24

Le lendemain matin, nous abandonnâmes cet endroit baigné de sang. Les Tarlaners étaient trop honteux pour attribuer un nom à la terrible défaite qu’ils venaient de connaître, mais pour les Valari et les Kurmaks, ce serait à jamais la Bataille du Défilé de Shurkar. Le roi Shurkar Eriades aurait été horrifié de voir que la pierre taillée dans cette carrière n’avait pas réussi à protéger son royaume du petit groupe de Sarni qui voyageait avec nous. Quant à moi, j’étais horrifié par le massacre que nous y avions perpétré ensemble. L’idée me vint alors qu’avec ces merveilleux guerriers à nos côtés, coopérant avec les Valari comme le pouce coopère avec les autres doigts de la main, je parviendrais peut-être finalement à réunir les deux parents brouillés de la tribu des Elahad et à forger une arme terriblement puissante, efficace et mortelle.

Laissant la falaise derrière nous, nous avancions lentement parce que nous étions tous fatigués et que je ne voulais pas presser mes chevaliers blessés. Parmi eux se trouvait Sar Kandjun. En effet, pendant qu’il faisait le mort, un chevalier tarlan l’avait pris pour cible et lui avait planté sa lance dans la cuisse. D’après le témoignage de Sar Marjay et de Sar Jaldru, Sar Kandjun avait supporté cette attaque sans émettre un son. Mais après le passage de l’armée du duc, il s’était levé, avait bandé sa jambe avec du tissu arraché à son surcot et avait sifflé son cheval. Puis il avait guidé ses compagnons vers le défilé. Les trois courageux chevaliers étaient arrivés en retard à la bataille, mais avec les guerriers de Sajagax, ils étaient tombés sur les arrières des Tarlaners avec une détermination qui faisait honneur à leur nom.

Notre fuite dans les terres du duc nous avait conduits trop à l’ouest, presque jusqu’à l’Aquantir. Pour rejoindre la route menant à Tria, il nous fallait donc marcher vers le nord et légèrement à l’est en direction des collines que le soleil éclairait d’une lumière ambrée. Je ne pensais pas le duc Malatam assez fou pour tenter de rassembler ses chevaux éparpillés pour nous poursuivre. Et dans le cas contraire, je doutais fort que ses hommes vaincus le suivent. Cela ne nous empêchait pas de garder un œil derrière nous et Sajagax envoya des cavaliers patrouiller à l’arrière comme à l’avant.

La plaine qui s’étendait devant nous, semblable à un océan de longues graminées frémissantes, paraissait aussi infinie que le ciel. Mais d’après Atara qui était déjà passée par là, nous approchions de l’extrémité nord de la steppe. Après environ huit milles de trajet facile, nous aperçûmes des arbres isolés se dressant dans l’herbe comme des sentinelles solitaires. Quelques milles plus loin, quelques cousins venaient les rejoindre. Et puis soudain, en franchissant une crête, nous débouchâmes sur une rangée d’arbres s’étirant d’est en ouest à perte de vue. La Grande Forêt du nord de l’Alonie s’élevait devant nous comme un mur vert. Sajagax et ses guerriers semblaient encore plus réticents à l’idée d’y pénétrer qu’ils l’avaient été à franchir la Longue Muraille.

« Des arbres, me dit Sajagax alors que nous avancions côte à côte à la tête de nos compagnies en contemplant le paysage devant nous. Encore des arbres. »

Je lui montrai une bande de pierre à environ un quart de mille à droite devant nous. « Regardez, lui dis-je, il y a une route. Si Atara ne se trompe pas, nous sommes à peine à cent milles de Tria.

— Atara ne se trompe jamais sur ces choses-là, répondit-il. Pourtant, je suis passé par ici une fois, avant sa naissance, et j’ai eu l’impression qu’il y avait beaucoup plus de cent milles. »

Nous rejoignîmes la route. Sajagax chevauchait en tête, sa garde déployée derrière lui, et je venais ensuite, suivi de mes chevaliers alignés sur trois colonnes. Après le sol souple du Wendrush, les pavés de la route nous paraissaient très durs et le martèlement des sabots ferrés de nos chevaux très bruyant. Et puis soudain, nous entrâmes sous la voûte des arbres dont les sommets verts et bruissants nous cachèrent brusquement le soleil. Il se mit à faire plus frais, l’air se gorgea de l’humidité de la forêt. Devant nous, plusieurs guerriers sarni agitèrent les mains comme pour chasser le mal.

Nous avançâmes tranquillement sur la route pendant quelques milles. Ce paysage bouché de piliers de bois et de murs d’arbustes semblait calmer nos alliés aux cheveux jaunes. Nombreux étaient les hommes de Sajagax qui n’avaient jamais vu plus de quelques arbres isolés dans toute leur vie. Thadrak et d’autres Sarni avaient bien participé à des raids à Anjo, mais le fouillis de bosquets de ce royaume au terrain accidenté n’avait rien à voir avec cette vaste étendue de végétation qui s’étirait sur cent milles au nord et deux fois plus à l’est et à l’ouest. L’obscurité des bois leur tombait dessus comme une couverture sombre et verte et étouffait leur rire facile que j’avais fini par apprécier comme le vent et le soleil. Je me rendis compte que même moi qui avais passé toute mon enfance au milieu des grands chênes et des ormes des Montagnes du Levant, j’avais envie de déboucher sur une clairière ou un rocher escarpé pour apercevoir réellement le ciel. Mais la seule élévation de terrain des environs consistait en une série de collines longeant le Poru à l’est et dont les vieux sommets arrondis étaient recouverts d’arbres aussi denses et aussi hauts que ceux qui se dressaient au-dessus de nous.

Cependant, en fin d’après-midi, nous tombâmes sur une grande clairière au bord de la route qui semblait assez vaste pour accueillir le campement d’une armée. D’ailleurs, bien que cette partie de la forêt appartienne encore à Tarlan, c’était le roi Kiritan qui avait ordonné qu’elle soit défrichée pour recevoir ses armées à lui au cas où il devrait emprunter cette route. De nombreux autres sites semblables jalonnaient les routes qui traversaient l’Alonie. Nous décidâmes d’y passer la nuit. Quand nous eûmes fini de creuser des trous pour les feux et de planter nos tentes, nous nous retrouvâmes au milieu d’une vaste étendue d’herbe verte et tendre qui réjouit les guerriers de Sajagax et plus encore nos chevaux.

Au cours de la nuit, un épais linceul de nuages vint recouvrir les étoiles. Il se mit à pleuvoir très fort avant le lever du soleil et cela dura toute la journée. De grosses gouttes d’eau et, de temps à autre, des averses de grêle nous bombardaient comme des millions de missiles argentés tombant en rangs serrés. Les chevaliers blessés étaient ceux qui souffraient le plus de ces attaques, même s’ils ne se plaignaient pas. Je donnai ma cape à Sar Kandjun pour le protéger de ce froid pénétrant et humide, et il me sembla que cela lui apportait un peu de réconfort. J’aurais voulu avoir deux cents capes car tous ceux qui avaient combattu contre les Tarlaners avaient les membres endoloris et une raideur qui les pénétrait jusqu’aux os.

Atara, enveloppée dans sa peau de lion, avait plus chaud que la plupart d’entre nous, du moins physiquement. Car son âme demeurait aussi froide que les minuscules grêlons qui tombaient des nuages sombres au-dessus de nous et se brisaient sur les diamants de mon armure. Il y avait comme un mur de glace qui nous séparait. Mon désir de le faire fondre et de guérir Atara de sa douleur la plus cruelle était aussi fort que mon envie de retrouver le soleil. Je savais qu’elle me repoussait uniquement pour m’obliger à entrer en moi pour apprendre qui j’étais vraiment. Maintenir cette attitude distante lui coûtait énormément. Son cœur abritait une profonde blessure qui l’étouffait et refusait de la quitter, et cette étrange et terrible compassion, aussi froide et aussi dure que le cristal de sa gelstei, me donnait envie de pleurer.

