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Le destin d’un homme, disent les prophétesses, est inscrit dans les étoiles. Au-dessous de ces points de lumière étincelants, la terre notre mère nous donne la vie afin que nous contemplions le ciel avec émerveillement, que nous dansions, rêvions et mourions. Certains naissent pour être laboureurs ou chasseurs, d’autres pour être tisserands, ménestrels ou rois. Et alors que les meurtriers ont l’âme attirée par l’éclatante constellation du Dragon, les saints cherchent la source de leur bonté dans celle des Sept Sœurs. Quelques-uns se détournent complètement des cieux et forgent leur destin au feu de leur cœur. Mais je crois qu’un homme, un seul, a été choisi pour porter la coupe en or jadis envoyée sur terre par les anges. Tout comme une épée est faite pour la poigne solide d’un guerrier, seul l’Être de Lumière est destiné à prendre la Pierre de Lumière entre ses mains pour faire jaillir sa lumière secrète aux yeux de tous.

Cependant, il en est qui pensent différemment. En l’an 2813 de l’Âge du Dragon, quand la Pierre de Lumière fut arrachée de la salle du trône de Morjin le Menteur, le Dragon Rouge en personne, la nouvelle que la quête de la coupe merveilleuse avait été couronnée de succès se répandit comme un feu de broussailles dans toutes les terres d’Ea. Dans le lointain Hespéru, les esclaves dans les champs serraient amèrement leur houe entre leurs mains en priant pour qu’un héros utilise la Pierre de Lumière pour les libérer de leurs chaînes. Dans le Surrapam vaincu, des jeunes affamés s’emparaient de leur arc en rêvant de partir à la recherche de l’or véritable plutôt que du gibier. Les prêtres Kallimuns de Morjin ourdissaient leurs complots pour récupérer la Pierre de Lumière tandis que les ménestrels des terres soumises de Galda et de Yarkona parcouraient les plaines en flammes pour chanter ses miracles et apprendre de nouvelles chansons. Les grands rois des royaumes encore libres tels que le roi Kiritan Narmada et le roi Waray de Taron, envoyèrent des émissaires pour exiger que la Pierre de Lumière leur soit apportée. Du nord et du sud, de l’est et de l’ouest, ceux-ci se joignirent à une armée de chevaliers sans seigneurs, d’exilés, de prophètes, de quêteurs et de gredins en route pour Mesh. Ils se rendaient au château de mon père, Shavashar Elahad, pour voir la merveilleuse Pierre de Lumière. Car c’était là, derrière ses murailles de granit blanc, que mes amis et moi l’avions rapportée pour la mettre à l’abri du mal et de la convoitise du monde.

À la fin du printemps, par un chaud dimanche après-midi, alors que les cerisiers au pied des montagnes étaient couverts de fleurs, je rejoignis maître Juwain Zadoran et Sar Maram Marshayk au sommet de la grande tour Adami du château. Cela faisait près de six mois que nous ne nous étions pas vus et c’était la première fois que nous nous retrouvions dans les appartements des invités depuis que nous étions partis pour la Grande Quête un an auparavant. Maître Juwain venait de rentrer de Taron en toute hâte et avait convoqué cette réunion afin de discuter de problèmes concernant, entre autres, la Pierre de Lumière.

La chambre dans laquelle il logeait quand il était en visite au château de mon père était grande et bien éclairée. Quatre fenêtres cintrées donnaient à l’ouest sur les pics recouverts de neige des monts Arakel et Telshar et sur les autres montagnes. Les quatre autres fenêtres avaient une vue plongeante sur le reste du château au-dessous de nous : la tour du Cygne, ronde et élégante, la tour des Étoiles, les cours pleines de charrettes et de chevaliers montés sur des chevaux haletants arrivant pour le festin du soir et enfin, la grande muraille de protection au sommet découpé de créneaux comme des dents de géant. Le bâtiment le plus imposant du château était l’énorme donjon, un gros cube de granit accolé à la salle du trône où était exposée la Pierre de Lumière. J’aurais préféré qu’elle soit mise en sécurité dans la chambre de maître Juwain aux confortables tapis de Galda, aux tapisseries éclatantes et aux nombreux casiers remplis de livres, mais je me rappelai que la coupe en or n’était pas destinée à être gardée à l’abri des regards par maître Juwain, Maram ou moi-même.

Alors que je refermais la porte derrière moi et traversais la pièce au sol carrelé, maître Juwain de la Grande Confrérie Blanche m’interpella avec un formalisme inquiétant : « Lord Valashu Elahad, Chevalier du Cygne, Gardien de la Pierre de Lumière, prince de Mesh, je vous salue. »

Il était en compagnie de Maram, mon meilleur ami, près des fenêtres donnant à l’ouest et il me regardait bizarrement, comme s’il essayait de percer la couche de ces titres nouvellement acquis pour apercevoir en moi quelque chose de plus profond. Ses yeux gris argent, immenses et lumineux comme des lunes, étaient pleins de sagesse et de considération pour moi. Certains le trouvaient laid avec son nez brun en forme de courge et sa tête chauve et bosselée comme une noix, mais l’éclat de sa bonté semblait traverser la surface de ses traits pour ne laisser apparaître qu’un être d’une grande beauté.

« Maître », lui répondis-je. Cela faisait dix ans que je m’adressais à lui ainsi, depuis le jour où, à l’âge de onze ans, j’avais commencé mes études au sanctuaire de la Confrérie dans les montagnes voisines. Même si cette époque heureuse remontait loin et si, depuis, nous avions effectué ensemble la Grande Quête, il n’en restait pas moins un maître guérisseur et le plus grand savant d’Ea et il méritait amplement ce titre. « C’est bon de vous revoir ! »

Je me précipitai pour le serrer dans mes bras. En dépit de sa cinquantaine bien avancée, son petit corps râblé était encore solide grâce à la discipline qu’il lui imposait. Il était couvert de la tête aux genoux d’une tunique marron en laine rustique. Sur son cœur pendait un médaillon en or accroché à une chaîne qui représentait un soleil et une simple coupe en relief. Sept rayons jaillissaient de la coupe en direction du bord du médaillon. C’était le présent que le roi Kiritan avait offert à tous ceux qui s’étaient engagés à rechercher la Pierre de Lumière. Comme maître Juwain, Maram et moi portions fièrement le nôtre en souvenir d’aventures douces et amères à la fois.

« C’est bon de vous voir, Val, dit maître Juwain en me souriant. Merci d’être venu. »

Maram, vêtu d’une tunique d’un rouge éclatant, ornée d’un blason représentant deux lions or affrontés, réclama sa part de salutations. Il s’approcha de moi et m’entoura de ses bras, manœuvre rendue difficile par son gros ventre dur qui pointait devant lui comme un rocher. C’était un homme fort au grand cœur enflammé et il me martela le dos de ses mains comme des jambons avec une telle force qu’il faillit m’enfoncer les côtes.

« Val, mon frère » s’exclama-t-il de sa voix tonitruante. Quand il eut fini de me rouer de coups, nous nous écartâmes pour nous observer l’un l’autre. Nous étions bien des frères, pensai-je, et pourtant nos familles étaient aussi différentes que le doux pays du fleuve l’est des régions montagneuses de Mesh. Nous aussi, nous étions différents. Il avait beau être grand pour un étranger, je le dominais d’une tête. Il avait les cheveux châtains et bouclés de son peuple alors que moi j’avais la chevelure longue, raide et noire de mon père et de ma mère qui ressemblait davantage à une crinière de cheval qu’aux cheveux de la plupart des êtres humains. Son visage, doux et malléable comme l’argile des rivières, faisait penser à un paysage de buttes et de collines arrondies ; le mien, trop sévère et trop dur, n’était que sillons et escarpements et semblait taillé dans le roc. Il avait un gros nez d’ours, le mien faisait penser à un bec d’aigle. Enfin, alors que ses yeux étaient bruns et doux comme du miel de luzerne, les miens étaient, disait-on, noirs et brillants comme un ciel d’hiver, la nuit, au-dessus des montagnes.

