30

Le lendemain, nous levâmes le camp de bonne heure, avant les premières lueurs du jour. Et si nous ne chevauchâmes pas aussi vite que le vent, nous avancions néanmoins assez rapidement pour sentir la brume du matin plaquer nos cheveux en arrière et humidifier nos cils. Impossible toutefois de conserver un rythme aussi exténuant bien longtemps sans épuiser nos chevaux. Nos montures étaient déjà amaigries par le voyage et nous avions peu de fourrage pour elles et peu de rations pour nous. Quand nous atteignîmes Suma le surlendemain au milieu de l’après-midi, nous fîmes une halte dans cette vieille ville pour nous réapprovisionner. J’achetai deux solides chariots et les remplis de sacs d’avoine, de roues de fromage, de pommes séchées, de farine de seigle et d’autres aliments nécessaires pour traverser l’Alonie. Personne, pas même Maram, ne proposa de chercher une auberge pour la nuit et nous reprîmes la route aussi vite que possible. À la tombée du jour, nous montâmes le camp dans une grande clairière sous un ciel étoilé. Devant nous, au sud et à l’est, la forêt s’étendait sur des centaines de milles.

Au cours des jours suivants, à chaque mille parcouru, tandis que les roues des chariots crissaient sur les pavés de pierre et que les sabots des chevaux martelaient la route, j’essayai de distinguer dans le vent, la terre et l’air un signe indiquant que nous étions pourchassés. Au bout de quatre journées de voyage harassant, nous avions mis cent trente milles entre Tria et nous. Nous quittâmes la vieille Alonie pour la vaste région désertique de bois et de collines dont aucun duc, baron ou seigneur ne réclamait la propriété. J’étais certain qu’aucun bataillon de chevaliers ou de pillards ne nous suivait. Et pourtant, quelque chose était à nos trousses. La mort de Baltasar pesait sur mon cœur comme un lourd linceul de fer qui n’aurait pas été enterré avec lui. Et celle de Ravik Kirriland aussi. Si j’écoutais avec assez d’attention ou si je tirais mon épée, l’air se remplissait des cris d’agonie d’autres morts du passé et du futur. Tous les matins, nous chevauchions vers l’est, dans le soleil, et cet orbe ardent dessinait une ombre allongée derrière moi. Plus j’avançais vite, plus elle me poursuivait, comme ma cape noire ornée du cygne et des étoiles qui se gonflait derrière moi. Un homme pouvait-il échapper à son destin ? me demandai-je. Alors que sous mes pieds, la terre tournait, transformant le jour en nuit et la nuit en jour, je sentais que je ne faisais que me précipiter vers le mien.

Le six du mois de soal, nous nous retrouvâmes à serpenter entre les buttes rocheuses et embrumées où Atara et moi avions un jour combattu les féroces hommes des collines qui essayaient de la dévaliser et de l’enlever. Peut-être le souvenir de la violence que nous avions infligée à ces barbares inspira-t-elle à Atara des images du futur ou des visions d’événements lointains, car au moment même où nous franchissions une éminence pelée surplombant la lisière de chênes au sud, elle se figea sur sa selle et se tourna dans cette direction. Je fis halte à côté d’elle et les colonnes de chevaliers s’arrêtèrent derrière nous. Atara plaqua sa main sur son bandeau et s’écria : « Oh, Val, il y a eu une bataille ! Il y a une bataille. Elle se déroule en ce moment ou elle se déroulera bientôt. Dans le Wendrush. À l’est des Collines Rouges, entre les Deux Fleuves. Des guerriers niurius, une pluie de flèches, des tas de morts, des tas de mourants. Morjin ! Je le vois ! C’est lui qui commande son armée. Sur un grand étalon blanc. Il y a près de trente mille lances derrière lui. Et les Urtuks les accompagnent ! Je compte sept étendards : l’ours, le faucon, le blaireau, le lion, le loup, la loutre et l’aigle. Sept clans appartenant aux Urtuks de l’Est ! Maudits soient-ils ! Maudits soient-ils d’avoir rejoint Morjin ! »

