23

Sajagax et moi entraînâmes nos guerriers dans une course à travers le vaste paysage dégagé. Les Sarni imposaient un rythme qui aurait tôt fait d’épuiser et les chevaux et les montures de remonte qui galopaient lourdement en haletant à notre suite.

Au bout de quelque temps, alors que le soleil continuait à monter et déversait sur nous ses feux orangés, nous comprîmes qu’en dépit de notre vitesse, les chevaliers du duc Malatam se rapprochaient et le nuage de poussière grossissait à l’horizon derrière nous. Nous fîmes une halte au bord d’un petit ruisseau pour boire un peu d’eau. Aussi vite que possible, nous détachâmes les boucles de nos selles sur nos montures en sueur et les jetâmes sur le dos des chevaux de remonte. Altaru détestait me voir monter un autre animal, mais il parut deviner qu’il devait préserver ses forces pour de plus grandes fatigues à venir. Les guerriers kurmaks qui nous avaient rejoints près du ruisseau changèrent également de chevaux. Sajagax prit un étalon gris et s’approcha de moi au moment où j’enfourchais ma nouvelle monture.

« Les Valari montent bien, me dit-il, mais ils vont trop lentement.

— Oui », répondis-je, en nage dans mon armure de diamants. L’atmosphère chaude et lourde faisait l’effet de plomb en fusion.

« Plus lentement, en tout cas, que vos guerriers kurmaks. Pourquoi ne fuyez-vous pas tant que vous le pouvez ?

— Vous voulez dire vous abandonner ?

— Cette affaire ne vous concerne pas. Vous n’avez pas fait le vœu de protéger la Pierre de Lumière.

— C’est vrai », dit-il. Son regard se posa alors sur Baltasar, Sar Jarlath et les autres chevaliers, et son visage lourd se fendit d’un large sourire. « Mais vous avez dit qu’il fallait protéger les faibles. »

Je lui rendis son sourire et lui donnai une claque sur son épaule nue. Puis nous reprîmes notre fuite à travers les immenses plaines vallonnées de Tarlan. Il faisait de plus en plus chaud. Nos chevaux s’ébrouaient, haletaient et toussaient. Leurs sabots frappaient l’herbe grillée par le soleil en soulevant des tourbillons de poussière. L’air sec aspirait l’humidité de nos corps en sueur, nous desséchait et fendillait nos lèvres et notre langue. Je m’inquiétais pour les chevaliers qui avaient été blessés lors de la bataille contre les Adirii, me demandant s’ils pourraient maintenir ce rythme épuisant, et pour Estrella et Béhira. Mais Béhira, formée par son père, montait bien et avec détermination. Quant à Estrella, elle s’abandonnait à la torture de cette poursuite interminable. Son corps léger semblait se fondre avec son cheval au galop. Pendant que nous avalions les milles les uns après les autres, elle resta près de moi, et si la souffrance se voyait dans ses yeux noirs affolés, elle ne se plaignait pas.

Cependant, peu à peu, la petite armée lancée à nos trousses continuait à gagner du terrain sur nous. À plusieurs reprises, je me retournai sur ma selle pour regarder derrière moi ; je scrutai la prairie immense devant nous en essayant d’évaluer les distances et le temps. Maram, qui chevauchait près de moi en soufflant presque aussi bruyamment que son cheval, laissa entendre que nous pourrions peut-être tenir toute la journée et disparaître à la faveur de l’obscurité. Mais à moins que ne surgissent quelques nuages, la lune qui se levait fournirait assez de lumière au duc Malatam et à ses hommes pour leur permettre de nous suivre, surtout quand nos lances et nos armures leur offriraient une bonne ligne de mire. Et je ne voulais pas être rattrapé la nuit, en terrain découvert.

« Atara ! » criai-je, alors qu’elle pressait son cheval à côté de moi. Les centaines de sabots faisaient un bruit assourdissant. « Est-ce que tu sais ce qu’il y a devant nous ? »

Elle secoua la tête. Son bandeau était recouvert de poussière brune. « Je ne suis jamais venue ici, dit-elle.

— Je sais, mais qu’est-ce que tu vois ? »

Elle demeura silencieuse pendant deux cents mètres tout en poursuivant sa course harassante à travers la steppe. Puis elle demanda : « Que veux-tu que je voie ?

— Est-ce qu’il y a un terrain accidenté dans le coin ?

— Oui, répondit-elle en suffoquant et en toussant à cause de la poussière.

— Tu peux le décrire ?

— Oui. À sept milles devant nous – huit, peut-être – il y a une rangée de tertres, de rochers nus et… »

Sa voix se perdit dans le vent chaud qui nous fouettait le visage.

« Ça ira peut-être. Dis-moi ce que tu vois d’autre. »

Elle tapota le cou de son cheval tendu vers l’avant et secoua la tête. « Il vaudrait mieux que tu voies par toi-même. »

Avec toute l’adresse du guerrier sarni qu’elle était, elle tint son arc dans une main pendant qu’elle défaisait la boucle de sa sacoche de l’autre. Elle sortit sa boule de voyance et la brandit étincelante dans le soleil.

