8

C’est ainsi que nous entrâmes dans Ishka. Nous redescendîmes du col en serpentant dans une forêt de sapins aux odeurs de fleurs et de jeune sève de printemps. À quelques milles de là, sur une colline en bordure de la route, se trouvait l’énorme forteresse qui gardait l’accès à Ishka. Elle était commandée par lord Shadru. Quand les guetteurs dans les tours signalèrent l’entrée de notre compagnie sur les terres de son roi, il ordonna à ses clairons de sonner l’alarme et sortit en nombre à notre rencontre.

Il s’avéra qu’il s’agissait de deux cents chevaliers ishkans appartenant à la garnison stationnée dans cette importante forteresse. Lord Shadru, un vieil homme robuste qui avait eu autrefois le visage abîmé par du sable brûlant lors du siège d’un château d’Anjo, guida ses chevaliers jusqu’à nous. Il commanda à ses hommes de s’arrêter, comme moi. Puis il leva la main pour saluer, comme moi.

« Lord Valashu ! » lança-t-il. Avec ses lèvres pleines de cicatrices, il avait du mal à parler. « Je suis heureux de vous revoir même si je suis obligé de vous demander pourquoi vous avez pénétré dans notre pays sans y avoir été invité et sans permission. »

D’un ample geste de la main, il montrait les chevaliers derrière moi. À son regard sombre dans son visage couturé et balafré, on avait l’impression que j’étais entré dans Ishka à la tête d’une armée d’invasion.

« Ce sont les Gardiens de la Pierre de Lumière, lui expliquai-je. Nous ne souhaitons qu’une chose, traverser Ishka en paix. »

Lord Shadru écarquilla les yeux comme s’il ne me croyait pas, puis dit d’un ton bourru : « Vous parlez de paix alors que vous vous déplacez en armure de guerre ! Vous parlez de la Pierre de Lumière alors que le prince Issur m’a dit que votre père avait l’intention de la garder à Silvassu aussi longtemps qu’il lui plairait. Où est donc cette Coupe Céleste que vous prétendez garder ? »

Je fis signe à Baltasar de nous rejoindre et mon jeune et fougueux ami remonta les colonnes de chevaliers derrière moi. Je lui demandai de montrer la Pierre de Lumière à lord Shadru. Il sortit la coupe en or et la leva très haut afin que tout le monde puisse la voir, et les yeux de lord Shadru s’ouvrirent davantage encore.

« D’accord, lord Valashu, j’ai peut-être jugé un peu vite. » Je fis signe à Baltasar de placer la Pierre de Lumière entre les mains de lord Shadru et pendant un moment celui-ci donna l’impression d’être le dépositaire du soleil. « Ça alors ! Le roi Hadaru va être très content, vraiment. »

J’expliquai à lord Shadru que nous étions en route pour le grand tournoi et que nous espérions y rencontrer le roi Hadaru.

« On nous a prévenus que le roi allait à Nar avec une compagnie de chevaliers, donc vous le retrouverez certainement là-bas, dit lord Shadru en rendant la Pierre de Lumière à Baltasar. Mais vous le verrez d’abord à Loviisa.

— Il n’est donc pas encore parti ?

— On nous a prévenus qu’il ne partirait que dans quelques jours. »

J’échangeai un coup d’œil rapide avec Baltasar avant de faire signe à Asaru de venir se placer à côté de lui. Nous avions espéré nous rendre directement à Nar mais il était désormais impossible de refuser de rencontrer le roi Hadaru sans se montrer impolis.

Lord Shadru confirma cette analyse en déclarant : « Très bien, il va vous falloir une escorte jusqu’au palais royal. »

Il fit un signe à un chevalier à côté de lui, un homme grand et mince dont les longs cheveux gris étaient ornés de six rubans de bataille. Il le présenta sous le nom de lord Jehu et ajouta : « Il vous accompagnera jusqu’à Loviisa. »

Après avoir transmis le commandement des chevaliers ishkans à lord Jéhu, lord Shadru nous souhaita bon voyage. Puis il leva les yeux vers Baltasar : « Puis-je voir la Pierre de Lumière une dernière fois ? »

