Morjin, mais avec, en outre, la haine de la vie d’Angra Mainyu et toute la cruauté de la vie envers la vie. Ça puait le sang, les cris et la nausée de l’âme livrée à ses pires cauchemars. Tout le mal, comme la chair en putréfaction, n’avait-il pas cette même odeur fétide ? Et la souffrance aussi ? Soudain, l’idée me traversa que la douleur insupportable qu’Estrella portait en elle ne lui venait peut-être pas d’Argattha. Car si toutes les choses émanaient de l’Unique – les anges déchus et les épées, les fleurs, les arbres et le chant des oiseaux de couleurs vives –, la souffrance d’Estrella n’était-elle pas due aux œuvres et à la volonté terrible de cet Unique ?

Pendant les deux jours suivants, cette idée m’obséda. Je n’en parlai ni à Maram ni à maître Juwain qui avaient leurs propres soucis. Notre traversée de la montagne se révéla difficile. Sur les grands pics des Shoshan, les routes étaient abruptes et mauvaises. Nous fûmes surpris par de violentes pluies d’été alors que nous grimpions et descendions des chemins de pierre et de terre escarpés, et ceux-ci se transformèrent en ruisseaux de boue sur lesquels glissaient les sabots de nos chevaux soumis à rude épreuve. Dans l’une des nombreuses épingles à cheveux serpentant à flanc de montagne, le cheval de Sar Jarlath perdit l’équilibre et dégringola sur des rochers à proximité d’un épicéa. Il se cassa une patte avec un craquement net et s’ouvrit le ventre. Par miracle, Sar Jarlath qui était tombé avec lui sur les rochers n’eut qu’un bras cassé. Ce n’était pas une mauvaise fracture et maître Juwain eut tôt fait de la réduire. En revanche, le cheval dut être abattu. Cette mort nous remplit tous de tristesse, car c’était un animal fougueux avec lequel Sar Jarlath avait obtenu une honorable septième place à la compétition de lance de cavalerie.

Au cours de notre dernier jour en montagne, nous passâmes devant la forteresse ishkane de Karkallu et redescendîmes dans la vallée du fleuve Serpent. Sous un ciel gris et lourd, nous suivîmes ses méandres et ses rapides en direction de l’ouest. Cette région accidentée était plus sèche et bientôt, autour de nous, les érables argentés et les chênes cédèrent la place aux peupliers et aux aubépines qui poussaient au bord des cours d’eau du Wendrush. Nous aperçûmes pour la première fois les vastes prairies le cinq du mois de marud, en fin d’après-midi. Au sortir de la vallée, je guidai la compagnie jusqu’au sommet d’une colline rocheuse d’où nous découvrîmes une mer verte de plusieurs milles étendue devant nous. Au loin sur l’horizon incurvé – à l’ouest, au nord et au sud –, l’immense plaine sombre, écrasée par des nuages encore plus sombres, était illuminée par les éclairs. Ce paysage plat et oppressant n’était interrompu que par quelques tertres et par le tracé bleu-gris du fleuve Serpent qui se dirigeait vers le Poru, beaucoup plus grand, à cent milles de là. Au sud du Serpent, se trouvait le domaine de la tribu sarni des Adirii. Ils étaient alliés aux Kurmaks dont les terres s’étendaient au nord du fleuve et à l’ouest des montagnes. Dans cette plaine dégagée, foisonnant d’antilopes, de sagosks et de lions, j’envoyai trois chevaliers, Sar Avram, lord Noldru le Hardi et Baltasar, avec pour mission de trouver les chefs des clans kurmaks, et si possible Sajagax lui-même. En effet, je ne voulais pas emmener une compagnie de près de deux cents hommes dans un pays inconnu sans l’autorisation de ceux à qui il appartenait.

Nous installâmes notre camp sur un petit triangle de terre au confluent du Serpent et d’un torrent de montagne qui se jetait dedans. Nous fîmes d’importantes fortifications. Ce n’était pas le meilleur endroit en cas d’orage et d’inondation, mais à l’entrée du Wendrush, je craignais plus le déferlement des guerriers sarni à cheval que celui des eaux.

Nous y restâmes quatre jours à nous reposer, à réparer des tentes déchirées et d’autres équipements, à polir nos armures et à aiguiser nos épées. Je pris l’habitude de passer une partie de la matinée avec Estrella. Elle m’avait fait comprendre qu’elle voulait que je lui enseigne à jouer de la flûte et elle apprenait encore plus vite que l’équitation. Entre ses longs doigts fuselés, le morceau de bois s’animait de sons clairs et joyeux. Grâce à la musique, à ses mains magnifiques et à son visage vivant et expressif, elle paraissait parler. Mais surtout, alors que ses notes mélodieuses accompagnaient les trilles des oiseaux et le grondement du fleuve, les flammes qui l’habitaient semblaient jaillir de ses jolis yeux comme un liquide de feu, et c’était là la plus belle des musiques.

