22

Cet après-midi-là, nous parcourûmes encore quinze milles le long de la rive est du Poru en direction du nord. De part et d’autre de la route, des fermes avaient été conquises sur ce qui était autrefois la steppe. À la place de l’herbe, les Aloniens faisaient pousser du blé et d’autres céréales. Un système de canaux compliqué permettait d’arroser avec l’eau du fleuve ces champs répartis en carrés et en rectangles verts. Environ tous les demi-mille, un petit pont nous permettait de franchir les canaux les plus larges. Sajagax et ses guerriers supportaient mal d’être obligés de rester sur la route pour pouvoir traverser et surtout de devoir éviter de piétiner les champs. Ils n’éprouvaient que du mépris pour les hommes et les femmes qui travaillaient torse nu, pliés en deux sous le soleil brûlant, binant, sarclant et répartissant des seaux de fumier pour fertiliser leurs plantations. Sajagax me le confia lors d’une halte pour faire boire les chevaux dans l’un des canaux :

« Regardez ces gratte-terre et ces bousiers ! Ils sont pratiquement esclaves du seigneur qui possède ces terres. Il vaudrait mieux pour eux que nous mettions fin à leur misérable vie en les prenant pour cibles de nos exercices de tir. »

En disant cela, il brandit son arc, puis me fit un clin d’œil. Horrifié, je posai ma main sur son bras et lui répondis : « Soyez fort et protégez les faibles. »

Un instant, je sentis une lueur de compassion s’allumer en lui. Mais il secoua la tête en agitant son arc devant le paysage apprivoisé autour de nous. « Ce sont des kradaks, comme tout le monde ici, et ils n’ont pas le droit de vivre dans le Wendrush comme de véritables hommes. Il faudrait raser toute l’Alonie et la convertir en pâturage pour nos chevaux. »

Je le regardai pour voir s’il était sérieux. Il l’était. Pas étonnant, me dis-je, que les Valari aient combattu ces sauvages de Sarni pendant trois longs âges.

C’est alors qu’au moment où je désespérais de ce barbare aux tresses grises et aux moustaches farouches, il me surprit. Comme nous traversions un village dont je ne connaissais pas le nom, il s’arrêta pour donner une pièce d’or à une aveugle qui demandait l’aumône. Quand je lui fis un signe de tête pour approuver sa bonté, il me dit : « "Soyez fort et protégez les faibles", la loi que vous imposez est dure, Valashu Elahad. Les faibles sont trop nombreux. Mais cette femme pourrait être ma petite-fille. »

Malheureusement, les Aloniens ne se montrèrent pas aussi généreux que Sajagax. Ce soir-là nous installâmes notre camp sur les terres en jachère d’un riche propriétaire. C’était un jeune chevalier, veule et hautain, qui paraissait n’être jamais allé à la guerre. S’il nous permit de planter gratuitement nos tentes dans son champ couvert de mauvaises herbes, il exigea de l’or pour le pain et le bœuf qu’il voulait nous vendre à un prix exorbitant. En l’entendant, Sajagax faillit lui ficher une flèche dans l’œil et le chevalier battit en retraite derrière les murs de sa propriété. Sajagax se pencha alors pour enfoncer sa vieille main rugueuse dans la boue noire sous ses bottes, puis il la leva en disant : « Je préférerais manger de la terre plutôt que de payer pour la nourriture de cette mauviette. Dans le Wendrush, soit on tue les étrangers de passage, soit on leur donne tant à manger et à boire qu’ils ne peuvent plus bouger. »

Ce soir-là, notre repas se composa de nouveau du sagosk séché et coriace que nous mastiquions en voyage et des inévitables biscuits que les Valari appellent pain de guerre et les Sarni gâteaux de rushk. Le lendemain matin, le petit déjeuner ne fut guère plus appétissant. Mais c’était suffisant pour supporter une longue journée à cheval sous le soleil cuisant et sous la pluie qui s’abattit sur nous pendant quelques heures, nous trempant jusqu’aux os et rendant les pavés glissants sous les sabots bruyants de nos montures. En fin d’après-midi, nous atteignîmes un endroit où la route tournait vers l’ouest et enjambait le Poru sur un grand pont de pierre. De l’autre côté s’étendait la ville de Tiamar, un ensemble carré de bâtiments en pierre étincelante d’où le duc Malatam administrait les terres de Tarlan. Cependant, le duc ne se trouvait pas dans son palais au-dessus du fleuve. Avec d’autres nobles, il avait fui la chaleur de l’été de ces plaines torrides pour rejoindre le vieux château de sa famille dans les collines à vingt milles au nord.

