11

Une heure plus tard, je partis tout seul pour me rendre à l’invitation du roi Waray. De nombreux chevaliers, allant saluer des amis ou des parents dans d’autres campements, passaient en un flux continu de chevaux hennissants et de surcots aux couleurs éclatantes claquant dans le vent. Un chemin de terre reliait les pavillons meshiens à l’artère principale du Stade. À l’intersection, où des équipes d’ouvriers s’affairaient à préparer les Pavillons d’Echecs et d’Escrime pour les futures compétitions, je tournai vers l’est et laissai Altaru galoper à toute allure sur quelques centaines de mètres pour lui permettre de prendre un peu d’exercice. Nous atteignîmes bientôt le camp des Taroners. Je dénombrai plusieurs centaines de tentes posées dans l’herbe tendre comme des champignons de couleurs vives. Dans un petit champ au milieu d’elles, on était en train de disposer des assiettes et des chopes sur plusieurs rangées de tables pour le festin du soir. Des domestiques alimentaient des feux sur lesquels rôtissaient des agneaux entiers enfilés sur des broches noires pleines de graisse pendant que d’autres allaient et venaient à côté, chargés de tonnelets d’eau-de-vie et de paniers de pain. Le pavillon du roi Waray qui dominait toute cette activité ressemblait à un petit palais de soie rouge et blanche. Après avoir attaché Altaru à l’extérieur, je me dirigeai vers la porte ouverte. Je donnai mon nom à l’un des gardes qui se trouvait là et il disparut à l’intérieur de la tente pour m’annoncer. Quelques instants plus tard, un homme grand, très digne, sortit pour m’accueillir. Sa longue tunique rouge arborait le cheval blanc ailé du blason de la Maison Waray.

« Lord Valashu Elahad ! s’exclama le roi Waray en me serrant la main comme si nous étions de vieux amis. Bienvenue à Nar ! »

Avec son nez aquilin et ses yeux noirs et brillants, il était l’archétype du roi valari. Son front haut paraissait rayonner d’intelligence. Mais quand il me remercia de répondre à sa convocation et se mit à parler de l’amitié qui unissait nos deux royaumes, les sons qui sortaient de ses lèvres minces ressemblaient tantôt à des petits cris de souris tantôt aux rugissements d’un puma. Quelle voix bizarre il avait, haut perchée, nasillarde, râpeuse et douce à la fois. Elle devait pouvoir aussi facilement désarmer et charmer un ami qu’éreinter un ennemi. Dès le début, il fut évident que le roi Waray avait l’intention de me charmer. Il me salua comme le Seigneur de la Pierre de Lumière, loua la beauté de mon cheval et mon habileté à maîtriser un animal aussi remarquable et aussi sauvage puis, m’entourant les épaules de son bras, m’entraîna doucement avec lui à travers le campement.

« Oui, un cheval magnifique, vraiment, dit-il en regardant Altaru tendre le cou pour paître l’herbe grasse du printemps. C’est un cheval sauvage noir d’Anjo, n’est-ce pas ? Nous savons tous que vous avez risqué votre vie pour le dresser alors que vous n’étiez qu’un enfant.

— Altaru n’a jamais été dressé. Il m’autorise à le monter, mais je suis le seul.

— Bien sûr. Il n’empêche, c’était un exploit. Comme celui que vous avez accompli récemment en réussissant à dompter le puissant ours ishkan.

— Le roi Hadaru ne voit certainement pas les choses de la même façon, répondis-je en réprimant un sourire.

— Certainement. Mais il a choisi d’adjoindre des chevaliers ishkans à vos Gardiens, n’est-ce pas ? Et il a fait tout le trajet entre Ishka et Taron en compagnie d’un Elahad.

— En effet, acquiesçai-je en étudiant son regard brillant et inquisiteur. Pendant cent milles, au moins, Ishka et Mesh ont été alliés. »

Le roi Waray sourit. « J’ai discuté avec le roi Hadaru aujourd’hui. Il m’a affirmé qu’il était favorable à une alliance de tous les Valari comme vous le proposez. »

Nous venions de nous arrêter devant son immense pavillon et je devais lutter pour empêcher mon visage d’afficher trop ouvertement l’espoir qui brûlait en moi. « Et vous, sire Waray, êtes-vous favorable à cette alliance ? lui demandai-je.

— Mais bien sûr. Sans elle, comment s’opposer à Morjin ?

— Excusez-moi, mais le roi Danashu m’a laissé entendre que vous jugiez cette alliance impossible.

— Le roi Danashu voit des impossibilités partout. Peut-être qu’il m’a entendu parler des grandes difficultés qu’il y aurait à former cette alliance et qu’il en a déduit, à tort, que cela voulait dire que je la pensais impossible à réaliser.

— Vous croyez donc que c’est possible ?

— Mon père, qui était un vrai sage, m’a posé un jour cette question : Comment est-il possible que l’impossible soit non seulement possible mais inévitable ? »

Mon cœur explosa dans ma poitrine comme un coup de tonnerre. « C’est tout à fait mon avis, dis-je. Les Valari doivent s’unir. Toutes les difficultés doivent céder comme l’obscurité devant la lumière des étoiles.