J’ordonnai une halte. Tandis qu’Atara me tendait sa kristei, les Gardiens attendaient sur leurs chevaux derrière moi en respirant péniblement dans le nuage de poussière qui nous enveloppait. Sajagax et ses guerriers kurmaks s’arrêtèrent à leur tour et revinrent vers nous pendant que je plongeais mon regard dans le cristal transparent.

« Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ? » me cria-t-il.

Mais ce n’était pas le moment de lui expliquer les mystères de la gelstei blanche. Je fixai sa substance miroitante. Et là, emprisonnée à l’intérieur comme une fourmi dans de l’ambre, se trouvait l’image parfaite du type de topographie que je recherchais.

« On va se battre ! m’exclamai-je. Sur le terrain devant nous, on les attendra et on se battra – si c’est ce que souhaite vraiment le duc Malatam.

— On se battra avec vous ! s’écria Sajagax en faisant un signe de tête à Orox et à ses autres guerriers. Mais dites-moi à quoi vous pensez.

— Nous allons tendre un piège dans le piège, répondis-je. Rebroussez chemin avec vos hommes. Passez à côté des chevaliers du duc Malatam en vous tenant à une bonne distance. Faisons croire au duc que nous nous sommes querellés.

— Que se passera-t-il s’il essaie de nous arrêter et de nous interroger ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on lui dise ?

— Il ne vous arrêtera pas. Vous n’aurez donc pas à lui mentir. Nous utiliserons du sang et nous mettrons des pansements à quelques-uns de vos hommes. Cela arrangera le duc de croire que les Sarni et les Valari sont incapables de faire route ensemble.

— Je vois, fit Sajagax en hochant la tête. Le sang et les pansements mentiront pour nous. »

Je ne répondis pas à sa remarque. Sajagax aboya ses ordres. Quand les Sarni étaient affamés et que la nourriture était rare, il leur arrivait de percer une veine dans le cou de leur monture et de boire son sang. Orox et Thadrak sortirent leur couteau et firent une coupure dans le cou de deux chevaux de remonte kurmaks. Ils aspirèrent du sang dans leur bouche avant de le recracher sur des pansements propres. Puis ils enveloppèrent ces linges tachés de rouge autour de la tête et des bras nus de trois guerriers appelés Uldrak, Tringall et Ragnax. Sar Kandjun, un chevalier de Pushku intrépide et malin eut alors une idée pour améliorer notre ruse. Je l’acceptai à contrecœur. Il emprunta quelques flèches à Orox et introduisit de force la pointe de l’une d’entre elles entre son cou et son armure en laissant dépasser la hampe empennée. Puis il demanda à Orox de le barbouiller de sang. Sar Jaldru et Sar Marjay se portèrent volontaires pour se planter des flèches dans le corps eux aussi. Ensuite, tous trois s’allongèrent dans l’herbe dans des positions inconfortables pour faire croire qu’ils étaient morts.

« N’attaquez les Aloniens que s’ils nous attaquent, dis-je à Sajagax. On peut peut-être encore éviter de se battre. »

Rapidement car les hommes du duc Malatam se rapprochaient, je repris ma course dans la steppe avec mes chevaliers, et Sajagax et ses guerriers partirent au galop dans la direction opposée.

À environ un mille, nous tournâmes vers l’ouest. Derrière nous, le tourbillon de poussière grossissait à mesure que nos poursuivants gagnaient du terrain. Désormais, nous pouvions apercevoir l’étendard du duc Malatam flottant devant le nuage : des roses rouges sur un champ blanc, comme le sang sur les bandages de mes trois hommes. Je ne craignais plus que l’armée du duc nous rattrape mais j’avais peur que dans leur hâte de nous attaquer, ils ne piétinent Sar Kandjun et les autres chevaliers.

Bientôt apparut le paysage que j’avais vu dans le cristal d’Atara. À l’horizon, se dessinant sur le ciel bleu, une barre rocheuse pelée, couronnée d’herbe, s’élevait devant nous. Avec ses veines roses et ses éclats argentés de différents minéraux, le rocher ressemblait à du granit. Il était abrupt, comme découpé par l’homme. À un endroit, la paroi de granit formait un énorme défilé d’un demi-mille de large. C’était probablement une ancienne carrière dans laquelle les Aloniens avaient taillé les pierres destinées à la Longue Muraille. Cela aurait aussi pu être une faille dans l’escarpement devant nous, mais je savais que ce n’était pas le cas. Je guidai mes colonnes de chevaliers droit vers ce renfoncement.

Pendant ce temps, le duc Malatam et ses hommes continuaient à gagner du terrain. Alors que je me retournais pour les observer, le duc m’apparut comme un petit morceau d’étoffe et d’acier brillant monté sur un cheval blanc qui fonçait vers nous à la tête d’une troupe de chevaliers en armure. Nous nous rapprochâmes de l’escarpement dont les sommets en arc de cercle interdisaient toute retraite, à droite comme à gauche. Poursuivant notre route, nous nous engageâmes dans le passage. À l’origine, le sol devait être constitué de roche nue, mais maintenant il était recouvert d’herbe sèche. Le défilé avait la forme d’une part de tarte dont la pointe s’enfonçait dans les parois de granit sur notre droite et sur notre gauche. Maintenant, nous distinguions nettement l’endroit où il formait un cul-de-sac à quelques centaines de mètres devant nous seulement.