« C’est aussi bien, me dit Sajagax quand un vagabond qui passait par là nous apprit la nouvelle. Parce que si le duc avait essayé de nous faire payer son hospitalité lui aussi, cette fois, je lui aurais planté une flèche dans le corps. Et le roi Kiritan aurait été obligé de décider s’il voulait faire la guerre à son beau-père ou pas. »

Personne d’entre nous ne souhaitait retarder notre voyage en allant rendre visite à ce grand-duc dans son château pour lui présenter nos respects. Mais ce fut lui qui vint à notre rencontre. Nous nous arrêtâmes ce soir-là à l’extérieur de la ville, sur un terrain communal recouvert d’herbe rase utilisé pour faire paître les moutons. Le lendemain matin, alors qu’à l’est le soleil formait un disque rouge lumineux sur l’horizon et que nous nous préparions à lever le camp, un bruit assourdissant de sabots résonna sur la route du nord-ouest. Sortant de ma tente, j’aperçus une compagnie de trente chevaliers qui fonçaient vers nous. Une croix noire partageait en quatre le bouclier blanc de leur chef et chacun des quartiers arborait un motif de roses rouges : les armes du duc Malatam.

Le duc et ses chevaliers stoppèrent leurs chevaux couverts d’écume dans la prairie entre le camp des Kurmaks et celui de mes hommes. Je fis une vingtaine de mètres à pied pour aller les accueillir, suivi entre autres de Lansar Raasharu, Lord Harsha, Maram et Atara. Sajagax, lui, insista pour couvrir à cheval la courte distance depuis l’endroit où ses guerriers, assis autour de petits feux, mangeaient leur ration de sagosk séché. Aucun chef sarni n’aurait supporté d’affronter un Alonien à pied et de devoir lever les yeux vers lui.

« Eh bien, je constate qu’en fin de compte, les Valari et les Sarni voyagent bien ensemble », dit le duc Malatam. C’était un petit homme d’âge moyen. Il avait un visage mince de furet et portait une barbe brune et raide. « Je vois quand même que vous faites camps séparés. Difficile d’oublier les vieilles inimitiés, hein ? Vous avez réussi à venir en paix jusqu’ici, mais je vous préviens, mon domaine est tranquille et on n’y tolère pas les bagarres. En revanche, les émissaires de paix sont les bienvenus, bien sûr. »

À la grande consternation de Sajagax, il mit pied à terre et vint me serrer chaleureusement la main, ce qui obligeait Sajagax à faire de même. Il descendit lentement de son cheval et en plusieurs endroits de son corps froid et raide dans l’air du petit matin, je sentis les douleurs et les souffrances de vieilles blessures. Mais pas un gémissement, pas une grimace susceptibles de trahir ces maux ne lui échappèrent. Il s’approcha de nous et saisit la main fine du duc. « Nous acceptons votre accueil », fit-il.

Le duc Malatam fixa Sajagax du regard tout en essuyant machinalement sa main moite sur son surcot blanc tendu sur une belle cotte de mailles. Si Tarlan était si tranquille, me demandai-je, pourquoi portait-il une armure par ce beau matin calme.

« Nous avons chevauché toute la nuit pour vous voir avant que vous ne repartiez vers le nord, nous dit-il. J’ai affaire à Tiamar et j’aimerais vous inviter à me rejoindre dans ma propriété et à profiter de mon hospitalité. Le plus grand chef kurmak devrait se régaler des mets les plus délicieux avant de reprendre la route. Et vous aussi, Prince de Mesh. »

Ainsi, pensai-je, contrairement à Lord Halmar, ce petit duc avait reconnu mon nom. Ses petits yeux doux cherchaient les miens comme s’il essayait de gagner ma confiance avec sa bonne volonté évidente. Mais ses paroles me semblaient aussi creuses qu’un œuf vidé de son contenu. Quant à Sajagax, il restait méfiant, tout flatté qu’il était.

« Nous devons partir, dit-il, et vite, si nous ne voulons pas rater le conclave.

— Mais quelques heures de plus à reprendre des forces pour le voyage ne changeront rien. Je peux vous offrir du pain, de l’agneau d’été et le meilleur bœuf de toute l’Alonie. »

En l’entendant mentionner la viande d’un animal que les Sarni méprisaient, Sajagax sortit une lanière de sagosk coriace et répliqua : « Nous aussi, nous avons de la bonne nourriture. Voulez-vous partager notre petit déjeuner ? »

Le duc Malatam plissa le nez avec dégoût en regardant le morceau de viande séchée. On racontait que les Sarni attendrissaient la chair du sagosk en la plaçant sous la selle de leurs chevaux suants, et je savais que c’était vrai.