Pendant que nous avancions sur la route où nos chevaux soulevaient des gerbes de boue, je ruminais ce qu’elle m’avait dit à propos du destin du monde suspendu au-dessus du fil d’une épée. Je sentais mon destin m’attirer à Tria. Je sentais aussi, lancé à mes trousses, quelque chose de sombre que je connaissais trop bien. Quand la route dépassa les dernières collines à l’est, une sensation de peur et de fatalité planta ses griffes dans mon dos et ne me lâcha plus. Cette nuit-là, allongé sur le sol si détrempé que l’eau traversait mes fourrures de couchage, je rêvai que j’essayais d’échapper à mon ombre. Mais plus j’allais vite, plus elle devenait nette. Quand je racontai mon rêve à maître Juwain le lendemain matin, son interprétation fut que j’avais peur de mon destin de Maîtreya.

« Tous les hommes, me dit-il en plaçant dans ma main une tasse de thé chaud, craignent ce qu’il y a de grand et de lumineux en eux et tentent d’y échapper. Cela doit être encore pire pour le Maîtreya. »

Je pris une gorgée de thé et me brûlai la gorge. « Mais cela n’a rien de lumineux, répondis-je. C’est sombre. C’est froid comme la mort.

— Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, expliqua-t-il, les opposés se ressemblent. La lumière trop brillante brûle et aveugle. Et n’est-il pas écrit que le cygne d’argent renaît des cendres de son propre bûcher funéraire ?

— "Pour vivre, je meurs, dis-je en citant la Valkariade. Des ténèbres les plus sombres jaillit la plus brillante des lumières. "

— Vous voyez, Val ? Vous voyez ?

— Peut-être. Vous vous y connaissez en rêves. Mais ce qui me poursuit m’apparaît aussi réel que cette pluie qui ne veut pas s’arrêter. »

Là-dessus, nous levâmes le camp et partîmes dans le matin humide. Nous entrâmes dans la Vieille Alonie et la pluie, comme mon impression d’être suivi, augmenta encore. Finalement, je me sentis obligé de me confier à Sajagax. Je lui racontai mes peurs.

« Parfois, Valashu, dit-il en me regardant bizarrement, je pense que vous êtes comme les imakils qui arpentent d’autres mondes. Ils ont des sens que nous n’avons pas nous autres habitants de ce monde. Vous dites que quelque chose nous poursuit. Moi qui ai un œil de lynx, un nez de loup et des oreilles de cheval, je ne sens rien. Il est vrai que ce pays n’est pas le mien. Ces maudits arbres dévorent le vent et le ciel. Mais c’est d’accord, je vais envoyer des hommes voir s’ils découvrent quelque chose. »

De mon côté, j’envoyai également des cavaliers : Sar Avram et Sar Elkad, Sunjay Naviru et Skyshan de Ki. Ils rebroussèrent chemin et s’enfoncèrent dans la forêt de part et d’autre de la route à la recherche de quelque chose avançant sur deux pattes ou chevauchant un animal à quatre pattes. Quand ils revinrent avec les hommes de Sajagax, ils annoncèrent qu’ils n’avaient rien vu de plus suspect que cinq cerfs, une ourse noire avec ses petits, un bûcheron et un marchand ambulant qui se dirigeait vers Adavam avec une charrette pleine de soieries à vendre.

Soudain, je pensai qu’en tant que révélatrice, Estrella pourrait peut-être découvrir ce que mes hommes ne trouvaient pas. Elle chevauchait à côté de moi, recouverte de la peau de lion dont Atara avait enveloppé son corps tremblotant pour la protéger de la pluie. Je tentai de lui décrire mon impression d’être plongé dans l’ombre, mais elle se contenta de me regarder en souriant mystérieusement comme d’habitude.

En progressant vers le nord, la route se rapprocha du Poru et nous conduisit à travers un paysage de terres cultivées pratiquement dépourvu d’arbres. Les huttes des paysans se détachaient sur des champs émeraude embrumés. La pluie se calma pour se transformer en un crachin qui filtrait à travers le ciel gris. Un peu après midi, nous atteignîmes Adavam, la seconde ville d’Alonie. Elle avait été construite sur un sol marécageux au confluent immense du fleuve Istas arrivant de l’ouest et du Poru. Nous passâmes quelques heures dans ses rues bondées à acheter de la viande et du pain pour mes hommes affamés et de l’avoine pour les chevaux. Nous aurions pu trouver des chambres pour la nuit chez un des nobles qui avait des propriétés à l’extérieur de la ville ou encore chez Lord Palandan qui habitait dans le vieux château qui se dressait, énorme, au centre de la cité. Mais après notre rencontre avec le duc Malatam, nous en avions assez de la noblesse alonienne. Talonnant nos montures fatiguées, nous traversâmes donc le grand pont Delikan qui enjambait l’Istas. Ce soir-là, nous installâmes notre camp à cinq milles au nord dans les champs d’un paysan propriétaire de ses terres. Il était trop pauvre pour nous nourrir, mais il nous fit la surprise de sortir un tonneau de bière que son fils aîné et lui nous aidèrent à boire jusqu’à la dernière goutte.

Le lendemain matin, quand nous ouvrîmes les yeux, le ciel était bleu comme un œuf de rouge-gorge. Le soleil se leva pour sécher les terres détrempées que nous traversions et un arc-en-ciel se forma sur l’horizon. Ses couleurs vives parurent faire reculer l’effroi glacial qui me collait à la peau. Nous empruntâmes une portion de route où les champs cédaient de nouveau la place à la forêt. Je souris en voyant la jolie lumière verte que les millions de feuilles au-dessus de nous laissaient passer. Estrella, qui chevauchait à ma gauche, avait un sourire rayonnant comme pour me révéler cet éclat au fond de moi. Maître Juwain, à ma droite, tenait le cristal akashic entre ses mains noueuses. Il chantait doucement des paroles dans la langue des anges qu’il appelait le galadik. Il était parvenu à comprendre une partie au moins de cette langue musicale et il travaillait dur pour déchiffrer les connaissances contenues dans son disque flamboyant.

En fin d’après-midi, au moment où nous traversions un cours d’eau coulant vers le Poru, le cristal de maître Juwain se mit à briller de couleurs plus éclatantes qu’un arc-en-ciel. Des lueurs rouges, vert émeraude et bleu saphir tournoyaient en son centre et paraissaient sortir du disque en tourbillonnant et remplir l’air d’une lumière éblouissante.

« Halte ! » criai-je en levant la main. Je mis Altaru au pas et derrière moi, Maram, Karimah et Atara en firent autant avec leurs montures – imités par les dizaines de chevaliers derrière eux. « Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas, répondit maître Juwain en contemplant son cristal. Regardez comme il brille ! »

Au moment même où il parlait, tout le cristal se remplit de glorre comme dans le bois des Lokilani en présence de la Pierre de Lumière. Mais à cet instant, la Coupe Céleste était entre les mains de Sar Hannu qui se trouvait au milieu de nos colonnes à cinquante mètres derrière nous.

« Regardez, Val, regardez ! »

Maintenant le glorre se déversait à l’extérieur et nous enveloppait d’un nuage scintillant. En voyant cela, Sajagax remonta la route au galop et se dirigea vers nous. « Qu’est-ce que c’est que ce nouveau sortilège, magicien ?

— Je ne sais pas, répéta maître Juwain. Mais cette gelstei – on dirait qu’elle cherche quelque chose. Elle attend quelque chose de moi.

— Comment est-ce possible ? lui demandai-je.

— J’aimerais bien le savoir. »

Maram s’avança pour voir la pierre de plus près. « Mais comment savez-vous qu’elle attend quelque chose de vous ?

— Ça aussi, j’aimerais bien le savoir. »

C’est alors que Flick apparut comme une comète tombant du ciel. Dans un tourbillon de lumières étincelantes, il décrivit des cercles autour du cristal entre les mains de maître Juwain, puis il s’enfonça dans les bois comme une flèche. Sa silhouette lumineuse s’arrêta entre deux érables comme s’il attendait qu’on le suive.

« Flick aussi attend quelque chose de nous, dis-je. Peut-être la même chose.

— Quoi ? demanda Maram. Qu’on aille se perdre dans cette forêt sauvage ? »

Je regardai entre les arbres avant de me tourner vers Atara.

« Y a-t-il quelque chose d’inhabituel dans les environs ? »

Mais Atara se contenta de secouer la tête. Même quand elle pouvait "voir", elle ne voyait pas parfaitement.