« Halte ! » criai-je. Je fis faire demi-tour à mon cheval et mis mes mains en porte-voix. « Changez de chevaux et préparez vos lances ! »

Tandis que les forces du duc Malatam fonçaient vers nous, nous changeâmes une nouvelle fois de monture. Rapidement, je remis sa selle à Altaru et l’enfourchai pendant que mes hommes en faisaient autant avec leurs meilleurs chevaux de bataille. Ensuite, je déployai cent vingt Gardiens en travers du défilé, sur une seule ligne de deux cents mètres de long, en arrimant nos flancs aux parois escarpées de chaque côté.

Nous regardions tous vers l’extérieur en direction de l’est où les hommes du duc Malatam approchaient dans un bruit de tonnerre. Béhira, Estrella et maître Juwain attendaient sur leurs chevaux derrière nous ainsi que Baltasar et cinquante autres chevaliers de réserve. L’un d’eux, Sar Juralad de Kaash, gardait la Pierre de Lumière. Je pris place au centre de notre ligne. À ma droite, Maram, la gorge serrée, maugréait contre la cruauté de la vie ; à sa droite à lui se tenaient entre autres, Lord Raasharu, Lord Harsha et Skyshan de Ki. À ma gauche, Atara caressait calmement sa jument, Flamme, dont la crinière tombait sur le long cou souple en une masse flamboyante. Dans sa main hâlée, elle serrait son redoutable arc à double courbure. Karimah, armée elle aussi de son arc, se trouvait tout près d’elle, puis venaient Sunjay Naviru, Sar Kimball, Lord Noldru et près de soixante autres Gardiens tout au long de la ligne : les meilleurs chevaliers du monde. Ils avaient glissé leur lance sous leur bras et les pointes triangulaires en acier acéré et luisant formaient également une ligne. L’espace entre leurs chevaux était assez étroit pour empêcher les hommes du duc Malatam de forcer aisément le passage, mais assez large pour pouvoir manœuvrer et faire tournoyer leur masse et leur épée le moment venu.

Il n’y avait plus qu’à attendre, et nous attendîmes. Au-dessus de nous, le soleil ardent s’était à peine déplacé quand la petite armée du duc s’engouffra dans le défilé et vint s’arrêter devant nous. Le duc allait et venait sur son cheval hongre brun en hélant ses troupes de sa voix aiguë et sèche. Sans perdre de temps, il aligna ses cinq cents hommes en rangs face à nous. Puis l’un de ses hérauts hissa le drapeau blanc des pourparlers. Accompagné de son héraut et de son capitaine trapu, Lord Chagnan, le duc s’avança pour nous présenter les termes de la capitulation.

Je n’allai pas à sa rencontre. Cette attitude constituait une insulte parce que cela sous-entendait que je ne lui faisais pas confiance pour respecter la paix des pourparlers, ce qui était vrai. Mais, surtout, je voulais que tous mes chevaliers et tous les siens sachent que je ne le considérais pas comme un homme d’honneur.

« Lord Valashu ! » appela-t-il. Il arrêta son cheval à vingt mètres de nos lignes. Son visage poussiéreux et sinistre se tourna vers Atara et Karimah et il jeta un coup d’œil sur leurs arcs et sur les carquois de flèches accrochés dans leur dos. « Parlons de lord à lord, comme des hommes qui pourraient être amis ! »

J’agitai ma lance en direction des lignes de chevaliers aloniens en face de nous. Sur leurs centaines de surcots et de boucliers, leurs blasons arboraient leurs différents meubles : des sangliers, des ours, des lions, des dragons et des épées croisées. J’interpellai le duc : « Est-ce l’hospitalité d’un ami ? C’est une trahison ! »

Le visage du duc Malatam rougit comme si je l’avais giflé. Il me répondit en hurlant : « C’est vous qui parlez de trahison, vous qui avez revendiqué la Pierre de Lumière pour vous seul ?

— Rien n’a été revendiqué pour l’instant. Nous nous contentons de la garder.

— C’est ce que vous dites. Mais pour qui la gardez-vous ? Vous avez juré dans la salle du trône du roi Kiritan de chercher la Pierre de Lumière pour tout Ea. Et c’est au roi Kiritan que vous devez la remettre.

— Qui vous dit que ce n’est pas le but de notre voyage à Tria ?

— Vraiment ? Mon but à moi, en tout cas, c’est de veiller à ce que la Pierre de Lumière soit remise entre les mains du roi Kiritan. J’ai interrogé mon cœur et je sais que c’est ce que mon roi me demanderait.