« Je ne voudrais pas manger les provisions dont vous aurez besoin pour votre voyage, fit le duc. Je pense que ce serait plus agréable pour tout le monde de déjeuner dans mon palais.

— Je regrette, lui dis-je, mais nous n’avons pas le temps.

— Mais nous avons des tas de choses à voir ensemble, Lord Valashu. »

Le duc fit un signe de tête à un chevalier corpulent aux cheveux blonds qui devait être le capitaine de ses hommes. Le chevalier mit pied à terre, imité par les trente autres guerriers de la garde du duc Malatam. Tous portaient un meuble différent sur leurs surcots élégants et propres : un aigle en or, des roses blanches, un ours noir. Leurs armures étaient étincelantes et je ne discernais entre les anneaux entrelacés et brillants aucune trace de coups d’épée ni aucune entaille de hache. Leurs visages non plus ne semblaient pas avoir connu l’horreur de la guerre. Comment aurait-il pu en être autrement dans un royaume qui n’avait pratiquement connu que la paix depuis de nombreuses années ?

« Je voudrais vous parler du conclave, me dit le duc Malatam. Et de la Grande Quête. »

Il jouait avec le gros médaillon accroché à son cou par une chaîne. Tout comme celui que je portais sur mon armure, son centre était orné d’une petite coupe d’où jaillissaient sept rayons. Je jetai un coup d’œil aux médaillons d’Atara, de Maram et de maître Juwain qui brillaient dans le soleil du matin.

« J’ai entendu dire, poursuivit le duc Malatam, qu’un Elahad de Mesh avait trouvé la Pierre de Lumière. Mais on entend tant de choses de nos jours. Difficile de savoir ce qu’il faut croire, n’est-ce pas ? »

À ce moment-là, Atara s’avança et répondit pour moi. « Difficile de le savoir, en effet. Lord Valashu, mes amis et moi avons fait le vœu de chercher la Pierre de Lumière devant le trône de mon père. Mais je ne me rappelle pas vous avoir vu recevoir votre médaillon. »

Les paroles d’Atara semblèrent lui nouer l’estomac. Sa peau claire s’empourpra quand il lui demanda : « Comment pourriez-vous vous rappeler m’avoir vu, Princesse, puisque vous avez perdu la vue et que vous ne voyez plus rien du tout ?

— Elle n’a pas perdu sa seconde vue », dis-je.

Le duc Malatam regarda fixement le bandeau autour de la tête d’Atara. Il toussa dans sa main. « Eh bien, en réalité, quelqu’un de ma famille a été malade et je suis arrivé en retard à Tria – trop tard pour prêter serment avec vous et avec les autres. Mais pas trop tard pour recevoir mon médaillon. Le roi Kiritan me l’a remis de ses propres mains.

— Et dans quel pays avez-vous fait votre quête ? » demanda Maram en regardant le médaillon du duc Malatam.

Le visage du duc rougit encore plus violemment quand il avoua : « Dans mon propre domaine. Bien sûr, je serais allé au bout de la terre pour apercevoir ne serait-ce qu’un instant la Pierre de Lumière. Je voulais aller à Argattha avec vous. Mais je ne savais pas que vous et vos compagnons oseriez accomplir ce qui est probablement le plus grand exploit de cet âge et de tous les âges. J’avais deviné que la Pierre de Lumière n’avait jamais quitté Argattha. J’aime à penser que cette idée – je dois dire que c’était plutôt une déduction basée sur les vieilles légendes – a dû inspirer les héros qui ont effectivement trouvé la Pierre de Lumière. Ne dit-on pas que tous les cœurs purs battent à l’unisson ? Même séparés par des centaines de milles ou par toute la terre ? Je crois que votre immense courage a enflammé le cœur de tous ceux qui cherchaient vraiment la Pierre de Lumière. Il a enflammé le mien, en tout cas. Si seulement j’avais pu, je me serais moi-même faufilé dans Argattha. »

Maître Juwain tourna sa bonne oreille vers lui, puis tira dessus comme si elle n’entendait pas assez bien pour lui permettre de comprendre les affirmations délirantes du duc. Il lui demanda :

« Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait, alors ?