« Ah, Val, dit-il, c’est bon de te revoir toi aussi. » Je souris parce que nous avions pris notre petit déjeuner ensemble le matin même. Bien que né prince de Délu, Maram vivait au royaume de mon père depuis six ans. Il avait été novice de la Confrérie sous la direction de maître Juwain mais il avait renoncé à ses vœux et était maintenant une sorte d’invité permanent au château. Je regardai les bagues serties de pierreries de sa main gauche et le simple anneau d’argent qui entourait le majeur de sa main droite. Ce dernier était orné de deux gros diamants : c’était la bague de chevalier valari que mon père lui avait remise à la fin de la quête en déclarant que Maram faisait désormais partie de notre peuple, au moins en esprit.

Maître Juwain nous invita à nous asseoir à sa table à thé marquetée de nacre et de bois précieux et importée à grands frais de Galda des années auparavant. Il se pencha sur l’une des cheminées de la pièce et prit un pot en fer noir. Après y avoir entassé des feuilles vertes, il l’apporta sur la table et le posa sur un carreau avec trois tasses bleues.

« Euh… je crois que je prendrai plutôt de la bière, déclara Maram en regardant sa tasse vide. Je ne pense pas que…

— Je regrette, frère Maram, mais c’est l’heure du thé », répondit maître Juwain. Lui au moins était resté fidèle à son vœu de renoncer au vin, aux femmes et à la guerre. « Aujourd’hui, nous devons garder les idées claires. Et ce soir aussi. »

Maram considéra la théière en tirant sur son épaisse barbe frisée. Je levai les yeux vers maître Juwain : « Qu’est-ce qui vous tracasse, maître ? On dit que vous avez failli tuer votre cheval en rentrant de Taron.

— Mon pauvre cheval, murmura-t-il en secouant la tête. J’avais entendu dire que les émissaires du roi Kiritan étaient en route pour Mesh et je voulais être là avant eux. Est-ce qu’ils sont arrivés ?

— Une heure après vous seulement, répondis-je. Le comte Dario Narmada et une petite armée de chevaliers. Ce sera difficile de loger tous ces gens.

— Et les émissaires de Sakai ? On raconte que le Dragon Rouge a envoyé sept de ses prêtres pour traiter avec votre père.

— C’est exact. Ils sont arrivés il y a trois jours et ne sont pas sortis de leurs appartements depuis. »

J’écoutai les échos et les bruits lointains qui semblaient émaner des murs de pierre autour de moi. Comme un hurlement d’enfant, une atmosphère de malheur se répandait dans le château. Je sentis la terreur me serrer le ventre. Je pensai aux sept prêtres Kallimuns dont les robes jaunes à capuche dissimulaient le visage et je priai pour qu’il n’y ait parmi eux aucun de ceux qui avaient torturé mes amis dans la salle du trône de Morjin à Argattha.

« On n’aurait jamais dû les autoriser à entrer dans Mesh, dit maître Juwain. » Il effleura l’orifice de son oreille que l’un des prêtres de Morjin avait élargi avec un fer rouge. « C’est presque aussi dangereux que de permettre aux rêves pernicieux du Dragon Rouge de s’emparer de notre esprit.

— Oui, c’est dangereux, acquiesçai-je. Mais mon père veut savoir ce qu’ils ont à dire. Et il veut qu’on sache que tous ceux qui souhaitent voir la Pierre de Lumière sont les bienvenus à Mesh. »

Je contemplai par les fenêtres donnant à l’est la ville de Silvassu qui s’étendait sous le château. C’était une petite cité dont les rues tortueuses et les solides maisons de pierre débouchaient à un mille environ sur des champs cultivés et sur la forêt de la Vallée des Cygnes. Toutes les auberges et toutes les étables étaient remplies de pèlerins qui espéraient venir contempler la Pierre de Lumière. Les champs en bordure de Silvassu eux-mêmes étaient parsemés de tentes aux couleurs éclatantes abritant des nobles et des chevaliers qui n’avaient pas trouvé à se loger au château et qui répugnaient à dormir dans les simples auberges en compagnie d’exilés, d’aventuriers, de devins et de tous ceux qui venaient en masse à Mesh.

« Il est facile de deviner ce que les Prêtres Rouges vont dire : des mensonges, encore des mensonges, fit remarquer maître Juwain. Mais qu’en est-il des émissaires du roi Kiritan ? Auraient-ils accepté le principe du conclave ? »

À l’arrivée de la Pierre de Lumière à Mesh, le roi Shamesh, mon père, avait envoyé des émissaires en Alonie, à Délu, à Eanna et à Nédu ainsi que dans les îles d’Elyssu et de Thalu au bout du monde, et bien sûr dans les Neuf Royaumes valari : il invitait tous les Royaumes Libres d’Ea à se réunir en conclave à Mesh afin de sceller une alliance contre Morjin et ses armées destructrices.

« Maintenant que la Pierre de Lumière a été retrouvée, dit Maram, le roi Kiritan sera bien obligé d’accepter le conclave. Et tous les autres suivront l’exemple de l’Alonie, tu ne crois pas, Val ? »

En réalité, c’était moi qui avais demandé à mon père de convoquer le conclave, car mes amis et moi avions vu de nos propres yeux le mal effroyable que Morjin infligeait au monde.

« Les rois valari ne suivront jamais l’exemple d’un roi étranger, même s’il s’agit du roi Kiritan, répondis-je. Il faudra trouver un autre moyen de les convaincre.

— C’est vrai, mais les convaincre de quoi ? demanda maître Juwain. Simplement de se réunir en conclave ? De s’allier ? Ou de faire la guerre ? »

Ce mot sinistre et terrifiant me transperça le cœur comme la longue épée que je portais au côté. Celle-ci était aussi lourde et aussi pesante que les anneaux de métal de la cotte de mailles qui recouvrait mes membres et me tirait vers le sol. Autrefois, chez moi, dans le château de mon père, je m’habillais différemment. Je portais une simple tunique ou même une tenue de chasse. Mais maintenant que j’étais le seigneur Gardien de la Pierre de Lumière, je ne quittais plus mon armure, surtout depuis que les prêtres du Dragon Rouge attendaient l’occasion de s’approcher de la petite coupe en or.

« Si nous concluons une alliance, fis-je remarquer à maître Juwain, nous ne serons peut-être pas obligés de faire la guerre. »

Mettre définitivement fin à la guerre était mon rêve le plus fou.

« Une alliance, fît maître Juwain en secouant la tête. Je crains qu’il ne soit impossible de vaincre le Dragon Rouge de cette manière.

— Il n’est pas nécessaire de le vaincre en livrant bataille contre lui, répondis-je. En tout cas, pas tout de suite. Il suffirait de sécuriser les Royaumes Libres. Ensuite, les Confréries pourraient s’attaquer aux royaumes du Dragon de l’intérieur pendant que l’Alliance les combattrait de l’extérieur, et les terres que Morjin a conquises pourraient être regagnées une à une.

— Je vois que votre opinion a fait du chemin depuis mon départ.

— Ce n’est pas seulement mon opinion, maître. C’est aussi celle de mon père et de mes frères.

— Et la Pierre de Lumière, alors ?

— C’est elle qui rend tout ceci possible.

— Et celui à qui elle est destinée ? Avez-vous pensé à cet Être de Lumière, comme je vous l’avais demandé ? »

Maître Juwain servit le thé. À travers le liquide fumant, je regardai les petits morceaux de feuille tournoyer avant de se poser au fond de la tasse.

« On n’a pensé pratiquement qu’à lui, répondis-je. Mais pour permettre à l’Être de Lumière de se découvrir sans peur, il faut renforcer les Royaumes Libres. Alors seulement Morjin aura des raisons de s’inquiéter.