« Suivons Flick », suggérai-je. Je souris à Maram. « Ces bois sont un vrai fouillis, mais pas autant que le Vardaloon. »

Je fis un signe de tête à Sajagax et à Lord Raasharu qui parurent presque aussi désireux que moi de résoudre ce nouveau mystère, et je m’enfonçai dans la forêt en direction de Flick. Mes chevaliers avancèrent au pas, à la queue leu leu derrière moi, suivis de Sajagax et de ses guerriers. Nos centaines de chevaux s’ébrouaient, mal à l’aise, et leurs sabots faisaient craquer les branches mortes qui jonchaient le sol. Le sous-bois était presque entièrement constitué de fougères et de cheveux-de-Vénus qu’Altaru repoussait ou piétinait. Mais il y avait aussi des fougères cannelles et arbustives d’un mètre vingt de haut dans lesquelles je taillais avec mon épée. Flick ne semblait pas imaginer que nous pouvions être gênés par cette végétation. Comme de l’eau scintillante, lui contournait sans difficulté les tiges, les feuilles et les troncs d’arbres avec l’impatience d’un enfant.

Nous avançâmes ainsi pendant environ une heure. Flick nous entraînait suivant une ligne droite comme la trajectoire d’une flèche enflammée. Et pendant ce temps, plus nous nous enfoncions dans les bois, plus le cristal de maître Juwain brillait.

Subitement, je débouchai sur une trouée dans les arbres à travers laquelle j’aperçus un mur de grès devant nous. Altaru se fraya un passage dans les dernières fougères et nous atteignîmes une large bande de galets qui entourait une étrange formation rocheuse. Elle avait environ quatre-vingt-dix mètres de haut et était arrondie sur la droite et sur la gauche. Le bloc semblait être circulaire. Je calculai qu’il devait avoir un quart de mille de diamètre. Baltasar et les autres chevaliers me rejoignirent dans cet espace entre les arbres et le rocher, suivis de Sajagax et de ses guerriers. Amusés – et étonnés –, nous regardâmes Flick s’élever le long de la paroi rocheuse comme un oiseau flamboyant capable de s’élancer au-dessus de la barrière devant nous.

« Il doit y avoir quelque chose au sommet, dit Maram en levant les yeux vers le haut de la pierre lisse. Si j’avais des ailes, je le suivrais.

— Si vous aviez des ailes, elles se briseraient », fit remarquer Sajagax en faisant avancer son cheval à côté de Maram pour planter son doigt dans son gros ventre. Puis il tourna le regard vers moi et me demanda : « Comment on fait pour suivre votre petit lutin ? »

En plusieurs endroits, de longues fissures verticales traversaient le bloc de grès en grande partie recouvert de lierre. Mais le reste était aussi lisse que la joue d’une jeune fille. Après avoir examiné le rocher d’un air sceptique, je déclarai : « On peut peut-être l’escalader. »

Sajagax étudia la paroi rocheuse, un air encore plus dubitatif sur son visage rougeaud. « Les Valari sont peut-être des hommes de la montagne, mais cette ascension serait difficile même pour une chèvre. Il doit y avoir un autre moyen. »

Maître Juwain brandit le cristal akashic en direction du rocher et la gelstei rayonna entre ses mains comme un petit soleil.

« Faisons le tour, dis-je en montrant la paroi, on verra bien. »

Avec précaution parce que de nombreux éclats de grès sortaient du sol, je commençai à avancer lentement autour de ce gros dôme rocheux. Tout le monde me suivit, y compris Flick. Sa silhouette avait beau ne ressembler en rien à un visage, il semblait contrarié par les limites de mon corps par trop humain.

Soudain, avant d’avoir parcouru la moitié de la circonférence du rocher, je tombai sur une fissure bien plus large qui fendait le roc de bas en haut. De chaque côté, comme des colonnes, de grandes silhouettes représentant des Elijins ou des Galadins étaient sculptées dans le grès recouvert de lierre. Le vent, la pluie et la lente érosion du temps avaient effacé les détails des visages. L’ouverture invitait à entrer comme le hall d’un grand bâtiment et je vis avec un sourire Flick se précipiter dedans et disparaître.

« Suivons-le », dis-je à Maram. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la fente qui était assez large pour permettre à deux chevaux d’avancer de front, puis je me tournai vers maître Juwain, assis sur sa monture, qui serrait le cristal akashic entre ses mains. « Vous venez, maître ?

— Même si cette entrée était gardée par un dragon, répondit-il en montrant la crevasse, cela ne m’empêcherait pas de venir. »

Atara déclara qu’elle souhaitait nous accompagner et, bien sûr, Karimah et Sajagax firent de même. Estrella fit signe qu’elle ne voulait pas se séparer de moi. Ses yeux brillants me rappelèrent qu’elle pourrait peut-être nous aider à trouver à l’intérieur ce qui avait fait réagir à la fois le cristal akashic et Flick.

À ce moment-là, Lansar Raasharu fit avancer son cheval.

« Laissez-moi vous accompagner, Lord Valashu. On ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur et vous pourriez avoir besoin de mon épée. »

Baltasar, qui partageait l’inquiétude de son père, se porta volontaire pour passer devant moi afin de me servir d’avant-garde comme un simple chevalier. Je lui souris. « Merci, Baltasar, mais tu me seras plus utile en restant ici à la tête des Gardiens.

— Très bien, acquiesça-t-il en scrutant la fente obscure, mais au moins, envoyez cinq chevaliers à l’intérieur et attendez qu’ils reviennent vous dire que la voie est sûre. »

Cela semblait prudent. Je chargeai donc Sar Shevan, Sar Varald, Sar Ishadar, Juradan le Jeune et Sar Hannu d’accomplir cette petite mission. Sar Hannu me confia la garde de la Pierre de Lumière, puis entraîna les autres dans la fente. J’entendis le claquement des sabots de leurs chevaux sur la roche se transformer en écho.

Et nous restâmes là à attendre entre ce gros rocher mystérieux et la forêt qui s’assombrissait. Ce ne fut pas très long. Bientôt, Sar Hannu revint tout seul. « La voie est sûre, Lord Valashu, me dit-il. Elle débouche sur un vaste espace ouvert qu’il faut absolument que vous voyiez ! Venez, venez ! »

Son enthousiasme se communiqua à Maram, maître Juwain et Lansar Raasharu ainsi qu’à Sajagax, Atara, Karimah et Estrella avec lesquels je m’enfonçai dans la crevasse. Je constatai que ses parois étaient aussi lisses que du verre, comme si ce corridor avait été découpé dans le grès par une gelstei rouge. La lumière filtrante du jour déclinant illuminait les nombreux rochers qui s’étaient détachés et que nos chevaux devaient enjamber avec précaution pour ne pas se tordre une jambe. Le couloir n’était pas droit. Il tournait à droite, puis à gauche comme un serpent. Sar Hannu et moi chevauchions côte à côte devant les autres. Dans cet espace clos et sombre, le bruit de sa respiration fumante s’ajoutait aux crissements des armures en diamants et au martèlement des sabots ferrés des chevaux qui frappaient la pierre comme des pics de mineurs creusant à la recherche de minerais cachés.

Brusquement le corridor redevint droit et déboucha sur l’espace ouvert dont avait parlé Sar Hannu. Nous nous dirigeâmes vers les quatre autres chevaliers qui attendaient au centre en regardant autour d’eux, le visage plein d’effroi et d’admiration. Car, comme nous pouvions tous le constater, le rocher était creux. L’intérieur du dôme semblait avoir été évidé – ou fondu – pour obtenir un cylindre parfait. Au-dessus de nous, à quatre-vingt-dix mètres de haut, le ciel du crépuscule, délimité par le bord arrondi du cylindre de grès, formait un anneau bleu foncé dans lequel apparaissaient les premières étoiles de la nuit. Nos chevaux se trouvaient également dans un cercle dont la moitié est était occupée par des gradins de pierre semblables à ceux du grand amphithéâtre de Nar. Dans la moitié ouest, qui ressemblait à une scène, quelques ormes avaient poussé dans les crevasses du sol. À l’origine, celui-ci était peut-être constitué de roche nue mais il était maintenant recouvert de couches de vieilles feuilles, de mousse et de terre apportées par le vent au fil des années. Cependant, le cercle qui captivait mon regard était celui que formaient les parois du cylindre. Au début, dans l’obscurité de plus en plus profonde, j’avais cru qu’elles étaient en verre fondu, comme les murs du corridor menant à cet endroit étrange. Mais quand maître Juwain mit pied à terre et sortit son cristal akashic, ces parois arrondies, creusées dans la roche, se mirent à scintiller et à briller. « Regardez, Val, regardez ! » s’écria-t-il.