Baltasar ressortit la Coupe Céleste et lord Shadru soupira : « Merveilleux, merveilleux. Qui aurait pu penser que j’aurais un jour l’occasion de voir quelque chose d’aussi beau ? »

Nous primes congé de lord Shadru et le regardâmes repartir vers l’énorme tas de pierres que constituait la forteresse ishkane. Ensuite, lord Jéhu déploya ses chevaliers : cent devant nous, comme une avant-garde, et cent derrière, et nous reprîmes la route ainsi, comme une petite armée, à travers la partie la plus accidentée de la montagne. Nous évitâmes de nous mêler aux hommes d’Ishka, car nous avions trop souvent combattu contre eux pour sympathiser aussi facilement. Mais nous ne leur cherchâmes pas querelle non plus. Et quand nous montâmes notre camp ce soir-là dans un champ en jachère généreusement mis à notre disposition par un fermier, seul un petit ruisseau séparait nos rangées de tentes des leurs. Il n’y eut pas de va-et-vient de part et d’autre du petit cours d’eau, mais les chants qui résonnaient autour de nos feux de camp étaient les mêmes que ceux des Ishkans. Et une fois la nuit tombée, nous chantâmes à l’unisson une musique qui s’envolait vers les étoiles.

Le lendemain matin, nous partîmes très tôt dans l’intention d’atteindre Loviisa en fin de journée. Après plusieurs heures de trajet difficile dans une série de montagnes et de contreforts descendant progressivement, nous débouchâmes dans la large vallée du Tushur. Là, les forêts et les fermes s’étendaient à perte de vue en formant une mosaïque de différentes nuances de vert. Au loin, le Tushur apparaissait comme un ruban bleu pastel. La ville de Loviisa avait été construite à l’endroit où la Route du Nord enjambait le fleuve. Nous passâmes le reste de la journée à chevaucher tranquillement dans cette direction. Le paysage légèrement vallonné était doux à nos montures et aux chevaux qui tiraient les chariots, et les heures se dissipaient dans le soleil généreux et chaud d’une longue après-midi. Nous ne nous arrêtâmes que deux fois pour faire boire les chevaux. Pendant notre seconde halte, j’observai Estrella, qui cueillait des fleurs dans un champ bourdonnant d’abeilles, et lord Jéhu, debout près de son cheval sur la route au-dessus, nous observa tous les deux.

La nuit venait juste de tomber quand nous atteignîmes le sommet d’une ligne de falaises au sud du fleuve et prîmes la direction du palais du roi Hadaru. Devant lui, les fontaines et les jardins semblaient nous inviter à entrer. Rien dans toutes les Montagnes du Levant ne ressemblait au palais en bois du roi Hadaru. Ses pagodes étaient délicatement sculptées et disposées sur plusieurs niveaux, et leurs parfaites proportions constituaient à la fois un régal pour les yeux et une protection contre le vent, la pluie et les attaques ennemies.

Lord Jéhu déclara que les cent Gardiens constituaient un groupe de chevaliers en armes beaucoup trop important pour être autorisé à entrer au palais. Je déclarai que si la Pierre de Lumière devait être amenée au roi Hadaru, les Gardiens devaient raccompagner, car ils avaient juré sur leur vie de la garder à tout instant. Le roi Hadaru trouva une issue à cette impasse en envoyant un héraut inviter tout le monde dans sa salle du trône. Apparemment, le souverain d’Ishka ne consentait pas à se montrer effrayé par cent guerriers meshiens.

Abandonnant alors nos chevaux et notre équipage aux bons soins des Ishkans, j’entrai dans le palais suivi de mes frères et des Gardiens. La grande salle en merisier avec ses colonnes d’ébène sculptées comme les pièces de mon jeu d’échecs était splendide. Ses lambris en bois exotique étaient aussi sombres et aussi beaux que du jade. Tout ce noir contrastait avec le sol de la pièce, un plancher presque ininterrompu de chêne blanc, ciré et poli jusqu’à l’extrême. Au centre de la salle, le trône massif était lui aussi taillé dans ce bois aussi ordinaire que robuste. Assis dessus, le roi Hadaru attendait que nous prenions place devant lui. S’il paraissait ne pas avoir besoin de s’entourer d’une garde personnelle, quelques-uns des plus grands lords d’Ishka se tenaient néanmoins de part et d’autre de son trône.