— Jolie formule, lord Valashu. Si je vous ai invité ici, c’est pour parler de ces difficultés. Commençons par le roi Hadaru, voulez-vous ? C’est un homme très difficile.

— Mais vous dites qu’il s’est prononcé en faveur de l’alliance.

— En effet. Mais tout dans son comportement, dans le ton de sa voix même, laissait entendre qu’il espérait prendre lui-même la tête de cette alliance. »

Alors que nous commencions à marcher entre les pavillons taroners, l’insinuation malveillante du roi Waray pénétra en moi avec l’aisance d’un coup de poignard meurtrier. C’était un homme habile et subtil. Il avait l’apparence lisse et polie du marbre de sa grande tour du Soleil, et sa sagesse désinvolte et prétendue bonne volonté dissimulaient une arrogance et un désir démesurés de contrôler les gens. Je savais qu’il ne me disait pas toute la vérité, ni sur le roi Hadaru ni sur le reste. Pourtant, je savais aussi que son sens de l’honneur lui interdisait de mentir effrontément. En fait, il me faisait l’effet d’un chevalier qui livrerait un combat ou participerait à un jeu en obéissant à des règles strictes édictées par lui-même. Soudain, je me rappelai qu’à son époque, il avait participé à de nombreux tournois et était resté invaincu aux échecs.

« Le roi Hadaru, lui dis-je, s’est toujours considéré comme le plus puissant des rois valari. De plus, il doute que je sois le Maîtreya.

— Beaucoup de gens en doutent, lord Valashu. » Puis, m’enfonçant un nouveau couteau dans le corps et le retournant, il ajouta : « Je pense que vous en doutez vous-même. »

M’arrêtant pour le regarder, je demeurai un instant silencieux. « Et vous, sire Waray, demandai-je alors, faites-vous partie de ceux qui doutent ?

— Être un Maîtreya, qu’est-ce que cela signifie vraiment ? dit-il en formulant la question qui me taraudait. Ce que je peux dire, c’est que si un Valari mérite d’être le Maîtreya, c’est bien vous.

— Merci, répondis-je. Si je suis venu ici, c’était dans l’intention d’y voir un peu plus clair à ce sujet.

— Je comprends. Vous espérez unir notre peuple. Et si vous y parvenez, vous aurez la preuve que vous êtes le Maîtreya. »

J’acquiesçai d’un signe de tête : « Vous êtes très perspicace, sire Waray. Mais j’espère aussi pouvoir faire des recherches à l’école de la Confrérie. Il se pourrait qu’elle abrite des informations permettant de répondre à cette question.

— L’école a été fermée, répondit-il. C’est votre maître Juwain qui y a veillé.

— Nous espérions pouvoir vous persuader de la rouvrir.

— Un jour, peut-être. »

La lumière du soleil de fin d’après-midi se refléta sur le heaume d’un chevalier qui passait par là. Soudain, je compris une chose : Il ne veut pas que je sois le Maîtreya. Il ne veut pas que l’Être de Lumière soit un Valari.

« Que faudrait-il pour vous persuader, sire Waray ?

— Cela reste à déterminer. Voyez-vous, la Confrérie a réuni de nombreuses connaissances qui sont soit difficiles à interpréter, soit carrément trompeuses. Et aujourd’hui, les Valari ne peuvent pas se permettre de se tromper.

— En effet. Et c’est pour cela qu’il faut trouver le Maîtreya.

— Bien sûr qu’il faut le trouver, si c’est possible. Mais que se passerait-il si Valashu Elahad n’était pas le Maîtreya ? Que se passerait-il si aucun Valari n’était le Maîtreya ? Il faudrait quand même trouver un moyen d’unir tous nos peuples. »

Les yeux noirs du roi Waray brillaient, pleins de rêves. Brusquement, je compris autre chose : Il veut bien une alliance valari, mais à condition de la diriger.

« Il y a un moyen très simple de s’unir, dis-je. Il suffit que tous les rois s’engagent à assister les autres en cas d’attaque de l’un de nos royaumes par Morjin. Et qu’ils se rendent au conclave à Tria.

— Bien sûr, c’est facile à dire, mais beaucoup plus difficile à réaliser. Le roi Mohan, par exemple, se soucie peu des menaces de Morjin.

— C’est parce qu’il le connaît mal.

— Il le connaît assez pour se rendre compte que Morjin a lui aussi des problèmes. Depuis que vous avez récupéré la Pierre de Lumière, on raconte que certains rois du Dragon complotent contre lui et ont essayé de l’assassiner.

— Et comment avez-vous appris cela ?

— Un roi a toujours ses sources, fît-il mystérieusement. J’ai toujours lutté pour la paix, toujours essayé de comprendre les vrais problèmes de ceux qui m’entourent. Pour y parvenir, il faut être au courant de beaucoup de choses.

— Le roi Mohan est-il favorable à une alliance valari ?

— Difficile à dire. Il est sûrement favorable à tout ce qui pourrait apporter la gloire à Athar, surtout si cela devait se faire au détriment de Lagash et du roi Kurshan.

— Cette vieille querelle », dis-je en secouant la tête.