Pourtant, il y avait des moments où, comme au monstrueux château d’Aradar, son chant se gonflait d’une tristesse indicible. C’était comme si un gouffre noir et insondable s’ouvrait en elle et la séparait de ce à quoi elle aspirait. Alors, sa musique se transformait en plainte et en supplication dont le son me faisait mal et remplissait mon cœur d’une douleur insupportable. En l’écoutant jouer ainsi un matin, je sus que je devais trouver un moyen de l’aider. Je n’avais pas le pouvoir de redresser des membres tordus ni de refermer des chairs lacérées comme le faisait, disait-on, Joakim, le fils du forgeron ; j’en avais eu la preuve en ne parvenant pas à guérir un infirme croisé sur la route de Nar, puis avec Asaru au tournoi. Mais serais-je capable, d’une manière ou d’une autre, de soigner une âme brisée ? Baltasar dirait probablement que oui ; son père, Lansar Raasharu, et de nombreuses autres personnes aussi. C’est alors que résonnèrent en moi les paroles de la prophétie de Kasandra. Je compris soudain que c’était Estrella qui me désignerait le Maîtreya : mais seulement au moment où je la délivrerais de sa longue, de sa terrible, de sa profonde souffrance.

Le dernier matin, je m’assis avec elle dans un endroit que j’avais trouvé sur des rochers près de la rivière. L’air frais était rempli de gouttelettes d’eau et du gazouillis de deux oiseaux bleus qui se répondaient : pffuuit, pffuuit, pffut. Estrella sortit ma flûte et moi la Pierre de Lumière. Depuis notre départ de Mesh, elle s’était très peu intéressée à la coupe en or. Mais ce jour-là, elle tendit la main pour que je la lui donne. Si je m’attendais à ce qu’elle se mette à flamboyer et à l’envelopper de sa lumière magique, je fus déçu. La coupe n’eut aucune réaction et ne brilla pas davantage que de l’or ordinaire. Estrella resta un long moment à la contempler de ses yeux profonds et farouches. Finalement, elle sourit et trempa la coupe dans la rivière. Puis elle la porta à ses lèvres et avala l’eau claire en trois gorgées rapides. Apparemment, elle avait juste soif.

« La Pierre de Lumière contient autre chose que de l’eau, lui dis-je en reprenant la coupe. Regarde, je vais te montrer. »

Tandis qu’elle soufflait doucement dans l’embouchure de ma flûte, ses yeux brillants comme des miroirs me dévoilaient les parties les plus secrètes de mon être et m’appelaient à faire jaillir la musique qui était en moi. Son regard plongé dans le mien, elle m’observait et attendait en jouant de la flûte. Elle regardait aussi la Pierre de Lumière que les rayons du soleil tombant du ciel remplissaient d’un éclat doré. Je sentis une partie de ce feu céleste me traverser la main et pénétrer en moi. Il me réchauffa le sang et sa douceur insupportable m’ouvrit le cœur. Tout ce qui s’y trouvait passa alors de moi en elle. Le visage d’Estrella se mit à rayonner comme le soleil. Elle posa sa flûte et se mit à rire en silence, à sa manière, jusqu’à en avoir les yeux luisants de larmes. Elle fixa la Pierre de Lumière qui brillait maintenant d’un éclat sacré. Eblouie par sa luminosité, elle s’immobilisa et demeura assise au bord de la rivière, les yeux grands ouverts sur le ciel bleu et les peupliers scintillants. J’avais l’impression étrange qu’elle voyait non seulement leur cime mouvante mais des millions de feuilles d’un vert argenté prises individuellement. C’était comme si elle avait conscience que la lumière de l’Unique illumine toute chose, et qu’elle brillait en elle dans toute sa splendeur. Pendant un moment, elle sembla comme emportée par ces sources lumineuses intérieure et extérieure, et il n’y eut plus de différence entre elles. J’eus l’impression qu’elle demeurait dans ce flot de lumière pendant une éternité. Finalement, ses yeux reprirent vie dans les miens et elle réintégra le monde. Le sourire sur son visage me réjouit le cœur. Je sentis qu’un instant au moins, les fondements de son être s’étaient reconstitués et qu’elle avait retrouvé sa plénitude.

En moi aussi, quelque chose avait changé. Une partie des doutes terribles qui m’oppressaient depuis de nombreux milles m’abandonnèrent soudain, comme un abcès percé et vidé de son pus. Estrella et moi retournâmes au camp pour prendre notre repas de midi et il me sembla que je marchais plus droit et d’un pas plus léger. Sunjay Naviru, lord Raasharu et d’autres encore me regardèrent bizarrement, comme si j’avais revêtu un habit magique tissé de lumière.

Plus tard dans l’après-midi, mon bonheur grandit encore, car, à l’ouest, sortant de la steppe, trois cavaliers venaient de franchir le sommet d’un tertre et galopaient vers nous. Je reconnus la rose bleue de l’emblème de Baltasar ainsi que ceux de Sar Avram et de lord Noldru. Ils m’apportaient deux grandes nouvelles : le lac dont parlait le poème de maître Juwain avait été localisé près du Serpent, à trente milles seulement à l’ouest. Et Trahadak le Vieux, du clan Zakut, nous autorisait, au nom du chef kurmak, à traverser ses terres pour nous rendre chez Sajagax et en Alonie.