— Vous mentez. C’est inscrit sur votre visage. »

Le duc Malatam frotta involontairement sa main sur sa joue couverte de barbe comme s’il essayait d’effacer la tache de la honte qui y brûlait. Puis il me cria : « C’est vous qui mentez, Valashu Elahad ! Remettez-moi immédiatement la Pierre de Lumière ou nous devrons nous battre !

— Eh bien, battons-nous ! » hurlai-je en sentant mon sang bouillir en moi. Puis je respirai trois fois profondément et la dernière fois, je retins mon souffle le temps de compter jusqu’à sept comme me l’avait appris maître Juwain. D’une voix plus calme, j’ajoutai : « Ou rappelez-vous ce qui est juste et honnête et laissez-nous passer en paix.

— Vous ne passerez pas, répondit-il, tant que vous aurez la Pierre de Lumière entre vos mains. Rendez-la et vous aurez la vie sauve.

— Rendez-vous vous-mêmes ! Jetez vos lances et vos épées et vous aurez la vie sauve ! »

Le duc Malatam me regarda comme si j’étais devenu fou. Puis il cria : « Valari ! Vous êtes perdus ! Vous vous battez avec tout le monde, même avec vos éclaireurs sarni qui vous ont abandonnés ! Regardez vos chevaliers, Lord Valashu ! Vous les avez trahis ! Vous êtes entré dans mon domaine à l’aveuglette, sans rien en connaître, et vous avez stupidement entraîné vos hommes dans un piège. »

Il fit une pause pour reprendre sa respiration, puis il agita son poing en direction des parois rocheuses qui se dressaient derrière nous. « Vous êtes coincés entre le marteau et l’enclume. Regardez mes chevaliers ! On est trois fois plus nombreux que vous. On va vous tomber dessus avec nos épées et nos lances et vous écraser comme des mouches. Il n’y aura pas de quartier, pas de quartier ! On vous massacrera jusqu’au dernier ! On dépouillera vos corps de vos diamants et on ira les vendre à Tria. Et vous, vous, Valashu Elahad, je vous couperai les oreilles et je vous étriperai ! Et je donnerai vos entrailles à manger aux loups ! »

Alors qu’il luttait une fois de plus pour reprendre son souffle, ses petits yeux tombèrent sur Atara, puis sur Béhira et Estrella derrière nous. Il hurla : « Je donnerai vos femmes à mes hommes, la gamine aussi et ils… »

Sa voix se perdit dans l’écho répercuté par les parois rocheuses autour de nous et Lord Chagnan le regarda avec horreur. Soudain, le duc Malatam sembla se rappeler qu’il était le seigneur de l’un des plus grands domaines d’Alonie et non un bandit et un violeur. Il sembla aussi se rendre compte qu’il était allé trop loin. Et c’était vraiment le cas. En l’entendant parler d’Estrella, Atara sortit une flèche et la plaça sur la corde de son arc. Elle ne la pointa pas en direction du duc mais celui-ci blêmit de terreur. Il eut un mouvement de recul et leva la main comme pour éviter un coup. Puis il jura et cria : « Vous l’aurez voulu ! » Il fit faire demi-tour à son cheval, enfonça ses éperons dans ses flancs ensanglantés et repartit au galop vers ses lignes en compagnie de Lord Chagnan et de son héraut.

« En voilà une façon de mettre fin à des pourparlers, dit Maram à Atara. Tu lui aurais vraiment tiré dessus ? »

En réponse, Atara tendit la corde de son arc et visa le duc entre Lord Chagnan et un autre chevalier. Quand elle lâcha la flèche, son visage était impassible et cruel. Celle-ci fendit l’air et, en un clin d’œil, traversa les deux cents mètres qui séparaient leurs forces des nôtres. Mais Lord Chagnan avait placé son bouclier devant le duc et la flèche rebondit avec un claquement métallique.

« Ô Seigneur ! s’écria Maram. Ô Seigneur ! Cette fois, on va se battre, c’est sûr !

— C’était inévitable, dit Atara.

— Mais ton grand-père et ses guerriers ? Ne devaient-ils pas surprendre le duc Malatam par-derrière et le décourager de livrer bataille ? Ce n’était pas là-dessus qu’était basée toute notre stratégie ? »

Je levai les yeux vers la steppe vallonnée au-delà de l’entrée du défilé et des lignes du duc Malatam, et Maram et mes cent soixante-dix chevaliers en firent autant. Mais je ne vis rien d’autre que des milles de prairie.

Où est Sajagax ? me demandai-je. « Ce n’était pas tout à fait ça, dis-je à Maram. S’il faut combattre, nous sommes en position de force ici.