Je fis un signe de tête en direction du prince Issur et de lord Nadhru, un homme sombre et difficile qui avait un jour menacé de m’attacher avec une corde pour me traîner hors d’Ishka. Lord Mestivan était également auprès du roi Hadaru et à ses côtés se tenait lord Solhtar qui tirait sur son épaisse barbe noire et nous regardait de haut, fier de protéger son roi et son pays. Dévora, la sœur du roi, n’était pas là ce soir-là, mais Irisha, sa jeune et jolie épouse, était au pied du trône. Ses cheveux étaient noir corbeau comme ceux de Béhira et sa peau était aussi claire que la sienne. Mais elle avait une silhouette et des traits fins qui manquaient à la grassouillette Béhira. Maram, le visage empourpré d’un désir à peine dissimulé, ne la quittait pas des yeux. Et Béhira, fermement accrochée au bras de lord Harsha, ne quittait pas Maram du regard.

« Bienvenue dans ma maison », déclara le roi Hadaru en posant son regard noir et glacial sur Maram. C’était un homme grand et fort, plus gros encore que Maram, dont la tête énorme et le visage faisaient penser à un ours. De nombreux rubans de bataille étaient noués dans son épaisse chevelure blanche. « Prince Maram Marshayk, lord Valashu, lord Asaru, lord Raasharu, vous tous, soyez les bienvenus. »

Je m’étais mis juste devant le trône, entourant Estrella d’un bras protecteur. Asaru, Yarashan et Lansar Raasharu s’étaient installés à ma gauche, Maram, maître Juwain, lord Harsha et Béhira à ma droite. Baltasar et les Gardiens s’étaient déployés derrière nous. Je fis les présentations tandis que le roi Hadaru acquiesçait de la tête en souriant aimablement. Il nous considérait de l’œil d’un ours observant une harde de cerfs venus s’offrir en repas.

Puis il leva la main et lord Jéhu et ses deux cents chevaliers entrèrent dans la pièce et se placèrent entre les Gardiens et les portes principales. Au même moment, les portes latérales de la salle s’ouvrirent pour laisser passer cent autres chevaliers. Ils traversèrent rapidement la pièce pour se ranger près du trône. Si le roi Hadaru se passait généralement de garde personnelle, cette fois, il en avait une.

« Val ! murmura Maram en me donnant un petit coup dans les côtes, nous sommes tombés dans un piège ! »

À ma gauche, Asaru posa sa main sur la poignée de son épée et mes autres frères en firent autant. Nul besoin de me retourner pour voir si les Gardiens derrière moi étaient prêts eux aussi à se battre pour remplir leur mission : doute-t-on du lever du soleil ? Le roi Hadaru avait lui aussi saisi la poignée de son épée, la fameuse kalama avec laquelle il avait autrefois décapité Mukaval le Rouge de la tribu des Adirii. Soudain, il sourit de son sourire froid et m’ordonna de déposer la coupe en or appelée Pierre de Lumière dans sa main tendue.

Aussi calmement que possible, je fis signe à Sivar de Godhra de s’avancer. C’était un homme consciencieux, au corps assez trapu, qui se tenait toujours très droit. Son visage dur et grave luisait de la fierté de porter à son tour la Pierre de Lumière. Il la sortit et la donna au roi Hadaru comme je le lui demandais. Puis il recula et attendit pour voir ce que dirait le roi – et ce qu’il ferait.

« Bien, très bien », murmura ce dernier. Ses doigts se refermèrent sur la coupe en or dont ses yeux absorbaient la lumière. Il tremblait littéralement de convoitise, d’envie et de cupidité enfin récompensées. « Très bien, vraiment.

— Nous sommes bien tombés dans un piège, murmurai-je à mon tour à Maram. Espérons que le roi Hadaru n’y échappera pas. »

Le roi Hadaru, qui ne manquait pas grand-chose de ce qui se passait dans son palais ni dans son royaume, me jeta un regard dur. Ses lèvres fines s’ouvrirent sur un nouveau sourire. « Valashu Elahad, soyez honoré pour avoir finalement respecté votre promesse.