Aussi soudainement qu’elle lui était venue, sa vision l’abandonna. Elle s’effondra sur sa selle, se repliant comme un soufflet vidé de son air. « C’est le Dragon qui l’emporte ! murmura-t-elle. La route de Mesh s’ouvre devant lui. »

Je tendis la main et serrai la sienne pour lui insuffler un peu de courage, mais je n’en avais pas beaucoup moi-même. Et je m’en voulus de ma voix crispée quand je lui demandai : « Est-ce que les Urtuks iront à Mesh avec Morjin ? Est-ce qu’ils y vont avec lui ?

— Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne vois pas ça. Je ne vois… rien. »

Quand elle perdit brusquement sa seconde vue, la panique qui accompagnait toujours son sentiment d’impuissance s’infiltra en moi. La peur, comme de l’eau stagnante et froide, se répandit dans tous mes membres. Ce soir-là, quand nous installâmes notre camp au milieu des grands arbres à l’écart de la route, Estrella alla avec Atara chercher de la garance dans le sous-bois. Elles en trouvèrent quelques plants à proximité d’un ruisseau et les déterrèrent. Aidée de Liljana, Atara fit bouillir les racines dans une casserole en fer et en tira une teinture rouge sombre. Puis elle frotta la hampe, les plumes et la pointe de deux de ses flèches avec ce liquide à l’odeur nauséabonde. Et quand elle eut fini de leur donner une couleur de sang, elle les brandit, une dans chaque main, et déclara : « Celle-ci est pour l’œil droit de Morjin, et celle-là pour l’œil gauche. »

Le lendemain, nous franchîmes la trouée dans les Montagnes du Levant et les quatre jours suivants, nous chevauchâmes à travers un paysage sauvage de forêts inextricables, depuis longtemps abandonnées par les humains. Rien ne semblait pouvoir arrêter ni même retarder notre voyage de retour. En plusieurs endroits, de grands arbres étaient tombés en travers de la route et nous sortîmes nos haches pour nous frayer un passage. Quand, trois jours durant, des trombes d’eau dégringolant de lourds nuages en provenance de la Mer Alonienne s’abattirent sur nous, nous poursuivîmes notre route en grelottant dans le froid. Et quand nous atteignîmes les plaines à la frontière d’Anjo et découvrîmes la route submergée, nous abandonnâmes les chariots et contournâmes l’inondation en passant par la forêt épaisse.

Nous franchîmes le fleuve Santosh et entrâmes dans Anjo le 12 du mois de soal. J’avais craint qu’en retrouvant leur patrie, certains de mes chevaliers anjori ne renoncent à leurs vœux pour demeurer dans cette terre de plaines vallonnées, de pâturages et de collines verdoyantes au pied des sommets enneigés des Montagnes du Levant, mais personne ne déserta. Ces hommes qui avaient parcouru tant de milles avec moi et avaient combattu nos ennemis à mes côtés sentaient que quelque chose m’inquiétait. Comment aurait-il pu en être autrement ? La peur suintait de mon cœur comme s’il avait été transpercé par une lance. Quand nous montâmes le camp ce soir-là, dans un champ abandonné du domaine de Yarvanu que dirigeait le comte Rodru, Sar Valkald vint me voir : « Je suis heureux de fouler de nouveau ce sol et je le serais encore plus si je pouvais revoir mon père et ma mère, dit-il. Mais ils sont de Daksh et nous ne passerons pas près de chez eux. Ça n’a pas d’importance. J’ai prêté serment volontairement et c’est volontairement que je tiendrai mes engagements – jusqu’à Mesh ou partout où ira la Pierre de Lumière. »

Sunjay Naviru entendit la promesse de Valkald et me prit à part pour me rassurer : « Tous les Gardiens pensent comme lui, Val. Personne ne vous tient pour responsable de ce qui s’est passé à Tria.

— Ils ne m’en veulent pas d’avoir tué Lord Ravik ?