Il y a très longtemps, à l’Âge des Épées, le roi Saruth le Grand, dont le roi Mohan prétendait être un lointain descendant, avait envahi une partie de Taron, de Lagash et même de Délu dans le but de créer un empire. Les vieilles légendes racontaient que le roi Saruth avait capturé et tué le roi Thanasu de Lagash avant de prendre de force sa fille pour épouse afin d’assurer sa descendance. Les Lagashuns n’avaient jamais pardonné cette ignominie aux Athariens. Plus récemment, trente ans plus tôt, au cours d’une des guerres interminables opposant les vieux ennemis, les deux parties avaient accusé l’autre d’avoir enfreint les règles officielles du combat : Lagash accusait Athar d’avoir commencé la bataille avant de lui avoir laissé une chance de négocier et Athar accusait Lagash d’avoir abattu des prisonniers sans hésitation.

« Bien sûr, j’ai essayé de faire entendre raison et au roi Mohan et au roi Kurshan, dit le roi Waray. Le roi Kurshan parle de parcourir les étoiles mais, en même temps, il construit une importante flotte de navires. Qui pourrait reprocher au roi Mohan de craindre que le roi Kurshan n’utilise cette flotte pour renforcer Lagash au détriment d’Athar ? En revanche, ce que nous pouvons tous lui reprocher, c’est d’avoir le sang chaud et mauvais caractère. Aussi ai-je essayé de trouver des mots susceptibles de le calmer. Je considère comme l’une de mes plus grandes victoires le fait qu’au cours de mon règne la guerre entre Athar et Lagash ait été évitée à trois reprises. »

En écoutant la voix agréablement trompeuse du roi Waray, j’avais l’impression étrange que ses paroles avaient en réalité attisé les craintes du roi Mohan à l’égard du roi Kurshan, et peut-être même la peur du roi Kurshan à l’égard du roi Mohan. Je devinais que le roi Waray aimait mettre de l’huile sur le feu pour venir ensuite l’éteindre avec ses discours de paix. C’est ainsi qu’il désarmait les rois qui l’entouraient et s’assurait leur gratitude. C’est ainsi qu’il augmentait son prestige et sa puissance.

Nous reprîmes notre déambulation entre les rangées de tentes des Taroners. Des chevaliers, habillés d’élégantes tuniques en prévision du banquet, nous croisaient pour aller rendre visite à des amis ou peut-être faire une partie de dés avant de se mettre à table. Ils passaient à une distance respectueuse, ce qui ne les empêchait pas de tendre l’oreille et de jeter des regards dans ma direction comme s’ils espéraient apercevoir la Pierre de Lumière.

Baissant alors la voix, le roi Waray me dit : « Il sera peut-être difficile d’amener le roi Mohan à accepter l’idée d’une alliance parce qu’il a des griefs envers plusieurs royaumes, et en particulier envers Mesh. En revanche, il en va autrement pour le roi Talanu. Comme toujours, il sera favorable à toutes les décisions de Mesh. »

Le roi Talanu Solaru de Kaash, mon grand-père, n’avait pas pu venir au tournoi en raison de sa santé défaillante. Mais il avait envoyé son fils, lord Viromar, à sa place. Même si mon oncle était plutôt l’ami de mon père que le mien, on pouvait certainement compter sur lui pour soutenir une alliance valari car Kaash et Mesh étaient de vieux alliés qui se prêtaient assistance dans presque tous les domaines.

« Bien sûr, continua le roi Waray, la prise de position inconditionnelle du roi Talanu en faveur de l’alliance jouera contre elle. »

— À cause de Waas ?

— Exactement. Le roi Sandarkan s’opposera par principe à tout ce que les Kaashans soutiendront. Les Waashiens n’ont pas surmonté leur amertume. »

Pendant trois cents ans, les Waashiens avaient fait la guerre à Kaash pour tenter de récupérer une large portion de territoire perdue au cours de l’une de leurs batailles officielles. Mais grâce à leur férocité, à leurs longues épées et à l’aide de Mesh, les Kaashans avaient chaque fois vaincu les Waashiens supérieurs en nombre.

— Ils sont peut-être amers, dis-je. Mais ils ne récupéreront jamais la Terre d’Arjan par la guerre. »

À cet instant, une petite lumière s’alluma dans les yeux du roi Waray, mais il resta impassible. Sa voix résonna dans sa gorge, sa bouche et son long nez : « Voilà bien l’orgueil meshien ! Comment s’étonner que le roi Sandarkan s’élève contre cette alliance ! »

Je me rendis compte que ma main s’était posée sur la poignée de mon épée, car quelques années auparavant seulement, un grand nombre de mes amis avaient péri sous les lances waashiennes. Cependant, j’ordonnai à mes doigts de se desserrer. Nous avions remporté la guerre avec Waas, et si nous voulions conclure une alliance, Mesh et Waas ne devaient plus jamais se faire la guerre.

« En agissant ainsi, le roi Sandarkan s’élèverait contre le souverain qui protège son royaume.

— Vous voulez dire, qui le protège contre Morjin ?