— Mon père avait dit que la Pierre de Lumière serait amenée à Ishka.

— Oui, répondit-il en désignant le prince Issur d’un signe de tête, c’est ce qu’on nous a raconté. Mais personne ne pensait que cela se ferait aussi rapidement.

— Bientôt signifie bientôt, fis-je en répétant les paroles de mon père.

— J’avoue que vous nous prenez au dépourvu. Nous n’avons pas de piédestal comme celui qui se trouve dans la salle du trône de votre père pour l’exposer. »

Ma main, qui n’avait jamais quitté la poignée de mon épée, serra alors très fortement le jade noir et les sept diamants incrustés. L’heure était venue de décevoir les espoirs du roi et je ne savais pas comment il réagirait.

« C’est aussi bien, dis-je, car vous n’en aurez pas besoin. »

Devant le regard glacial du roi, mon cœur faillit s’arrêter de battre. « Que voulez-vous dire, lord Valashu ?

— La Pierre de Lumière est en route pour Nar, comme nous. »

En me retournant pour montrer d’un signe de tête les Gardiens derrière moi, je vis que lord Jéhu et les deux cents chevaliers alignés derrière eux n’attendaient qu’un ordre de leur roi pour tirer leur l’épée.

« Quoi ? rugit le roi Hadaru. Qu’est-ce que c’est que cette trahison ?

— Il ne s’agit pas de trahison, sire Hadaru, mais d’une nécessité. » J’expliquai que les événements survenus dans la salle du trône de mon père étaient à l’origine de la décision d’emporter la Pierre de Lumière sur les routes. « Comme le prince Issur l’a rappelé à mon père, la Pierre de Lumière doit être partagée par tous les Valari.

— Oui, mais d’abord par les Ishkans ! tonna le roi Hadaru. C’est la promesse qui a été faite sur le champ de bataille du Raaswash !

— Et c’est exactement ce qui s’est passé là-bas, le jour où mes compagnons et moi sommes revenus d’Argattha. Tous les soldats et tous les chevaliers de votre armée l’ont tenue entre leurs mains. »

À côté du trône, le visage sans beauté du prince Issur s’éclaira comme s’il se rappelait avec émerveillement le toucher de la gelstei d’or de la Pierre de Lumière. Et lord Nadhru, lord Solhtar et les nombreux autres Ishkans présents dans la salle du roi Hadaru eurent la même réaction.

« Et c’est toujours le cas, continuai-je en montrant du doigt la coupe en or que le roi tenait à deux mains maintenant. Sa lumière illumine votre pièce en ce moment.

— Pour une nuit ? Deux nuits ? Vous avez promis que la Pierre de Lumière demeurerait à Loviisa comme elle l’a fait à Silvassu.

— Non, nous n’avons jamais promis cela.

— C’était implicite.

— Non, ça ne l’était pas. Si vous interrogez votre cœur, vous saurez que je dis la vérité. »

De ses yeux sombres et froids, le roi Hadaru me lança un regard menaçant. Je savais que c’était un homme honnête, sinon envers lui-même, du moins envers les autres.

« Suis-je dans l’obligation d’admettre que vous avez l’intention de priver ma salle du trône de la Pierre de Lumière dès demain ? Vous me promettez un gâteau d’anniversaire et vous ne me laissez que des miettes. J’avais espéré, j’avais espéré… »

C’était là le grand chagrin de sa vie, pensai-je. Il avait vu tant de ses rêves et de ses espoirs s’effondrer.

« La Pierre de Lumière ne doit appartenir à aucun homme, lui rappelai-je.

— Non, elle ne doit appartenir à personne », marmonna-t-il. Son regard glacial me transperçait comme une épée. « Mais un être seulement peut la revendiquer.

— Pour l’instant, personne ne l’a revendiquée.

— Pour l’instant, dit-il en serrant la coupe encore plus fort.

— Je ne suis que le Gardien de la Pierre de Lumière. Et en tant que Gardien, c’est à moi de décider…

— Qui prend les décisions dans cette salle ? m’interrompit le roi. Qui est le roi dans mon royaume ? Qui doit protéger tous ses trésors ?