— Vous en vouloir ? Au contraire. Ils sont tristes que vous ayez tué un innocent, bien sûr. Mais c’est la guerre. Et s’ils sont chagrinés que vous ayez perdu votre gloire, finalement, peu leur importe que vous soyez ou non le Maîtreya. Ils savent qui vous êtes vraiment. »

En voyant le visage si loyal et si lumineux de Sunjay, je remerciai le ciel d’avoir un ami aussi fidèle, et regrettai d’autant plus Baltasar. J’aurais voulu rassurer Sunjay comme il venait de le faire pour moi, mais comment ? Que pouvais-je dire à cet homme doux et énergique qui paraissait destiné à la souffrance et à la mort ? Que pouvais-je dire à qui que ce soit ?

Bien que maître Juwain nous eût déconseillé de pénétrer dans l’un des Neuf Royaumes avec la Pierre de Lumière, nous traversâmes Anjo sans difficulté. Nous arrivions avant les rois Danashu, Hadaru et les autres souverains, et la nouvelle du fiasco dans la salle du trône du roi Kiritan ne s’était pas encore répandue dans le pays. Nous évitâmes de nous étendre sur le sujet avec les voyageurs rencontrés en chemin, et même avec une compagnie de chevaliers du comte Rodru chargée de contrôler la route. Je me contentai de leur dire qu’on craignait une invasion du Dragon Rouge et que mon père m’avait demandé de rentrer à Mesh. Je leur demandai de l’aide, et s’ils ne me fournirent pas de vaillants chevaliers prêts au combat, ils me donnèrent néanmoins de l’avoine pour les chevaux et des provisions pour les hommes. Et il en fut de même lors de la traversée de Vishal, gouverné par le baron Yashur et d’Onkar qui avait pour seigneur le comte Atanu. Si l’un ou l’autre de ces grands nobles avait été tenté par la montagne d’or de Morjin, il n’en laissa rien paraître et il ne me trahit pas non plus. Peut-être était-ce simplement parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de rassembler une force suffisante pour arracher la Pierre de Lumière à mes chevaliers. Quoi qu’il en soit, nous rejoignîmes le carrefour de la route de Nar et de celle du Nord sans incident. Nous prîmes alors en direction de Jathay, domaine du roi Danashu. Il nous fallut deux jours et demi de plus pour achever la traversée d’Anjo. Le 16 du mois de soal, nous franchîmes le pont Aru-Adar et entrâmes dans Ishka.

À vol d’oiseau, quatre-vingt-dix milles séparaient ce pays magnifique de Mesh, mais beaucoup plus pour nous car la route faisait un grand crochet à l’est en passant par Loviisa. Après avoir parcouru une région accidentée entre le lac Osh et une chaîne de montagnes sur notre gauche, puis de riches terres cultivées, verdoyantes sous le chaud soleil de soal, nous atteignîmes la plus grande ville d’Ishka deux jours plus tard. Sar Jarlath partit en avant pour demander des provisions et expliquer pourquoi nous étions pressés. Le prince Issur que le roi Hadaru avait nommé régent vint à notre rencontre avec Lord Mestivan et dix chevaliers. Nous tînmes rapidement conseil à cheval au bord d’un clair ruisseau descendant vers le fleuve Tushur. Nous informâmes le prince Issur qu’au moment même où nous parlions, Morjin et son armée marchaient probablement sur Mesh. Cela le surprit parce que, dit-il, aucune des sentinelles qui surveillaient le Wendrush n’avait aperçu d’armée de Sarni ni de soldats en provenance de Sakai.

« Si vous dites vrai à propos du Dragon Rouge, excusez ma précipitation, mais il y a beaucoup à faire, me dit le prince Issur. Il faut envoyer des messagers aux forteresses, avertir nos seigneurs de guerre et mobiliser nos chevaliers. Morjin peut tout aussi bien marcher sur Ishka.

— C’est peu probable. Pour l’instant, c’est à Mesh qu’il en veut.