— Non, contre les Valari. Mon père a fait preuve d’une grande retenue en n’annexant pas le territoire de Waas à son royaume. Mais les autres rois qui l’entourent pourraient bien ne pas se montrer aussi magnanimes. Le roi Mohan a toujours regardé vers le sud, et le roi Hadaru lui-même pourrait bien être tenté de rompre la trêve avec Waas s’il voyait des aigles tourner autour pour le dépecer. Vous aussi, d’ailleurs, sire Waray. »

En entendant cela, il haussa les épaules : « J’ai dit à plusieurs reprises que Taron n’avait pas pour ambition d’annexer de nouveaux territoires. Et j’en ai persuadé le roi Sandarkan. Je crois avoir sa confiance et je crois aussi que je peux le convaincre de la nécessité d’une alliance. »

À quel prix ? me demandai-je. Promettrait-il au roi Sandarkan la restitution de la Terre d’Arjan en échange de son soutien ?

« Si vous pouviez attendrir le cœur du roi Sandarkan, ce serait une bonne chose, lui dis-je.

— Bien sûr. J’aimerais vous aider de toutes les manières possibles. »

C’est alors que je compris autre chose sur le roi Waray : s’il s’avérait que j’étais le Maîtreya et qu’il échouait à obtenir la tête de l’alliance, il tenterait de me manipuler en se rendant indispensable.

« Le roi Sandarkan vient souvent à Nar, ajouta-t-il. Avec le temps, je suis sûr qu’il se rendra à l’évidence.

— Nous avons peu de temps, sire Waray. Le tournoi commence demain et ne dure qu’une semaine.

— Voyez-vous, il ne faut pas précipiter les choses. Ce n’est pas tout à fait le moment de conclure l’alliance que vous souhaitez.

— Mais le conclave débutera à Tria à la fin du mois de marud ! Les rois valari doivent absolument y être.

— Lord Valashu, dit-il en m’emprisonnant dans son regard sombre et autoritaire, conclure une alliance entre tous les Valari est une chose, s’allier avec des royaumes étrangers, en est une autre. Et ça, je crains que ce ne soit impossible. Et qui plus est, que ce ne soit pas souhaitable. »

Dans mon esprit, la tour lumière que j’avais commencé à bâtir vers les étoiles se craquela soudain et menaça de s’effondrer. Je serrai les mâchoires pour éviter de déverser ma colère sur lui.

« Il faut absolument former une alliance, insistai-je. L’alliance de tous les Valari d’abord, puis celle de tous les Royaumes Libres. »

Cette fois, c’était à lui d’être en colère. En dépit de l’expression glaciale de son visage, je la sentais bouillir en lui. « Bien sûr, c’est ce que dirait le Maîtreya. Ou plutôt, celui qui croit être le Maîtreya.

— D’autres le croient également.

— Peut-être, mais ils sont moins nombreux que vous ne l’espérez.

— Mon espoir, c’est de gagner au moins la confiance des Valari afin qu’ils se rendent compte de ce qu’il faut faire. »

Le roi Waray marqua une pause pour regarder le Stade derrière le camp des Taroners. Puis son œil pénétrant me transperça comme une flèche. « Vous espérez certainement briller au tournoi. Cependant, il faut que vous sachiez une chose : beaucoup de gens pensent que pour prouver que vous êtes le Maîtreya, il vous faudra être champion.

— Est-ce ce que vous pensez, sire Waray ?

— Je ne fais que rapporter un sentiment général.

— De toute façon, il faut bien qu’il y ait un champion, dis-je.

— Il y aura trois anciens champions en compétition demain. Pensez-vous vraiment pouvoir les battre ?

— Je m’en remets à la volonté de l’Unique.

— Certains diront que votre destin est entre vos propres mains, Valashu Elahad. » Il jeta un regard rapide et méprisant sur mes doigts refermés autour de la poignée de mon épée. « Vous avez participé au dernier tournoi et, si je me souviens bien, votre performance, quoique honorable, n’avait rien eu d’exceptionnel.

— Bien des choses peuvent changer en trois ans. »

Il éclata de rire comme si je venais de faire une bonne blague. « Plusieurs de mes chevaliers ont fait le pèlerinage de Silvassu pour voir la Pierre de Lumière. Ils vous ont vu vous entraîner au maniement des armes et certains ont croisé la lance avec vous. On m’a dit que vous ne pouviez espérer mieux qu’une troisième place à la lance et aucun point au lancer de javelot et à la masse.

— Il y a la lutte.

— Où vous pouvez espérer une quatrième place.

— Il y a le tir à Tare.

— Une cinquième place, si vous avez de la chance.

— Il y a les échecs aussi. »

Il se remit à rire, plus fort cette fois, parce que si quelqu’un savait que mes talents de joueur d’échecs n’avaient rien d’exceptionnels, c’était bien lui.

— Il y a l’épée », dis-je en serrant la poignée d’Alkaladur.

Cette fois, le rire du roi Waray canalisé par son nez résonna comme une trompette. Il s’écria : « L’épée ! Ha, ha ha ! Battre lord Dashavay ? Impossible ! »

Lord Dashavay de Waas avait remporté la compétition d’épée des trois derniers tournois en réduisant complètement à néant la défense de ses adversaires. Personne ne l’avait jamais inquiété. Beaucoup voyaient en lui la meilleure lame depuis mille ans.

Le roi Waray rit quelques instants encore avant de me lancer une critique qui aurait fait honte à n’importe quel guerrier valari : « Mes chevaliers m’ont dit que personne ne vous a vu vous entraîner à l’épée depuis que vous êtes rentré de vos aventures. »

Les yeux baissés sur la poignée gravée de cygnes d’Alkaladur et sur son pommeau en diamant, je gardai le silence.