— Eh bien, le roi Kiritan m’a demandé de rester à Tarlan. Quand un roi présente une requête de cet ordre, le plus grand des nobles se doit d’y accéder, même si son cœur aspire à de plus grandes aventures.

— Le roi Kiritan a pris prétexte de la Quête pour éloigner les autres nobles d’Alonie de leur domaine. Pourquoi n’a-t-il pas agi de même avec vous ? » dis-je.

Le duc Malatam fit un signe de tête en direction d’Atara. « La princesse a dû vous raconter beaucoup de choses sur l’Alonie. Mais il est difficile à quelqu’un venant d’un lointain royaume de comprendre les affaires d’un autre pays. C’est difficile même pour la princesse qui a vécu si longtemps avec le peuple de son grand-père. Effectivement, le roi Kiritan a demandé au duc Ashvar et au baron Maruth de faire leur quête dans des terres lointaines. On pourrait presque dire qu’il les a obligés à s’exécuter en piquant leur amour-propre. N’est-ce pas là une manière pacifique de mettre fin aux agissements de nobles à la loyauté douteuse ? Depuis que le roi Sakandar a tenté de réunir l’Alonie il y a deux générations, le domaine de Raanan n’a cessé de se rebeller. Quant à Aquantir, c’est depuis toujours le foyer de complots et de machinations contre la maison royale. Notre voisin à l’ouest se prend pour le plus grand domaine d’Alonie et ses seigneurs ont toujours eu du mal à faire allégeance aux rois de Tria. Est-ce donc si étonnant que le roi Kiritan ait demandé à un duc loyal de garder un œil sur Aquantir ? Voilà pourquoi, bien que mourant d’envie d’envahir Argattha avec vous, mon plus grand destin était peut-être de rester ici pour aider l’Alonie à conserver sa puissance. Comme vous le savez, Lord Valashu, le jour est proche où l’Alonie devra prendre la tête d’une alliance contre Morjin… »

Il continua à discourir ainsi tandis que le soleil montait dans le ciel et réchauffait la prairie. Il semblait tenter de grignoter du temps comme le jour grignotait le ciel.

« Un seigneur loyal, dis-je en l’interrompant, est un atout pour n’importe quel roi. Aujourd’hui, tous les rois et tous les seigneurs libres doivent se soutenir. »

Le visage du duc Malatam s’épanouit en un large sourire pour ce qu’il prit pour un compliment. S’adressant à moi, à ses chevaliers et à tous ceux qui étaient rassemblés autour de nous, il déclara : « Tout le monde sait que j’ai toujours soutenu mon roi. Quand j’ai pris le pouvoir il y a quinze ans, il y avait une rébellion à Aquantir et je suis fier de dire que mes chevaliers et moi avons aidé le roi Kiritan à la réprimer. Nous avons vaincu le vieux baron Maruth à la bataille du Carrefour des Anges et j’ai eu l’honneur de mener la charge contre le flanc droit de son armée qui s’est effondré devant le courage de mes hommes. »

Il fit une pause pour sourire à son gros capitaine dont l’emblème était un ours noir sur champ rouge.

« C’était une grande bataille ? lui demandai-je.

— Une grande victoire. Nous étions deux fois plus nombreux que les Aquantiriens. Quand nous les avons débordés et que nous avons commencé à tailler en pièces leur infanterie par l’arrière, ils ont jeté leurs armes et se sont rendus. Nous n’avons eu que vingt-huit chevaliers tués et quinze blessés. »

Je le saluai d’un signe de tête. « Et le nouveau baron Maruth n’a jamais cherché à se venger ?

— Il n’oserait jamais faire entrer une armée à Tarlan. Nous sommes trop forts. Même les bandits qui harcèlent les autres domaines ne s’aventurent pas à perpétrer leurs forfaits ici.

— Parfait, alors, répondis-je. Nous devrions avoir un voyage tranquille. Et maintenant, si vous voulez bien nous excuser, nous devons prendre la route. »

Le duc posa sa main sur mon bras comme pour m’empêcher de partir. « J’insiste vraiment pour que vous veniez prendre un petit déjeuner dans mon palais. »

Je regardai sa petite main pâle appuyée sur mon armure de diamants. Baltasar observait lui aussi cette main, comme s’il brûlait de dégainer brusquement son épée pour la trancher.

« Est-ce un ordre ?