— Oui, mais que se passera-t-il si Mesh est vaincue ? » répliqua-t-il. Il frottait son doigt entre son grand nez et ses yeux qui étaient noirs comme du charbon.

« Mesh aurait moins de risques d’être vaincue si vous pouviez nous fournir quelques bataillons supplémentaires en renfort. Est-ce possible ? »

L’idée qu’Ishka puisse venir en aide à Mesh parut abasourdir le prince Issur. Les yeux écarquillés, il me regarda comme pour s’assurer que mes aventures en terres étrangères ne m’avaient pas fait perdre la raison. Puis il répondit : « Même si je disposais de forces en réserve, je ne pourrais pas prendre la décision de les engager. Vous dites que mon père est encore à Tria ?

— Il y était quand nous sommes partis. Il est possible qu’il soit sur le chemin du retour. »

J’entrepris de lui raconter les funestes événements du conclave mais, apparemment, Sar Jarlath l’avait déjà fait. Le prince Issur me jeta un regard froid et pénétrant, comme s’il n’avait jamais vraiment cru que j’étais le Maîtreya. « Je dois préparer Ishka au pire. Il n’est donc pas question d’affaiblir nos forces. Je crois que c’est ce que mon père souhaiterait.

— Votre père, lui dit Lord Mestivan, souhaiterait que la Pierre de Lumière demeure à l’abri ici. »

Puis il se tourna vers moi pour me regarder fixement. Je remarquai qu’il tenait sa main, comme par hasard, près de la poignée de son épée, tout comme Sar Jarlath, Sar Ianashu et les autres Ishkans qui avaient prêté serment comme Gardiens. Mais leur colère était dirigée contre Lord Mestivan et les dix chevaliers qui l’accompagnaient. Penser qu’ils étaient prêts à se battre contre leurs compatriotes pour défendre la Pierre de Lumière, et me défendre moi, me fit monter les larmes aux yeux.

« Les désirs de mon père sont parfois difficiles à connaître, dit le prince Issur à Lord Mestivan. Ce qui est sûr, c’est que si la Pierre de Lumière reste ici, le Dragon Rouge sera peut-être tenté d’obliquer vers le nord. Laissons donc Lord Valashu l’emporter au plus vite au château Elahad. »

Le prince Issur et bon nombre d’Ishkans verraient avec joie Mesh humilié et même vaincu. Quant à moi, ils paraissaient secrètement heureux que le désastre de Tria m’ait fait redescendre de mes hauteurs célestes dans le royaume où étaient obligés de vivre les simples mortels.

Nous repartîmes en toute hâte. De Loviisa, la route serpentait vers l’ouest à travers de nouvelles terres cultivées, puis tournait en direction du sud vers les montagnes qui séparaient Ishka de Mesh. Nous pressions nos chevaux plus que jamais car je sentais le temps peser sur moi comme une chape de plomb. À la tête de mes amis et des trois colonnes de Gardiens étincelants, je galopais bruyamment sur la route. Le 20 du mois de soal, nous abordâmes la pente raide qui montait au défilé séparant les monts Raaskel et Korukel. Autour de nous, la forêt de chênes et d’ormes céda progressivement la place à d’immenses épicéas pointant vers le ciel comme de grandes lances vertes. Quand je vis que nous ne pourrions pas traverser le défilé avant la nuit, j’ordonnai une halte. Nous installâmes notre camp juste au-dessous de la lisière des arbres entre deux crêtes rocheuses. Un ruisseau limpide coulait vivement sur des pierres arrondies. Pendant que mes hommes s’occupaient de planter les tentes et d’élever des fortifications, je restai un moment seul assis au bord du cours d’eau. Levant les yeux, je contemplai le passage à travers les arbres : une grande crevasse découpée dans la roche. C’est ainsi que Kane me découvrit, l’épée tirée, pointée dans sa direction.

« Est-ce que je peux m’asseoir près de vous ? » dit-il en s’installant sur un gros rocher en face de moi. Il suivit mon regard et ajouta : « Vous vous demandez ce que vous allez trouver de l’autre côté, hein ? »

Alors que j’acquiesçais d’un signe de tête, mon épée se mit à briller plus fort.