Je descendis de cheval, et tout le monde en fit autant. Puis je contemplai le rocher sur lequel tourbillonnaient maintenant des teintes semblables à celles du cristal akashic avant qu’il ne prenne complètement la couleur du glorre. « Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? » demanda Maram. Sajagax et Karimah faisaient tous les deux des signes conjuratoires tandis qu’Atara tenait tranquillement la main d’Estrella. Lansar Raasharu, Sar Hannu et les autres chevaliers attendaient à proximité, la main sur la poignée de leur épée.

« Dans tous les livres que j’ai lus, murmura maître Juwain, je n’ai jamais vu mentionné quoi que ce soit de semblable. »

Atara sourit froidement et dit : « Certaines prophétesses peuvent regarder dans le passé comme dans le futur. Bien que je n’aie jamais eu ce don, d’après ce que je ressens ici, aucune prophétesse au monde n’a jamais pu remonter assez loin dans le passé pour voir la construction de cet endroit.

— Ça a l’air très vieux, acquiesça Maram. Si Ymiru a dit vrai, Argattha date d’il y a au moins six mille ans, mais ça, ça a l’air encore plus vieux – beaucoup plus vieux. »

Je dégainai mon épée et la gelstei argentée de sa longue lame renvoya un peu de la lumière du ciel dans mes yeux. Sans savoir exactement pourquoi, je compris soudain que Maram avait raison. « C’est probablement une merveille des Âges Anciens. »

Mais cela ne suffit pas à calmer l’anxiété de Maram. Il leva les yeux vers moi et m’interrogea : « Quelque chose qui date d’avant la venue sur terre du Peuple des Étoiles ? Mais alors, qui l’a construit ? Qui s’asseyait sur ces sièges ? »

Il montrait du doigt la partie est de l’amphithéâtre avec tous ses bancs taillés dans la pierre.

« Il y a peut-être eu d’autres visiteurs sur Ea avant Elahad, dit maître Juwain. Peut-être les Elijins. Peut-être même les Galadins comme le pensaient les petits hommes. »

En entendant mentionner les grands êtres immortels, Estrella battit des mains et sourit comme si elle venait de découvrir une fleur de feu dans un bois sans lumière. Mais l’inquiétude de Maram augmenta encore. Il regarda l’amphithéâtre et marmonna : « Des anges, dites-vous, espérons que vous avez raison. Mais s’il s’agissait d’autres choses ? De choses sinistres venues des Mondes des ténèbres ? Ou pire encore, de fantômes ? Je dois avouer que j’ai l’impression que cet endroit est hanté. Personne d’autre n’a cette impression ? Je sens une présence ici. »

Il agita la main devant son visage comme pour chercher à tâtons des êtres cachés. C’était une soirée d’été et il ne faisait pas froid du tout, mais il frissonna et s’enveloppa dans sa cape.

« Je suis moins intéressé par les fantômes que par le miracle de ces murs, dit maître Juwain en tendant la main devant lui. On dirait qu’ils sont faits de la même substance que cette gelstei. »

Avec l’articulation de son doigt, il frappa un petit coup sec sur le cristal akashic qui émit des vibrations de glorre semblables aux rides qui se forment sur l’eau quand on jette une pierre dans une mare tranquille.

« Il faut que j’aille voir ça de plus près », dit-il.

Il s’éloigna à grands pas pour examiner tout autour de l’amphithéâtre le revêtement de cristal opalescent où palpitaient de douces lumières. Maram l’accompagna. Estrella commença à se diriger en dansant vers les gradins, mais Atara qui ne voulait pas la laisser seule dans cet endroit mystérieux à la tombée de la nuit la suivit. Je brandis Alkaladur en direction des étoiles comme si mon épée étincelante pouvait ouvrir les cieux pour en révéler les secrets. Sajagax et Karimah firent d’autres signes conjuratoires tandis que Lansar Raasharu et les cinq Gardiens se tenaient prêts à tirer leur kalama. La nuit s’assombrit.

C’est alors que brusquement, émergeant de l’air vibrant, la silhouette d’un homme se matérialisa près des bancs. Tout son être brillait d’une lumière douce. Je ne voyais pas son visage mais il était grand avec de longs cheveux noirs tombant sur une tunique bleue brodée d’or et d’argent. En apercevant cet homme, Estrella battit des mains si fort que ce claquement soudain attira l’attention de Maram. Il se détourna du cristal de la paroi et s’écria :

« Ô Seigneur ! Que le ciel me tombe sur la tête si ce n’est pas là un fantôme ! »

Le « fantôme » en question fit un pas vers Estrella et Atara qui s’étaient assises sur le gradin le plus bas. En voyant cela, plus vif que l’éclair, Sajagax sortit une flèche de son carquois et la plaça sur la corde de son grand arc. Sans me laisser le temps de lui crier d’arrêter, il ramena la flèche en arrière et la décocha en direction de l’homme. Le projectile fusa en hurlant et parut passer au travers du corps immatériel dans un miroitement de petites lumières. Il s’écrasa dans l’un des bancs du haut et sa pointe métallique se brisa contre la roche en provoquant une pluie d’étincelles.

« Sajagax, arrêtez ! criai-je alors qu’il s’emparait d’une autre flèche.

— Un fantôme ! hurla de nouveau Maram de l’autre côté de l’amphithéâtre. C’est sûrement un fantôme ! »

Le fantôme se tourna alors vers Maram, puis vers Sajagax et moi. Il avait un visage au port noble avec un long nez pareil à un pilier délicatement sculpté et un front haut. Ses yeux, noirs et brillants comme le ciel au-dessus de nous, étaient comme ceux de mon père, de mon grand-père et de nombre d’autres Valari. Il nous sourit et de sa longue main d’apparence solide, il désigna les gradins comme s’il nous invitait à nous asseoir.

« Venez ! dis-je. Allons nous asseoir. Il n’y a rien d’autre à faire. »

À ce moment-là, Flick jaillit dans l’espace et se mit à décrire des spirales flamboyantes autour du fantôme. Le visage de cet être d’un autre monde s’illumina d’un sourire comme s’il accueillait un vieil ami.

« Venez, Sajagax, posez votre arc ! Venez, Maram, maître Juwain, venez tous, allons nous asseoir ! »

Je me dirigeai vers les gradins en grès où Atara et Estrella étaient assises devant le fantôme. Tout le monde les rejoignit sur le premier banc à l’exception de Lansar Raasharu qui insista pour rester debout derrière moi pour garder mes arrières.

Alors le fantôme se plaça en face de nous et nous étonna en entonnant d’une belle voix grave : « Aulara, Auliama. »

Les paroles résonnèrent sur les murs de l’amphithéâtre dont les couleurs vives se mirent à scintiller encore plus fort.

« On dirait la langue des anges, dit Maram.

— Peut-être que c’est vraiment un ange, renchérit Sajagax en plantant son regard d’aigle sur l’être devant nous. Espérons que ce n’est pas un démon ou un autre esprit malveillant comme je le craignais.

— Aulara, Auliama, répéta le fantôme.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Maram. Il se tourna vers maître Juwain. « Est-ce que vous le savez, maître ?

— Oui, dit maître Juwain avec un sourire heureux. C’est une invite. "Demandez et vous recevrez une réponse. "

— Demander quoi ? s’étonna Sar Hannu en tirant sur son menton lourd. Est-ce que c’est une sorte d’oracle ?

— Si c’est le cas, fit remarquer Sar Varald, il faut être prudent. Ce fantôme pourrait bien déformer les mots et la manière dont nous les interpréterons comme le font les prophétesses. »

En entendant ces propos inconsidérés, Atara lui jeta un regard glacial. « Apparemment, vous ne savez pas grand-chose sur les prophétesses, et encore moins sur ce que nous avons découvert ici. »

Sar Varald qui ne voulait pas contredire la femme que j’aimais baissa la tête et fixa les feuilles mortes sous les pieds du fantôme.