— En position de force ? Nous sommes faits, vieux, le duc mal embouché a raison ! Parfaitement raison. Ils sont trois fois plus nombreux que nous… »

Brusquement, constatant que Lord Harsha, Lord Raasharu, Skyshan de Ki, Sar Kimball et de nombreux autres chevaliers dans nos rangs avaient les yeux fixés sur lui, il se tut. Il me regarda, la gorge serrée. Puis paraissant soudain se rappeler quelque chose, il reprit de sa voix grave : « … mais nous sommes tous des chevaliers valari, tous ! Un Valari vaut bien trois de leurs hommes ! Evidemment ! Comment ai-je pu l’oublier ? Pourquoi faut-il que je prononce des paroles aussi défaitistes alors qu’au fond de moi, je brûle d’une foi intense ? Vraiment. J’ai peur ? Et alors ? Tout le monde a peur. Mais je commence à en avoir marre. Comme tu dois commencer à en avoir marre de moi. Je ne me supporte plus. Allons, Maram, mon vieux, tu n’as pas à avoir peur comme ça ! "Agis comme si tu avais du courage et le courage viendra", dit le Livre des Batailles. Eh bien, c’est ce que je vais faire ! J’ai survécu à Khaisham et à Argattha et j’ai combattu le Dragon en personne. J’ai tué des hommes plus redoutables que ceux-là. Et je me bats aux côtés des meilleurs hommes qui soient ! Les Valari ! Mes amis, mes frères ! »

L’intention de Maram n’était pas de faire un discours belliqueux mais tout à coup, Lord Harsha, Sar Kimball et tous les autres chevaliers de chaque côté de la ligne et derrière nous, s’exclamèrent d’une seule voix et d’un seul cœur : « Valari ! Valari ! » Maram parut surpris par leur réaction, mais surtout par la sienne. Il se redressa sur son cheval, empoigna sa lance d’une main sûre et la pointa vers les hommes du duc.

« Ça marche ! » me dit-il en se penchant vers moi. Ses yeux bruns brillaient de mille feux. « Je n’ai plus peur ! »

Je souris parce que je n’avais plus peur pour lui.

Brusquement, l’un des hérauts du duc Malatam souffla dans une trompette et les cinq cents chevaliers en face de nous éperonnèrent leurs chevaux. Prenant rapidement de la vitesse, ils galopaient à bride abattue. Le duc avait déployé ses hommes sur deux rangs au centre, et sur trois sur les côtés. Je compris qu’il avait l’intention d’attaquer nos flancs pour les enfoncer. Le duc lui-même était en seconde ligne, dirigeant de l’arrière, comme on dit. Cela ressemblait à un comportement de lâche, mais il avait besoin du bouclier que constituait le rang de chevaliers devant lui pour se protéger des flèches d’Atara et de Karimah. En effet, les deux guerrières décochaient flèche sur flèche, aussi rapidement que possible, sur la cible que formait la croix noire sur la poitrine du duc Malatam. Cependant, c’était une cible difficile à viser et encore plus à atteindre. Une des flèches d’Atara transperça le gorgeron du chevalier qui se trouvait devant le duc. Il tomba de cheval et fut immédiatement remplacé par un autre combattant. Un instant plus tard, la flèche de Karimah atteignit le nouveau chevalier à l’épaule mais rebondit sur son armure. Et pendant ce temps, l’armée du duc Malatam se rapprochait dans un bruit de tonnerre.

Où est Sajagax ? me demandai-je en scrutant la plaine derrière elle.

Il ne faut pas longtemps à un cheval au galop pour couvrir deux cents mètres et le duc n’eut pas le loisir de se rendre compte de la folie de son déploiement et de le rectifier. À mesure que ses chevaliers s’enfonçaient dans le défilé, les parois rocheuses en pointe agissaient comme un entonnoir qui ramenait les hommes et les chevaux les uns vers les autres et les entassait en une masse informe d’animaux s’ébrouant et de guerriers s’efforçant désespérément de les maîtriser. Alors que les cinq cents chevaliers se rapprochaient de nous, de nombreux chevaux entrèrent en collision et plusieurs d’entre eux bronchèrent et se cassèrent une jambe avec un bruit sinistre tandis que leur cavalier était jeté à terre et piétiné par les chevaux qui arrivaient derrière eux. Ce désastre fut aggravé par une autre erreur de calcul du duc. Il avait compté sur leur supériorité numérique pour enfoncer notre ligne. Mais le poids d’une troupe de lourds destriers est surtout dans la tête. Une charge de chevaliers peut effectivement enfoncer un mur de fantassins, mais seulement si les guerriers armés de boucliers et de lances paniquent et prennent la fuite. Car les chevaux ne sont pas stupides et ils ne se jettent pas de leur plein gré sur des lances ni sur quoi que ce soit qui leur paraît devoir résister. De la même manière, ils répugnent à se lancer droit sur d’autres chevaux.

Mes chevaliers calmèrent donc leurs montures et pointèrent leurs lances sur les hommes qui fonçaient sur nous. Le long de la première ligne du duc Malatam, les chevaux se mirent à hennir frénétiquement en enfonçant leurs sabots dans le sol dans un effort désespéré pour s’arrêter. Les chevaliers qui étaient derrière eux, parmi lesquels se trouvait le duc Malatam, les serraient de trop près pour réussir à les éviter et les projetèrent sur nous. Des chevaux hennirent et des hommes hurlèrent, les bras, la poitrine, le ventre et le visage transpercés par nos lances. Parmi les hommes les plus courageux du duc, certains parvinrent à atteindre le bouclier de mes chevaliers avec leurs lances et Sar Shagarth et Sar Galajay furent jetés à terre. D’autres encore, dans une tentative courageuse de créer une ouverture, firent traverser notre ligne à leurs chevaux. Mais ils se heurtèrent très vite aux lances de Sar Varald, de Sar Shuradar et d’autres chevaliers de réserve que Baltasar avait envoyés à leur rencontre. Un fracas assourdissant d’épées entrechoquées, de boucliers enfoncés, d’hommes se lançant des provocations ou poussant des hurlements pitoyables déchira l’air.