« Bon, vous trouverez ce que vous trouverez. Et vous ferez ce qu’il faudra faire.

— Oui, mais que faudra-t-il faire ? Comme vous me l’avez dit, je me suis tellement trompé. Je ne veux plus jamais me tromper.

— Alors, gardez la Pierre de Lumière pour le Maîtreya. Ça devrait suffire.

— D’accord, mais qui est-il ? Comment le trouverons-nous ?

— Le Maîtreya se reconnaît à trois choses : fidélité sans faille à l’Unique ; respect égal pour tous. Et courage inébranlable en toutes circonstances. »

Souriant tristement, je secouai la tête et murmurai : « Courage. »

Il tendit le bras pour me prendre par l’épaule. « Ne laissez pas le vôtre vous abandonner maintenant. »

Je souris de nouveau et répondis en me tapotant la poitrine avec la poignée de mon épée : « Je crains que ce ne soit déjà fait. Il y a bien quelque chose qui bat là-dedans, mais ce ne sont pas les ailes d’un aigle.

— Soyez fort, dit-il en me regardant.

— Soyez fort, répétai-je, et protégez les faibles. Si vous aviez vu la tête de Sajagax la première fois qu’il a entendu l’énoncé complet de la Loi !

— Ce n’est pas l’énoncé complet », remarqua-t-il. En dépit de l’obscurité qui tombait, ses yeux se mirent à briller. « Soyez fort et protégez les faibles, et aidez-les à devenir forts. »

Au moment où il disait cela, sa main serra davantage mon épaule.

« La force, oui », fis-je en me libérant de sa poigne. Je ramassai un galet et le lançai contre un arbre à proximité. Il heurta l’écorce rugueuse avec un petit « toc » avant de rebondir et de tomber dans le ruisseau. « Mais l’arbre le plus fort sera toujours vaincu par le feu. »

Kane me regarda d’un air peiné et affectueux et attendit que je poursuive.

« C’est mon destin, dis-je finalement.

— Qu’est-ce qui est votre destin ?

— C’est bien ça le problème, je ne sais pas. » Je contemplai le silustria de mon épée qui luisait dans les dernières lueurs du jour.

 « On appelle Alkaladur l’Épée du Destin. L’Épée de la Vision. C’est le pouvoir de la gelstei d’argent, n’est-ce pas ? Non pas de prévoir les événements à la manière d’une prophétesse, mais de voir si notre vie est en accord avec une volonté supérieure.

— Ça s’appelle l’ananke, expliqua Kane. Le destin universel auquel nous sommes tous soumis – même les Galadins et les Ieldras. Et peut-être même l’Unique.

— Oui, répondis-je, mais je me suis écarté de lui. C’était ma volonté. Quand j’ai trouvé la Pierre de Lumière, j’ai vu mon destin, si brillant, pareil au soleil se levant pour baigner tout l’univers. Et puis tout le monde a commencé à m’appeler Maîtreya et j’y ai cru. Je voulais y croire. Mais maintenant…

— Continuez, m’encouragea-t-il.

— Maintenant, mon destin me fait penser à du feu. Vous vous rappelez l’histoire de la robe de feu ? »

Il hocha la tête lentement sans me quitter des yeux. On racontait qu’autrefois, dans les Âges Perdus, un grand héros nomme Arshan avait tué un dragon qui terrorisait le pays en semant la destruction et la ruine au nom d’Angra Mainyu. Ce dernier, de son lointain Damoom, avait alors ordonné à l’un de ses prêtres de tremper en secret une robe de cérémonie en laine d’agneau blanche dans le sang du dragon. Ensuite, le prêtre avait offert la robe rouge à Arshan en hommage à son immense exploit. Mais au moment où Arshan enfila le vêtement de couleur vive, celui-ci s’enflamma, se colla à sa peau et le brûla jusqu’aux os. Rendu fou par la douleur, Arshan se donna la mort.