— La Pierre de Lumière n’appartient à aucun royaume sur la terre. Son premier Gardien ne l’a apportée des étoiles que pour…

— Cet Elahad était également l’ancêtre des Ishkans, m’interrompit-il de nouveau. Et lui n’a pas prétendu être le Maîtreya. »

L’amertume de sa voix agissait comme un poison dans mes veines. Il me regardait avec un mélange étrange de dégoût et d’envie. Tous les rois rêvent pour leurs fils de grandes vertus et de grands exploits les rendant dignes d’hériter de leur royaume. Mais dans le champ du Raaswash et, six jours plus tôt, dans la salle du trône de mon père, j’avais fait la preuve que son fils aîné, Salmélu, n’était qu’un meurtrier et un traître. De plus, c’était moi qui avais rapporté la Pierre de Lumière d’Argattha et non Salmélu ou le prince Issur. En agissant ainsi, j’avais jeté l’opprobre sur le roi Hadaru et sur toute sa lignée ; mon existence même et ma présence dans cette pièce était une insulte dont la douleur presque insupportable lui brisait le cœur.

« Vous rappelez-vous votre combat dans ce cercle ? » me demanda le roi Hadaru.

Il tendait la main vers le sol derrière mon épaule à l’endroit où un grand rond de palissandre rouge était incrusté dans le chêne blanc. Les Gardiens étaient alignés derrière lui. Je ne me souvenais que trop bien de mon passage dans ce cercle d’honneur où les Ishkans livraient leurs duels. C’était là que l’épée de Salmélu m’avait transpercé le flanc, là que je l’avais presque blessé à mort.

« Vous avez épargné la vie de celui dont nous ne prononçons plus le nom dans cette maison, continua le roi Hadaru. Vous auriez dû l’achever. Est-ce là la compassion d’un Maîtreya ? »

La main sur le pommeau de mon épée, je me rappelai le visage des prophétesses et des petites esclaves massacrées et me pris soudain à regretter de ne pas avoir tué Salmélu.

« Bien sûr, on raconte aussi que le Maîtreya sera un grand seigneur de guerre. Avez-vous jamais mené des hommes à la bataille, lord Valashu ? »

Je regardai les visages figés de lord Issur, lord Nadhru et des Ishkans placés près du trône. Derrière moi, regroupés près des portes principales, se trouvaient lord Jéhu et ses chevaliers, le cœur palpitant de colère et assoiffé de sang. Les Gardiens qui étaient entrés dans Ishka avec moi tremblaient du désir d’éprouver leur épée contre ces hommes et d’arracher la Pierre de Lumière des mains du roi Hadaru. Je savais qu’à tout moment une bataille pouvait éclater dans la pièce. C’était ce que désirait le roi Hadaru. Car parfois l’humiliation est si cruelle que seul le sang paraît pouvoir l’effacer.

« Mon espoir est que nous ne nous battions plus », lui dis-je.

Il rit de son rire cassant et sans joie, « Vous voulez en finir avec les guerres à ce qu’on dit.

— Oui. À l’origine, les Valari ne devaient être que des guerriers de l’esprit.

— Vraiment ? Et contre qui ferons-nous la guerre, alors ? Et comment la ferons-nous ? »

Avec la valarda, pensai-je. Avec toute la force de notre esprit.

« Il faut former une alliance contre le Dragon Rouge, répondis-je. C’est pour cela que nous nous rendons au tournoi. »

Je sentis son regard froid sur le mien et il dut sentir un peu de la chaleur du rêve qui brûlait en moi. « Une alliance ? demanda-t-il. Entre des Waashiens et des Taroners ? Des Ishkans et des guerriers meshiens ?

— Comme aujourd’hui dans cette salle, sire. Comme à Sarburn il y a trois mille ans. »

Le roi Hadaru contempla la petite coupe. Elle rayonnait d’une lumière douce qui l’enveloppait d’un éclat doré. Ses yeux brillaient intensément et les miens aussi. Il m’apparut soudain que la honte n’est que le rappel amer de notre désir de retrouver notre noblesse innée. Le roi Hadaru souhaitait peut-être mourir dans la bataille et tuer tous ses ennemis, mais quelque chose lui tenait encore davantage à cœur.