« Moi, dit Maram, il me semble qu’aucun de nous ne comprend quoi que ce soit à cet endroit. »

Maître Juwain contempla le cristal en forme de disque entre ses mains. Puis il se frotta la tête comme s’il avait mal et tourna les yeux vers moi. « Les voix dans ce cristal – elles chantent pour les murs d’ici. Et les murs chantent eux aussi. Personne ne les entend ? »

Je regardai fixement la paroi de gelstei incurvée et colorée scintillant derrière le fantôme avant de secouer la tête. Maître Juwain avait peut-être appris à déchiffrer le cristal akashic et même ses cousins beaucoup plus grands recouvrant les murs autour de nous, mais moi, j’en étais incapable.

« Pour qui chantent les murs ? » demanda Maram à maître Juwain.

À cette question, le fantôme eut un sourire comme s’il comprenait Maram. Il pencha la tête en arrière et leva les yeux vers les étoiles.

Atara dit à Maram : « Si c’est effectivement un oracle, fais attention à ce que tu demandes. Il se peut que nous n’ayons que trois questions – ou même une seule. »

À ces mots, le fantôme la regarda et répéta une fois de plus :

« Aulara, Auliama. »

Maître Juwain me fit un signe de tête. « Posez-lui votre question, Val.

— Bien », dis-je, et le fantôme se tourna vers moi. Je pris une courte inspiration et demandai : « Qui est le Maîtreya ? »

Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine. Le fantôme garda le regard braqué sur moi. Ses yeux constitués de lumière ou de quelque substance scintillante m’examinaient avec attention. Puis il dit quelque chose qui semblait être un seul mot :

« Laravari.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Maram.

— Je pense que ça veut dire "attendez", répondit maître Juwain.

— Attendez quoi ? L’heure du dîner est passée depuis longtemps. »

Le fantôme regarda de nouveau vers le ciel, puis il laissa échapper un flot de musique et chanta :

« Lanila eli la leldara lumiara ar Ininasuni… »

Et il continua ainsi pendant un bon moment avant de finir par se taire. « Vous comprenez ce qu’il a dit, maître ? demanda alors Maram à maître Juwain.

— En partie, je pense. Je crois qu’il attend que se lève une certaine étoile, ou des étoiles, que nous connaissons sous le nom de Ninsun. »

Je portai les yeux vers le cercle noir du ciel parsemé d’étoiles aussi brillantes que les diamants de mon armure. Au-dessus de nous, très haut, différentes constellations apparaissaient au bord du cylindre de grès. Je reconnus les magnifiques Firwe et Salwe, les Yeux du Tigre ainsi que d’autres points lumineux. Alors, tandis que le monde tournait lentement pour présenter sa face sombre au ciel, j’attendis.

« Ninsun », murmurai-je. Pour moi, ce nom appartenait uniquement à la légende : c’était l’endroit où résidaient les Ieldras.

Tout à coup, au moment où apparaissait la première des étoiles composant le collier de la Mère, mon cœur parut s’arrêter et je cessai de respirer. Car cette étoile brillante déversa sa lumière droit dans l’amphithéâtre comme un rayon de glorre. La couleur sacrée effleura les murs qui virent leur éclat augmenter brusquement et renvoyèrent la lumière au centuple. Le cristal de maître Juwain brillait intensément lui aussi. L’air se remplit d’un chant étrange, puis de dix mille chants tandis que des voix magnifiques et terribles à la fois produisaient une musique difficilement supportable. J’avais envie de me boucher les oreilles avec les mains et de me couvrir les yeux. Mais la musique, brillante comme des rêves d’anges, m’obligeait à écouter et à regarder.

« Aulara, Auliama », répéta encore le fantôme.

Ce qui se passa alors est difficile à comprendre. Ma perception des choses parut se diviser en deux comme une étoffe de soie déchirée par le vent. Tout en demeurant pleinement conscient de l’amphithéâtre et de tout ce qu’il renfermait – les feuilles d’orme bruissantes, le fantôme qui me parlait, le banc de pierre inconfortable sous les pierres encore plus inconfortables qui m’emprisonnaient les jambes –, je me trouvais en même temps en d’autres endroits : montant dans le ciel comme un aigle au-dessus des forêts primitives, debout dans une plaine en feu, flottant dans la mer sombre de l’espace qui enveloppe d’autres mondes. Tout ce qui m’arrivait se passait dans le temps, comme des grains de sable s’écoulant un à un dans leur sablier, mais le temps lui-même paraissait déboucher sur un infini lumineux contenant toutes les choses. Je respirai des fleurs dont l’odeur m’était complètement étrangère. Je ressentis la terre de mondes lointains à travers les pattes d’animaux pour lesquels je n’avais pas de nom.

J’entendis les gémissements de femmes mettant au monde leur enfant, le bruit métallique d’épées s’entrechoquant et le magnifique chant de mort d’un cygne argenté. J’entendis beaucoup de choses et en vis davantage encore.

Et voici ce que j’observai : sur le rivage de l’océan bleu d’un monde aquatique, une grande foule d’hommes et de femmes rassemblés. Ils devaient être un million. Ils portaient des vêtements plus délicats que la soie et des serre-tête en argent incrustés d’émeraudes et de diamants scintillaient dans leur chevelure noire. La musique qui jaillissait de leurs lèvres indiquait qu’il s’agissait de Galadins, de même que leurs yeux et leurs mains illuminés de l’intérieur.

Ils se tenaient par la main et dansaient dans des cercles qui s’élargissaient sans cesse autour d’une coupe en or qui flottait dans l’air. Tout en dansant, ils chantaient et la coupe rayonnante devenait de plus en plus brillante. Le temps passa, peut-être un jour, peut-être mille ans, et tout à coup, leurs voix n’en firent plus qu’une et emplirent le monde d’un accord unique et déchirant. La flamme de leur être brilla soudain d’une lumière incroyable et fit le tour des cercles, circulant de l’un à l’autre aussi rapidement qu’un souffle. Elle passa dans la coupe scintillante, faisant des allers-retours des hommes à la coupe et de la coupe aux hommes. L’éclat de la petite coupe était tel qu’il éclipsait le soleil. Puis une boule de feu se forma en son centre et explosa dans l’espace, détruisant les Galadins et leur monde. La lumière de ce grand événement emplit tout l’univers.

Et à partir de cette lumière pure et infinie les premières gelstei se cristallisèrent en adoptant les couleurs de l’arc-en-ciel tombant du firmament. Elles étaient au nombre de sept et avaient plus d’éclat que des rubis, des saphirs et des diamants. Et tout en produisant de grandes ondes de violet et de rouge, de jaune et de bleu, elles vibraient comme les cordes d’un luth en émettant sept notes fondamentales. Cette musique de la création, presque trop brillante et trop belle, tomba sur la sphère de feu en expansion et se diffusa à toutes ses parties. Et c’est ainsi que les Galadins, qui étaient désormais bien plus que cela, créèrent le nouvel univers en chantant.

De ce feu des anges naquirent des étoiles, des millions et des millions d’étoiles. Et dans la substance de ces astres lumineux se formèrent les innombrables mondes de ce nouvel univers magnifique qui n’avait pas encore de nom. Les Ieldras chantèrent encore, et dans les océans bleus et sur la terre riche et fertile du monde apparurent les poissons et les fleurs, les baleines et les papillons, les arbres et toutes les autres formes de vie. Et en dernier lieu, les hommes et les femmes dotés d’une intelligence leur permettant de s’interroger sur le mystère de leur vie et de trouver leur rôle dans le grand jeu de la création.

Alors ils plantèrent des graines dans le sol, moissonnèrent et firent du pain avec la farine, comme le font les hommes. Ils tirèrent du fer de ce même sol et forgèrent des houes et des socs de charrue. Puis ils se disputèrent la propriété de ce sol et fabriquèrent des épées à la place. Nombre d’entre eux s’entretuèrent et des rivières de sang rougirent leurs différentes terres.

Mais ces premiers hommes et les femmes qu’ils prirent pour épouses étaient solides. Le grand chant de la vie animait leur être ; la musique de la mémoire les projetait dans un avenir brillant. Des océans rouges et tumultueux qui les habitaient naquirent des enfants et les enfants de leurs enfants, en si grand nombre qu’il fut impossible de les abattre tous à l’épée. Ils construisirent des villes pour y vivre, des murailles autour de leurs palais et d’immenses tours s’élançant vers le ciel.