— Un ordre ? » Sa main glissa soudain de mon bras et il l’essuya sur son surcot. « Non, bien sûr que non. L’Alonie est un royaume libre et Tarlan est le plus libre de ses domaines. Vous pouvez aller où vous voulez. C’est une chance très rare de voir passer un prince valari et ses chevaliers. C’est pour cela que j’insistais pour vous offrir l’hospitalité. Mais puisque vous êtes pressés et que vous m’avez déjà offert si gracieusement la vôtre, il vaudrait peut-être mieux que nous mangions un morceau avec vous. Nous sommes tous affamés. »

Il me sourit chaleureusement ; si c’était un chien, me dis-je, il aurait remué la queue et m’aurait léché la main. Et pourtant il y avait en lui une cupidité et une avidité qui faisaient penser à une belette tentant de voler des poules quand le fermier est endormi. J’avais envie de tout sauf de prendre un petit déjeuner avec cet homme vaniteux et manipulateur. Mais Sajagax lui avait offert l’hospitalité et il ne nous restait plus qu’à nous asseoir avec lui pour manger rapidement quelque chose.

C’est ainsi que nous prîmes place près d’un feu de camp sur lequel maître Juwain fit frire quelques œufs que nous avions apportés à Tiamar. Pendant que Sunjay et d’autres Gardiens s’occupaient des chevaliers du duc Malatam, celui-ci invita son capitaine, Lord Chagnan, à manger avec lui et je fis de même avec Maram, Atara, Karimah, Lord Raasharu et Sajagax. Les œufs furent engloutis en quelques minutes à peine, mais ce fut la seule partie rapide du repas. Quand Sajagax apporta une grande quantité de sagosk séché, le duc Malatam insista pour goûter à cette viande coriace qui sentait le cheval. Il la mâcha très longuement, comme s’il avait les dents fragiles. Je regardais le soleil monter lentement à l’est.

« Oui, me dit-il en continuant à bavarder entre deux bouchées de viande, on chantera pendant des âges la manière dont vous avez récupéré la Pierre de Lumière. » Ses petites mâchoires s’agitaient beaucoup plus rapidement pour parler que quand il s’agissait d’avaler son petit déjeuner. « Il faut que je vous dise combien j’ai rêvé de la Pierre de Lumière. C’étaient comme des visions inspirées par les anges. Et aujourd’hui c’est comme si les anges vous avaient envoyé vous, Valashu Elahad, pour me permettre d’avoir une vision plus directe. »

Après avoir échangé un bref regard avec Maram et maître Juwain, je lui demandai : « Qu’est-ce qui vous fait croire que nous avons apporté la Pierre de Lumière avec nous ?

— Allons, allons, Lord Valashu ! L’homme qui a revendiqué la Coupe Céleste la laisserait-il à quelqu’un d’autre ? Pour quelle autre raison traverseriez-vous mon domaine avec autant de chevaliers en armes ? »

Je regardai autour de nous les Gardiens qui finissaient leur petit déjeuner ou étaient occupés à replier leurs tentes. Sunjay Naviru, Skyshan de Ki – entre autres – surveillaient de près les hommes du duc Malatam qui mâchaient eux aussi leur viande séchée et dure.

« Je vous en prie, jeune lord, permettez à un vieux et loyal participant à la quête de la Pierre de Lumière de jeter un coup d’œil dessus avant de mourir. »

Il attendit en silence, plein d’espoir, tandis que son médaillon me renvoyait dans les yeux les rayons brillants du soleil. Comment refuser d’accéder à une demande aussi sincère ? Certes, il était à la fois vaniteux et avide de gloire, mais la Pierre de Lumière n’avait-elle pas été conçue précisément pour guérir les hommes de ces travers ?

« Sar Ianashu ! » appelai-je. Le jeune et rude chevalier se précipita vers nous et je le priai de montrer la Pierre de Lumière.

« Merveilleux ! » s’écria le duc Malatam quand Sar Ianashu sortit la coupe en or. Elle paraissait aussi brillante que le soleil. « Puis-je la prendre ? »

J’hésitai un bon moment en regardant le noble visage de Sar Ianashu. Si je permettais à un chevalier d’Ishka de la tenir, comment refuser cette faveur à un grand-duc d’Alonie qui avait fait le vœu de la chercher et juré que seules la maladie, les blessures ou la mort mettraient fin à sa quête ? Et surtout, qu’il la chercherait pour tout Ea et pas pour lui ?