— En effet. Mais le Dragon Rouge vous laissera-t-il conclure cette alliance contre lui ? J’ai bien peur que vous ne soyez obligé d’en passer par l’épée.

— Peut-être, fis-je en posant la main sur les sept diamants incrustés dans la poignée de mon épée sur laquelle était gravé un cygne.

— Nous avons tous vu assez d’atrocités pour le restant de notre vie, Val. »

Je tirai mon épée et la levai dans la lumière du soleil qui entrait à flots par la fenêtre donnant à l’ouest. Sa longue lame forgée dans du silustria étincelait comme un miroir d’argent et son tranchant était assez acéré pour couper le fer. Le silustria, lui, avait le pouvoir de percer l’obscurité et il me permettait parfois de voir la vérité des choses. Celui qui l’avait fabriquée lui avait donné le nom d’Alkaladur. Dans toute l’histoire d’Ea, aucune autre gelstei n’avait été aussi bien travaillée et il n’y en avait pas de plus belle.

« Cette épée, dis-je à maître Juwain, n’incarne pas le mal.

— Peut-être pas, mais elle peut en faire beaucoup. »

Maram prit une gorgée de thé et son amertume lui fit faire la grimace. « On ne fera jamais assez de mal à Morjin et à ceux de son espèce.

— Ne parlez pas ainsi, l’interrompit maître Juwain en levant la main. Je vous en prie, frère Maram, je vous demande…

— Je suis Sar Maram maintenant », le reprit Maram en tapotant l’épée qu’il portait au côté. C’était une kalama valari semblable à la mienne par sa taille et par ses proportions, mais forgée dans le meilleur acier de Godhra.

« Eh bien, Sar Maram, murmura maître Juwain en inclinant sa tête chauve, vous ne devez souhaiter de mal à personne, pas même au Dragon Rouge.

— C’est vous qui dites ça ? Alors qu’il a arraché les yeux d’Atara de sa propre main ? Et après ce qu’il vous a fait ?

— Il me reste une oreille, répondit maître Juwain en tapotant sa tempe de son grand doigt noueux. Et si c’est possible, j’aimerais ne plus entendre parler de vengeance.

— C’est pour ça que vous être un maître de la Confrérie et que je suis… euh… ce que je suis. Pour moi, le Mal mérite le mal. Et il faut le contrer par tous les moyens.

— Par tous les moyens vertueux.

— Mais la vertu peut résider dans le but à atteindre. Et y a-t-il de but plus vertueux que la destruction de Morjin ?

— Le Dragon Rouge, hélas, serait d’accord avec la première partie de votre argumentation. C’est pourquoi, frère Maram, je dois vous dire que…

— Je vous en prie, maître, appelez-moi Maram.

— D’accord », acquiesça maître Juwain avec un sourire inquiet. Puis regardant Maram au fond des yeux, il ajouta : « Utiliser le mal, même dans le combat contre le mal, c’est se faire complètement dévorer par lui. »

Je levai mon épée et la pointai vers le nord en direction de la grande salle du château dans laquelle se trouvait la Pierre de Lumière. Entrant en résonance avec la grande gelstei d’or dans laquelle la coupe avait été forgée, la gelstei d’argent d’Alkaladur se mit à briller d’un éclat blanc. Sa lumière éblouissante chassa la haine qui menaçait de m’anéantir chaque fois que je pensais à Morjin et à la manière dont il avait arraché les yeux de la femme que j’aimais.

« Ce n’est pas… mal de garder la Pierre de Lumière pour le Maîtreya », dis-je avec un effort, en appelant l’Être Lumineux de son nom ancien. En ardik, Maîtreya signifie « Seigneur de Lumière ». « Ne sommes-nous pas d’accord que c’est là le meilleur moyen de combattre Morjin ? »

Je rengainai mon épée et pris une gorgée de thé. Il est vrai qu’il était amer, mais il m’éclaircit les idées et apaisa la colère qui m’empoisonnait le cœur.

« Très bien, fit maître Juwain, mais j’ai bien peur que nous ayons peu de temps pour conclure des alliances ou livrer des batailles. Nous devons trouver le Maîtreya avant Morjin. Nous devons aller le chercher dans le pays qui l’a vu naître, où que ce soit. »

En entendant cela Maram prit une nouvelle gorgée de thé et sourit pour tenter de dissimuler la peur qui montait en lui. « Ah, maître, on dirait presque que vous suggérez de faire une nouvelle quête pour trouver ce Maîtreya. Je vous en prie, dites-moi que ce n’est pas ce à quoi vous pensez.

— Il y a un instant, lui rappela maître Juwain, vous étiez prêt à combattre Morjin par tous les moyens.

— Moi ? Moi ? Non, non, vous m’avez mal compris. J’ai déjà apporté ma contribution à la lutte contre Morjin. Plus que ma contribution. Comme nous tous. »

Sans rien dire, je pris une longue gorgée de thé et plongeai mon regard dans celui de Maram.

« Ne me regarde pas comme ça, Val ! » s’exclama-t-il. Il avala d’un trait le reste de sa tasse et la reposa bruyamment sur la table. Puis il se leva et se mit à arpenter la pièce. « Je n’ai ni ton courage ni ton amour pour la vérité. Ah, ta foi dans tes grands rêves ! Je ne suis qu’un homme, moi. Et un homme fragile par-dessus le marché. J’ai été matraqué par l’un des assassins de Morjin et j’ai failli être dévoré par des ours. Et dans le Vardaloon, j’ai vraiment été dévoré par tous les moustiques, toutes les sangsues et toute la vermine de cette forêt maudite. J’ai été gelé, brûlé, affamé et pratiquement vidé de mon sang. Et les Visages de Pierre, ah, je préfère ne pas en parler ! J’ai reçu des flèches… »

Il marqua une pause pour frotter son gros postérieur dont les deux fesses avaient été transpercées par une flèche empênée lors du siège de Khaisham. Il prétendait avoir encore du mal à monter à cheval et à s’asseoir sur une chaise.

« Ce n’est pas suffisant ? demanda-t-il. Non, non, mes amis, s’il doit y avoir une autre quête, laissons à d’autres le soin de la faire. »

Je ressentis une douleur au flanc, à l’endroit où l’un des assassins de Morjin avait enfoncé son épée. Dans mes veines brûlait encore et à jamais le kirax, le poison qu’il m’avait inoculé avec une flèche traîtresse décochée dans l’obscurité des bois. « Nous avons tous souffert, Maram, dis-je doucement. Personne n’a le droit de te demander de souffrir davantage.

— Peut-être, mais quand tu me parles comme ça, quand tu me regardes avec tes maudits yeux de Valari, c’est ce que tu me demandes.

— Pardonne-moi, répondis-je en baissant le regard vers le sol.

— Tout ce que je souhaite, c’est boire un peu de bière et écrire des poèmes à Béhira. Qu’y a-t-il de mal à ça ? »

En réalité, Maram ne se contentait pas d’un peu de bière. Depuis que nous étions revenus à Mesh avec la Pierre de Lumière, il avait consacré toute son énergie, qui était considérable, à profiter de la vie. Mon frère Asaru le taxait souvent de paresse mais, dans sa recherche du plaisir, il se donnait énormément de mal pour occuper chaque jour de la semaine. Le soldi soir, par exemple, était dédié à la boisson et le jour sacré de l’Unique, unicdi, avait droit lui aussi à sa ration de bière et d’eau-de-vie. Lunedi, était tout aussi sacré et ardi était nécessaire pour récupérer de tant de sainteté. Venait ensuite eadi qu’il réservait à des promenades dans la montagne et à des chevauchées dans la forêt, généralement en compagnie de sa promise, Béhira, ou d’une autre jolie femme afin de pouvoir rendre hommage aux beautés de la terre. Le valdi soir était destiné au chant et à la contemplation des étoiles en semblable compagnie et l’asturdi, il écrivait des poèmes d’amour. Le soldi, il se reposait en prévision des libations du soir.