« Il est évident que vous ne pouvez espérer l’emporter à l’épée, me dit-il. Vous n’avez donc aucune chance d’être champion. »

La règle du tournoi voulait que pour remporter le titre de champion, un chevalier devait avoir fini premier dans au moins une discipline.

« Nous disons toujours que l’épée est l’âme d’un guerrier, répondis-je. Ne condamnez pas trop rapidement la mienne à la défaite.

— J’ai entendu dire que vous aviez trouvé une épée magnifique. Puis-je la voir ? »

Je tirai Alkaladur de son fourreau et le roi, ébloui par l’éclat de sa gelstei, plissa des yeux incrédules. « Superbe. Mais ne vous imaginez pas que cela vous permettra de battre lord Dashavay », conclut-il froidement.

Peut-être pas, en effet, pensai-je tandis que mon épée m’inondait de sa lumière. Lord Dashavay remporterait peut-être la compétition d’épée et, comme les fois précédentes, serait déclaré champion du tournoi. À moins que cet honneur ne revienne à lord Marjay, à Sar Shivamar ou à un autre chevalier. Peut-être que, en fin de compte, mon destin n’était pas d’être champion ni même Maîtreya. Mais était-ce vraiment important ? Peut-être que le roi Hadaru réussirait à convaincre ses nombreux ennemis d’oublier leurs souffrances et leurs soupçons et trouverait ainsi le moyen de diriger l’alliance valari ; à moins que ce ne soit le roi Waray qui y parvienne. En quoi était-ce important de savoir qui dirigerait l’alliance du moment que tous les peuples libres s’unissaient contre Morjin ?

Parce qu’un être et un seul peut unir les Valari, murmurait en moi une voix qui me suppliait d’écouter. Brusquement, le soleil au-dessus de moi parut concentrer son énergie en un éclair qui courut le long de mon épée pour aller se planter dans mon âme. Et dans l’éclat de cette étoile étincelante, je vis mon destin au moment où la voix m’interpellait de nouveau, si fort maintenant qu’il m’était impossible de l’ignorer : Parce que cet être, c’est toi, et uniquement toi.

« Non, dis-je d’une voix entrecoupée en luttant pour ne pas tomber dans l’herbe verte et moelleuse sous mes pieds, cette épée ne me permettra pas de vaincre lord Dashavay. Mais elle me permettra de vaincre Morjin. Et c’est pour cette raison que je dois parler au plus tôt aux rois valari. »

Je pointai mon épée au-delà des tentes des Taroners en direction du champ où l’on avait installé cent tables pour le banquet. La plus grande, au centre, était décorée de vases d’étoiles de Bethléem. C’était là que je serais bientôt assis à côté des rois Hadaru et Mohan, et du roi Waray lui-même.

Mais pour l’instant, secouant la tête d’avant en arrière, ce roi fier et furieux me disait d’un ton sec : « Eh bien, parlez, mais à vos risques et périls, et au risque de perdre tout ce que vous désirez. »

Là-dessus, me plantant là devant la tente de l’un de ses lords, il se retira dans son pavillon beaucoup plus grand pour se préparer à recevoir ses invités. Je flânai dans le camp des Taroners saluant au passage des écuyers et des chevaliers inconnus. Plusieurs me demandèrent de leur montrer la Pierre de Lumière et je leur répondis qu’il leur faudrait attendre le banquet pour la voir, quand les Gardiens seraient venus me rejoindre. Quelque temps après, je me dirigeai vers les nombreux stands dans la zone entourant l’artère principale du Stade. Je regardai un cracheur de feu qui avalait ses flammes et un funambule qui marchait sur une corde raide tendue entre deux poteaux. Puis je donnai une poignée de pièces à un ménestrel qui joua pour moi quelques chansons tristes sur son luth. Un aruspice me fit signe d’approcher et un cartomancien offrit de me dire la bonne aventure. Mais je ne voulais pas croire que quelques cartes peintes de couleurs vives et choisies au hasard puissent détenir la clé de mon avenir.

Enfin, de tous les côtés du Stade et des auberges de la ville, les invités du roi Waray commencèrent à arriver. Chevaliers d’Athar, maîtres de la Confrérie, lords et ladies du riche pays au-delà des Collines Ferreuses, tous pressaient leur monture sur les différentes routes et pénétraient à flots dans le campement de Taron. En bordure du camp, où l’on avait planté dans le sol de nombreux piquets pour attacher les chevaux, je retrouvai maître Juwain et Maram accompagnés de lord Raasharu, lord Harsha, Béhira et Estrella. J’accueillis également les Gardiens et pris en charge la Pierre de Lumière. Mes frères arrivèrent à leur tour avec mon oncle Viromar qui avait amené avec lui un groupe de vingt chevaliers parmi les meilleurs de Kaash. Deux d’entre eux, Sar Yarwan et Sar Laisu, avaient combattu avec moi à Tria contre des assassins et avaient participé de leur côté à la quête de la Pierre de Lumière. Lord Viromar, dont l’emblème était un tigre blanc des neiges sur champ bleu, était un homme sombre, impassible et peu loquace. Mais c’était un grand guerrier, célèbre pour sa présence d’esprit sur le champ de bataille autant que pour son amour de la justice, et mon père disait toujours qu’il ferait un excellent roi.