« Aidez-moi, lui dis-je. Aidez-moi à réaliser cette alliance.

— Vous aider ? Mais comment ?

— Allons ensemble à Nar. Si les Valari voient les Ishkans et les Meshiens arriver ensemble, ils croiront que tous les miracles sont possibles.

— Si je le voyais, moi aussi je croirais aux miracles », répondit le roi. Il se tut pour observer les courbes douces et dorées de la Pierre de Lumière. « Vous parlez de voyager ensemble, de partager cette coupe. Mais tous ceux qui la gardent sont de Mesh. Nous autres, Ishkans, sommes-nous condamnés à vous suivre comme des petits chiens dans l’espoir de manger vos restes ? »

J’échangeai un regard avec plusieurs des chevaliers qui encadraient le trône du roi Hadaru. « D’accord, dis-je. Choisissez dix de vos meilleurs hommes et ils prêteront le serment des Gardiens eux aussi. »

À peine avais-je prononcé ces mots qu’un énorme soupir de surprise traversa la salle. Autour de moi, quelques chevaliers grommelèrent leur désaccord, mais plus nombreux encore furent ceux qui se réjouirent de ma proposition.

« Dix chevaliers ? dit le roi Hadaru. Pourquoi pas cent ? Pensez-vous notre pays si pauvre en esprits qu’il ne soit pas capable de se passer d’autant d’hommes ?

— Personne ne dira jamais une chose pareille d’Ishka, sire. Mais j’ai l’intention d’aller de Nar à Tria et cent chevaliers suffiront bien à alarmer les Aloniens comme ils ont alarmé lord Shadru. Deux cents Valari commenceraient vraiment à ressembler à une invasion. »

Le roi réfléchit à ce que je venais de dire tout en examinant la coupe dans sa main. « Oui, déclara-t-il enfin, vous avez peut-être raison. Il vaudrait mieux cinquante chevaliers.

— C’est encore trop. Il faudra trouver des gardiennes pour chacun d’eux afin qu’ils ne soient pas à la merci des illusions de Morjin. De plus, je dois être sûr de chacun des Gardiens.

— Êtes-vous en train de dire que vous doutez des chevaliers que je choisirai ?

— Non, sire. Mais les Gardiens doivent d’abord être fidèles à la Pierre de Lumière et à moi. Je dois connaître les hommes que je commande.

— Combien de temps vous faudrait-il pour faire la connaissance de trente de mes chevaliers ?

— Deux fois plus que pour la moitié de ce nombre.

— Quinze chevaliers, marmonna-t-il en secouant la tête. Bien sûr, il ne s’agit là que de spéculations. Qui pourrait imaginer ne serait-ce que quinze chevaliers Ishkans chevauchant jusqu’à Tria avec des Meshiens ?

— Serait-ce plus facile d’en imaginer vingt ?

— Peut-être. Vous comprenez bien que mes chevaliers auront besoin de la compagnie de leurs compatriotes.

— Alors pourquoi ne choisissez-vous pas ces chevaliers maintenant, puisqu’ils sont avec leurs compagnons ?

— Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il n’a pas encore été décidé que des Ishkans se joindraient aux Gardiens comme vous le proposez. »

Pendant un moment qui me parut durer une éternité, il contempla la Pierre de Lumière. Puis il annonça : « On dit que la Gelstei est capable de trouver toutes les autres gelstei et qu’elle les domine toutes. On dit aussi qu’elle donne l’immortalité. »

Il leva sa vieille main pleine de cicatrices et l’étudia longuement. Puis ses doigts se refermèrent sur la coupe en or comme s’il ne se résignait pas à la lâcher. Si quelqu’un savait ce qu’il ressentait, c’était bien moi. Rendre la Pierre de Lumière, c’était comme abandonner son cœur.

C’est alors que mes yeux croisèrent les siens. Il aboya : « Qu’est-ce que vous regardez ? Ne me regardez pas comme ça ! »

Je me rappelai que tous les Valari aspiraient à polir leur âme jusqu’à lui donner l’éclat d’un diamant sans défaut.