Je souris aux peccadilles de Maram, et maître Juwain fit de même, avec autant de curiosité que d’inquiétude. Il lui demanda : « Et Béhira, alors ? Avez-vous fixé une date pour le mariage ?

— Oh, j’en ai fixé au moins trois. »

Il expliqua qu’il n’arrêtait pas de repousser la noce sous différents prétextes. Dernièrement, il avait donné comme raison qu’avant de décider quelque chose d’aussi intime et d’aussi définitif qu’un mariage, Béhira et lui devaient attendre des nouvelles du conclave.

« Je ne pensais pas que lord Harsha se laisserait dissuader aussi facilement quand il s’agit du bonheur de sa fille.

— Ai-je dit que cela avait été facile ? Si vous aviez vu sa tête quand je lui ai dit qu’il m’était impossible de m’engager au mois d’ashte parce que les augures étaient défavorables ! »

Maître Juwain repoussa sa chaise, se leva et s’approcha de Maram. Il posa sa main sur son bras et demanda : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Je croyais que vous aimiez Béhira ?

— Oh, mais je l’aime. Bien sûr que je l’aime. Plus que je n’ai jamais aimé aucune autre femme. En fait, je suis presque certain qu’elle est celle que j’ai cherchée toute ma vie. C’est juste que… »

Sa voix s’évanouit tandis qu’il mettait la main dans l’une des profondes poches de sa tunique pour en sortir un cristal rouge de près d’un pied de long. Celui-ci avait six faces et était pointu à chaque extrémité. Une grande fente courait en son centre d’où rayonnait un faisceau de fissures plus petites qui n’épargnaient aucune partie du cristal. Maram s’était servi de cette grande gelstei pour blesser le dragon Angraboda dans les profondeurs d’Argattha. Mais l’énorme flamme avait fendu le cristal et il ne produirait plus jamais de feu.

« Ma pauvre pierre de feu, se lamenta-t-il en serrant son cristal rouge. J’espérais trouver dans la Coupe Merveilleuse le secret permettant de la réparer, ou de la reforger, mais j’ai échoué.

— Je crains de ne pas comprendre », dit maître Juwain.

Maram baissa les yeux vers son cristal : « Vous voyez, expliqua-t-il, mon cœur est comme cette pierre de feu. Il y a comme une fissure, un défaut majeur chez moi. Chaque fois que je regarde Béhira, l’amour enflamme mon être. Mais je n’arrive pas à le retenir. J’espérais trouver dans la Pierre de Lumière un moyen d’y parvenir. Un moyen de faire durer l’amour : parce que c’est ça le secret de l’univers. »

Maram, me dis-je, n’était pas différent des autres gens. Tous ceux qui passaient devant la Pierre de Lumière recherchaient la réalisation de leur désir le plus profond. Mais apparemment, personne ne savait comment percer à jour les secrets de cette coupe en or sacrée.

« Je vois, je vois », fit maître Juwain. Il plongea la main dans la poche de sa tunique pour en sortir un cristal émeraude beaucoup plus petit que celui de Maram et le contempla. « Ce n’est pas le moment de perdre espoir.

— Pourquoi ? Vous avez l’intention de guérir mon cœur avec ça ? »

Maître Juwain examina la gelstei verte qu’il avait ramenée de notre quête. Grâce à elle, il avait guéri Atara d’une blessure mortelle et nous avait soignés Maram et moi pour des plaies de moindre importance. Mais trop souvent, la gelstei le trahissait. Je savais qu’il rêvait de voir les pouvoirs de sa pierre guérisseuse démultipliés par la Pierre de Lumière.

« J’aimerais bien, répondit maître Juwain à Maram, mais en fait, je n’en sais guère plus que vous sur l’utilisation de la Pierre de Lumière.

— Votre voyage n’a donc pas été couronné de succès ?

— Je ne dirais pas ça. J’ai découvert des choses très intéressantes à Nar.

— Quel genre de choses ?

— Eh bien, tout d’abord, il devient de plus en plus évident que seul le Maîtreya saura nous montrer à quoi la Pierre de Lumière est réellement destinée. »

Il se tourna alors vers moi et ses grands yeux s’illuminèrent d’un doux éclat argenté. « Et vous, Val qu’avez-vous trouvé dans la Pierre de Lumière ?

— Plus que je n’osais rêver, mais moins que je ne l’espérais. »

Maram avait dit que l’amour était le secret de l’univers. Mais pourquoi l’Unique nous donnait-il la vie par amour pour nous la reprendre dans la tristesse de la mort ?

« J’ai cherché le secret de la vie, avouai-je.

— Et qu’avez-vous découvert ?

— Que c’est un mystère que nul homme ne percera jamais.

— Rien d’autre ? »

Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre pour regarder dehors. Au-dessus de Silvassu, et de tout l’univers, le sommet blanc comme du diamant du Telshar luisait dans la lumière du soleil couchant.

« Une ou deux fois, dis-je finalement, alors que je contemplais la Pierre de Lumière en méditant, il y a eu des moments… lumineux. L’or de la coupe est devenu transparent comme le diamant et, à l’intérieur, il y avait… tout. Toutes les étoiles de l’univers. Je ne peux pas vous dire à quel point leur lumière est éblouissante. Elle s’est abattue sur moi comme une épée étincelante qui apporterait la joie au lieu d’infliger la mort. J’étais vivant comme jamais je ne l’avais été auparavant et toutes les particules de mon être semblaient briller comme le soleil. Alors, pendant un instant, la lumière, moi… il n’y avait plus de différence. Nous ne faisions qu’un. »

Maram tirait sur sa barbe et maître Juwain gardait le silence en attendant que je continue. Quand il parla, ce fut sur un ton étrangement grave : « Vous devriez être particulièrement attentif au miracle de ces instants. Nous devrions tous l’être.

— Pourquoi, maître ? D’autres personnes ont eu ce genre d’expérience. Je suis comme tout le monde.

— Vraiment ? »

Il s’approcha de moi et examina la cicatrice qui marque mon front. Elle a la forme d’un petit éclair et provient d’une blessure remontant à ma naissance difficile.

« C’est vous qui avez trouvé la Pierre de Lumière dans l’obscurité d’Argattha, alors qu’elle était invisible aux yeux de tous et qu’elle l’était restée pendant tout un âge.

— Je vous en prie, maître, ne parlons plus de ça.

— Je suis désolé, mais il faut absolument que nous en parlions avant qu’il ne soit trop tard. Voyez-vous, maître Sébastian…

— C’est un grand astrologue », admis-je. Je déteste interrompre maître Juwain, ou qui que ce soit d’ailleurs, mais j’étais allé trop loin pour m’arrêter. « Il a d’immenses connaissances, mais le destin d’un homme ne peut pas être inscrit dans les étoiles.

— Non, peut-être pas inscrit comme une marque de ciseau dans la pierre, dit maître Juwain. Cela ressemblerait davantage à une tapisserie ornée de pierreries. Tout ce qui existe ou existera en fait partie. Et chaque fil doré, chaque diamant cousu sur elle reflète la lumière de tous les autres. Comme je vous l’ai dit cent fois, il n’y a qu’un motif, un motif principal. Qui se retrouve en haut et en bas. Les étoiles d’où nous venons indiquent l’endroit où nous retournerons, et ce grâce à des motifs intégrés au motif principal qui sont en résonance avec ceux de notre vie. Votre vie, Val, a déjà été distinguée parmi toutes les autres. Tout le monde a pu le remarquer dans la personne que vous êtes et dans ce que vous avez fait. Maître Sébastian, lui, l’a vu dans les étoiles. »

Il nous fit signe à Maram et à moi de le suivre de l’autre côté de la pièce où se trouvait un grand bureau face au mur. Il était recouvert de piles de vieux livres. L’un d’entre eux concernait la généalogie des nobles familles valari, un autre avait simplement pour titre : Les Gelstei ordinaires. Le plus grand était l’exemplaire du Saganom Élu relié en cuir ancien auquel maître Juwain tenait tant. Il s’était servi de ces livres pour aplatir les coins d’un rouleau de parchemin. Sur la surface jaunie était tracée à l’encre une grande roue divisée en quartiers comme une tarte. D’autres lignes formaient des carrés à l’intérieur du cercle et il y avait également un triangle équilatéral. Autour de la bordure du cercle étaient inscrits divers symboles ésotériques qui devaient représenter d’autres mondes ou les principales constellations du ciel.