En un flot continu d’étoffes vivement colorées et d’armures de diamant étincelantes, nous nous dirigeâmes tous vers l’Aire des Banquets où nous retrouvâmes les autres convives du roi Waray. Celui-ci semblait avoir invité à dîner tous les habitants de la ville, car il y avait des rangées de tables chargées d’innombrables plateaux de nourriture. Lord Harsha, Béhira et Estrella s’installèrent avec Maram et maître Juwain à proximité de la table d’honneur et les Gardiens s’assirent encore plus près. Normalement, seuls les rois ou les héritiers du trône étaient censés prendre place à la table du roi Waray. Mais il m’avait invité à me joindre à Asaru en tant que Gardien de la Pierre de Lumière et, avec une délicatesse qui me surprit, il étendit cet honneur à Yarashan afin qu’il ne se sente pas offensé. Nous tirâmes nos trois chaises en même temps et saluâmes d’un signe de tête tandis que notre oncle, le roi Hadaru, le roi Danashu et les autres souverains s’asseyaient autour du roi Waray.

Le banquet commença, semblable aux nombreux festins auxquels j’avais assisté. On mangea beaucoup, on vida des tonneaux de bière et d’eau-de-vie dont le contenu trouva son chemin entre les lèvres des invités du roi Waray, et en particulier celles de Maram. Il porta un toast aimable à l’hospitalité du roi. D’autres convives se levèrent également pour porter leurs toasts à tous les chevaliers qui seraient en compétition le lendemain ; à leur succès aux armes ; aux champions des tournois précédents. À ce moment-là, le roi Waray assis au centre de la table marqua un temps d’arrêt pour me jeter un regard froid. Celui-ci se fit encore plus froid quand l’un des chevaliers de Kaash leva sa chope pour me féliciter d’avoir dirigé la quête de la Pierre de Lumière et demanda qu’un ménestrel vienne conter mon histoire. Comme plusieurs autres chevaliers ajoutaient leur voix à cette requête, le roi Waray fut obligé de faire appel à son propre musicien, un homme appelé Galajay, qui chanta des paroles qu’il n’avait certainement pas envie d’entendre.

L’heure arriva enfin pour moi de sortir la Pierre de Lumière et de la montrer à tous ceux qui étaient rassemblés dans cet immense champ. Je brandis très haut la coupe en or afin qu’elle capte la lumière des torches et des premières étoiles de la nuit. Puis je la tendis à mon oncle qui la garda un moment entre ses mains avant de la remettre au roi Danashu. Celui-ci fit ensuite circuler la Coupe Merveilleuse parmi les autres rois valari.

Soudain Baltasar, mon ardent et fidèle ami, se leva avec fougue et cria dans ma direction : « Seigneur de Lumière ! Maîtreya ! Seigneur de la Pierre de Lumière ! »

Aux tables meshiennes, d’autres personnes reprirent son cri. Presque immédiatement, Sar Laisu et une demi-douzaine de Kaashans ajoutèrent leurs voix à ces acclamations et bientôt, aux tables d’Ishka, de Lagash, d’Anjo, de Taron, d’Athar et même de Waas, de nombreux chevaliers se joignirent à eux : « Maîtreya ! Maîtreya ! Maîtreya ! »

Ils criaient si fort que je fus finalement obligé de me mettre debout et de lever la main pour réclamer le silence. Tandis que les centaines de voix se taisaient, je m’exclamai : « Ceci n’est pas encore prouvé ! »

Sar Tadru d’Athar, qui avait lui aussi prêté serment à Tria avec moi, demanda alors : « Et que faudrait-il pour en avoir la preuve ?

— Ceci n’a pas encore été déterminé non plus, répondis-je. Mais les intentions de l’Unique seraient bafouées si le Maîtreya ne devait se présenter que pour trouver la Pierre de Lumière entre les mains de Morjin. Et Morjin ne manquera pas d’essayer de la récupérer si les Valari n’offrent pas un front uni contre lui. »

Je baissai les yeux vers les rois à ma table. C’était au tour du roi Sandarkan de tenir la Pierre de Lumière. Cet homme grand et mince avait un visage émacié de prédateur, un corps tout en angles et des membres filiformes qui m’évoquaient une énorme mante religieuse. Et voilà qu’il serrait la Pierre de Lumière entre ses mains comme s’il ne voulait plus la lâcher.

« Si les Valari doivent s’unir, dit-il d’une voix rauque, il va d’abord falloir mettre de l’ordre dans notre propre maison. Et comment y parvenir si certains d’entre nous entrent dans les chambres des autres pour s’emparer d’objets précieux qui ne leur appartiennent pas ? »

Sur ces mots, il se tourna légèrement pour fixer l’impassible lord Viromar, et je ne pus m’empêcher de me rappeler ce que le roi Waray avait dit de la conquête de la Terre d’Arjan par Kaash. Je remarquai que le roi Hadaru regardait le roi Danashu comme un ours affamé contemplant un saumon frétillant et qu’un mur de défiance séparait le roi Kurshan et le roi Waray assis côte à côte. Les rois valari, pensai-je, étaient assis à cette table comme une famille. Et comme une famille, ils étaient rongés par les ressentiments, les jalousies et les vieilles blessures.