Je fis un signe de tête à Ianashu qui plaça la Pierre de Lumière entre les petites mains moites du duc. Celui-ci la regarda fixement, comme si c’était un portail vers un monde meilleur et plus beau. « Magnifique, magnifique. Je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique. Je serais volontiers mort pour la retrouver et apporter la lumière aux autres hommes. Et aujourd’hui, je mourrais volontiers mille fois pour la voir utilisée pour réparer le mal du Dragon. N’est-ce pas à cela que doit servir la coupe merveilleuse ? Elle est destinée à l’Être de Lumière qui sera prêt à donner sa vie afin d’améliorer celle des autres. C’est écrit dans le Saganom Élu. Je le sais, je suis un homme instruit. Et je sais qu’il va venir. Ce sera l’homme le plus courageux, ce sera le meilleur des hommes. Un Seigneur de Batailles, peut-être. Un maître de la guerre qui combattra les forces des ténèbres. »

Il parla ainsi longtemps comme les sturnelles chantant leurs mélodies du matin dans la prairie. Mais la matinée avançait à toute vitesse et bientôt, les oiseaux au ventre jaune se tairaient. Bientôt, il nous faudrait reprendre la route si nous voulions apporter la Pierre de Lumière à Tria avant qu’il ne soit trop tard.

Alors, prenant doucement la coupe des mains en sueur du duc Malatam, je la rendis à Sar Ianashu. Le duc avait le regard hébété d’un homme qui a reçu un coup de masse sur son casque. « Merci de nous avoir accordé le plaisir de votre compagnie, lui dis-je, mais maintenant il faut vraiment que nous partions. »

Le duc reprit lentement ses esprits. Puis il offrit de nous fournir de la viande fraîche, de la farine et d’autres provisions. J’étais tenté de bourrer nos sacoches de nourriture, mais pour cela il aurait fallu retourner à Tiamar et passer une demi-journée chez les bouchers et les meuniers. Aussi refusai-je poliment.

« Très bien, alors, Lord Valashu, déclara le duc Malatam quand nous nous retrouvâmes près des chevaux après avoir achevé de lever le camp. Puisse l’Unique vous accompagner », dit-il en serrant ma main dans la sienne.

Je lui souhaitai bonne chance à mon tour et enfourchai Altaru. Estrella, Maram, Atara et mes autres amis se rangèrent derrière moi avec les Gardiens. Devant nous, Sajagax et ses guerriers blonds attendaient déjà sur la route. D’un petit coup de talon, les Kurmaks firent avancer leurs chevaux d’un pas rapide et nous les suivîmes. Le duc Malatam et ses trente chevaliers partirent dans la direction opposée, vers Tiamar.

Nous cheminâmes en silence pendant près de deux milles dans l’air qui commençait à se réchauffer et dans le bruit de ferraille des sabots des chevaux sur les pavés usés de la route. Je jetai un coup d’œil à la campagne verte en damier derrière nous et n’aperçus ni le duc ni ses chevaliers. Devant nous, la route semblait s’orienter au nord-ouest à travers un paysage fumant de canaux et de fermes.

Sajagax vint me le confirmer un peu plus tard en remontant vers moi pour me parler. Tirant sur le fil d’or entortillé dans sa moustache, il expliqua : « Je me rappelle mon dernier voyage à travers ce pays il y a plus de vingt ans. Les kradaks ont construit leur maudite route aussi près que possible du fleuve. Mais devant nous, celui-ci fait un coude et revient vers l’ouest pour éviter les collines du nord. Si nous continuons droit vers le nord-ouest, nous couperons ce méandre et gagnerons quelques milles.

Il omit de dire que nous quitterions ainsi la bande de terre cultivée au bord de l’eau pour prendre par le terrain plus dégagé du Wendrush.

De son œil unique, Lord Harsha surveillait le paysage vallonné sur notre gauche. « Le duc Malatam paraissait bien désireux de nous retarder, dit-il. Ce ne serait pas plus mal d’emprunter un chemin auquel il n’a pas pensé.

— D’accord, répondis-je en approuvant cette proposition. Mais gardons un œil sur ce qui se passe devant et derrière nous. »

Nous quittâmes donc la route. Jubilant presque, Sajagax pénétra dans un champ de choux sans se soucier de voir les chevaux de ses guerriers réduire en miettes ce que les Sarni considéraient comme un légume qui pue. Après avoir piétiné quelques milles de terre noire et pataugé dans des canaux peu profonds, nous abandonnâmes les terres cultivées pour déboucher sur la steppe. À la vue de l’océan herbeux qui s’ouvrait devant nous, je poussai moi aussi un soupir de bonheur.