Alors les Ieldras envoyèrent la Pierre de Lumière sur Erathe, le plus grand de ces mondes. Celle-ci se retrouva entre les mains d’un homme aux yeux de braise et au cœur enflammé. On l’appelait le Maîtreya, le Seigneur de Lumière.

Il voyagea de ville en ville et de terre en terre, apportant la lumière partout où il passait. Les hommes délaissèrent leurs épées étincelantes pour polir leur âme. De magnifiques villes, plus grandes encore que Tria, recouvrirent toutes les terres ; le monde rayonna enfin de la splendeur d’une grande civilisation et la paix régna sur Erathe.

Alors des hommes, des hommes grands aux yeux noirs et brillants, regardèrent vers les étoiles. Les plus audacieux d’entre eux allèrent de monde en monde avec la Pierre de Lumière pour la placer entre les mains d’autres êtres au grand cœur nés sur les diverses terres. À leur tour, celles-ci se couvrirent de villes et la vraie civilisation se répandit à travers les cieux.

Finalement, après plusieurs millions d’années, la Pierre de Lumière revint sur Erathe. Un des Êtres de Lumière la revendiqua et l’apporta au pied du trône d’un grand roi, un voyageur des étoiles qui était allé au centre de l’univers où étaient conservées les grandes gelstei et avait acquis d’immenses pouvoirs du corps, de l’esprit et de l’âme. Ce guerrier puissant descendit alors de son trône en or et s’agenouilla devant elle. La lumière qui sortait de la Coupe Merveilleuse balaya ce qui restait d’éphémère en lui et raviva les flammes de son être afin que son feu de vie ne meure jamais de lui-même. Et quand il se redressa, les étoiles elles-mêmes couronnèrent de lumière celui qui était le premier immortel de l’univers.

Abandonnant son trône, le roi partit alors visiter d’autres mondes pour aider d’autres êtres à faire le même voyage que lui. Et la Pierre de Lumière le suivit, toujours portée par les fils et les petits-fils des grands hommes aux yeux de braise. La Coupe Merveilleuse fut donnée à d’autres Êtres de Lumière qui élevèrent d’autres rois et d’autres reines au rang d’Elijin. Et les plus grands d’entre eux – Ashtoreth, Valoreth, Arwe, Urwe, Artu, Mainyu, Arkoth, Varkoth et Ahura – finirent par conserver en eux l’éclat de la Pierre de Lumière. Ils se mirent à rayonner et chaque particule de leur être devint invulnérable.

Les grands Galadins s’en allèrent alors demander aux autres êtres de leur espèce de se rendre dans le monde d’Agathad, également appelé Skol. C’est là qu’ils attendraient d’accomplir leur destin. À la fin des âges, ils se rassembleraient sur les rives d’un lac argenté ; ils chanteraient et libéreraient l’infinité qui brillait en eux dans une explosion de lumière. Ils deviendraient des êtres de pure lumière : les Ieldras du nouvel univers auquel ils donneraient vie. Et la vie poursuivrait son voyage vers l’Unique : éternelle, indestructible, blottie au cœur de chaque chose.

Assis immobile sur mon banc de pierre, voilà ce que je vis, ressentis et tentai de comprendre tandis que les étoiles déversaient leur lumière dans l’amphithéâtre.

Les Maîtreyas sont réellement des Porteurs de Lumière, pensai-je. Et ce sont eux qui font les Anges.

Brusquement, comme deux coupons de soie réunis en un seul, ma conscience se réunifia et je me retrouvai à contempler les couches de feuilles et les parois miroitantes de l’amphithéâtre – et le fantôme qui avait lui aussi le regard fixé sur moi.

« Voilà qui ressemblait à un rêve d’ivrogne », dit Maram en se frottant les yeux. Lui qui frissonnait l’instant d’avant avait maintenant des gouttes de sueur sur son front épais. « Est-ce que tout le monde a vu ce que j’ai vu ? »

Pendant un moment, alors que les constellations tournaient lentement au-dessus de nous, nous échangeâmes les récits de ce que nous avions observé. Et s’ils étaient presque identiques, ce n’était pas le cas des interprétations que nous leur donnions.

« Les hommes qui gardaient la Pierre de Lumière, me dit Sajagax, avaient l’air de Valari. Mais pourquoi ? Qui les a choisis pour cette gloire. »

Maram hocha la tête dans ma direction. « Et le roi, alors ? Lui était certainement valari. Il te ressemblait, vieux. »

Je revis le roi en pensée, à la fois aussi étranger que le monde lointain d’Erathe et tout à fait familier : il aurait pu s’agir de mon frère, de mon père, de moi-même.

« C’est le premier Être de Lumière qui ressemblait à Valashu, décréta Lord Raasharu. Car assurément, l’essence d’un homme ne réside ni dans les traits de son visage ni dans la couleur de ses yeux, mais dans son cœur et dans son âme. »

Cette remarque suscita de nouveaux commentaires de la part de Sar Hannu, de Sar Varald et des autres chevaliers qui étaient enclins à croire que le fantôme nous avait fourni ces visions dans le seul but de me montrer mon destin de Maîtreya.

« Il y a encore beaucoup de choses que nous ne comprenons pas, déclara maître Juwain. Comme nous l’enseignons depuis toujours dans les Confréries, l’homme tend irrésistiblement vers l’Unique. Mais il semble que ce mouvement puisse être entravé ou même complètement enrayé. D’autres sources nous ont appris la chute d’Angra Mainyu et la Guerre de la Pierre. Mais ce soir, on ne nous a rien dit à ce sujet. Comment la Pierre de Lumière doit-elle être utilisée et pourquoi les anciens Maîtreyas ont-ils échoué avec le Maléfique ? » Il venait à peine d’émettre cette question que le fantôme s’avança et dit : « Aulara, Auliama » avant d’entonner un chant qui emplit l’amphithéâtre et ébranla jusqu’au rocher autour de nous.

« Non, attendez ! s’exclama maître Juwain en levant les yeux vers le ciel. Ce n’est peut-être pas la meilleure question à poser. Il se fait tard, et il y a d’autres choses d’une importance capitale à… »

Sa voix se perdit dans celle du fantôme, beaucoup plus forte, qui indiquait clairement que cet être mystérieux avait l’intention de répondre à la question de maître Juwain, que cela lui plaise ou non. Je l’écoutai, captivé, même si je ne comprenais pas grand-chose à ce qu’il disait. Cependant, un simple mot revenait sans cesse, Alkaladur.

Je dégainai de nouveau mon épée et la pointai vers les étoiles. Son silustria résonna comme une cloche et son chant parut s’harmoniser avec la musique du fantôme.

« Qu’est-ce qu’il dit ? s’écria Maram d’une voix presque aussi sonore que celle du fantôme. Je n’y comprends rien. »

Maître Juwain, les yeux fixés sur le spectre, lui répondit : « Il y a trop de choses, c’est trop rapide, je ne comprends pas moi non plus. Mais je crois qu’il raconte l’histoire de la chute d’Angra Mainyu et la tentative des Galadins et des Elijins de le guérir de sa folie.

— Alors pourquoi est-ce qu’il ne parle pas avec des mots compréhensibles ? » hurla Maram.

En entendant cela, le fantôme cessa brusquement de chanter et posa son regard sur Maram. Puis il sourit et se mit à réciter :

Quand le premier Dragon régnait sur la terre,

L’ancien guerrier vint à Skol.

Il cherchait à guérir avec sa main

Et le feu guérisseur enflamma son âme.

 

Il détenait l’étincelle sacrée de l’espoir

Luisant du vert émeraude des feuilles ;

Dans son cœur, dans sa main, se nichait,

Lumineux, le feu des Galadins.

 

Il apporta cette flamme dans un monde

Où les fleurs étincelaient de mille feux

Où des couleurs secrètes flottaient et tourbillonnaient

Où les anges marchaient sous les étoiles.

 

C’est ainsi que le guerrier rentra sur son étoile,

Au bord de l’ancien lac argenté,

Avec le feu, la flamme et l’espoir en son cœur,

Une épée sacrée il jura de forger.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

L’Épée de l’Amour, l’Épée de Lumière,

Qu’on appela l’Épée qui éveille

Des rêves les plus sombres et des nuits de terreur.