« C’est ce que je ressens en ce moment, expliquai-je à Kane. Tout me brûle. C’est comme si j’avais moi-même confectionné ma robe de feu avec le sang de Baltasar, de Ravik, et même de Morjin. »

Je lui expliquai alors que je sentais les flammes m’envelopper, me consumer et jaillir pour tout détruire en un irrésistible holocauste.

« Bon, dit Kane dont les yeux noirs reflétaient l’éclat de mon épée. Il y a le feu qui tourmente et tue, mais il y a aussi le feu qui purifie, le feu de l’ange qui nettoie le monde et le renouvelle entièrement afin d’inaugurer un âge nouveau.

— Un âge nouveau, fis-je en secouant la tête. J’ai besoin de savoir ce qui m’attend demain, ou la semaine prochaine. Le fait de ne pas savoir me rend fou.

— Mais on ne peut jamais connaître son destin. Tout ce qu’on peut faire, c’est l’accepter quand il se présente.

— Doit-on accepter tout ce qui est odieux et sombre, alors ?

— Ecoutez-moi, Valashu, et écoutez-moi bien. » Il prit ma main dans la sienne et la serra comme s’il me voyait pour la première fois. « Chaque homme n’a qu’un destin. Vous devez aimer le vôtre comme vous aimez la vie. Vous devez l’accueillir chaque matin, à chaque instant, de toute votre âme. Vous devez le serrer sur votre cœur, farouchement, passionnément, et ne jamais le lâcher. Vous devez croire en lui et le chérir totalement comme si vous vouliez qu’il revienne encore et encore, un million de fois, à travers les feux de l’éternité et tous les cycles de la création. »

Je retirai ma main de la sienne et la contemplai à la lumière qui déclinait. J’avais l’impression qu’il n’y avait ni sang ni os à l’intérieur, seulement une froide gelée rouge qui frémissait à chaque évocation du futur. « Oui, répondis-je à Kane, je devrais peut-être faire comme vous dites. Mais qui a assez de force pour y parvenir ?

— Chacun de nous reçoit une force égale au fardeau qu’il doit supporter. L’Unique l’a voulu ainsi. »

Je considérai avec respect et crainte cet homme redoutable qui avait été crucifié autrefois sur le rocher nu du Skartaru où Morjin l’avait torturé pendant dix ans en lui ouvrant tous les jours le ventre.

« Peut-être, dis-je en essuyant ma main couverte de sueur froide. Mais l’Unique regardait certainement ailleurs quand j’ai décidé de revendiquer la Pierre de Lumière pour moi. Et quand j’ai tué Ravik.

— Vous voulez qu’on vous remarque, c’est ça ? marmonna-t-il en me regardant. Alors ayez la foi ! Quand on a la foi, on devient plus visible aux yeux de l’Unique. »

Sur ces mots, il saisit le luth qu’il portait en bandoulière, tapota le bois lisse, puis pinça les cordes pour l’accorder. J’étais heureux qu’il ait emporté ce bel instrument après la mort d’Alphanderry.

Pendant un moment, alors qu’au-dessous de nous les volutes de fumée des feux de camp s’élevaient dans l’espace et que la nuit tombait sur les bois, il joua un air ancien qui était l’un des préférés d’Alphanderry. À ma connaissance, il n’avait pas de paroles, mais chaque note que produisait Kane était aussi claire et aussi éloquente qu’un poème entier. Il y avait de la tristesse dans cette musique, et en même temps une grande exaltation. Elle résonnait comme une immense volonté d’exister, tout simplement. Triste et douce, cette mélodie me communiqua une énergie nouvelle et me fit me tourner plein d’espoir vers les étoiles qui scintillaient dans le ciel.

Comme elles, les yeux de Kane brillaient. Sur son visage, la sauvagerie s’effaça progressivement. Tout son être paraissait s’ouvrir comme une grande fleur dorée, dotée d’innombrables couches de pétales. En son centre se trouvait une partie de lui, un joyau précieux, qu’il ne laissait jamais voir. Et dans le secret de ce cœur se formait un chant qui n’était que beauté, feu et grâce.