Cependant, nous étions à peine engagés dessus que je ressentis une impression familière le long de ma colonne vertébrale. Une violente sensation de piqûres d’épingle faisait se dresser les poils sur ma nuque. Je compris soudain avec terreur que j’étais suivi.

Sajagax parut s’en rendre compte lui aussi. Peut-être avait-il un peu de mon don de valarda. À moins qu’il n’ait été averti d’un danger imminent par les cris des faucons au-dessus de nous ou que ses narines n’aient perçu de vagues odeurs apportées par le vent, car il s’arrêta à plusieurs reprises pour renifler l’air derrière lui comme un vieux lion. De ses yeux bleu clair, il me regardait me retourner trop souvent sur ma selle pour scruter la vaste étendue d’herbe derrière nous. Il envoya des éclaireurs reconnaître le chemin que nous venions d’emprunter. Puis, une fois de plus, il me rejoignit à la tête de mes colonnes de chevaliers valari et me suggéra de nous éloigner d’une dizaine de mètres pour parler.

« Vous êtes nerveux comme une antilope, me dit-il alors que nous chevauchions parallèlement aux colonnes de Gardiens. Je ne vous ai jamais vu comme ça.

— Nous sommes suivis, répondis-je. Mais je ne sais pas encore par qui. »

Sajagax hocha la tête et jeta un coup d’œil derrière lui. « Je pense que c’est le duc Malatam. Contempler la Pierre de Lumière, c’est l’aimer comme la vie, mais lui l’aime plus qu’il ne devrait, si vous voyez ce que je veux dire. »

Je m’arrêtai un instant et tentai de sentir la terre trembler dans les solides jambes d’Altaru, puis je regardai derrière nous à la recherche de quelque nuage de poussière s’élevant dans le ciel bleu pâle. « Vous ne vous lassez jamais de la guerre ? » demandai-je à Sajagax.

Le guerrier sarni parut se gonfler comme un soufflet sur le point d’expulser son air dans la fournaise. « Demandez-moi plutôt si je me lasse de la vie. Pourquoi vouloir abandonner ce qui me provoque la plus grande excitation de ma vie ? J’aime la bataille comme devraient le faire tous les hommes : comme le soleil aime le monde, comme un homme aime une femme. »

En entendant ces mots, je jetai un coup d’œil à Atara qui chevauchait près de Karimah tandis que mes colonnes de chevaliers défilaient à côté de nous. Mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine. Sajagax suivit la direction de mon regard et poussa un profond soupir.

« Il m’arrive quand même de me lasser », reconnut-il. Il resta un moment affaissé sur son cheval, découragé et usé comme un vieil homme. « Il y a eu tant de morts. Onze de mes fils. Dix-sept petits-fils. Ma première femme.

— Freyara n’est pas votre première femme ?

— Non, quand j’avais votre âge, j’ai épousé une femme du clan Haukut. Elle s’appelait Aliaqa. »

Sajagax essuya la sueur qui lui piquait les yeux et une grande tristesse l’envahit.

« Elle a été tuée dans la bataille ?

— Non, un guerrier marituk l’a enlevée dans ma tente. » Il soupira de nouveau, puis se força à se redresser tandis qu’une colère noire montait en lui. « Il s’appelait Torok. J’ai traversé le Poru à la nage et j’ai suivi sa trace sur cent milles jusqu’à l’endroit où se trouvait le campement de sa famille. J’ai attendu quatre jours le bon moment. Et j’ai repris Aliaqa.

— Et Torok et les siens ? Ils ne vous ont pas poursuivis ?

— Non, j’avais chassé leurs chevaux. Mais quand Torok m’a vu partir avec Aliaqa, il lui a décoché une flèche dans le dos. Pour me contrarier. Pour m’enlever ce que j’avais de plus cher. Il aurait pu tirer sur moi. »

Je tendis le bras pour prendre sa main rugueuse dans la mienne. Ses yeux se remplirent de larmes. Il me serra si fort que j’eus peur qu’il ne me casse les doigts.

« Après avoir rendu Aliaqa au monde, poursuivit-il, j’ai attendu encore quatre jours. Je suis retourné à leur camp. Quand tout le monde a été endormi, j’ai pénétré dans leur tente qui appartenait au frère de Torok. Je n’ai jamais su comment il s’appelait mais je lui ai passé mon épée dans le corps en premier. Puis j’ai secoué Torok pour qu’il voie par qui il était tué. Le bruit a réveillé tous les autres. La femme du frère était une véritable louve : elle aurait pu faire partie des Manslayers. Elle s’est jetée sur moi avec un couteau et j’ai dû la tuer elle aussi. »

La vieille rage qui le tourmentait depuis si longtemps se retourna contre lui et se mit à lui ronger les entrailles comme un lion vorace. Devinant qu’il avait envie de m’en dire plus, je l’encourageai : « Et ensuite ?