 

Pas de noble métal, de gemme ni de pierre

Sa lame fut forgée dans une matière plus belle

D’une essence aussi pure que l’amour,

Solide comme l’espoir, vive comme la pensée.

 

La valarda, pareille à l’acier fondu,

Aux larmes et aux ondes de lumière mélodieuse,

Que le feu de l’ange a marqué de son sceau,

Que le souffle des anges a fait briller.

 

Il fallut dix mille ans pour la forger,

Sous le soleil éclatant de leur planète ;

Dix mille anges au bord du lac,

Offrirent ensemble le feu de leur âme.

 

Plus solide que le diamant,

Sa parfaite beauté irradiant comme un joyau,

Plus brillante qu’aucune autre gelstei,

L’épée sacrée était pure lumière…

 

Pendant que le fantôme déclamait ces vers qui m’en rappelaient d’autres qu’Alphanderry m’avait un jour récités, je gardai les yeux sur mon épée étincelante. Celui qui l’avait forgée, me dis-je, lui avait donné le nom d’une autre épée fabriquée de nombreux âges auparavant, non pas en silustria mais en valarda – une épée de l’âme. La véritable Alkaladur. Cent questions me vinrent à l’esprit. Pourquoi un Maîtreya ne pouvait-il pas guérir Angra Mainyu ? Et l’ancien guerrier dont parlait le fantôme était-il le même que celui du poème d’Alphanderry : Kalkin, l’immortel Elijin qui était un jour devenu Kane, mon compagnon, mon ami ? Et dans ce cas, pourquoi Kalkin avait-il entrepris cette quête à la tête de Galadins beaucoup plus importants comme Ashtoreth et Valoreth ?

J’écoutai le fantôme raconter la grande guerre entre les Amshahs qui voulaient conserver la Loi de l’Unique et les Daevas disciples d’Angra Mainyu :

 

Plein de tristesse, le guerrier partit en guerre,

Entraînant une armée d’anges avec lui :

Dix mille Amshahs qui avaient tous juré

De guérir la douleur profonde du Maléfique.

 

Avec Kalkin, Solajin le Magnifique

Et Varkothy Set et Ashtoreth

Les plus grands Galadins

S’en allèrent vaincre la peur de la mort.

 

Et Urukin et Baradin,

De pitié, de solennité et de fierté pétris :

Les plus brillants des Elijins,

Combattirent et moururent par milliers.

 

Leur don, la valarda, les ouvrait :

Une haine féroce s’empara de leur cœur ;

Le stratagème du guerrier changea

Car personne ne pouvait manier l’épée sacrée.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

L’Épée brillante, L’Épée étincelante

Qu’on l’appelait l’Épée qui ouvre,

Etait destinée à un être et un seul.

 

Tandis que la nuit tombait et que le vent descendait des étoiles, le fantôme continua à chanter longtemps car son récit était long. Il parlait de Marsul qui avait lancé une grande croisade pour arracher la Pierre de Lumière à Angra Mainyu par les armes. La moitié des Amshahs s’étaient joints à Ashtoreth et à Valoreth pour tenter de trouver le moyen de vaincre Angra Mainyu à l’aide de l’Épée de Lumière. Mais l’autre moitié, désobéissant à l’ordre de l’Unique enjoignant aux Elijins et aux Galadins de ne pas tuer, se rallièrent à l’étendard de Marsul. Et apparemment, il n’y eut pas que des anges mais également des hommes du Peuple des Étoiles dont je descendais :

 

Et à leurs côtés, comme des étoiles,

Une force de cent mille chevaliers valari,

Aux armures de diamants brillant de mille feux,

Aux écus résistants et aux longues épées.

 

Ce qui suivit me remplit de tristesse car le fantôme acheva son récit de la Guerre de la Pierre en parlant de la colère de mon ami qui avait failli sombrer dans le mal :

 

Finalement, le loyal Kalkin n’y tint plus :

L’épée à la main, le souffle amer,

Il fit le serment sur son âme

De provoquer la mort du Dragon.

 

Alors Mainyu s’enfuit au milieu des étoiles

Avec Yama, Kadaklan et Zun.

Les Daevas à l’âme enténébrée

Se cachèrent sous la lune d’argent.

 

Sur Erathe, plus vieux monde de l’Homme,

Les Amshahs retrouvèrent leur vieil ennemi.

Avec Marsul et Kalkin à leur tête,

Le heaume porté haut, l’épée étincelante.

 

Les armées se rencontrèrent dans la chaleur de l’été

Sur la plaine brûlée de Tharharra ;

Pas de pitié, ni de quartier, ni de retraite

Pas un souffle de vent, pas une goutte de pluie.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

Épée de l’Amour, Épée de la Vie,

Qu’on appela l’Épée qui ravive

Les rêves de mort, de paix et de conflit.

 

Tout le jour les armées des anges s’affrontèrent

Sur la mer d’herbe flamboyante

Où fer et gelstei cruellement étincelèrent

Pour de hauts faits terribles et sauvages.

 

Le ciel devint noir, la mer devint rouge

Et le guerrier enfin trouva son ennemi

Gisant comme mort parmi les morts

Immobilisé par le pouvoir de l’empathie.

 

Car Kalkin la pierre noire à la main,

Atteignait maintenant les ténèbres insondables ;

Il l’entraîna dans cette terre sans lumière

Affaiblissant l’étincelle sacrée du Dragon.

 

Et Marsul s’empara de la coupe en or

Tandis que Manwe s’occupait du Dragon :

Avec l’aide des anges envoyés de Skol

Il enchaîna le Dragon sur Damoom.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

Épée Victorieuse, Épée Vertueuse,

Qu’on appela l’Épée qui triomphe

Des malheurs et du mal que les hommes ont perpétrés.

 

Alors Marsul, fou de désir longtemps retenu,

Contempla la coupe en or qui brillait ;

Rompant la confiance sacrée des Amshahs,

Il s’appropria la Pierre de Lumière.

 

Mais Kalkin l’affronta à l’épée

Sur le sol trempé de sang de Tharharra,

Luttant pour l’ancien trésor,

Il obligea son ami rendu fou à céder.

 

Privé de ce qui l’avait rendu fou,

Le courageux Marsul aux yeux sans âge vit clair ;

Il trouva cet endroit de grâce et de lumière

Et sans peur affronta son destin.

 

Et ce Galadin si brillant,

Expiant son orgueil meurtrier,

Disparut dans un nuage de lumière

Ainsi mourut Marsul, le puissant Marsul.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

Lame de grâce, Épée mystérieuse,

Qu’on appela l’Épée qui approfondit,

L’impitoyable compassion retrouvera.

 

Alors les Amshahs furent glacés de terreur

Au coucher du soleil ensanglanté ;

Sur le sol où tant de vies avaient péri

Ils virent un Maléfique encore plus sombre.

 

Mais celui qui avait touché l’Épée de Lumière

Sentit que l’Épée lumineuse l’avait touché.

Sous l’œil des anges son cœur s’enflamma,

Et ses yeux et ses mains et tous ses membres.

 

Le guerrier donna à Valakand

La coupe en or ancienne à garder ;

Il mit le calice dans sa main,

Calmant ainsi le feu de son âme.

 

Les ténèbres ne furent pas vaincues,

Mais une lumière se cache dans l’obscurité ;

Et tandis que l’Étoile tourne autour de son soleil,

L’Épée de Lumière, et d’Amour, attend.

 

Alkaladur ! Alkaladur !

Épée du Destin, Épée visionnaire,

Qu’on appela l’Épée qui libère,

Attend le Seigneur de Lumière promis.

 

Au moment où le fantôme finissait de chanter, d’autres êtres firent leur apparition sur la scène. C’étaient tous des hommes, ou des êtres supérieurs, et tous portaient des armures différentes : des armures de plates, de mailles ou d’anneaux en silustria argenté – et, pour bon nombre d’entre eux, des armures en diamants comme la mienne. Beaucoup étaient armés d’une épée ou d’une masse dégoulinantes de sang. Ils se rassemblèrent au milieu des corps des morts qui gisaient sur le sol de l’amphithéâtre. Un homme aux yeux brillants comme les diamants qu’il portait se tenait debout, grand et droit, pendant qu’un autre plaçait la Pierre de Lumière dans sa main. Cet autre homme me fit un sourire féroce et j’eus la surprise de reconnaître Kane, ou son apparition, qui nous contemplait par-delà l’obscurité des âges : il avait les mêmes cheveux coupés ras, le visage insolent et les yeux noirs que je connaissais si bien.