Au prix d’un effort énorme, je me fermai à toute cette peur, toute cette souffrance, toute cette mort. Et puis je fus emporté par la marée des combattants. Un chevalier arborant une tête de bélier rouge sur son bouclier noir essaya de donner un coup de lance à Atara qui décochait flèche sur flèche à bout portant dans l’armure des hommes massés devant nous. Je talonnai Altaru pour aller à sa rescousse comme Sajagax me l’avait ordonné. La pointe de ma lance transperça la cotte de mailles recouvrant la poitrine du chevalier qui mourut sur le coup – et faillit me tuer. Avant que j’aie eu le temps de libérer ma lance, le cheval d’un autre guerrier vint s’écraser contre le sien, projetant l’animal et l’homme sur le sol. Sous la violence de la chute, ma lance se brisa et je la jetai car elle était devenue inutile. Un autre chevalier de Tarlan choisit ce moment pour s’approcher de moi en brandissant sa masse. Atara lui décocha une flèche en pleine tête. C’est alors que je dégainai Alkaladur. Sa gelstei étincela comme une flamme argentée. En voyant cette épée lumineuse, des hommes du duc Malatam poussèrent des cris consternés. Se couvrant les yeux pour se protéger de son éclat, ils tentèrent de faire reculer leurs montures pour s’écarter de moi. Mais deux chevaliers plus courageux que les autres s’avancèrent pour me tailler en pièces avec leur propre épée. Atara tua le premier d’une flèche dans la gorge et je décapitai le second. Mon épée traversa la cotte de mailles qui protégeait son cou avec une facilité qui me donna la nausée et provoqua une vague de terreur parmi les hommes du duc.

D’autres combattants se jetèrent sur Atara et sur moi et mon épée transperça leur armure comme une étoffe matelassée. Tout autour de moi, l’air se remplit d’une brume rouge de gouttelettes de sang, de corps déchiquetés et de cris. Des deux côtés de la ligne se livraient une centaine de batailles individuelles. Bien qu’un peu moins efficaces que mon épée, les longues kalamas de mes chevaliers passaient au travers des boucliers et des anneaux d’acier. Et les armes des hommes du duc Malatam ne chômaient pas non plus. Poussés sur nos lances et nos épées par le poids des hommes et des chevaux agglutinés derrière la première ligne, les Tarlaners se battaient avec l’énergie du désespoir. Une masse s’écrasa sur Sar Kimball qui poussa un cri de douleur. L’acier se brisait sur les diamants étincelants. En voyant une lance pénétrer dans la poitrine de Lord Noldru, j’eus le souffle coupé. Son sang, aussi rouge que celui de nos ennemis, se répandit comme une fleur de mort sur son surcot.

Où est Sajagax ? me demandai-je. Où est Sajagax ?

Sur ma droite, deux chevaliers entouraient Maram. Il grognait et beuglait comme un bœuf : « Approchez ! Approchez ! Vous croyez que j’ai peur de vous ? » Haletant et soufflant, il se fendait avec son épée, puis se redressait, parait l’attaque et se fendait de nouveau. Soudain, il fit tournoyer sa kalama et assena un coup rapide et violent qui fendit le heaume du chevalier le plus proche. L’autre mourut l’œil transpercé par une flèche de Karimah.

Subitement, d’autres flèches sifflèrent dans l’air. Des projectiles capables de transpercer une armure s’enfoncèrent dans les cottes de mailles. Dix hommes du duc poussèrent un cri presque en même temps, puis dix autres flèches leur fracassèrent la colonne vertébrale ou se plantèrent dans leur dos. Je regardai derrière la mêlée des hommes et des chevaux qui se pressaient autour de moi. À cinquante mètres de la zone de combat, Sajagax et ses guerriers, alignés sur leurs poneys des steppes, décochaient avec jubilation volée de flèches sur volée de flèches dans le dos des hommes du duc Malatam. Une panique s’empara du cœur des chevaliers cernés et se répandit parmi eux comme une maladie contagieuse parce qu’ils venaient soudain de comprendre avec horreur que c’étaient eux qui se trouvaient pris entre le marteau et l’enclume.