— Ensuite, j’ai aussi tué les enfants du frère. Le plus grand ne devait pas avoir plus de cinq ans, le plus jeune était encore un bébé, une petite fille avec du lait sur les lèvres. Je me suis dit que c’était un acte de miséricorde, qu’une fois leurs parents morts, ils n’auraient jamais pu survivre aux chacals et aux loups à trente milles de tout autre campement marituk. Mais je ne sais pas, Valashu, je ne sais pas. »

Sajagax baissa la tête et regarda l’herbe. Ce qu’il venait de me raconter était terrible. Il restait là, suant et clignant des paupières sous le soleil ardent. Soudain, il leva les yeux vers moi. D’une voix grave et vibrante de colère, il se força à dire : « Ce n’est pas moi qui ai fait le monde ! Tous les hommes véritables doivent livrer des batailles. Nous essayons d’imposer notre volonté au monde mais il se pourrait bien que ce soit le monde qui nous impose la sienne. Qui peut dire quand tout cela prendra fin ? »

Je me tournai de nouveau vers Atara qui chevauchait maintenant à deux cents mètres devant nous. Sajagax s’en rendit compte et son vieux visage farouche s’adoucit soudain. « S’il doit y avoir une bataille ici, je veux que vous restiez près de ma petite-fille. C’est une guerrière, la meilleure des Manslayers, mais elle n’en est pas moins la femme que vous aimez et vous devez la protéger. »

Et il me serra de nouveau la main comme pour sceller un accord. Puis, enfonçant ses talons dans les flancs de son cheval, il partit au galop rejoindre ses guerriers qui avançaient dans la steppe. Après avoir regagné ma compagnie, je chevauchai aux côtés d’Atara. Nous poursuivions notre chemin depuis environ une heure quand l’un des éclaireurs de Sajagax franchit dans un grand bruit de sabots une butte derrière nous. Il dépassa nos colonnes au galop en criant : « Les Aloniens ! Ils nous ont trahis ! »

À cette nouvelle, Sajagax fit faire demi-tour à ses guerriers et attendit que nous arrivions à leur hauteur. Puis il s’avança en compagnie de Thadrak et d’Orox. Je les rejoignis sur un tertre couvert d’herbe avec Atara, Lord Raasharu, Lord Harsha, Baltasar, Maram et maître Juwain. C’est alors que l’éclaireur qui arrivait à peine à respirer après sa course dans la steppe, dit d’une voix entrecoupée : « Le duc Malatam, il est à la tête d’un grand nombre de chevaliers. J’ai vu les roses sur son étendard !

— Il est à quelle distance ? demanda Sajagax.

— À cinq milles.

— Combien de chevaliers ?

— Près de cinq cents. Et trois fois plus de chevaux de remonte. »

En entendant ces chiffres, Maram blêmit, comme vidé de son sang par quelque démon. Et Lord Raasharu fit remarquer : « Le duc Malatam n’a pas pu rassembler une telle force en si peu de temps, pas depuis le petit déjeuner.

— En effet, acquiesçai-je. Il a dû battre le rappel dès qu’il a su que nous avions franchi la Longue Muraille.

— Alors il a bien essayé de nous retarder devant Tiamar », dit Baltasar. La couleur qui manquait au visage de Maram envahit celui de mes amis au sang chaud. « Il nous aurait attaqués là-bas, comme un sale brigand !

— Il va nous livrer bataille ici si nous ne décampons pas ! » cria Maram.

Atara, qui était restée silencieuse, se tourna vers l’endroit d’où nous venions, au sud-est, et nous fîmes tous de même. Eblouis par l’éclat du soleil sur les vagues d’herbe dorée, nous dûmes plisser les yeux pour distinguer le nuage de poussière qui s’élevait de la terre vers le ciel.

« Partons, dis-je. On a pas mal d’avance. On arrivera peut-être à les distancer. »

Je dirigeai mon destrier noir vers le ciel sans nuages du nord-ouest et regardai Atara assise si tranquillement sur le sien. En dépit de mes paroles d’espoir, je craignais que la bataille ne nous rattrape et je redoutais d’être bientôt obligé de tuer un grand nombre d’hommes pour la protéger comme elle le ferait pour moi.