« Avant mon départ pour Nar, reprit maître Juwain, j’ai demandé à maître Sébastian de réaliser cet horoscope d’après l’heure de votre naissance. » Il planta son doigt sur un groupe de symboles au sommet du cercle. « Vous voyez votre soleil en milieu du ciel dans la constellation de l’Archer ? C’est le signe d’une âme qui jaillit comme une flèche de lumière pour rejoindre les étoiles. Au milieu du ciel, on trouve aussi Aos, ce qui indique un grand guide spirituel. Et puis il y a aussi Niran, qui annonce un maître spirituel ou un grand roi. Leur conjonction est saisissante et très forte. »

En cette fin d’après-midi, penché sur le bureau avec Maram qui me soufflait dans l’oreille, j’écoutai maître Juwain énumérer les autres caractéristiques de mon horoscope. Il y avait la grande triade formée par Elad, Tyra et ma lune. Ma lune, elle, située dans la constellation du Crabe indiquait un amour passionné pour la vie que je dissimulais au plus profond de mon être pour me protéger et pour éviter de blesser les autres. Placé dans la maison des servitudes, dans le signe du Bélier, mon Siraj me désignait comme un homme destiné à montrer aux autres de nouveaux chemins. Et, à l’opposé dans le cercle, se trouvait mon Shahar, la planète de la vision et de la transcendance. D’après maître Juwain, le fait qu’elle soit opposée à Siraj révélait le violent combat que je livrais intérieurement et contre le monde.

« On retrouve là le paradoxe de votre vie, Val, le fait que vous ayez été obligé de tuer autant d’hommes alors que vous aimez si sincèrement votre prochain. »

Soudain, l’épée que je portais au côté me parut insupportablement lourde. Le silustria de sa lame était si dur et si lisse que le sang ne pouvait ni y adhérer ni y laisser de traces. Si seulement il en allait de même avec mon âme !

« Et ce conflit va encore plus loin, continua maître Juwain. On a l’impression que votre âme est tiraillée entre deux directions, entre les honneurs terrestres et la lumière immobile au centre de toute chose. Entre la vie et la mort, en quelque sorte. »

Maître Juwain fit une pause pour respirer profondément et je sentis mon cœur battre violemment et douloureusement en moi. Et puis il ajouta : « Les êtres nés avec une telle configuration astrale doivent nécessairement mourir pour renaître, comme le Cygne d’argent qui jaillit des flammes de son bûcher funéraire avec des ailes de lumière. Ils sont vraiment très rares. Un maître astrologue serait tenté de les appeler Êtres de Lumière, et il ne serait pas le seul. »

Sous mon armure, mes flancs ruisselaient de sueur chaude maintenant. J’avais du mal à respirer. À la recherche d’un peu d’air frais, je m’écartai du bureau et me dirigeai vers la fenêtre. J’avalai goulûment l’air descendant des montagnes avant de me tourner vers maître Juwain : « Serait tenté de les appeler Êtres de Lumière ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Voyez-vous, votre thème astral est sans aucun doute celui d’un grand homme. C’est pratiquement celui d’un Maîtreya.

— Pratiquement ? Alors… »

Avant que j’aie le temps d’ajouter quelque chose, des pas feutrés résonnèrent sur le palier de l’autre côté de la porte, ponctués par des coups de canne sur le sol de pierre. Maître Juwain dont l’esprit fonctionnait comme un mécanisme d’horlogerie sourit comme s’il se réjouissait de voir aboutir quelque plan secret.

« Voyez-vous, dit-il en manière d’explication, j’ai demandé de l’aide pour me prononcer à ce sujet. »

À ce moment-là, on entendit frapper doucement à la porte. Maître Juwain traversa la pièce et ouvrit. Puis il fit entrer une vieille dame, toute petite, qui avançait avec précaution en tapotant le sol devant elle avec une canne en bois.

« Nona ! » m’écriai-je. C’était ma grand-mère, Ayasha Elahad. Je me précipitai de l’autre côté de la pièce pour serrer son corps frêle dans mes bras. Puis, passant son bras sous le mien, je la guidai vers l’une des chaises autour de la table à thé. « Où est Chaya ? Vous ne devriez pas vous promener toute seule. »

J’avais prononcé le nom de la servante qui s’était proposée pour aider ma grand-mère à se déplacer dans les innombrables couloirs et les dangereux escaliers de pierre du château. En effet, pendant mes six mois d’absence, ma grand-mère avait perdu la vue pratiquement du jour au lendemain : maintenant, le voile blanc de la cataracte donnait à ses yeux un regard vitreux. Mais étrangement, si la cataracte empêchait bien la lumière du monde de pénétrer, elle ne parvenait pas contenir complètement une lumière intérieure plus profonde et plus tendre. Comme toujours devant sa bonté naturelle, mon cœur ressentit la plus douce des douleurs. J’avais souvent pensé qu’elle était à l’origine de l’amour qui régnait dans notre famille, comme le soleil est à l’origine de la vie sur la terre.

Tandis que Maram et moi nous installions à la table à côté d’elle, maître Juwain lui prépara à sa demande une tisane de menthe poivrée avec du miel. Il posa une nouvelle théière et une tasse en face d’elle en s’assurant qu’elle pouvait l’atteindre facilement. Je savais qu’il se désolait de ne pouvoir la guérir de son infirmité.

Avec une grande dignité, ma grand-mère déplaça avec précaution sa main du bord de la table vers sa tasse. Puis elle dit : « J’ai renvoyé Chaya. Il n’y a aucune raison de l’ennuyer et je dois apprendre à me débrouiller seule. Cela fait soixante-deux ans que je vis ici, depuis que ton grand-père a conquis mon cœur et m’a demandé de l’épouser. Je pense connaître ce château aussi bien que n’importe qui d’autre. Maintenant, s’il vous plaît, si nous parlions de choses plus importantes. »

Elle tourna lentement la tête vers maître Juwain comme si elle le regardait. « J’ai demandé à la reine mère de venir ici pour nous raconter la naissance de Val, nous expliqua alors maître Juwain à Maram et à moi. »

Ma grand-mère souffla sur le thé chaud avant d’en prendre une longue gorgée. « La reine Elianora, dit-elle, avait déjà donné six fils au roi mon fils. Val était le dernier et sa naissance qui aurait dû être la plus facile fut la plus difficile de toutes. C’était aussi le plus gros. Amorah, puisse-t-elle reposer auprès de l’Unique, disait qu’il était resté trop longtemps dans le four. Elle dut finalement avoir recours à des pinces pour le faire sortir. Celles-ci le blessèrent au front comme vous pouvez le voir.

Elle-même n’y voyait plus, mais elle inclina la tête comme pour guetter le bruit de ma respiration. Soudain, hésitant à peine, elle se pencha en avant et posa la main sur le sommet de mon crâne. Puis elle la fit descendre lentement sur mon front où elle trouva la cicatrice dont elle traça le froid zigzag de son doigt chaud et tremblant.

« Mais que pouvez-vous nous dire de l’heure de naissance de Val ? » demanda maître Juwain.