« Approchez ! criait Maram en faisant tournoyer son épée. Approchez, approchez tous, venez éprouver votre courage contre Maram Marshayk aux cinq cornes ! »

J’abattis le dernier des chevaliers qui me bloquait l’accès au duc Malatam. Paraissant deviner ma rage de tuer ce petit homme à l’origine de la bataille qui avait fait tant de morts ce jour-là, mon étalon noir chargea furieusement contre lui. Le surcot blanc du duc était taché de sueur mais n’avait d’autre tâche rouge que les roses brodées dessus. Agrippant d’une main tremblante son épée dépourvue de sang, il eut un mouvement de recul sur sa selle. Au moment où, rassemblant mon courage, je levais Alkaladur pour le tuer, il jeta soudain son épée en s’écriant : « Grâce ! Je vous en supplie ! Grâce, par pitié ! »

En l’entendant, dans le tas d’hommes et de chevaux qu’était devenue sa belle ligne de chevaliers, les Tarlaners commencèrent à jeter leurs armes et à supplier avec lui : « Grâce ! Grâce ! Nous nous rendons !

— Arrêtez le combat ! » Immobilisant mon bras en l’air, mon épée étincelante pointée vers le soleil, je regardai mes guerriers à ma droite et à ma gauche et criai de nouveau : « Arrêtez le combat immédiatement ! L’ennemi a demandé grâce et la grâce lui est accordée ! »

Près de moi, Lord Raasharu, sa kalama à la main, attendit que les chevaliers du duc en face de lui déposent leurs armes, et Sunjay Naviru, Skyshan de Ki, Lord Harsha, Sar Shivathar et plus de cent autres combattants en firent autant. Mais les arcs des guerriers kurmaks continuaient à déverser leur déluge de flèches et à abattre les hommes du duc par dizaines.

Je rengainai mon épée et, utilisant mes mains en porte-voix, je hurlai de toutes mes forces : « Sajagax, arrêtez le combat ! Ordonnez à vos hommes d’arrêter le combat ! »

Emporté par sa rage de tuer, Sajagax tira une dernière flèche dans la bouche de l’un des Tarlaners qui avait fait faire demi-tour à son cheval pour tenter de s’enfuir. Puis, secouant la tête comme un enfant à qui l’on demande de cesser de jouer, il baissa son grand arc et ordonna à ses guerriers : « Arrêtez ! Arrêtez immédiatement, mais ne laissez aucun de ces kradaks s’échapper ! »

Là-dessus, les derniers hommes du duc se rendirent. Je leur commandai de descendre de cheval et ils s’exécutèrent. Je confiai alors à Sar Adamar la tâche de former un détachement chargé de rassembler les armes et les boucliers des Tarlaners en un grand tas. J’envoyai Sunjay Naviru et vingt autres chevaliers conduire leurs montures en troupeau à l’extrémité sud du défilé. À l’autre bout, mes Gardiens réunirent nos ennemis vaincus sous les pointes de leurs lances prêtes à l’emploi. Dans leurs surcots déchirés et ensanglantés, les hommes du duc, tête basse, gardaient les yeux fixés sur le sol. Tout le défilé était parsemé de blessés et de morts gisant dans l’herbe rougie. Quelques combattants, le ventre béant et les membres sectionnés, hurlaient encore de douleur. D’autres, plus nombreux, gémissaient et geignaient, mais la plupart d’entre eux n’émettraient plus jamais la moindre plainte.

L’un des guerriers de Sajagax, un géant aux bras énormes appelé Trallfax, se promenait entre les Tarlaners blessés pour leur trancher la gorge avec son sabre. Talonnant Altaru, je me dirigeai vers lui en criant : « Rengainez votre épée ! Il y a eu assez de morts aujourd’hui ! »

Trallfax me jeta un regard furieux, puis faillit décapiter un chevalier blessé. Rapidement, il alla vers un autre combattant qui se tordait de douleur dans l’herbe. Voyant cela, Sajagax fouetta son cheval et se précipita vers Trallfax. Le grand chef sarni sauta à terre et empoigna son guerrier par le bras.

« Arrête, neveu ! lui cria Sajagax.

— Mais, oncle Sajagax, hurla Trallfax en montrant du doigt les Tarlaners éparpillés dans l’herbe, ces kradaks sont tous blessés, et c’est la loi.

— Il y a une nouvelle loi ! » tonna Sajagax. Sa voix résonna sur les parois rocheuses autour de nous comme un coup de tonnerre tombé du ciel. « Une vieille, vieille loi qui a l’air nouvelle : "Soyez forts et protégez les faibles. " »

Les yeux étincelants de Sajagax semblèrent calmer Trallfax. Il inclina la tête devant son oncle qui était aussi son chef, et Sajagax le lâcha pour lui permettre de rengainer son épée.

« Vous êtes arrivés en retard, dis-je à Sajagax en contemplant le carnage autour de nous.

— Mieux vaut tard que jamais, répondit-il. Quand nous eûmes parcouru quelques milles, Thadrak a déclaré que cela nous porterait malheur de nous battre aux côtés des Valari et Baldarax a demandé que l’on consulte les augures. Il a donc fallu sacrifier une jument pour déchiffrer ses entrailles. »

Je regardai fixement Sajagax sans savoir que penser. Comment faire confiance à ces Sarni sauvages et superstitieux ?