« Sire Sandarkan ! m’écriai-je. Vous vous tracassez pour des objets perdus alors que notre maison est en feu et menace de s’effondrer. Aiderez-vous à éteindre ce feu avant d’avoir tout perdu ?

— C’est beaucoup demander à Waas.

— Pas plus qu’aux autres royaumes valari. Vous avez parlé des chambres de notre petite maison. Mais les Valari ont été envoyés sur Ea pour construire des châteaux et des villes entières plus belles que tout ce qu’on peut rêver.

— Des mythes, fit-il en secouant la tête.

— Si les Valari s’unissent, répliquai-je, le temps des guerres entre nous prendra fin. Tout sera restitué à Waas, et plus encore. Le monde entier s’ouvrira devant nous, attendant que nous créions un royaume indestructible sous les étoiles.

— Des miracles », dit-il de sa voix éraillée. Il hocha la tête de nouveau mais cette fois, il avait les yeux brillants. « De tels miracles sont-ils réellement possibles ? »

Jetant un coup d’œil à la coupe en or qu’il tenait entre ses longs doigts maigres, je compris soudain que si les familles étaient parfois déchirées par la méchanceté, une force contraire, plus puissante coulait en elles comme une rivière de lumière.

« Maîtreya ! s’exclama brusquement un jeune chevalier de Waas. Maîtreya ! »

Il me sembla que l’heure était venue de provoquer l’un de ces miracles dont avait parlé le roi Sandarkan. C’est alors que l’homme assis à côté de lui, le roi Mohan d’Athar, impatient comme d’habitude, se retourna brutalement sur sa chaise et lui arracha la Pierre de Lumière avec la rapidité d’une tortue serpentine. Puis il leva son trésor pour le contempler de ses petits yeux durs. Il était plutôt petit pour un Valari, mais son corps et son esprit étaient endurcis par les exercices difficiles qu’il s’imposait. Quant à son visage, en dépit de ses traits fins, il était enlaidi par sa propension à la colère, son arrogance et son esprit querelleur.

« Lord Valashu, dit-il, vous avez récupéré la Pierre de Lumière pour tous les Valari et vous méritez donc notre reconnaissance. Aujourd’hui, vous essayez de réaliser une alliance valari. Mais qui la dirigera ? Vous ? »

Je comptai les battements de mon cœur en écoutant quelques chevaliers à l’une des tables d’Anjo qui reprenaient le cri : « Maîtreya ! Maîtreya ! Maîtreya ! »

Le roi Mohan ne me laissa pas le temps de répondre. Il me lança un regard furieux et provocant et me décocha une nouvelle question : « Nous demandez-vous, ici et maintenant, de nous mettre sous votre commandement ?

— Non, répondis-je, pour l’instant, il suffirait que les rois valari s’accordent sur l’alliance. Et acceptent de faire le voyage de Tria. C’est là que l’on déterminera si je suis le Maîtreya.

— Non, répliqua-t-il. C’est ici que cela doit se décider, au Stade, à la lance et à l’épée. Si vous êtes vraiment le Maîtreya, prouvez-le. Et comment mieux le prouver qu’en devenant champion ? »

Je vis le roi Waray regarder le roi Mohan comme s’il était ravi des paroles qu’il venait de prononcer.

C’est alors que Maram, particulièrement soûl et révolté, se leva de sa chaise et s’exclama en tendant son doigt vers le roi Mohan : « La preuve qu’il vous faut est entre vos mains. Qui aurait pu affronter la moitié de l’armée de Morjin pour vous rapporter la Pierre de Lumière, si ce n’est le plus grand des champions ?

— Oui, fit le roi Mohan d’un air méprisant, nous avons tous entendu les ménestrels chanter cet exploit. Mais qui en a été témoin ? Un vieux maître guérisseur et un gros prince de Délu ? »

Délu et Athar étaient de vieux ennemis et, sous l’effet de la colère, le visage de Maram s’empourpra. Je craignis même qu’il ne tire son épée pour se jeter sur le roi Mohan, mais il se retint. Après avoir respiré profondément, il répondit : « Je suis né prince de Délu mais, maintenant, je suis aussi un chevalier valari. »

Et il montra à tout le monde sa bague en argent ornée de deux diamants étincelants.

« Une bague ne suffit pas à faire un guerrier valari, répliqua le roi Mohan. Faites vos preuves dans les compétitions et nous considérerons peut-être que êtes assez qualifié pour juger des hauts faits de lord Valashu et pour les rapporter honnêtement. »

Comme Maram ouvrait la bouche pour répondre vertement, je croisai son regard et l’en dissuadai d’un léger signe de tête. S’il continuait à harceler le roi Mohan, ce rapace, tel un glouton acculé, l’attaquerait encore plus férocement pour défendre sa position. Alors, avec un grognement sourd, Maram assura au roi Mohan qu’il ferait la preuve de sa valeur à la fois comme prince de Délu et comme chevalier valari, puis il se rassit sur son siège.