Cette fois, ma grand-mère hésita un peu plus longtemps avant d’effleurer ma joue et d’ôter sa main pour tirer sur la peau douce et plissée de son cou. « Il est né à l’heure où le soleil est haut dans le ciel, à midi, comme cela a été enregistré. »

Maître Juwain et moi nous retournâmes tous les deux pour jeter un coup d’œil au parchemin qui était toujours étalé sur le bureau d’à côté. Puis le regard intense de maître Juwain se posa sur ma grand-mère et il lui demanda : « C’est donc à cette heure que Val a poussé son premier cri ? »

Les yeux de maître Juwain luisaient comme s’il était sur le point de percer un vieux mystère. Il regardait ma grand-mère qui resta silencieuse le temps pour mon cœur de battre dix fois. « Non, dit-elle finalement, Val a poussé son premier cri une heure plus tôt. Voyez-vous, sa naissance avait été si difficile qu’il avait du mal à respirer. Il était si froid et si bleu que j’en pleurai. Pendant une heure, Amorah et moi pensâmes qu’il allait passer dans l’autre monde. Et puis, à midi son petit corps s’est animé. Quand nous fûmes sûres que la flamme ne s’éteindrait pas, nous annonçâmes sa naissance. »

Dans le silence soudain des appartements de maître Juwain, vingt et un ans après les événements que venait de rapporter ma grand-mère, ma respiration s’était de nouveau arrêtée. Maître Juwain et Maram me regardaient fixement, et ma grand-mère paraissait faire de même.

« Ce jour-là, poursuivit-elle, l’Étoile du Matin était éclatante. Elle s’était levée avant l’aube, presque comme un second soleil, et avait brillé toute la matinée comme elle ne le fait qu’une fois tous les cent ans. C’est pour cette raison qu’on appela mon petit-fils Valashu, du nom de l’Étoile du Matin. »

Maître Juwain se leva et alla jusqu’au bureau. Il prit le parchemin et un autre document semblable qui était caché dessous. Après avoir glissé un gros livre moisi sous son bras, il revint vers nous.

« Maram, dit-il, veuillez débarrasser la table, je vous prie. » J’aidai Maram à enlever les théières et les tasses sur la table à thé. Ensuite, maître Juwain étala dessus les deux parchemins côte à côte avant d’aller chercher quelques livres supplémentaires sur le bureau pour les maintenir à plat.

« Regardez », dit-il en montrant l’horoscope que nous avions déjà examiné. Puis il suivit du doigt le cercle et les symboles du second parchemin. Comme nous pouvions le voir, la disposition était presque la même. « Je dois avouer que j’avais deviné ce que la reine mère vient de révéler aujourd’hui. C’est pourquoi, avant de partir pour Nar, j’avais demandé à maître Sébastian de préparer ce second thème astral. » Le doigt tremblant d’excitation maintenant, il désigna deux petits symboles inscrits au bord du cercle dessiné sur le second parchemin. « Ici, bien sûr, c’est l’Étoile du Matin, comme sur le premier horoscope. Mais regardez bien, on voit aussi les étoiles du Cygne qui se lèvent à l’est à l’heure réelle de la naissance de Val. »

Maître Juwain se redressa comme un guerrier qui vient de vaincre un ennemi. « Il y a de nombreuses autres différences dans cet horoscope, mais c’est celle-ci qui est la plus significative. Maître Sébastian m’a expliqué que l’ascension du Cygne a pour effet d’exalter et de faire apparaître la pureté de tout l’horoscope de Val. Il dit que cette configuration correspond sans aucun doute au thème astral d’un Maîtreya. »

Je ne quittais pas des yeux les deux parchemins. Les derniers rayons de soleil entrant par la fenêtre se reflétaient sur leur surface blanchâtre et me brûlaient les yeux.

« Il est possible, dis-je, que beaucoup d’autres hommes au cours du temps aient eu la même configuration astrale, n’est-ce pas ?

— Non, Val, pas beaucoup. »

Maître Juwain saisit alors le livre qu’il tenait sous son bras. Pendant qu’il l’ouvrait et commençait à tourner les pages jaunes avec beaucoup de précaution, je remarquai le titre écrit en ardik ancien : L’Avènement de l’Être de Lumière. Finalement, il trouva la page qu’il cherchait et sourit en posant le volume près du second parchemin.

« J’ai découvert cet ouvrage dans la bibliothèque du sanctuaire de la Confrérie à Nar. Ce livre a toujours été difficile à trouver et, aujourd’hui, depuis l’incendie de la Bibliothèque de Khaisham, il pourrait bien s’agir du dernier exemplaire au monde. » Il tapota du doigt le cercle annoté de symboles tracé sur la page ouverte du livre. « Voici le thème astral de Godavanni le Glorieux. Regardez, Val, regardez ! »

Godavanni, né trois mille ans plus tôt, à la fin du grand Âge de la Loi, avait été le plus grand des Maîtreya d’Ea. Et il avait aussi été Roi des Rois. Bouche bée, je constatai que les deux horoscopes, celui de Godavanni et le mien, étaient exactement les mêmes.

« Non, murmurai-je, ce n’est pas possible. »

Maître Juwain expliqua de nouveau les caractéristiques de mon thème et de celui de Godavanni à l’intention de ma grand-mère. Puis il se tourna vers Maram : « Vous voyez, lui dit-il, votre quête du nouveau Maîtreya pourrait bien être déjà finie.

— Ah, Val, fit Maram en tirant sur sa barbe et en regardant fixement. Ah, Val, Val. »

Ma grand-mère tendit le bras et serra ma main dans la sienne. Puis elle posa ses doigts sur le parchemin et essaya maladroitement de suivre les lignes des symboles qui y étaient inscrits.

« Là, dis-je, en appuyant doucement le bout de son index sur les rayons qui représentaient l’Étoile du Matin. Est-ce là ce que cherchez ? »

Elle se tourna vers moi et je vis que son sourire était empreint de joie et de tristesse à la fois. Sa peau ivoire était si usée et si vieille qu’elle paraissait presque transparente. Un parfum de lilas émanait de ses cheveux blancs, fins et clairsemés. La cataracte voilait le noir profond de ses yeux mais ne parvenait pas à cacher ce qui l’illuminait de l’intérieur et était presque trop brillant à supporter. Son souffle sortait de sa bouche comme une brise chaude et je le sentais comme quand elle avait pressé ses lèvres sur les miennes à ma naissance. Je devinais les battements de son cœur débordant d’une douleur intense. Cela me faisait mal de la voir souffrir et se désoler de sa cécité qui l’empêchait de m’admirer dans ce qui semblait être mon heure de gloire. Mes yeux se remplirent de larmes salées et brûlantes juste avant que les siens en fassent autant. Et soudain, comme si elle avait parfaitement conscience de ce qui s’était passé entre nous, elle tendit la main pour essuyer sur ma joue les larmes qu’elle ne pouvait pas voir.

« Ton grand-père était comme toi, dit-elle. Tu as le même don que lui. »

Elle parlait de quelque chose que nous n’avions jamais mentionné auparavant et qui était resté notre secret pendant de nombreuses années. Au cours de la quête, cependant, maître Juwain, Maram, et mes autres compagnons, avaient découvert ce que ma grand-mère appelait mon don, à savoir, que je ressentais les émotions des autres hommes. Si je laissais faire, leur joie devenait ma joie, leur amour coulait à flots en moi comme les chauds rayons du soleil. Mais j’étais aussi ouvert à de plus sombres passions : la haine, la douleur, la fureur et la peur, car mon don était en même temps une malédiction. Combien de fois au cours de notre voyage à Argattha, me demandai-je, maître Juwain et Maram ne m’avaient-ils pas vu sur le point de mourir quand j’envoyais dans l’autre monde un ennemi hurlant son agonie ?

Comme pour expliquer à maître Juwain et à Maram quelque chose qu’ils devaient enfin savoir, ma grand-mère sourit tristement et déclara : « Il en a été ainsi avec Valashu dès son premier cri. C’était comme s’il respirait toute la souffrance du monde.