Peu de temps après, Lord Raasharu vint me donner le décompte des victimes de la journée. Apparemment, en l’espace de quelques minutes et avec l’aide des Kurmaks, nous avions tué plus de cent soixante chevaliers du duc Malatam et fait deux fois moins de blessés.

« Et les Valari ? demandai-je à Lord Raasharu. Combien avons-nous perdu d’hommes ?

— Aucun, Lord Valashu. Et seulement douze blessés, mais aucun mortellement. »

Pas un seul mort ! pensai-je. Cela ressemblait à un miracle. Pas un seul mort !

Lord Noldru, que je croyais mort, vint lentement jusqu’à moi. Maître Juwain lui avait ôté son armure et bandé la poitrine. La lance qui l’avait transpercé avait traversé son armure, sa peau et ses muscles mais n’était pas allée plus loin.

« Cent soixante ennemis morts et personne dans nos rangs ! me cria-t-il. Une grande, grande victoire, Lord Valashu ! A-t-on jamais vu une chose pareille ? »

Alors Baltasar fit avancer son cheval et s’écria : « Seigneur des Batailles, Seigneur de Lumière ! »

Tous mes chevaliers sur ce champ de mort tirèrent leur épée et la brandirent dans ma direction en s’exclamant en chœur : « Maîtreya ! Maîtreya ! Maîtreya ! »

L’heure était venue de s’occuper du duc Malatam. Je me dirigeai vers l’endroit où ses chevaliers et lui se tenaient serrés les uns contre les autres. Je mis pied à terre et m’avançai vers lui. Balayant du regard les corps de ses hommes morts pour rien, je dus me contenir pour ne pas lui envoyer dans la figure mon poing recouvert de son gantelet incrusté de diamants.

« Vous pouvez conserver toutes les provisions que vous avez apportées. Nous vous fournirons des pansements supplémentaires puisqu’il semble que vous n’en ayez pas apporté assez. Vous êtes autorisés à garder deux de vos chevaux pour pouvoir envoyer des hérauts chercher de l’aide à Tiamar pour vos blessés. Nous chasserons les autres afin que vous ne puissiez pas nous suivre. Vos lances et vos épées…

— Je vous en prie, Lord Valashu, interrompit le duc Malatam, permettez-nous de garder nos épées ! Sur notre honneur, nous…

— Vous n’avez pas d’honneur, répondis-je. Attaquer des voyageurs auxquels on a offert l’hospitalité est un acte indigne. Vous pouvez garder votre armure. Vos boucliers, aussi. Et vous aurez la vie sauve. Mais vos épées seront brisées. »

À ces mots, le duc baissa la tête, imité par les chevaliers rassemblés autour de lui. À mesure que mes hommes mettaient mon ordre à exécution, le bruit terrible de l’acier rompu se répandit sur le champ de bataille.

« Vous pouvez garder votre armure, répétai-je au duc. Vos boucliers aussi. Et vous aurez la vie sauve. »

Le duc Malatam leva la tête et ses yeux se remplirent de larmes. « Vous êtes généreux, Lord Valashu. Je constate maintenant ce que j’aurais dû voir plus tôt. Pardonnez-moi, mais la vue de la Pierre de Lumière, la seule pensée de la Pierre de Lumière, m’a rendu fou. Mais vous m’avez appris la compassion. Les gens disent que vous êtes le Maîtreya. Maintenant, j’y crois de tout mon cœur. Si vous le permettez, je prendrai une nouvelle épée et je vous accompagnerai à Tria pour faire partie de votre garde. »

Il me regardait avec le dévouement d’un chien. J’aurais voulu accepter son hommage ; j’aurais voulu lui pardonner et lui accorder ma confiance. Mais je n’avais ni assez de vanité ni assez de foi pour cela.

« Non, dis-je, vous, vous retournez à Tiamar où vous attendrez les ordres de votre roi. Nous, nous allons à Tria pour nous réunir en conclave avec lui. »

Je lui tournai le dos et traversai le champ de bataille pour aller voir mes chevaliers blessés. Sar Kimball avait eu le bras cassé par une masse et Sar Gorvan avait perdu un œil arraché par une lance. D’autres avaient été atteints ailleurs, mais par la grâce de l’Unique, tous survivraient.

Pas un seul mort ! pensai-je en rendant grâce au vent. Pas un seul mort !

Cependant, alors que je passais entre les corps des Tarlaners, mon cœur me disait qu’il y avait eu trop de morts. Maram aux cinq cornes, mon gros ami, avait tué cinq ennemis ce jour-là, plus qu’aucun de mes autres chevaliers. Mais maintenant, les morts ne ressemblaient plus à des ennemis : ce n’étaient que des morts, des hommes qui auraient dû vivre, se marier, engendrer des enfants et combattre le seul véritable ennemi, le Dragon Rouge. C’étaient tous des hommes, des êtres lumineux sous leur enveloppe de chair, créés à l’image des anges. Et maintenant, comme toutes les âmes innombrables ayant un jour arpenté fièrement la terre, ils avaient rejoint les étoiles.