Je hochai la tête en direction du roi Danashu et du roi Kurshan avant de m’adresser à tous les souverains à notre table : « Le roi Mohan semble parler en votre nom à tous. Mais j’aimerais demander à chacun d’entre vous de donner son avis en tant que souverain de son royaume. »

Je me disais que si quatre ou cinq rois valari s’engageaient à se rencontrer à Tria, le roi Waray qui était un grand conciliateur se déclarerait tout à coup favorable à ce voyage lui aussi. Et à ce moment-là, le roi Mohan serait obligé de lui emboîter le pas pour ne pas se retrouver isolé.

« Lord Viromar, demandai-je à mon oncle, irez-vous à Tria ? »

Le taciturne prince de Kaash répondit par un seul mot : « Oui.

— Sire Kurshan, ferez-vous vous aussi le voyage ? »

Le roi Kurshan leva les yeux vers le ciel sombre. Il donnait l’impression d’être en train de décider du sort du monde. Puis il sourit et son visage couturé s’illumina comme s’il rêvait de s’envoler directement de Tria pour les étoiles. « Si les autres rois sont d’accord, Lagash aussi, dit-il.

— Sire Danashu, fis-je en me tournant vers le souverain en titre d’Anjo, participerez-vous à un conclave avec les rois des autres pays ? »

Le roi Danashu tira sur son menton lourd et des gouttes de sueur apparurent sur son front. Il m’avait promis de se prononcer en faveur de la rencontre de Tria mais paraissait maintenant incapable de soutenir mon regard.

« C’est vrai, finit-il par articuler, que les Valari devraient s’allier. Bien sûr. Et que nous autres Valari devrions rencontrer les autres rois à Tria. C’est ce que nous devrions faire si nous n’étions pas retenus ici par des problèmes plus urgents. Le roi Sandarkan a raison quand il dit que nous devrions d’abord mettre de l’ordre dans notre maison. Faisons-le. Ensuite seulement, nous irons à Tria, ou à un autre lieu de rendez-vous. Peut-être même à Nar, l’an prochain, peut-être. »

Quand il se tut, je vis que le roi Waray le regardait d’un air triomphant.

Soudain je sentis un poids sur l’estomac comme si j’avais avalé une boule de plomb. Je demandai au roi Sandarkan : « Participerez-vous au conclave ? »

Le roi Sandarkan jeta un coup d’œil au roi Danashu, puis au roi Waray. Il ressemblait à un oiseau de proie à l’affût d’un changement de direction du vent.

« Non, répondit-il, je n’irai pas à Tria, pas maintenant. L’idée d’une alliance est bonne, mais ce n’est pas encore le moment. »

Cette fois, c’était un océan entier de plomb en fusion qui brûlait en moi. Je me tournai vers le roi Hadaru et lui posai la même question.

« Les Valari doivent former une alliance contre Morjin, dit-il en s’adressant à moi et à toute l’assistance. Mais qui dirigera cette alliance ? Valashu Elahad ? Pour ma part, je ne doute pas de ses exploits. Ils sont vraiment exceptionnels. Et il se pourrait bien qu’il soit le grand Être de Lumière, comme beaucoup l’espèrent. Mais chacun sait qu’à la bataille de la Montagne Rouge, il a hésité à engager le combat avec l’ennemi qui se trouvait devant lui. De la même manière, dans mon propre palais, au cours d’un duel, il a refusé d’achever celui dont je ne prononcerai pas le nom. N’oublions pas qu’il n’a emmené à Argattha que quatre hommes et deux femmes. S’il veut prendre la tête de tous les Valari contre Morjin, qu’il surmonte d’abord ses hésitations ; qu’il prouve qu’il est un seigneur de guerre dans la bataille. À défaut, qu’il remporte ce tournoi. Alors seulement, nous reparlerons d’aller à Tria. »

Le grand ours ishkan, lui, n’hésitait pas à me regarder droit dans les yeux. Dans ses vieilles pupilles sans joie se lisait la promesse qu’il ferait ce que je lui avais demandé uniquement si je faisais ce que lui m’avait demandé.

« Sire Waray, dis-je en me tournant enfin vers l’hôte de ce banquet qui jubilait, participerez-vous à une rencontre avec les souverains des Royaumes Libres ? »

Dissimulant derrière un visage poli son sourire le plus féroce, il me répondit : « Peut-être, lord Valashu. Mais tenons-nous en à ce qu’a proposé le roi Hadaru. »

Il ne me restait plus qu’à interroger le roi Mohan. « Gagnez le tournoi, me dit-il, et nous verrons pour le conclave. »

Comme il se faisait tard et que le lancer de javelot avait lieu de bonne heure le lendemain, de nombreux invités commençaient à prendre congé pour regagner leurs campements respectifs. Plusieurs chevaliers vinrent à ma table me souhaiter bonne chance. En dépit de la sincérité de leurs encouragements, c’étaient des hommes fiers qui ne céderaient devant moi que si je montrais vraiment ma supériorité.

Finalement, le roi Kurshan me rendit la Pierre de Lumière. Je contemplai la coupe toute simple qui renfermait la lumière des étoiles au-dessus de nous. Impossible d’oublier que j’avais combattu et tué de nombreux hommes pour la rapporter aux Valari. Et bientôt, à l’aube, il me faudrait combattre de nombreux Valari, sinon les tuer, pour que mon peuple querelleur puisse conserver cette coupe et pour qu’une alliance soit conclue. Une fois de plus, mon destin prenait un étrange tournant.