Et soudain, aussi vite qu’ils étaient apparus dans l’amphithéâtre, ces nouveaux fantômes s’évanouirent.

« Oh, dit Maram, c’était pire que tous les cauchemars. J’espère ne jamais revoir de champ de bataille, même datant des Âges Anciens. Si c’est bien ce que nous avons vu. »

Il me regardait, espérant trouver un sens aux vers du spectre et aux tableaux fantomatiques qui étaient apparus devant nous. Mais alors qu’auparavant j’avais cent questions à poser sur le passé et le futur, j’en avais désormais mille qui me tourmentaient.

Assis à côté de moi, maître Juwain grattait le dos de son crâne lisse en levant les yeux vers le ciel. Il y avait des nuages à l’est et les étoiles de la Mère atteignaient maintenant le bord ouest de l’amphithéâtre. « Il se fait tard, Val, me dit-il. Nous avons appris beaucoup de choses, mais j’ai bien peur que vous ne sachiez toujours pas ce que vous devez savoir.

— Non, pas encore », répondis-je. Je me tournai vers Sajagax et Lansar Raasharu qui me regardaient.

« Si nous n’étions pas aussi pressés de reprendre la route, ajouta maître Juwain, nous pourrions revenir ici demain soir, et tous les soirs pendant un an, jusqu’à ce que nous ayons la réponse à nos questions. »

En l’entendant, le fantôme répéta : « Aulara, Auliama. » Le regard fixé sur la silhouette tremblotante, je murmurai : « Il se fait vraiment tard. Les autres vont s’inquiéter pour nous. »

Me tournant vers Sar Varald, je lui demandai : « Voulez-vous retourner informer Sar Baltasar de ce que nous avons trouvé ici ? Et lui dire que nous aurons un peu plus de retard ? »

Sar Varald hocha la tête, puis il se leva et se dirigea vers la fente dans la paroi par laquelle nous étions entrés dans l’amphithéâtre. « Aulara, Auliama », me dit le fantôme.

Et soudain, parce qu’il m’était impossible de me retenir plus longtemps, je me levai et lui posai la question qui, à l’instar des autres hommes, me préoccupait le plus : « Qui suis-je ? »

Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer. Peut-être, pensais-je, le fantôme se mettrait-il à réciter de nouveaux vers, peut-être me dirait-il que c’était là un mystère impossible à élucider. Aussi fus-je surpris quand il me fit signe de m’avancer sur la scène. Il fit également signe à Maram, maître Juwain, Atara et Estrella. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller nous mettre devant les gradins comme il le demandait.

« Agalastii ! » dit le fantôme en montrant sur ma poitrine l’endroit où j’avais glissé la Pierre de Lumière sous mon armure. Je rengainai mon épée et sortis la merveilleuse coupe en or. « Agalastii ! »

Tout à coup, comme dans un souffle, l’amphithéâtre se remplit de nouveau de silhouettes lumineuses. Parmi elles il y avait beaucoup de rois : je reconnus le visage fin et digne du roi Waray et le roi Kurshan couturé de cicatrices et arborant un arbre de vie blanc sur son surcot bleu. D’autres seigneurs valari se tenaient à proximité, près d’un homme qui ne pouvait être que le roi Hanniban Dujar d’Eanna car chacun des quadrants or de son bouclier était orné de lions rampants bleus. Le roi Aryaman me regardait de ses yeux aussi bleus que ceux de Sajagax, et le roi Tal de Nédu me fixait lui aussi, de même que les rois des pays gouvernés par Morjin ou qui avaient fait alliance avec lui : un homme mince, revêtu de l’armure d’écaillés en bronze des Hespéruks, me considérait avec crainte et respect tout comme un autre guerrier aux yeux doux en amande en qui je reconnus le roi Angand de Sunguru à son emblème unique constitué d’un cœur blanc ailé. Il y avait également de nombreux chefs sarni. Soudain, alors que s’intensifiait l’éclat de la Pierre de Lumière dans ma main, ils inclinèrent la tête devant moi un à un, puis s’agenouillèrent sur le sol dans un crissement de feuilles.

Je tournai alors les yeux derrière moi et vis Estrella qui regardait vers moi, à travers moi, comme si elle avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait depuis toujours. Alors le soleil se leva sur le monde. Le soleil était en moi, brillant d’un éclat que je savais éternel. Je savais aussi que je pouvais le faire rayonner à l’extérieur pour le partager avec les autres.

« Auliama ! » chanta lentement le fantôme.

« Seigneur de Lumière ! » s’écrièrent les rois à l’unisson. Puis dans le lointain, une autre voix se fit entendre : « Lord Valashu ! »

Apparemment, j’avais ma réponse. Je ne serais probablement jamais aussi sûr de mon destin qu’à cet instant. Et pourtant. Et pourtant. Le regard levé vers la brillante étoile du collier de la Mère qui se couchait, je brûlais de poser une question supplémentaire.

« Lord Valashu ! » cria de nouveau Sar Varald. Je me retournai et vis le chevalier aux muscles saillants entrer dans l’amphithéâtre et se précipiter vers moi. « Ils sont tous partis !

— Quoi ? » Je me sentais hébété, comme si j’avais reçu un coup de masse. « Que se passe-t-il, Sar Varald ? »

Il s’approcha de moi en haletant, son épée à la main, et répéta :

« Ils sont tous partis ! »

À cet instant, l’étoile passa derrière la roche sombre de l’amphithéâtre et tous les rois à genoux devant moi retournèrent d’où ils étaient venus.

« Qui est parti ? demandai-je à Sar Varald.

— Baltasar ! Sunjay Naviru ! Tous les Gardiens – et tous les Sarni, aussi ! »

En entendant cela, Sajagax sauta de son banc et fonça vers nous en serrant son grand arc dans sa main. Lansar Raasharu et les autres chevaliers lui emboîtèrent le pas, imités par Karimah. Je demandai alors à Sar Varald en nage : « Vous êtes sûr qu’ils sont partis ?

— Oui, Lord Valashu. J’ai fouillé les bois à l’extérieur de l’amphithéâtre en les appelant. Personne n’a répondu.

— C’est impossible ! » s’exclama Sajagax, son visage lourd froncé par la colère.

— Ils en ont peut-être eu assez d’attendre et ont décidé de monter le camp un peu plus loin dans les bois, suggéra Maram. À moins que quelque chose ne les ait fait fuir.

— C’est impossible ! répéta Sajagax.

— C’est absolument impossible, dis-je, d’accord avec lui. Les Gardiens étaient postés près de piliers de l’entrée. Ils seraient morts plutôt que de se rendre ou de s’enfuir.

— Et mes guerriers aussi, ajouta Sajagax.

— Et s’ils avaient eu affaire à des fantômes ? s’enquit Maram. Ou à quelque chose de pire ? »

Pendant que tout le monde se tournait vers lui, je me penchai et posai le doigt sur la mousse devant moi. Elle était trempée de sang frais. Me redressant rapidement, je fis un pas vers Sar Varald qui tremblait et lui pris le bras pour le calmer. « Vous n’avez pas vu de trace de bataille ?

— Non, aucune. »

Complètement abasourdi par ce qu’il venait de nous apprendre, je frottai la cicatrice sur mon front douloureux.

« Venez ! » me dit Sajagax en se dirigeant vers sa monture qu’il avait attachée à l’un des ormes avec les autres chevaux.

Je me tournai vers le fantôme qui me lança un dernier regard, profond et pénétrant, en disant : « Aulara, Aulara, Aulara. » Puis il se dématérialisa et s’évanouit à son tour dans l’inexistence de la nuit.

« D’accord », dis-je à Sajagax. Je me mis à courir vers Altaru qui piaffait, impatient de quitter ce lieu hanté. « Allons voir si les hommes peuvent disparaître de la terre aussi facilement que des fantômes. »

Car à ce moment-là, c’était le plus grand mystère de ma vie.