« Il est possible que vous soyez vraiment le Maîtreya », me dit-il. Il fixa la Pierre de Lumière un moment avant de tourner de nouveau les yeux vers moi. « Il est possible que vous ne le soyez pas. Mais votre espoir de réaliser une alliance est respectable. J’ai fini par comprendre qu’il fallait s’opposer à Morjin. Il est pareil à une araignée qui tisse sa toile dans l’obscurité pour capturer les innocents. »

Il se pencha en avant de son énorme trône en bois comme s’il voulait se lever pour donner la Pierre de Lumière au prince Issur. Puis il parut se raviser. Il se carra de nouveau sur son siège et tendit le doigt vers Estrella. « Certains ont subi des blessures plus graves que les miennes aux mains du Dragon Rouge. Cette fillette, peut-être, qui a perdu l’usage de la parole. Et pourtant, il m’a pris un fils, et ça, c’est comme perdre la vie. Celui dont je ne prononcerai plus le nom n’a pas toujours été une créature de Morjin. Il était impulsif, oui, et fier – nous savons tous à quel point il était fier. Mais il n’était pas mauvais. C’est Morjin qui l’a rendu ainsi. C’est un voleur d’âmes et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour lui faire payer ses crimes. »

Là-dessus, le roi Hadaru se leva enfin de son trône. Il se dirigea vers un jeune chevalier de grande taille au visage noble dont le long nez faisait l’effet d’un pilier supportant son front aux os délicats. Il lui tendit la Pierre de Lumière en disant : « Sar Jarlath, jurez-vous de garder ceci au péril de votre vie ? Jurez-vous de tuer tous les ennemis qui voudraient voler cette coupe à son maître légitime ? »

À ce moment-là, Asaru se tourna vers moi, imité par Maram et lord Raasharu, le visage rouge de colère et de fierté. En tant que Gardien de la Pierre de Lumière, c’était à moi de poser à Sar Jarlath les questions qu’énonçait le roi Hadaru. Mais je ne le repris pas. Je me contentai d’admirer en silence le petit miracle qui se déroulait devant moi.

Le roi Hadaru continua alors : « Acceptez-vous d’accompagner lord Valashu et de vous mettre sous ses ordres sans jamais oublier que vous êtes un chevalier d’Ishka et que vous représentez l’honneur de votre roi et de vos compatriotes ? »

Sar Jarlath acquiesça et nous vîmes avec bonheur le roi Hadaru lui remettre la Pierre de Lumière. Puis il fit de même avec d’autres chevaliers, se déplaçant dans la salle et choisissant ses hommes les plus fidèles. Désormais, c’était à moi qu’ils seraient fidèles. Quand il en eut sélectionné vingt, ceux-ci rejoignirent les cent Gardiens près du cercle d’honneur. Sivar de Godhra donna alors la responsabilité de la Pierre de Lumière à Sar Jarlath qui serait le prochain porteur sur la route de Nar et de Tria.

Ensuite, le roi Hadaru commanda un festin. Nous mangeâmes beaucoup de viande et bûmes beaucoup de bière. Le roi nous régala de récits mettant en scène le courage des vingt nouveaux Gardiens qu’il avait choisis. Les années semblaient avoir abandonné son vieux visage fatigué. C’était la première fois que je le voyais heureux. Une fois encore, je me réjouis que mon destin m’ait amené à retrouver la Pierre de Lumière. Car un grand roi avait touché la coupe en or et avait été touché par elle.

Quand vint l’heure d’aller se coucher, Asaru me prit à part et me dit : « Tu as couru un grand risque en apportant la Pierre de Lumière ici, petit frère.

— Oui, mais toutes les autres alternatives me semblaient pires.

— Comment as-tu su que le roi Hadaru n’allait pas essayer de s’en emparer ?

— Je ne le savais pas. Mais soit on croit dans l’homme, soit on n’y croit pas. » Je souris pour le rassurer avant de poursuivre : « Le roi Hadaru est présomptueux, arrogant et vaniteux. Mais il a une âme de Valari. »

Cette nuit-là, je logeai dans une chambre richement meublée réservée aux princes et aux rois. Je dormis bien, certain que les nouveaux Gardiens postés devant ma porte donneraient leur vie pour nous protéger la Pierre de Lumière et moi.