C’est pour cette raison qu’on n’arrivait pas à le ranimer et qu’il a failli mourir. »

Pendant un long moment, je restai assis près d’elle en silence, sa main dans la mienne. Et puis, s’adressant à maître Juwain, à Maram, à moi, au monde entier, elle s’écria : « C’est mon petit-fils et il a un cœur d’ange. N’est-ce pas suffisant ? »

Mon don, cette mystérieuse force de l’âme, avait un nom, un nom ancien : la valarda, ce qui signifiait le « cœur des étoiles. »

Alors que maître Juwain examinait les deux parchemins et que les doux yeux bruns de Maram fouillaient les miens, j’embrassai ma grand-mère sur le front et m’excusai. Puis je me levai pour me diriger vers la fenêtre ouverte. Le vent chaud délivrait des senteurs de pin et de terre dans la pièce. Il m’invitait à me rappeler qui j’étais vraiment. Et, pensai-je, il était impossible que je sois le Maîtreya. Etais-je un grand guérisseur ? Non, j’étais un chevalier de l’épée et j’avais tué un grand nombre d’hommes. Qui mieux que moi connaissait le royaume de la mort où j’avais envoyé tant d’ennemis ? Dans leurs derniers instants de vie, tous ces adversaires s’étaient emparés de moi et m’avaient attiré vers ce monde sans lumière. Je me rappelai les vers du poème qui me tourmentait depuis le jour où j’avais tué l’assassin de Morjin dans les bois sous le château :

 

Le vol de l’or

Le funeste poignard, le froid,

Le froid qui fige le souffle,

Le néant de la mort.

Il n’y a au fond des ténèbres,

Ni œil ni lèvres, ni étincelle.

La lumière qui meurt,

L’inexistence de la nuit.

 

À cet instant précis, malgré la douceur d’une belle journée de printemps, je sentais ce froid éternel qui me glaçait les membres et me remplissait de terreur. La nuit qui n’a pas de fin m’appelait et les voix des morts me parvenaient apportées par le vent. Elles me disaient sur un ton grave que j’aspirais à devenir l’un des leurs et que je ne pouvais pas être l’Être de Lumière parce qu’il appartenait au soleil et à la terre et à toutes les choses de la vie. Une voix plus profonde, semblable au feu des lointaines étoiles, me murmurait intérieurement la même chose. Je ne l’écoutai pas, car, soudain, le souffle court et brûlant face au magnifique pic du Telshar qui se détachait sur le ciel, je me rappelai les vers d’un autre poème sur le Maîtreya :

Aux mortels contraints de rester sur les planètes

Qui rêvent et meurent sur un sol enténébré,

Aux chevaliers valari audacieux et brillants

Qui traversent le firmament étoile,

À tous, immortels Elijins,

Galadins inextinguibles,

Il apporte la Lumière qui détruit le Mensonge :

La lumière de l’amour a raison de la mort.

 

« On dit que le Maîtreya aura la vie éternelle », murmurai-je en citant le Livre des Âges du Saganom Élu. On disait aussi qu’il montrerait le chemin aux autres. Sinon, me demandai-je, comment les hommes acquerraient-ils la longue vie du Peuple des Étoiles et apprendraient-ils à naviguer dans les cieux scintillants ? Et comment le Peuple des Étoiles accéderait-il à l’ordre des immortels Elijins, et les Elijins à celui, prestigieux, des Galadins qui ne pouvaient être tués ou blessés de quelque manière que ce soit ? Les hommes disaient que ces êtres étaient des anges, mais ils étaient pétris de chair et de sang, et peut-être d’autre chose encore. Un jour, dans les profondeurs de la Montagne Noire appelée Skartaru, j’avais vu un grand seigneur Elijin dévoilé dans toute sa gloire. La main d’un Maîtreya l’avait-elle un jour effleuré pour lui transmettre l’inextinguible flamme ?

Maître Juwain se leva et vint vers moi. Il posa sa main sur mon bras. Me tournant vers lui, je demandai : « Si j’étais le Maîtreya, est-ce que je ne le saurais pas ? »

Il sourit et souleva son exemplaire du Saganom Élu qu’il se mit à feuilleter. Par hasard ou par intuition, il tomba sur des vers qui répondaient aux questions qui agitaient mon cœur :

L’Être de Lumière

Dort innocent

Dans son cœur

Le feu de l’ange dort

Et quand il se réveille,

Le feu jaillit

Sur le Maîtreya

Il est dit une chose :

Au fond de lui toujours,

Il saura qui il est

Quand viendra l’heure

De revendiquer la Pierre de Lumière.

 

« Eh bien, justement, maître, je ne le sais pas. »

Il ferma le livre et plongea son regard dans le mien. « Vous avez ce feu en vous, Val, et une innocence telle que vous ne vous en êtes jamais rendu compte.

— Mais, maître, je…

— Moi, je pense que nous le savons, dit-il. Les preuves sont incontestables. D’abord, il y a votre horoscope, avec la résurrection du Cygne qui purifie. N’est-ce pas en vous purifiant que vous avez réussi à trouver la Pierre de Lumière ? Et puis vous êtes le septième fils d’un roi de la plus noble et de la plus ancienne lignée. Enfin, il y a la marque. Il fit une pause pour effleurer la cicatrice en forme d’éclair au-dessus de mon œil. La marque de Valoreth, la marque des Galadins. »

À cet instant, un tourbillon de petites lumières scintillantes se matérialisa dans l’espace comme une pluie d’étoiles filantes tournoyant en volutes argentées, bleu ciel et écarlates. Il voltigea devant mon front comme s’il examinait ma cicatrice. La joie, la foi et d’autres émotions violentes semblaient émaner de son cœur par vagues lumineuses. Cet être étrange que Maram avait baptisé Flick était un Timpum. Il s’était attaché à moi dans un bois enchanté au fin fond de la forêt déserte d’Alonie. On racontait que de longs âges auparavant, les lumineux Galadins étaient passés par là à la recherche, peut-être, du dernier et du plus grand Maîtreya d’Ea : le Maîtreya cosmique capable de guider tous les mondes à travers les étoiles jusqu’à l’Âge de Lumière. On disait aussi que les Galadins avaient laissé une partie de leur essence scintiller parmi les fleurs et les grands arbres des bois. Cependant, quelle que soit l’origine réelle des Timpums, ils semblaient bien posséder le feu des anges.

« Et bien sûr, dit maître Juwain en montrant l’espace au-dessus de mon front, il y a Flick. Lui seul parmi tous les Timpums s’est lié d’amitié avec un homme. Et lui seul a abandonné la forêt des Lokilani pour vous suivre. »

Je levai les yeux vers la table à thé où Maram tenait la main de ma grand-mère. Puis, me tournant vers maître Juwain, je répondis : « Il y a des signes, c’est vrai, mais on ne sait pas… à quoi reconnaître le Maîtreya.

— Je crois que parmi tous les êtres sur la terre, seul le Maîtreya sera en parfaite résonance avec la Pierre de Lumière, dit maître Juwain.

— Mais comment cette résonance se manifestera-t-elle ?

— C’est un mystère que je m’efforce de résoudre, comme vous devriez le faire vous aussi.

— Mais quand le résoudrai-je ? »

En réponse à ma question, il tendit le doigt par la fenêtre vers les nuages embrasés par les rayons obliques du soleil. « Bientôt. L’heure est venue, Valashu. Le Rayon d’Or se renforce. »

Alors que les hommes comme lui et moi vivions notre vie dans de vastes mondes tels qu’Ea, le Peuple des Étoiles bâtissait ses grandes cités étincelantes sur d’autres mondes plus proches du centre de l’univers. Les Elijins occupaient des mondes plus proches encore, tandis que les Galadins – Ashtoreth, Valoreth et les autres – habitaient au plus près du cœur des étoiles, sur Agathad, qu’ils appelaient l’Étoile Originelle. On disait qu’ils avaient construit leur demeure au bord d’un ancien lac, source du grand fleuve Ar. Le lac était de couleur argentée, comme du silustria liquide, et il reflétait l’image de l’arbre sans âge, l’astor Irdrasil qui poussait au-dessus de lui. Les feuilles dorées d’Irdrasil ne tombaient jamais, et elles brillaient même dans la nuit.