Soudain, émerveillé, je vis Flick apparaître au-dessus du ruisseau et prendre la forme d’Alphanderry. Et quand cet Alphanderry de lumière se mit à accompagner la musique d’une voix si belle qu’elle en était presque insoutenable, je remarquai que Kane souriait. On avait l’impression que les constellations au-dessus de nous et toute la terre chantaient avec lui dans l’enthousiasme et l’allégresse, répondant ainsi aux grandes angoisses existentielles.

Et puis Kane acheva sa chanson et Alphanderry s’évanouit dans le néant. Et Kane murmura : « Mon ami, mon petit ami.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? lui demandai-je. Cette langue des anges – je ne la comprends toujours pas.

— Moi non plus, répondit Kane en levant les yeux vers les étoiles.

— Quoi ? Mais vous êtes…

— Je suis qui je suis, répliqua-t-il. Et j’ai oublié cette langue. Ou on m’en a privé. Ce qui finalement revient au même. »

J’écoutai le clapotis du ruisseau sur les rochers auxquels la lune donnait un reflet argenté. « Mais comment ? Comment est-ce possible ? »

Il me regarda et ses lèvres esquissèrent un sourire triste. « C’est étrange, dit-il. L’Unique voit par mes yeux et par les vôtres, et il en va de même pour l’écureuil et le papillon et tous les êtres qui voient.

L’Unique sent la terre par mes doigts et par les vôtres, la pluie sur un visage d’enfant, le vent à travers les feuilles d’un chêne. Les êtres n’ont qu’un goût et brûlent d’une flamme unique, infinie et impossible à éteindre qui constitue leur être véritable. Et pourtant, j’oublie. J’oublie qui je suis vraiment et c’est l’horreur – j’oublie, et tout ce qui est beau et lumineux devient laid et sombre. »

Quelque part dans les montagnes autour de nous, un loup hurlait son immense solitude à la lune. Je crus aussi entendre le cri d’un aigle, mais cela semblait impossible puisque les aigles ne volent pas la nuit.

Kane remit le luth sur son épaule, puis me confia : « Il faut que vous preniez à cœur ce que je vais vous dire maintenant : L’Unique agit sur les êtres dans un but précis, même si on ne le voit pas. Et nous devons poursuivre le même but, même si cela doit signifier notre perte. »

Je savais que ce qu’il disait était vrai. Et pourtant, je croyais aussi ce que mon grand-père m’avait un jour expliqué : que certains hommes étaient nés pour forger leur propre destin. Alors l’espoir flamba en moi. Je levai les yeux vers les montagnes qui se dressaient à l’horizon, sombres et menaçantes et semblables à deux grands monstres bossus. Trouverai-je Morjin de l’autre côté ? Je me jurai que si c’était le cas, cette fois je m’approcherais de lui pendant la bataille et je le tuerais, même si cela devait me tuer moi aussi comme Atara l’avait un jour prédit. Comment faire autrement avec cette Bête Ignoble qui avait fini par aller trop loin ? Comment me détourner de ce destin ?

« Merci pour la musique », dis-je à Kane en lui faisant un petit signe de tête. Levant Alkaladur vers le ciel, j’ajoutai : « Merci pour l’épée aussi. »

Il me rendit mon salut, puis me décocha son sourire de sauvage. Il renifla l’air qui charriait des odeurs de viande rôtie.

« Bon, si on allait manger cet agneau que Liljana nous a préparé et reprendre des forces ? Je meurs de faim. »

Il se leva et me tendit la main pour m’aider à me mettre debout et nous rentrâmes au camp ensemble. Après le repas, je me retirai sous ma tente où je demeurai presque toute la nuit éveillé à essayer de deviner le schéma et le but des étoiles.

Le lendemain matin, je franchis le défilé à la tête de mes colonnes de chevaliers et entrai dans Mesh.