Car au-delà d’Agathad, au centre de toutes choses, se trouvait Ninsun, un vide noir total d’où jaillissait éternellement une lumière étincelante et merveilleuse. C’était la lumière des Ieldras, les êtres de lumière pure qui vivaient là. Cet éclat sacré se déversait comme les rayons du soleil sur toute la création. On l’appelait le Rayon d’Or et sa lumière était particulièrement ressentie sur Agathad où elle baignait tous les êtres vivants d’une splendeur jamais éteinte.

Cependant, d’autres mondes autour d’autres étoiles, dans leur lente rotation à travers l’univers, n’entraient que rarement dans cette gloire : pour Ea, cela ne survenait qu’une fois tous les trois mille ans, à la fin d’un âge ou au début du suivant. Les astrologues de la Confrérie avaient pressenti qu’Ea était entrée dans le Rayon d’Or environ vingt ans auparavant. Et celui-ci devenait de plus en plus fort, comme le vent avant la tempête, comme un fleuve dont les eaux enflent à la fin du printemps pour nourrir la terre. Maintenant, en écoutant bien, les hommes et les femmes pourraient peut-être entendre la voix des Ieldras les appelant à se rapprocher de leur source, tout comme ils appellent le Peuple des Étoiles dans leurs mondes et les Elijins dans le leur. Et tout comme ils appellent éternellement les anges sur Agathad à libérer la lumière de leur être et à rentrer chez eux sous la forme de Ieldras nouvellement promus.

« Le Rayon d’Or, expliqua maître Juwain, est une sorte de fleuve de lumière que les hommes ne voient généralement pas. Les prophétesses disent qu’il scintille. Il y a des remous et des courants et un lieu où il enfle et coule plus abondamment. »

Il regarda un moment par la fenêtre avant de secouer la tête comme si lui ne pouvait voir que le soleil éclatant, les nuages poussés par le vent et deux aigles dorés qui s’élevaient au milieu d’eux.

« Les constellations, me dit-il, ont une certaine influence sur la force du Rayon, et sur sa direction aussi. On sait que le neuvième jour de triolet, au moment de votre naissance, le rayon était très intense. »

À mon tour, je regardai par la fenêtre à la recherche de cette lumière d’ange qui resta invisible à mes yeux.

« Je crois, continua maître Juwain, qu’un Maîtreya est choisi par la grâce de l’Unique et par l’intermédiaire des Ieldras, à l’endroit où leur lumière brille avec le plus d’éclat. »

Me tournant vers la table à thé, je vis que Maram et ma grand-mère buvaient chacune de ses paroles.

« Le Maîtreya est destiné à venir prendre sa place dans le monde, Val. Et il faut qu’il vienne bientôt, vous comprenez ?

« Bientôt, le Rayon d’Or commencera à faiblir et on pourrait bien perdre une grande opportunité. Car le cœur des hommes, aujourd’hui ouvert à la lumière qu’apporterait le Maîtreya, se refermera bientôt et leur volonté se tournera de nouveau vers le mal et la guerre.

« Voyez-vous, continua-il, tous les autres Maîtreya ont échoué. Bien sûr, nous ne savons pas grand-chose de ceux des Âges Perdus. Mais on raconte qu’à la fin de l’Âge de la Mère, Alesar Tal a rejoint la Confrérie et qu’il y a vécu et est mort sans avoir jamais posé les yeux sur la Pierre de Lumière. À la fin de l’Âge des Épées, Issayu a été asservi par Morjin et la Pierre de Lumière lui a été confisquée. Quant à Godavanni, il a été assassiné alors qu’on venait de placer la Pierre de Lumière entre ses mains. Aujourd’hui, nous vivons les dernières années de l’Âge du Dragon. C’est une époque terrible, le plus sombre des âges. Comment s’achèvera-t-il, Val ? Dans des ténèbres encore plus noires ou dans la clarté ? »

Par la fenêtre, j’aperçus l’ombre des nuages qui jouait avec la lumière en bas dans la cour et obscurcissait les murs de pierres blanches du château. Au-dessus d’eux, les contreforts des montagnes se découpaient en creux et en bosses tandis que leurs versants nord, invisibles et perdus dans l’ombre, dissimulaient peut-être des repaires d’aigles, des tanières d’ours et les pouvoirs secrets de la terre. Je m’émerveillai de la manière dont le soleil illuminait ces pentes rocheuses : alors que les unes ressortaient distinctement dans la puissante lumière de soldru, les autres, teintées de vert, de gris et de noir, restaient dans la pénombre. La limite entre l’ombre et la lumière était toujours très nette, mais, curieusement, elle se déplaçait sur la roche nue à mesure que le soleil décrivait sa courbe lente dans le ciel d’est en ouest. « Val ? Vous allez bien ? »

La voix de maître Juwain me ramena dans sa chambre confortable au sommet de la tour Adami. Je lui fis un signe de tête et lui demandai si je pouvais emprunter son exemplaire du Saganom Élu. Il ne me fallut qu’un instant pour le feuilleter et trouver le passage que je cherchais. Je le lus à haute voix, mot à mot, même si je le connaissais par cœur :

« "Si les hommes regardent les étoiles et ne voient que des cendres, si l’on voit le soleil se coucher à l’est – si un homme dissimulant des ténèbres dans son cœur se prétend indûment l’Être de Lumière, s’il revendique la propriété de la Pierre de Lumière, il deviendra un nouveau Dragon Rouge, plus puissant et plus terrible encore. Alors le rouge deviendra noir et toutes les couleurs mourront ; les lumières célestes auront comme un voile de fumée et le soleil ne se lèvera plus. " »

Je fermai le livre et le lui rendis. « Il faut que je sache, maître. Si je suis vraiment cet être de lumière, il faut que je le sache. »

Nous allâmes rejoindre Maram et ma grand-mère à la table. Maître Juwain refit du thé et nous le bûmes pendant que le soleil passait derrière les montagnes et que la pénombre s’étendait sur le monde. Maître Juwain répéta son souhait que je me présente comme Maîtreya devant les émissaires réunis dans le château de mon père ; c’est pour cette raison, dit-il, qu’il avait regagné Mesh en toute hâte. J’avais peut-être besoin de savoir si j’étais réellement le Seigneur de Lumière annoncé dans les prophéties, mais le monde avait encore plus besoin d’être informé de ce miracle.

Finalement, alors que l’obscurité tombait et que le jour cédait la place à la nuit noire, j’allai une dernière fois à la fenêtre. Le ciel était presque dégagé maintenant. En se couchant, le soleil avait fait apparaître les étoiles qui brillaient toujours sous l’immense voûte noire des cieux. Les constellations dont mon grand-père m’avait appris le nom de nombreuses années auparavant scintillaient comme d’anciens panneaux de signalisation : la Grande Ourse, l’Archer, le Dragon avec sa silhouette sinueuse et deux grosses étoiles rouges en guise d’yeux. Longtemps je cherchai dans ces formes miroitantes une confirmation que j’étais bien celui qu’espérait maître Juwain, en vain. Il n’y avait que la lumière et un nombre infini d’étoiles presque aussi vieilles que le temps.

Maram s’approcha de moi et me donna une tape sur l’épaule. « C’est l’heure du banquet, vieux. Tu es peut-être ce fameux Maîtreya, mais tu es d’abord un homme et il faut que tu manges. »

Nous retraversâmes la pièce et après avoir aidé ma grand-mère à se lever de sa chaise, je passai son bras sous le mien. Puis nous descendîmes tous dans la grande salle pour nous repaître de nourriture et de vin en compagnie des nombreux invités et pour contempler la merveilleuse Pierre de Lumière.